L’Œuvre

Chapitre 4

 

Six semaines plus tard, Claude peignait un matin, dans un flotde soleil qui tombait par la baie vitrée de l’atelier. Des pluiescontinues avaient attristé le milieu d’août, et le courage autravail lui revenait avec le ciel bleu. Son grand tableaun’avançait guère, il s’y appliquait pendant de longues matinéessilencieuses, en artiste combattu et obstiné.

On frappa. Il crut que c’était Mme Joseph, laconcierge, qui lui montait son déjeuner ; et, comme la clefrestait toujours sur la porte, il cria simplement :

« Entrez ! »

La porte s’était ouverte, il y eut un remuement léger, puis toutcessa. Lui, continuait de peindre, sans même tourner la tête. Maisce silence frissonnant, une vague haleine qui palpitait, finirentpar l’inquiéter. Il regarda, il demeura stupéfait : une femmeétait là, vêtue d’une robe claire, le visage à demi caché sous unevoilette blanche ; et il ne la connaissait point, et elletenait une botte de roses, qui achevait de l’ahurir.

Tout d’un coup, il la reconnut.

« Vous, mademoiselle !… Ah bien ! si je songeaisà vous ! »

C’était Christine. Il n’avait pu rattraper à temps ce cri peuaimable, qui était le cri même de la vérité. D’abord, elle l’avaitpréoccupé de son souvenir ; ensuite, à mesure que les jourss’écoulaient, depuis près de deux mois qu’elle ne donnait pas signede vie, elle était passée à l’état de vision fuyante et regrettée,de profil charmant qui se perd et qu’on ne doit jamais revoir.

« Oui, c’est moi, monsieur… J’ai pensé que c’était mal dene pas vous remercier… »

Elle rougissait, elle balbutiait, ne pouvant trouver les mots.Sans doute, la montée de l’escalier l’avait essoufflée, car soncœur battait très fort. Eh quoi ? était-ce donc déplacé, cettevisite, raisonnée si longtemps, et qui avait fini par lui semblertoute naturelle ? Le pis était qu’en passant sur le quai, ellevenait d’acheter cette botte de roses, dans l’intention délicate detémoigner sa gratitude à ce garçon ; et ces fleurs la gênaienthorriblement. Comment les lui donner ? Qu’allait-il penserd’elle ? L’inconvenance de toutes ces choses ne lui étaitapparue qu’en ouvrant la porte.

Mais Claude, plus troublé encore, se jetait à une exagération depolitesse. Il avait lâché sa palette, il bouleversait l’atelierpour débarrasser une chaise.

« Mademoiselle, je vous en prie, asseyez-vous… Vraiment,c’est une surprise… Vous êtes trop charmante… »

Alors, quand elle fut assise, Christine se calma. Il était sidrôle avec ses grands gestes éperdus, elle le sentait lui-même sitimide, qu’elle eut un sourire. Et elle lui tendit les roses,bravement.

« Tenez ! c’est pour que vous sachiez que je ne suispas une ingrate. »

Il ne dit rien d’abord, la contempla, saisi. Lorsqu’il eut vuqu’elle ne se moquait pas, il lui serra les deux mains, à lesbriser ; puis, il mit tout de suite le bouquet dans son pot àeau, en répétant :

« Ah ! par exemple, vous êtes un bon garçon,vous !… C’est la première fois que je fais ce compliment à unefemme, parole d’honneur ! »

Il revint, il lui demanda, ses yeux dans les siens :

« Vrai, vous ne m’avez pas oublié ?

– Vous le voyez bien, répondit-elle en riant.

– Pourquoi alors avez-vous attendu deux mois ? »

De nouveau, elle rougit. Le mensonge qu’elle faisait, lui renditun instant son embarras.

« Mais je ne suis pas libre, vous le savez… Oh !Mme Vanzade est très bonne pour moi ;seulement, elle est impotente, elle ne sort jamais ; et il afallu qu’elle-même, inquiète de ma santé, me forçât à prendrel’air. »

Elle ne disait pas la honte où son aventure du quai de Bourbonl’avait jetée, les premiers jours. En se retrouvant à l’abri, dansla maison de la vieille dame, le souvenir de la nuit passée chez unhomme l’avait tracassée de remords, comme une faute ; et ellecroyait être parvenue à chasser cet homme de sa mémoire, ce n’étaitplus qu’un mauvais rêve dont les contours s’effaçaient. Puis, sansqu’elle sût comment, au milieu du grand calme de son existencenouvelle, l’image était ressortie de l’ombre, en se précisant, ens’accentuant, jusqu’à devenir l’obsession de toutes ses heures.Pourquoi donc l’aurait-elle oublié ? elle ne trouvait à luifaire aucun reproche ; au contraire, ne lui devait-elle pas dela gratitude ? La pensée de le revoir, repoussée d’abord,longtemps combattue ensuite, avait ainsi tourné en elle à l’idéefixe. Chaque soir, la tentation la reprenait dans la solitude de sachambre, un malaise dont elle s’irritait, un désir ignoréd’elle-même ; et elle ne s’était apaisée un peu qu’ens’expliquant ce trouble par son besoin de reconnaissance. Elleétait si seule, si étouffée, dans cette demeure somnolente !le flot de sa jeunesse bouillonnait si fort, son cœur avait une sigrosse envie d’amitié !

« Alors, continua-t-elle, j’ai profité de ma premièresortie… Et puis, il faisait tellement beau, ce matin, après toutesces averses maussades ! »

Claude, heureux, debout devant elle, se confessa lui aussi, maissans avoir rien à cacher.

« Moi, je n’osais plus songer à vous… N’est-ce pas ?vous êtes comme ces fées des contes qui sortent du plancher et quirentrent dans les murs, toujours au moment où l’on ne s’y attendpas. Je me disais : C’est fini, ce n’est peut-être pas vrai,qu’elle a traversé cet atelier… Et vous voilà, et ça me fait unplaisir, oh ! un fier plaisir ! »

Souriante et gênée, Christine tournait la tête, affectaitmaintenant de regarder autour d’elle. Son sourire disparut, lapeinture féroce qu’elle retrouvait là, les flamboyantes esquissesdu Midi, l’anatomie terriblement exacte des études, la glaçaientcomme la première fois. Elle fut reprise d’une véritable crainte,elle dit, sérieuse, la voix changée :

« Je vous dérange, je m’en vais.

– Mais non ! mais non ! cria Claude en l’empêchant dequitter sa chaise. Je m’abrutissais au travail, ça me fait du biende causer avec vous… Ah ! ce sacré tableau, il me tortureassez déjà ! »

Et Christine, levant les yeux, regarda le grand tableau, cettetoile, tournée l’autre fois contre le mur, et qu’elle avait eu envain le désir de voir.

Les fonds, la clairière sombre trouée d’une nappe de soleil,n’étaient toujours qu’indiqués à larges coups. Mais les deuxpetites lutteuses, la blonde et la brune, presque terminées, sedétachaient dans la lumière, avec leurs deux notes si fraîches. Aupremier plan, le monsieur, recommencé trois fois, restait endétresse. Et c’était surtout à la figure centrale, à la femmecouchée que le peintre travaillait : il n’avait plus repris latête, il s’acharnait sur le corps, changeant le modèle chaquesemaine, si désespéré de ne pas se satisfaire, que, depuis deuxjours, lui qui se flattait de ne pouvoir inventer, il cherchaitsans document, en dehors de la nature.

Christine, tout de suite, se reconnut. C’était elle, cettefille, vautrée dans l’herbe, un bras sous la nuque, souriant sansregard, les paupières closes. Cette fille nue avait son visage, etune révolte la soulevait, comme si elle avait eu son corps, commesi, brutalement, l’on eût déshabillé là toute sa nudité de vierge.Elle était surtout blessée par l’emportement de la peinture, sirude qu’elle s’en trouvait violentée, la chair meurtrie. Cettepeinture, elle ne la comprenait pas, elle la jugeait exécrable,elle se sentait contre elle une haine, la haine instinctive d’uneennemie.

Elle se mit debout, elle répéta d’une voix brève :

« Je m’en vais. »

Claude la suivait des yeux, étonné et chagrin de ce changementbrusque.

