L’Œuvre

Chapitre 9

 

Claude, qui ne pouvait peindre son grand tableau dans le petitatelier de la rue de Douai, résolut de louer autre part quelquehangar, d’espace suffisant ; et il trouva son affaire enflânant sur la butte Montmartre, à mi-côte de la rue Tourlaque,cette rue qui dévale derrière le cimetière, et d’où l’on domineClichy, jusqu’aux marais de Gennevilliers. C’était un ancienséchoir de teinturier, une baraque de quinze mètres de long sur dixde large, dont les planches et le plâtre laissaient passer tous lesvents du ciel. On lui louait ça trois cents francs. L’été allaitvenir, il abattrait vite son tableau, puis donnerait congé.

Dès lors, il se décida à tous les frais nécessaires, dans safièvre de travail et d’espoir. Puisque la fortune était certaine,pourquoi l’entraver par des prudences inutiles ? Usant de sondroit, il entama le capital de sa rente de mille francs, ils’habitua à prendre sans compter. D’abord, il s’était caché deChristine, car elle l’en avait empêché deux fois déjà ; et,lorsqu’il dut le dire, elle aussi, après huit jours de reproches etd’alarmes, s’y accoutuma, heureuse du bien-être où elle vivait,cédant à la douceur d’avoir toujours de l’argent dans la poche. Cefurent quelques années de tiède abandon.

Bientôt, Claude ne vécut plus que pour son tableau. Il avaitmeublé le grand atelier sommairement : des chaises, son anciendivan du quai de Bourbon, une table de sapin, payée cent sous chezune fripière. La vanité d’une installation luxueuse lui manquait,dans la pratique de son art. Sa seule dépense fut une échelleroulante, à plate-forme et à marchepied mobile. Ensuite, ils’occupa de sa toile, qu’il voulait longue de huit mètres, haute decinq ; et il s’entêta à la préparer lui-même, commanda lechâssis, acheta la toile sans couture, que deux camarades et luieurent toutes les peines du monde à tendre avec destenailles ; puis, il se contenta de la couvrir au couteaud’une couche de céruse, refusant de la coller, pour qu’elle restâtabsorbante, ce qui, disait-il, rendait la peinture claire etsolide. Il ne fallait pas songer à un chevalet, on n’aurait pu ymanœuvrer une telle pièce. Aussi imagina-t-il un système demadriers et de cordes, qui la tenait contre le mur, un peu penchée,sous un jour frisant. Et, le long de cette vaste nappe blanche,l’échelle roulait : c’était toute une construction, unecharpente de cathédrale, devant l’œuvre à bâtir.

Mais, lorsque tout se trouva prêt, il fut pris de scrupules.L’idée qu’il n’avait peut-être pas choisi, là-bas, sur nature, lemeilleur éclairage, le tourmentait. Peut-être un effet de matinaurait-il mieux valu ? peut-être aurait-il dû choisir un tempsgris ? Il retourna au pont des Saints-Pères, il y vécut troismois encore.

À toutes les heures, par tous les temps, la Cité se leva devantlui, entre les deux trouées du fleuve. Sous une tombée de neigetardive, il la vit fourrée d’hermine, au-dessus de l’eau couleur deboue, se détachant sur un ciel d’ardoise claire. Il la vit, auxpremiers soleils, s’essuyer de l’hiver, retrouver une enfance, avecles pousses vertes des grands arbres du terre-plein. Il la vit, unjour de fin brouillard, se reculer, s’évaporer, légère ettremblante comme un palais des songes. Puis, ce furent des pluiesbattantes qui la submergeaient, la cachaient derrière l’immenserideau tiré du ciel à la terre ; des orages, dont les éclairsla montraient fauve, d’une lumière louche de coupe-gorge, à demidétruite par l’écroulement des grands nuages de cuivre ; desvents qui la balayaient d’une tempête, aiguisant les angles, ladécoupant sèchement, nue et flagellée, dans le bleu pâli de l’air.D’autres fois encore, quand le soleil se brisait en poussière parmiles vapeurs de la Seine, elle baignait au fond de cette clartédiffuse, sans une ombre, également éclairée partout, d’unedélicatesse charmante de bijou taillé en plein or fin. Il voulut lavoir sous le soleil levant, se dégageant des brumes matinales,lorsque le quai de l’Horloge rougeoie et que le quai des Orfèvresreste appesanti de ténèbres, toute vivante déjà dans le ciel rosepar le réveil éclatant de ses tours et de ses flèches, tandis que,lentement, la nuit descend des édifices, ainsi qu’un manteau quitombe. Il voulut la voir à midi, sous le soleil frappant d’aplomb,mangée de clarté crue, décolorée et muette comme une ville morte,n’ayant plus que la vie de la chaleur, le frisson dont remuaientles toitures lointaines. Il voulut la voir sous le soleil à sondéclin, se laissant reprendre par la nuit montée peu à peu de larivière, gardant aux arêtes des monuments les franges de braised’un charbon près de s’éteindre, avec de derniers incendies qui serallumaient dans des fenêtres, de brusques flambées de vitres quilançaient des flammèches et trouaient les façades. Mais, devant cesvingt Cités différentes, quelles que fussent les heures, quel quefût le temps, il en revenait toujours à la Cité qu’il avait vue lapremière fois, vers quatre heures, un beau soir de septembre, cetteCité sereine sous le vent léger, ce cœur de Paris battant dans latransparence de l’air, comme élargi par le ciel immense, quetraversait un vol de petits nuages.

Claude passait là ses journées, dans l’ombre du pont desSaints-Pères. Il s’y abritait, en avait fait sa demeure, son toit.Le fracas continu des voitures, semblable à un roulement éloigné defoudre, ne le gênait plus. Installé contre la première culée,au-dessous des énormes cintres de fonte, il prenait des croquis,peignait des études. Jamais il ne se trouvait assez renseigné, ildessinait le même détail à dix reprises. Les employés de lanavigation, dont les bureaux étaient là, avaient fini par leconnaître ; et même la femme d’un surveillant, qui habitaitune sorte de cabine goudronnée, avec son mari, deux enfants et unchat, lui gardait ses toiles fraîches, afin qu’il n’eût pas lapeine de les promener chaque jour à travers les rues. C’était unejoie pour lui, ce refuge, sous ce Paris qui grondait en l’air, dontil sentait la vie ardente couler sur sa tête. Le port Saint-Nicolasle passionna d’abord de sa continuelle activité de lointain port demer, en plein quartier de l’Institut : la grue à vapeur, laSophie, manœuvrait, hissait des blocs de pierre ; destombereaux venaient s’emplir de sable ; des bêtes et deshommes tiraient, s’essoufflaient, sur les gros pavés en pente quidescendaient jusqu’à l’eau, à ce bord de granit où s’amarrait unedouble rangée de chalands et de péniches ; et, pendant dessemaines, il s’était appliqué à une étude, des ouvriers déchargeantun bateau de plâtre, portant sur l’épaule les sacs blancs, laissantderrière eux un chemin blanc, poudrés de blanc eux-mêmes, tandisque, près de là, un autre bateau, vide de son chargement decharbon, avait maculé la berge d’une large tache d’encre. Ensuite,il prit le profil du