« Comment, si vite ?

– Oui, l’on m’attend. Adieu ! »

Et elle était à la porte déjà, lorsqu’il put lui prendre lamain. Il osa lui demander :

« Quand vous reverrai-je ? »

Sa petite main mollissait dans la sienne. Un moment, elle paruthésitante.

« Mais je ne sais pas. Je suis si occupée ! »

Puis, elle se dégagea, elle s’en alla, en disant trèsvite :

« Quand je le pourrai, un de ces jours…Adieu ! »

Claude était resté planté sur le seuil. Quoi ?qu’avait-elle eu encore, cette subite réserve, cette irritationsourde ? Il referma la porte, il marcha, les bras ballants,sans comprendre, cherchant en vain la phrase, le geste qui avait pula blesser. La colère le prenait à son tour, un juron jeté dans levide, un terrible haussement d’épaules, comme pour se débarrasserde cette préoccupation imbécile. Est-ce qu’on savait jamais, avecles femmes ! Mais la vue du bouquet de roses, débordant du potà eau, l’apaisa, tant il sentait bon. Toute la pièce en étaitembaumée ; et, silencieux, il se remit au travail, dans ceparfum.

Deux nouveaux mois se passèrent. Claude, les premiers jours, aumoindre bruit, le matin, lorsque Mme Joseph luiapportait son déjeuner ou des lettres, tournait vivement la tête,avait un geste involontaire de désappointement. Il ne sortait plusavant quatre heures, et la concierge lui ayant dit, un soir, commeil rentrait, qu’une jeune fille était venue le demander vers cinqheures, il ne s’était calmé qu’en reconnaissant un modèle, ZoéPiédefer, dans la visiteuse. Puis, les jours suivant les jours, ilavait eu une crise furieuse de travail, inabordable pour tous,d’une violence de théories telle, que ses amis eux-mêmes n’osaientle contrarier. Il balayait le monde d’un geste, il n’y avait plusque la peinture, on devait égorger les parents, les camarades, lesfemmes surtout ! De cette fièvre chaude, il était tombé dansun abominable désespoir, une semaine d’impuissance et de doute,toute une semaine de torture, à se croire frappé de stupidité. Etil se remettait, il avait repris son train habituel, sa lutterésignée et solitaire contre son tableau, lorsque, par une matinéebrumeuse de la fin d’octobre, il tressaillit et posa rapidement sapalette. On n’avait pas frappé, mais il venait de reconnaître unpas qui montait. Il ouvrit, et elle entra. C’était elle enfin.

Christine, ce jour-là, portait un large manteau de laine grisequi l’enveloppait tout entière. Son petit chapeau de velours étaitsombre, et le brouillard du dehors avait emperlé sa voilette dedentelle noire. Mais il la trouva très gaie, dans ce premierfrisson de l’hiver. Elle s’excusa d’avoir tardé si longtemps àrevenir ; et elle souriait de son air franc, elle avouaitqu’elle avait hésité, qu’elle avait bien failli ne plusvouloir : oui, des idées à elle, des choses qu’il devaitcomprendre. Il ne comprenait pas, il ne demandait pas à comprendre,puisqu’elle était là. Cela suffisait qu’elle ne fût point fâchée,qu’elle consentît à monter de temps à autre, en bonne camarade. Iln’y eut pas d’explication, chacun garda le tourment et le combatdes jours passés. Pendant près d’une heure, ils causèrent, trèsd’accord, sans rien de caché ni d’hostile désormais, comme sil’entente s’était faite à leur insu, loin l’un de l’autre. Elle nesembla même pas voir les esquisses et les études des murs. Uninstant, elle regarda fixement la grande toile, la figure de femmenue, couchée dans l’herbe, sous l’or flambant du soleil. Non, cen’était pas elle, cette fille n’avait ni son visage ni soncorps : comment avait-elle pu se reconnaître dans cetépouvantable gâchis de couleurs ? Et son amitié s’attendritd’une pointe de pitié pour ce brave garçon, qui ne faisait pas mêmeressemblant. Au départ, sur le seuil, ce fut elle qui lui tenditcordialement la main.

« Vous savez, je reviendrai.

– Oui, dans deux mois.

– Non, la semaine prochaine… Vous verrez bien. Àjeudi. »

Le jeudi, elle reparut, très exacte. Et, dès lors, elle ne cessaplus de venir, une fois par semaine, d’abord sans date régulière,au hasard de ses jours libres ; puis, elle choisit le lundi,Mme Vanzade lui ayant accordé ce jour-là, pourmarcher et respirer au plein air du bois de Boulogne. Elle devaitêtre rentrée à onze heures, elle se hâtait à pied, elle arrivaittoute rose d’avoir couru, car il y avait une bonne course de Passyau quai de Bourbon. Pendant quatre mois d’hiver, d’octobre àfévrier, elle s’en vint ainsi sous les pluies battantes, sous lesbrouillards de la Seine, sous les pâles soleils qui attiédissaientles quais. Même, dès le deuxième mois, elle arriva parfois àl’improviste, un autre jour de la semaine, profitant d’une coursedans Paris pour monter ; et elle ne pouvait s’attarder plus dedeux minutes, on avait tout juste le temps de se direbonjour : déjà, elle redescendait l’escalier, en criantbonsoir.

Maintenant, Claude commençait à connaître Christine. Dans sonéternelle méfiance de la femme, un soupçon lui était resté, l’idéed’une aventure galante en province ; mais les yeux doux, lerire clair de la jeune fille, avaient tout emporté, il la sentaitd’une innocence de grande enfant. Dès qu’elle arrivait, sans unembarras, à l’aise comme chez un ami, c’était pour bavarder, d’unflot intarissable. Vingt fois, elle lui avait raconté son enfance àClermont, et elle y revenait toujours. Le soir où son père, lecapitaine Hallegrain, avait eu sa dernière attaque, foudroyé, tombéde son fauteuil ainsi qu’une masse, sa mère et elle étaient àl’église. Elle se rappelait parfaitement leur retour, puis la nuitaffreuse, le capitaine très gros, très fort, allongé sur unmatelas, avec sa mâchoire inférieure qui avançait ; si bienque, dans sa mémoire de gamine, elle ne pouvait le revoirautrement. Elle aussi avait cette mâchoire-là, sa mère lui criait,quand elle ne savait de quelle façon la dompter :« Ah ! menton de galoche, tu te mangeras le sang commeton père ! » Pauvre mère ! l’avait-elle assezétourdie de ses jeux violents, de ses crises folles detapage ! Aussi loin qu’elle pouvait remonter, elle la trouvaitdevant la même fenêtre, petite, fluette, peignant sans bruit seséventails, avec des yeux doux, tout ce qu’elle tenait d’elleaujourd’hui. On le lui disait parfois, à la chère femme, voulantlui faire plaisir : « Elle a vos yeux. » Et ellesouriait, elle était heureuse d’être au moins pour ce coin dedouceur, dans le visage de sa fille. Depuis la mort de son mari,elle travaillait si tard, que sa vue se perdait. Commentvivre ? la pension de veuve, les six cents francs qu’elletouchait suffisait à peine aux besoins de l’enfant. Pendant cinqannées, celle-ci avait vu sa mère pâlir et maigrir, s’en aller unpeu chaque jour, jusqu’à n’être plus qu’une ombre ; et ellegardait le remords de n’avoir pas été très sage, la désespérant parson manque d’application au travail, recommençant tous les lundisde beaux projets, jurant de l’aider bientôt à gagner del’argent ; mais ses jambes et ses bras partaient malgré soneffort, elle tombait malade, dès qu’elle restait tranquille. Alors,un matin, sa mère n’avait pu se lever, et elle était morte, la voixéteinte, les yeux pleins de grosses larmes. Toujours, elle l’avaitainsi présente, morte déjà, les yeux grands ouverts et pleurantencore, fixés sur elle.

D’autres fois, Christine, questionnée par Claude sur Clermont,oubliait tout ce deuil, pour lâcher les gais souvenirs. Elle riaità belles dents de leur campement, rue de l’Éclache, elle, née àStrasbourg, le père Gascon, la mère Parisienne, tous les troisjetés dans cette Auvergne, qu’ils abominaient. La rue de l’Éclache,qui descend au Jardin des Plantes, étroite et humide, était d’unemélancolie de caveau ; pas une boutique, jamais un passant,rien que les façades mornes, aux volets toujours fermés ;mais, vers le midi, dominant des cours intérieures, les fenêtres deleur logement avaient la joie du grand soleil. Même la salle àmanger ouvrait sur un large balcon, une sorte de galerie de bois,dont les arcades étaient garnies d’une glycine géante, qui lesenfouissait dans sa verdure. Et elle y avait grandi, d’abord prèsde son père infirme, ensuite cloîtrée avec sa mère que la moindresortie épuisait ; elle ignorait si complètement la ville etles environs, qu’elle et Claude finissaient par s’égayerlorsqu’elle accueillait ses questions d’un éternel : Je nesais pas. Les montagnes ? oui, il y avait des montagnes d’uncôté, on les apercevait au bout des rues. Tandis que, de l’autrecôté, en enfilant d’autres rues, on voyait des champs plats, àl’infini ; mais on n’y allait pas, c’était trop loin. Ellereconnaissait seulement le Puy-de-Dôme, tout rond, pareil à unebosse. Dans la ville, elle se serait rendue à la cathédrale, lesyeux fermés : on faisait le tour par la place de Jaude, onprenait la rue des Gras ; et il ne fallait point lui endemander davantage, le reste s’enchevêtrait, des ruelles et desboulevards en pente, une cité de lave noire qui dévalait, où lespluies d’orage roulaient comme des fleuves, sous de formidableséclats de foudre. Oh ! les orages de là-bas, elle enfrissonnait encore ! Dans sa chambre, au-dessus des toits, leparatonnerre du musée était toujours en feu. Elle avait, dans lasalle à manger qui servait aussi de salon, une fenêtre à elle, uneprofonde embrasure, grande comme une pièce, où se trouvaient satable de travail et ses petites affaires. C’était là que sa mèrelui avait appris à lire ; c’était là que, plus tard, elles’endormait en écoutant ses professeurs, tellement la fatigue desleçons l’étourdissait. Aussi, maintenant, se moquait-elle de sonignorance : ah ! une demoiselle bien instruite, quin’aurait pas su dire seulement tous les noms des rois de France,avec les dates ! une musicienne fameuse qui en était restéeaux « Petits bateaux » ; une aquarelliste prodige,qui ratait les arbres, parce que les feuilles étaient tropdifficiles à imiter ! Brusquement, elle sautait aux quinzemois qu’elle avait passés à la Visitation, après la mort de samère, un grand couvent, hors de la ville, avec des jardinsmagnifiques ; et les histoires de bonnes sœurs ne tarissaientplus, des jalousies, des niaiseries, des innocences à fairetrembler. Elle devait entrer en religion, elle suffoquait àl’église. Tout lui semblait fini, lorsque la supérieure quil’aimait beaucoup l’avait elle-même détournée du cloître, en luiprocurant cette place chez Mme Vanzade. Unesurprise lui en restait, comment la mère des Saints-Angesavait-elle lu si clairement en elle ? car, depuis qu’ellehabitait Paris, elle était en effet tombée à une complèteindifférence religieuse.

Alors, quand les souvenirs de Clermont se trouvaient épuisés,Claude voulait savoir quelle était sa vie chezMme Vanzade ; et, chaque semaine, elle luidonnait de nouveaux détails. Dans le petit hôtel de Passy,silencieux et fermé, l’existence passait régulière, avec le tic-tacaffaibli des vieilles horloges. Deux serviteurs antiques, unecuisinière et un valet de chambre, depuis quarante ans dans lafamille, traversaient seuls les pièces vides, sans un bruit deleurs pantoufles, d’un pas de fantômes. Parfois, de loin en loin,venait une visite, quelque général octogénaire, si desséché, qu’ilpesait à peine sur les tapis. C’était la maison des ombres, lesoleil s’y mourait en lueurs de veilleuse, à travers les lames despersiennes. Depuis que Madame, prise par les genoux et devenueaveugle, ne quittait plus sa chambre, elle n’avait d’autredistraction que de se faire lire des livres de piété,interminablement. Ah ! ces lectures sans fin, comme ellespesaient à la jeune fille ! Si elle avait su un métier, avecquelle joie elle aurait coupé des robes, épinglé des chapeaux,gaufré des pétales de fleurs ! Dire qu’elle n’était capable derien, qu’elle avait tout appris, et qu’il n’y avait en elle quel’étoffe d’une fille à gages, d’une demi-domestique ! Et puis,elle souffrait de cette demeure close, rigide, qui sentait lamort ; elle était reprise des étourdissements de son enfance,quand jadis elle voulait se forcer au travail, pour faire plaisir àsa mère ; une rébellion de son sang la soulevait, elle auraitcrié et sauté, ivre du besoin de vivre. Mais Madame la traitait sidoucement, la renvoyant de sa chambre, lui ordonnant de longuespromenades, qu’elle était pleine de remords, lorsque, au retour duquai de Bourbon, elle devait mentir, parler du bois de Boulogne,inventer une cérémonie à l’église, où elle ne mettait plus lespieds. Chaque jour, Madame semblait éprouver pour elle unetendresse plus grande ; c’étaient sans cesse des cadeaux, unerobe de soie, une petite montre ancienne, jusqu’à du linge ;et elle-même aimait beaucoup Madame, elle avait pleuré un soir quecelle-ci l’appelait sa fille, elle jurait de ne la quitter jamaismaintenant, le cœur noyé de pitié, à la voir si vieille et siinfirme.

« Bah ! dit Claude un matin, vous serez récompensée,elle vous fera son héritière. »

Christine demeura saisie.

« Oh ! pensez-vous ?… On dit qu’elle a troismillions… Non, non, je n’y ai jamais songé, je ne veux pas,qu’est-ce que je deviendrais ? »

Claude s’était détourné, et il ajouta d’une voixbrusque :

« Vous deviendriez riche, parbleu !… D’abord, sansdoute, elle vous mariera. »

Mais, à ce mot, elle l’interrompit d’un éclat de rire.

« Avec un de ses vieux amis, le général qui a un menton enargent… Ah ! la bonne folie ! »

Tous deux en restaient à une camaraderie de vieillesconnaissances. Il était presque aussi neuf qu’elle en touteschoses, n’ayant connu que des filles de hasard, vivant au-dessus duréel, dans des amours romantiques. Cela leur semblait naturel ettrès simple, à elle comme à lui, de se voir de la sorte en secret,par amitié, sans autre galanterie qu’une poignée de main àl’arrivée et qu’une poignée de main au départ. Lui, ne sequestionnait même plus sur ce qu’elle pouvait savoir de la vie etde l’homme, dans ses ignorances de demoiselle honnête ; etc’était elle qui le sentait timide, qui le regardait fixementparfois, avec le vacillement des yeux, le trouble étonné de lapassion qui s’ignore. Mais rien encore de brûlant ni d’agité negâtait le plaisir qu’ils éprouvaient à être ensemble. Leurs mainsdemeuraient fraîches, ils parlaient de tout gaiement, ils sedisputaient parfois, en amis certains de ne jamais se fâcher.Seulement, cette amitié devenait si vive, qu’ils ne pouvaient plusvivre l’un sans l’autre.

Dès que Christine était là, Claude enlevait la clef de la porte.Elle-même l’exigeait : de cette façon, personne ne viendraitles déranger. Au bout de quelques visites, elle avait prispossession de l’atelier, elle y semblait chez elle. Une idée d’ymettre un peu d’ordre la tourmentait, car elle souffraitnerveusement, au milieu d’un pareil abandon ; mais ce n’étaitpoint besogne facile, le peintre défendait àMme Joseph de balayer, de peur que la poussière necouvrît ses toiles fraîches ; et, les premières fois, lorsqueson amie tentait un bout de nettoyage, il la suivait d’un regardinquiet et suppliant. À quoi bon changer les choses de place ?est-ce qu’il ne suffisait pas de les avoir sous la main ?Pourtant, elle montrait une obstination si gaie, elle paraissait siheureuse de jouer à la ménagère, qu’il avait fini par la laisserlibre. Maintenant, à peine arrivée, dégantée, la jupe épinglée pourne pas la salir, elle bousculait tout ; elle rangeait la vastepièce en trois tours. Devant le poêle, on ne voyait plus un tas decendre accumulée ; le paravent cachait le lit et latoilette ; le divan était brossé, l’armoire frottée etluisante, la table de sapin désencombrée de la vaisselle, nette detaches de couleurs ; et, au-dessus des chaises posées en bellesymétrie, des chevalets boiteux appuyés aux murs, le coucou énorme,épanouissant ses fleurs de carmin, avait l’air de battre d’untic-tac plus sonore. C’était magnifique, on n’aurait pas reconnu lapièce. Lui, stupéfait, la regardait aller, venir, tourner enchantant. Était-ce donc cette paresseuse qui avait des migrainesintolérables, au moindre travail ? Mais elle riait : letravail de tête, oui ; tandis que le travail des pieds et desmains, au contraire, lui faisait du bien, la redressait comme unjeune arbre. Elle avouait, ainsi qu’une dépravation, son goût pourles soins bas du ménage, ce goût qui désespérait sa mère, dontl’idéal d’éducation était l’art d’agrément, l’institutrice auxmains fines, ne touchant à rien. Aussi que de remontrances, quandon la surprenait, toute petite, balayant, torchonnant, jouant à lacuisinière avec délices ! Encore aujourd’hui, si elle avait puse battre contre la poussière, chez Mme Vanzade,elle se serait moins ennuyée. Seulement, qu’aurait-on dit ? Ducoup, elle n’aurait plus été une dame. Et elle venait se satisfairequai de Bourbon, essoufflée de tant d’exercice, avec des yeux depécheresse qui mord au fruit défendu.

Claude, à cette heure, sentait autour de lui les bons soinsd’une femme. Pour la faire asseoir et causer tranquillement, il luidemandait parfois de recoudre un poignet arraché, un pan de vestondéchiré. D’elle-même, elle avait bien offert de visiter son linge.Mais ce n’était plus sa belle flamme de ménagère qui s’agite.D’abord, elle ne savait pas, elle tenait son aiguille en filleélevée dans le mépris de la couture. Puis, cette immobilité, cetteattention, ces petits points à soigner un par un, l’exaspéraient.L’atelier reluisait de propreté, comme un salon ; mais Clauderestait en guenilles ; et tous les deux en plaisantaient, ilstrouvaient ça drôle.

Quels mois heureux ils passèrent, ces quatre mois de gelée et depluie, dans l’atelier où le poêle rouge ronflait comme un tuyaud’orgue ! L’hiver semblait les isoler encore. Quand la neigecouvrait les toits voisins, que des moineaux venaient battre del’aile contre la baie vitrée, ils souriaient d’avoir chaud etd’être perdus ainsi, au milieu de la grande ville muette. Et ilsn’eurent pas toujours que ce coin étroit, elle finit par luipermettre de la reconduire. Longtemps, elle avait voulu s’en allerseule, tourmentée de la honte d’être vue dehors au bras d’un homme.Puis, un jour qu’une averse brusque tombait, il fallut bien qu’ellele laissât descendre avec un parapluie ; et, l’averse ayantcessé tout de suite, de l’autre côté du pont Louis-Philippe, ellel’avait renvoyé, ils étaient seulement restés quelques minutesdevant le parapet, à regarder le Mail, heureux de se trouverensemble sous le ciel libre. En bas, contre les pavés du port, lesgrandes roues pleines de pommes s’alignaient sur quatre rangs, siserrées que des planches, entre elles, faisaient des sentiers, oùcouraient des enfants et des femmes ; et ils s’amusèrent decet écroulement de fruits, des tas énormes qui encombraient laberge, des paniers ronds qui voyageaient ; tandis qu’une odeurforte, presque puante, une odeur de cidre en fermentation,s’exhalait avec le souffle humide de la rivière. La semainesuivante, comme le soleil avait reparu, et qu’il lui vantait lasolitude des quais, autour de l’île Saint-Louis, elle consentit àune promenade. Ils remontèrent le quai de Bourbon et le quaid’Anjou, s’arrêtant à chaque pas, intéressés par la vie de laSeine, la dragueuse dont les seaux grinçaient, le bateau-lavoirsecoué d’un bruit de querelles, une grue, là-bas, en train dedécharger un chaland. Elle, surtout, s’étonnait : était-cepossible que ce quai des Ormes, si vivant en face, que ce quaiHenri IV, avec sa berge immense, sa plage où des bandes d’enfantset de chiens se culbutaient sur des tas de sable, que tout cethorizon de ville peuplée et active fût l’horizon de cité maudite,aperçu dans un éclaboussement de sang, la nuit de sonarrivée ? Ensuite, ils tournèrent la pointe, ralentissantencore leur marche, pour jouir du désert et du silence que de vieuxhôtels semblent mettre là ; ils regardèrent l’eau bouillonnerà travers la forêt des charpentes de l’Estacade, ils revinrent ensuivant le quai de Béthune et le quai d’Orléans, rapprochés parl’élargissement du fleuve, se serrant l’un contre l’autre devantcette coulée énorme, les yeux au loin sur le Port-au-Vin et leJardin des Plantes. Dans le ciel pâle, des dômes de monumentsbleuissaient. Comme ils arrivaient au pont Saint-Louis, il dut luinommer Notre-Dame qu’elle ne reconnaissait pas, vue ainsi duchevet, colossale et accroupie entre ses arcs-boutants, pareils àdes pattes au repos, dominée par la double tête de ses tours,au-dessus de sa longue échine de monstre. Mais leur trouvaille, cejour-là, ce fut la pointe occidentale de l’île, cette proue denavire continuellement à l’ancre, qui, dans la fuite des deuxcourants, regarde Paris sans jamais l’atteindre. Ils descendirentun escalier très raide, ils découvrirent une berge solitaire,plantée de grands arbres : et c’était un refuge délicieux, unasile en pleine foule, Paris grondant alentour, sur les quais, surles ponts, pendant qu’ils goûtaient au bord de l’eau la joie d’êtreseuls, ignorés de tous. Dès lors, cette berge fut leur coin decampagne, le pays de plein air où ils profitaient des heures desoleil, quand la grosse chaleur de l’atelier, où le poêle rougeronflait, les suffoquait et commençait à chauffer leurs mains d’unefièvre dont ils avaient peur.

Cependant, jusque-là, Christine refusait de se laisseraccompagner plus loin que le Mail. Au quai des Ormes, ellecongédiait toujours Claude, comme si Paris, avec sa foule et sesrencontres possibles, eût commencé à cette longue file de quais,qu’il lui fallait suivre. Mais Passy était si loin, et elles’ennuyait tant à faire seule une course pareille, que peu à peuelle céda, lui permettant d’abord de pousser jusqu’àl’Hôtel-de-Ville, puis jusqu’au Pont-Neuf, puis jusqu’auxTuileries. Elle oubliait le danger, tous deux s’en allaientmaintenant bras dessus, bras dessous, comme un jeune ménage ;et cette promenade sans cesse répétée, cette marche lente sur lemême trottoir, du côté de l’eau, avait pris un charme infini, unejouissance de bonheur telle qu’ils ne devaient jamais en éprouverde plus vive. Ils étaient l’un à l’autre, profondément, sans s’êtredonnés encore. Il semblait que l’âme de la grande ville, montant dufleuve, les enveloppât de toutes les tendresses qui avaient battudans ces vieilles pierres, au travers des âges.

Depuis les grands froids de décembre, Christine ne venait plusque l’après-midi ; et c’était vers quatre heures, lorsque lesoleil déclinait, que Claude la reconduisait à son bras. Par lesjours de ciel clair, dès qu’ils débouchaient du pontLouis-Philippe, toute la trouée des quais, immense, à l’infini, sedéroulait. D’un bout à l’autre, le soleil oblique chauffait d’unepoussière d’or les maisons de la rive droite ; tandis que larive gauche, les îles, les édifices se découpaient en une lignenoire, sur la gloire enflammée du couchant. Enfin cette marcheéclatante et cette marge sombre, la Seine pailletée luisait, coupéedes barres minces de ses ponts, les cinq arches du pont Notre-Damesous l’arche unique du pont d’Arcole, puis le pont au Change, puisle Pont-Neuf, de plus en plus fins, montrant chacun, au-delà de sonombre, un vif coup de lumière, une eau de satin bleu, blanchissantdans un reflet de miroir ; et, pendant que les découpurescrépusculaires de gauche se terminaient par la silhouette des tourspointues du Palais de Justice, charbonnées durement sur le vide,une courbe molle s’arrondissait à droite dans la clarté, siallongée et si perdue, que le pavillon de Flore, tout là-bas, quis’avançait comme une citadelle, à l’extrême pointe, semblait unchâteau du rêve, bleuâtre, léger et tremblant, au milieu des fuméesroses de l’horizon. Mais eux, baignés de soleil sous les platanessans feuilles, détournaient les yeux de cet éblouissement,s’égayaient à certains coins, toujours les mêmes, un surtout, lepâté de maisons très vieilles, au-dessus du Mail ; en bas, depetites boutiques de quincaillerie et d’articles de pêche à unétage, surmontées de terrasses, fleuries de lauriers et de vignesvierges, et, par-derrière, des maisons plus hautes, délabrées,étalant des linges aux fenêtres, tout un entassement deconstructions baroques, un enchevêtrement de planches et demaçonneries, de murs croulants et de jardins suspendus, où desboules de verre allumaient des étoiles. Ils marchaient, ilsdélaissaient bientôt les grands bâtiments qui suivaient, lacaserne, l’Hôtel-de-Ville, pour s’intéresser, de l’autre côté dufleuve, à la cité, serrée dans ses murailles droites et lisses,sans berge. Au-dessus des maisons assombries, les tours deNotre-Dame, resplendissantes, étaient comme dorées à neuf. Desboîtes de bouquinistes commençaient à envahir les parapets ;une péniche, chargée de charbon, luttait contre le courantterrible, sous une arche du pont Notre-Dame. Et là, les jours demarché aux fleurs, malgré la rudesse de la saison, ils s’arrêtaientà respirer les premières violettes et les giroflées hâtives. Sur lagauche, cependant, la rive se découvrait et se prolongeait :au-delà des poivrières du Palais de Justice, avaient paru lespetites maisons blafardes du quai de l’Horloge, jusqu’à la touffed’arbres du terre-plein ; puis, à mesure qu’ils avançaient,d’autres quais sortaient de la brume, très loin, le quai Voltaire,le quai Malaquais, la coupole de l’Institut, le bâtiment carré dela Monnaie, une longue barre grise de façades dont on nedistinguait même pas les fenêtres, un promontoire de toitures queles poteries des cheminées faisaient ressembler à une falaiserocheuse, s’enfonçant au milieu d’une mer phosphorescente. En face,au contraire, le pavillon de Flore sortait du rêve, se solidifiaitdans la flambée dernière de l’astre. Alors, à droite, à gauche, auxdeux bords de l’eau, c’étaient les profondes perspectives duboulevard Sébastopol et du boulevard du Palais ; c’étaient lesbâtisses neuves du quai de la Mégisserie, la nouvelle préfecture depolice en face, le vieux Pont-Neuf, avec la tache d’encre de sastatue ; c’étaient le Louvre, les Tuileries, puis, au fond,par-dessus Grenelle, les lointains sans borne, les coteaux deSèvres, la campagne noyée d’un ruissellement de rayons. JamaisClaude n’allait plus loin, Christine toujours l’arrêtait avant lePont-Royal, près des grands arbres des bains Vigier ; et,quand ils se retournaient pour échanger encore une poignée de main,dans l’or du soleil devenu rouge, ils regardaient en arrière, ilsretrouvaient à l’autre horizon l’île Saint-Louis, d’où ilsvenaient, une fin confuse de capitale, que la nuit gagnait déjà,sous le ciel ardoisé de l’orient.

Ah ! que de beaux couchers de soleil ils eurent, pendantces flâneries de chaque semaine ! Le soleil les accompagnaitdans cette gaieté vibrante des quais, la vie de la Seine, la dansedes reflets au fil du courant, l’amusement des boutiques chaudescomme des serres, et les fleurs en pot de grainetiers, et les cagesassourdissantes des oiseliers, tout ce tapage de sons et decouleurs qui fait du bord de l’eau l’éternelle jeunesse des villes.Tandis qu’ils avançaient, la braise ardente du couchants’empourprait à leur gauche, au-dessus de la ligne sombre desmaisons ; et l’astre semblait les attendre, s’inclinait àmesure, roulait lentement vers les toits lointains, dès qu’ilsavaient dépassé le pont Notre-Dame, en face du fleuve élargi. Dansaucune futaie séculaire, sur aucune route de montagne, par lesprairies d’aucune plaine, il n’y aura jamais des fins de jour aussitriomphales que derrière la coupole de l’Institut. C’est Paris quis’endort dans sa gloire. À chacune de leurs promenades, l’incendiechangeait, des fournaises nouvelles ajoutaient leurs brasiers àcette couronne de flammes. Un soir qu’une averse venait de lessurprendre, le soleil, reparaissant derrière la pluie, alluma lanuée tout entière, et il n’y eut plus sur leurs têtes que cettepoussière d’eau embrasée, qui s’irisait de bleu et de rose. Lesjours de ciel pur, au contraire, le soleil, pareil à une boule defeu, descendait majestueusement dans un lac de saphirtranquille ; un instant, la coupole noire de l’Institutl’écornait, comme une lune à son déclin ; puis, la boule seviolaçait, se noyait au fond du lac devenu sanglant. Dès février,elle agrandit sa courbe, elle tomba droit dans la Seine, quisemblait bouillonner à l’horizon, sous l’approche de ce fer rouge.Mais les grands décors, les grandes féeries de l’espace neflambaient que les soirs de nuages. Alors, suivant le caprice duvent, c’étaient des mers de soufre battant des rochers de corail,c’étaient des palais et des tours, des architectures entassées,brûlant, s’écroulant, lâchant par leurs brèches des torrents delave ; ou encore, tout d’un coup, l’astre, disparu déjà,couché derrière un voile de vapeurs, perçait ce rempart d’une tellepoussée de lumière, que des traits d’étincelles jaillissaient,partaient d’un bout du ciel à l’autre, visibles, ainsi qu’une voléede flèches d’or. Et le crépuscule se faisait, et ils se quittaientavec ce dernier éblouissement dans les yeux, ils sentaient ce Paristriomphal complice de la joie qu’ils ne pouvaient épuiser, àtoujours recommencer ensemble cette promenade, le long des vieuxparapets de pierre.

Un jour enfin, il arriva ce que Claude redoutait, sans le dire.Christine semblait ne plus croire qu’on pût les rencontrer. Qui, dureste, la connaissait ? Elle passerait ainsi, éternellementinconnue. Lui, songeait aux camarades, avait parfois un petitfrisson en croyant distinguer au loin quelque dos de saconnaissance. Il était travaillé d’une pudeur, l’idée qu’onpourrait dévisager la jeune fille, l’aborder, plaisanter peut-être,lui causait un insupportable malaise. Et, ce jour-là justement,comme elle se serrait à son bras, et qu’ils approchaient du pontdes Arts, il tomba sur Sandoz et Dubuche, qui descendaient lesmarches du pont. Impossible de les éviter, on était presque face àface ; d’ailleurs, ses amis l’avaient aperçu sans doute, carils souriaient. Très pâle, il avançait toujours ; et il pensatout perdu, en voyant Dubuche faire un mouvement vers lui ;mais déjà Sandoz le retenait, l’emmenait. Ils passèrent d’un airindifférent, ils disparurent dans la cour du Louvre, sans même seretourner. Tous deux venaient de reconnaître l’original de cettetête au pastel, que le peintre cachait avec une jalousie d’amant.Christine, très gaie, n’avait rien remarqué. Claude, le cœurbattant à grands coups, lui répondait par des mots étranglés,touché aux larmes, débordant de gratitude pour la discrétion de sesdeux vieux compagnons.

À quelques jours de là, il eut encore une secousse. Iln’attendait pas Christine, et il avait donné rendez-vous àSandoz ; puis, comme elle était montée en courant passer uneheure, dans une de ces surprises qui les ravissaient, ils venaientà leur habitude de retirer la clef, lorsqu’on frappa du poing,familièrement. Tout de suite, lui reconnut cette façon des’annoncer, si bouleversé de l’aventure, qu’il en renversa unechaise : impossible maintenant de ne pas répondre. Mais elleétait devenue blême, elle le suppliait d’un geste éperdu, et ildemeura immobile, l’haleine coupée. Les coups continuaient dans laporte. Une voix cria : « Claude !Claude ! » Lui, ne bougeait toujours point, combattupourtant, les lèvres blanches, les yeux à terre. Un grand silencerégna, des pas descendirent en faisant craquer les marches de bois.Sa poitrine s’était gonflée d’une tristesse immense, il la sentaitéclater de remords, à chacun de ces pas qui s’en allaient, commes’il eût renié l’amitié de toute sa jeunesse.

Cependant, une après-midi, on frappa encore, et Claude n’eut quele temps de murmurer avec désespoir :

« La clef est restée sur la porte ! »

En effet, Christine avait oublié de la retirer. Elle s’effara,s’élança derrière le paravent, tomba assise au bord du lit, sonmouchoir sur la bouche, pour étouffer le bruit de sarespiration.

On tapait plus fort, des rires éclataient, le peintre dutcrier :

« Entrez ! »

Et son malaise augmenta, en apercevant Jory, qui, galamment,introduisait Irma Bécot. Depuis quinze jours, Fagerolles la luiavait cédée ; ou plutôt il s’était résigné à ce caprice, parcrainte de la perdre tout à fait. Elle jetait alors sa jeunesse auxquatre coins des ateliers, dans une telle folie de son corps, quechaque semaine elle déménageait ses trois chemises, quitte àrevenir pour une nuit, si le cœur lui en disait.

« C’est elle qui a voulu visiter ton atelier, et je tel’amène », expliqua le journaliste.

Mais, sans attendre, elle se promenait, elle s’exclamait, trèslibre.

« Oh ! que c’est drôle, ici !… Oh ! quelledrôle de peinture !… Hein ? soyez aimable, montrez-moitout, je veux tout voir… Et où couchez-vous ? »

Claude, anxieux d’inquiétude, eut peur qu’elle n’écartât leparavent. Il s’imaginait Christine là derrière, il était désolédéjà de ce qu’elle entendait.

« Tu sais ce qu’elle vient te demander ? repritgaiement Jory. Comment, tu ne te rappelles pas ? tu lui aspromis de faire quelque chose d’après elle… Elle te posera tout ceque tu voudras, n’est-ce pas, ma chère ?

– Pardi, tout de suite !

– C’est que, dit le peintre embarrassé, mon tableau me prendrajusqu’au Salon… Il y a là une figure qui me donne un mal !Impossible de m’en tirer, avec ces sacrés modèles ! »

Elle s’était plantée devant la toile, elle levait son petit nezd’un air entendu.

« Cette femme nue, dans l’herbe… Eh bien ! dites donc,si je pouvais vous être utile ? »

Du coup, Jory s’enflamma.

« Tiens ! mais c’est une idée ! Toi qui cherchesune belle fille, sans la trouver !… Elle va se défaire.Défais-toi, ma chérie, défais-toi un peu, pour qu’ilvoie. »

D’une main, Irma dénoua vivement son chapeau, et elle cherchaitde l’autre les agrafes de son corsage, malgré les refus énergiquesde Claude, qui se débattait, comme si on l’eût violenté.

« Non, non, c’est inutile… Madame est trop petite… Ce n’estpas du tout ça, pas du tout !

– Qu’est-ce que ça fiche ? dit-elle, vous verreztoujours. »

Et Jory s’obstinait.

« Laisse donc ! c’est à elle que tu fais plaisir… Ellene pose pas d’habitude, elle n’en a pas besoin ; mais ça larégale, de se montrer. Elle vivrait sans chemise… Défais-toi, machérie. Rien que la gorge, puisqu’il a peur que tu ne lemanges ! »

Enfin, Claude l’empêcha de se déshabiller. Il bégayait desexcuses : plus tard, il serait très heureux ; en cemoment, il craignait qu’un document nouveau n’achevât del’embrouiller ; et elle se contenta de hausser les épaules, enle regardant fixement de ses jolis yeux de vice, d’un air desouriant mépris.

Alors, Jory causa de la bande. Pourquoi donc Claude n’était-ilpas venu, l’autre jeudi, chez Sandoz ? On ne le voyait plus,Dubuche l’accusait d’être entretenu par une actrice. Oh ! il yavait eu un attrapage entre Fagerolles et Mahoudeau, à propos del’habit noir en sculpture ! Gagnière, le dimanched’auparavant, était sorti d’une audition de Wagner, avec un œil encompote. Lui, Jory, avait manqué d’avoir un duel, au caféBaudequin, pour un de ses derniers articles du Tambour.C’est qu’il les menait raides, les peintres de quatre sous, lesréputations volées ! La campagne contre le jury du Salonfaisait un vacarme du diable, il ne resterait pas un morceau de sesgabelous de l’idéal, qui empêcheraient la nature d’entrer.

Claude l’écoutait, dans une impatience irritée. Il avait reprissa palette, il piétinait devant son tableau. L’autre finit parcomprendre.

« Tu désires travailler, nous te laissons. »

Irma continuait à regarder le peintre, avec son vague sourire,étonnée de la bêtise de ce nigaud qui ne voulait pas d’elle,tourmentée maintenant du caprice de l’avoir, malgré lui. C’étaitlaid, son atelier, et lui-même n’avait rien de beau ; maispourquoi posait-il pour la vertu ? Elle le plaisanta uninstant, fine, intelligente, portant déjà sa fortune, dans ledébraillé de sa jeunesse. Et, à la porte, elle s’offrit unedernière fois, en lui chauffant la main d’une pression longue etenveloppante.

« Quand vous voudrez. »

Ils étaient partis, et Claude dut aller écarter leparavent ; car, derrière, Christine restait au bord du lit,comme sans force pour se lever. Elle ne parla pas de cette fille,elle déclara simplement qu’elle avait eu bien peur ; et ellevoulut s’en aller tout de suite, tremblant d’entendre frapperencore, emportant au fond de ses yeux inquiets le trouble deschoses qu’elle ne disait point.

Longtemps, d’ailleurs, ce milieu d’art brutal, cet atelier emplide tableaux violents, était demeuré pour elle un malaise. Elle nepouvait s’habituer aux nudités vraies des académies, à la réalitécrue des études faites en Provence, blessée, répugnée. Surtout ellen’y comprenait rien, grandie dans la tendresse et l’admiration d’unautre art, ces fines aquarelles de sa mère, ces éventails d’unedélicatesse de rêve, où des couples lilas flottaient au milieu dejardins bleuâtres. Souvent encore, elle-même s’amusait à de petitspaysages d’écolière, deux ou trois motifs toujours répétés, un lacavec une ruine, un moulin battant l’eau d’une rivière, un chalet etdes sapins blancs de neige. Et elle s’étonnait : était-cepossible qu’un garçon intelligent peignît d’une façon sidéraisonnable, si laide, si fausse ? car elle ne trouvait passeulement ces réalités d’une hideur de monstres, elle les jugeaitaussi en dehors de toute vérité permise. Enfin, il fallait êtrefou.

Un jour, Claude voulut absolument voir un petit album, sonancien album de Clermont, dont elle lui avait parlé. Après s’enêtre longtemps défendue ; elle l’apporta, flattée au fond,ayant la vive curiosité de savoir ce qu’il dirait. Lui, lefeuilleta en souriant ; et, comme il se taisait, elle murmurala première :

« Vous trouvez ça mauvais, n’est-ce pas ?

– Mais non, répondit-il, c’est innocent. »

Le mot la froissa, malgré le ton bonhomme qui le rendaitaimable.

« Dame ! j’ai eu si peu de leçons de maman !…Moi, j’aime que ce soit bien fait et que ça plaise. »

Alors, il éclata franchement de rire.

« Avouez que ma peinture vous rend malade. Je l’airemarqué, vous pincez les lèvres, vous arrondissez des yeux deterreur… Ah ! certes ; ce n’est pas de la peinture pourles dames, encore moins pour les jeunes filles… Mais vous vous yaccoutumerez, il n’y a là qu’une éducation de l’œil ; et vousverrez que c’est très sain et très honnête, ce que je faislà. »

En effet, peu à peu, Christine s’accoutuma. La convictionartistique n’y entra pour rien d’abord, d’autant plus que Claude,avec son dédain des jugements de la femme, ne l’endoctrinait pas,évitant au contraire de parler art avec elle, comme s’il eût vouluse réserver cette passion de sa vie, en dehors de la passionnouvelle qui l’envahissait. Seulement, elle glissait à l’habitude,elle finissait par éprouver de l’intérêt pour ces toilesabominables, en voyant quelle place souveraine elles tenaient dansl’existence du peintre. Ce fut sa première étape, elle s’attendritde cette rage du travail, de ce don absolu de tout un être :n’était-ce pas touchant ? n’y avait-il pas là quelque chose detrès bien ? Puis, lorsqu’elle remarqua les joies et lesdouleurs qui le bouleversaient, à la suite d’une bonne séance oud’une mauvaise, elle arriva d’elle-même à se mettre de moitié dansson effort. Elle s’attristait, si elle le trouvait triste ;elle s’égayait, quand il l’accueillait gaiement ; et, dèslors, ce fut sa préoccupation : avait-il beaucouptravaillé ? était-il content de ce qu’il avait fait, depuisleur dernière entrevue ? Au bout du deuxième mois, elle étaitconquise, elle se plantait devant les toiles, n’en avait plus peur,n’approuvait toujours pas beaucoup cette façon de peindre, maiscommençait à répéter des mots d’artiste, déclarait ça« vigoureux, crânement bâti, bien dans la lumière ». Illui semblait si bon, elle l’aimait tant, qu’après l’avoir excusé debarbouiller de pareilles horreurs, elle en venait à leur découvrirdes qualités pour les aimer aussi un peu.

Cependant, il était un tableau, le grand, celui du prochainSalon, qu’elle fut longue à accepter. Déjà elle regardait, sansdéplaisir, les académies de l’atelier Boutin et les études dePlassans, qu’elle s’irritait encore contre la femme nue, couchéedans l’herbe. C’était une rancune personnelle, la honte d’avoir cruun instant se reconnaître, une sourde gêne en face de ce grandcorps, qui continuait à la blesser, bien qu’elle y retrouvât demoins en moins ses traits. D’abord, elle avait protesté endétournant les yeux. Maintenant, elle restait des minutes entières,les regards fixes, dans une contemplation muette. Comment donc saressemblance avait-elle disparu ainsi ? À mesure que lepeintre s’acharnait, jamais content, revenant cent fois sur le mêmemorceau, cette ressemblance s’évanouissait un peu chaque fois. Et,sans qu’elle pût analyser cela, sans qu’elle osât même se l’avouer,elle dont la pudeur s’était révoltée le premier jour, elleéprouvait un chagrin croissant à voir que rien d’elle ne demeuraitplus. Leur amitié lui paraissait en pâtir, elle se sentait moinsprès de lui, à chaque trait qui s’effaçait. Ne l’aimait-il pas,qu’il la laissait ainsi sortir de son œuvre ? et quelle étaitcette femme nouvelle, cette face inconnue et vague qui perçait sousla sienne ?

Claude, désolé d’avoir gâté la tête, ne savait justement dequelle manière lui demander quelques heures de pose. Elle se seraitsimplement assise, il n’aurait pris que des indications. Mais ill’avait vue si fâchée, qu’il craignait de l’irriter encore. Aprèss’être promis de la supplier gaiement, il ne trouvait pas les mots,tout d’un coup honteux, comme s’il se fût agi d’uneinconvenance.

Une après-midi, il la bouleversa par un de ses accès de colère,dont il n’était pas le maître, même devant elle. Rien n’avaitmarché, cette semaine-là. Il parlait de gratter sa toile, il sepromenait furieusement, en lâchant des ruades dans les meubles.Tout d’un coup, il la saisit par les épaules et la posa sur ledivan.

« Je vous en prie, rendez-moi ce service, ou j’en crève,parole d’honneur ! »

Effarée, elle ne comprenait pas.

« Quoi, que voulez-vous ? »

Puis, lorsqu’elle le vit prendre ses brosses, elle ajoutaétourdiment :

« Ah ! oui… pourquoi ne me l’avez-vous pas demandéplus tôt ? »

D’elle-même, elle se renversa sur un coussin, elle glissa lebras sous la nuque. Mais une surprise et une confusion d’avoirconsenti si vite, l’avaient rendue grave ; car elle ne sesavait pas décidée à cette chose, elle aurait bien juré que jamaisplus elle ne lui servirait de modèle.

Ravi, il cria :

« Vrai ! vous consentez !… Nom d’un chien !la sacrée bonne femme que je vais bâtir avec vous ! »

De, nouveau, sans réfléchir, elle dit :

« Oh ! la tête seulement ! »

Et lui, bredouilla, dans une hâte d’homme qui craint d’être allétrop loin :

« Bien sûr, bien sûr, seulement la tête ! »

Une gêne les rendit muets, il se mit à peindre, tandis que lesyeux en l’air, immobile, elle restait troublée d’avoir lâché unepareille phrase. Déjà, sa complaisance l’emplissait d’un remords,comme si elle entrait dans quelque chose de coupable, en laissantdonner sa ressemblance à cette nudité de femme, éclatante sous lesoleil.

Claude, en deux séances, campa la tête. Il exultait de joie, ilcriait que c’était son meilleur morceau de peinture ; et ilavait raison, jamais il n’avait baigné dans de la vraie lumière unvisage plus vivant. Heureuse de le voir si heureux, Christines’était égayée, elle aussi, au point de trouver sa tête très bien,pas très ressemblante toujours, mais d’une expression étonnante.Ils restèrent longtemps devant le tableau, à cligner les yeux, à sereculer jusqu’au mur.

« Maintenant, dit-il enfin, je vais la bâcler avec unmodèle… Ah ! cette gueuse, je la tiens donc ! »

Et, dans un accès de gaminerie, il empoigna la jeune fille, ilsdansèrent ensemble ce qu’il appelait « le pas dutriomphe ». Elle riait très fort, adorant le jeu, n’éprouvantplus rien de son trouble, ni scrupules ni malaise.

Mais, dès la semaine suivante, Claude redevint sombre. Il avaitchoisi Zoé Piédefer, pour poser le corps, et elle ne lui donnaitpas ce qu’il voulait : la tête, si fine, disait-il, nes’emmanchait point sur ces épaules canaille. Il s’obstina pourtant,gratta, recommença. Vers le milieu de janvier, pris de désespoir,il lâcha le tableau, le retourna contre le mur ; puis, quinzejours plus tard, il s’y remit, avec un autre modèle, la grandeJudith, ce qui le força à changer les tonalités. Les choses segâtèrent encore, il fit revenir Zoé, ne sut plus où il allait,malade d’incertitude et d’angoisse. Et le pis était que la figurecentrale seule l’enrageait ainsi, car le reste de l’œuvre, lesarbres, les deux petites femmes, le monsieur en veston, terminés,solides, le satisfaisaient pleinement. Février s’achevait, il nelui restait que quelques jours pour l’envoi au Salon, c’était undésastre.

Un soir, devant Christine, il jura, il lâcha ce cri decolère :

« Aussi, tonnerre de Dieu ! est-ce qu’on plante latête d’une femme sur le corps d’une autre !… Je devrais mecouper la main. »

Au fond de lui, maintenant, une pensée unique montait :obtenir d’elle qu’elle consentît à poser la figure entière. Cela,lentement, avait germé, d’abord un simple souhait vite écarté commeabsurde, puis une discussion muette, sans cesse reprise, enfin ledésir net, aigu, sous le fouet de la nécessité. Cette gorge qu’ilavait entrevue quelques minutes, le hantait d’un souvenir obsédant.Il la revoyait dans sa fraîcheur de jeunesse, rayonnante,indispensable. S’il ne l’avait pas, autant valait-il renoncer autableau, car aucune autre ne le contenterait. Lorsque, pendant desheures, tombé sur une chaise, il se dévorait d’impuissance à neplus savoir où donner un coup de pinceau, il prenait desrésolutions héroïques : dès qu’elle entrerait, il lui diraitson tourment, en paroles si touchantes, qu’elle céderait peut-être.Mais elle arrivait, avec son rire de camarade, sa robe chaste quine livrait rien de son corps, et il perdait tout courage, ildétournait les yeux, de peur qu’elle ne le surprît à chercher, sousle corsage, la ligne souple du torse. On ne pouvait exiger d’uneamie un service pareil, jamais il n’en aurait l’audace.

Et, pourtant, un soir, comme il s’apprêtait à la reconduire etqu’elle remettait son chapeau, les bras en l’air, ils restèrentdeux secondes les yeux dans les yeux, lui frémissant devant lespointes des seins relevés qui crevaient l’étoffe, elle sibrusquement sérieuse, si pâle, qu’il se sentit deviné. Le long desquais, ils parlèrent à peine : cette chose demeura entre eux,pendant que le soleil se couchait, dans un ciel couleur de vieuxcuivre. À deux autres reprises, il lut, au fond de son regard,qu’elle savait sa continuelle pensée. En effet, depuis qu’il ysongeait, elle s’était mise à y songer aussi, malgré elle,l’attention éveillée par des allusions involontaires. Elle en futeffleurée d’abord, elle dut s’y arrêter ensuite ; mais elle necroyait pas avoir à s’en défendre, car cela lui semblait hors de lavie, une de ces imaginations du sommeil dont on a honte. La peurmême qu’il osât le demander, ne lui vint pas : elle leconnaissait bien à présent, elle l’aurait fait taire d’un souffle,avant qu’il eût bégayé les premiers mots, malgré les éclats subitsde ses colères. C’était fou, simplement. Jamais, jamais !

Des jours s’écoulèrent ; et, entre eux, l’idée fixegrandissait. Dès qu’ils se trouvaient ensemble, ils ne pouvaientplus ne pas y penser. Ils n’en ouvraient point la bouche, maisleurs silences en étaient pleins ; ils ne risquaient plus ungeste, ils n’échangeaient plus un sourire, sans retrouver au fondcette chose impossible à dire tout haut, et dont ils débordaient.Bientôt, rien d’autre ne resta dans leur vie de camarades. S’il laregardait, elle croyait se sentir déshabiller par son regard ;les mots innocents retentissaient en significations gênantes ;chaque poignée de main allait au-delà, du poignet, faisait coulerun léger frisson le long du corps. Et ce qu’ils avaient évitéjusque-là, le trouble de leur liaison ; l’éveil de l’homme etde la femme dans leur bonne amitié, éclatait enfin, sousl’évocation constante de cette nudité vierge. Peu à peu, ils sedécouvraient une fièvre secrète, ignorée d’eux-mêmes. Des chaleursleur montaient aux joues, ils rougissaient pour s’être frôlés dudoigt. C’était désormais comme une excitation de chaque minute,fouettant leur sang ; tandis que, dans cet envahissement detout leur être, le tourment de ce qu’ils taisaient ainsi, sanspouvoir se le cacher, s’exagérait au point qu’ils en étouffaient,la poitrine gonflée de grands soupirs.

Vers le milieu de mars, Christine, à une de ses visites, trouvaClaude assis devant son tableau, écrasé de chagrin. Il ne l’avaitpas même entendue, il restait immobile, les yeux vides et hagardssur l’œuvre inachevée. Dans trois jours expiraient les délais pourl’envoi au Salon.

« Eh bien ? » lui demanda-t-elle doucement,désespérée de son désespoir.

Il tressaillit, il se retourna.

« Eh bien, c’est fichu, je n’exposerai pas cette année…Ah ! moi qui avais tant compté sur ce Salon ! »

Tous deux retombèrent dans leur accablement, où s’agitaient degrandes choses confuses. Puis, elle reprit, pensant à voixhaute :

« On aurait le temps encore.

– Le temps ? eh non ! Il faudrait un miracle. Oùvoulez-vous que je trouve un modèle, à cette heure ?…Tenez ! depuis ce matin, je me débats, et j’ai cru un momentavoir une idée : oui, ce serait d’aller chercher cette fille,cette Irma qui est venue comme vous étiez ici. Je sais bien qu’elleest petite et ronde, qu’il faudrait tout changer peut-être ;mais elle est jeune, elle doit être possible… Décidément, je vaisen essayer… »

Il s’interrompit. Les yeux brûlants dont il la regardait,disaient clairement : « Ah ! il y a vous, ah !ce serait le miracle attendu, le triomphe certain, si vous mefaisiez ce suprême sacrifice ! Je vous implore, je vous ledemande, comme à une amie adorée, la plus belle, la pluschaste ! »

Elle, toute droite, très blanche, entendait chaque mot ; etces yeux d’ardente prière exerçaient sur elle une puissance. Sanshâte, elle ôta son chapeau et sa pelisse ; puis, simplement,elle continua du même geste calme, dégrafa le corsage, le retiraainsi que le corset, abattit les jupons, déboutonna les épaulettesde la chemise, qui glissa sur les hanches. Elle n’avait pasprononcé une parole, elle semblait autre part, comme les soirs, où,enfermée dans sa chambre, perdue au fond de quelque rêve, elle sedéshabillait machinalement, sans y prêter attention. Pourquoi donclaisser une rivale donner son corps, quand elle avait déjà donné saface ? Elle voulait être là tout entière, chez elle, dans satendresse, en comprenant enfin quel malaise jaloux ce monstrebâtard lui causait depuis longtemps. Et, toujours muette, nue etvierge, elle se coucha sur le divan, prit la pose, un bras sous latête, les yeux fermés.

Saisi, immobile de joie, lui la regarda se dévêtir. Il laretrouvait. La vision rapide, tant de fois évoquée, redevenaitvivante. C’était cette enfance, grêle encore, mais si souple, d’unejeunesse si fraîche ; et il s’étonnait de nouveau : oùcachait-elle cette gorge épanouie, qu’on ne soupçonnait point sousla robe ? Il ne parla pas non plus, il se mit à peindre, dansle silence recueilli qui s’était fait. Durant trois longues heures,il se rua au travail, d’un effort si viril, qu’il acheva d’un coupune ébauche superbe du corps entier. Jamais la chair de la femme nel’avait grisé de la sorte, son cœur battait comme devant une nuditéreligieuse. Il ne s’approchait point, il restait surpris de latransfiguration du visage, dont les mâchoires un peu massives etsensuelles s’étaient noyées sous l’apaisement tendre du front etdes joues. Pendant les trois heures, elle ne remua pas, elle nesouffla pas, faisant le don de sa pudeur, sans un frisson, sans unegêne. Tous deux sentaient que, s’ils disaient une seule phrase, unegrande honte leur viendrait. Seulement, de temps à autre, elleouvrait ses yeux clairs, les fixait sur un point vague de l’espace,restait ainsi un instant sans qu’il pût rien y lire de ses pensées,puis les refermait, retombait dans son néant de beau marbre, avecle sourire mystérieux et figé de la pose.

Claude, d’un geste, dit qu’il avait fini ; et, redevenugauche, il bouscula une chaise pour tourner le dos plus vite ;tandis que, très rouge, Christine quittait le divan. En hâte, ellese rhabilla, dans un grelottement brusque, prise d’un tel émoi,qu’elle s’agrafait de travers, tirant ses manches, remontant soncol, pour ne plus laisser un seul coin de sa peau nue. Et elleétait enfouie au fond de sa pelisse, que lui, le nez toujourscontre le mur, ne se décidait pas à risquer un regard. Pourtant, ilrevint vers elle, ils se contemplèrent, hésitants, étranglés d’uneémotion qui les empêcha encore de parler. Était-ce donc de latristesse, une tristesse infinie, inconsciente et innommée ?car leurs paupières se gonflèrent de larmes, comme s’ils venaientde gâter leur existence, de toucher le fond de la misère humaine.Alors, attendri et navré, ne trouvant rien, pas même unremerciement, il la baisa au front.

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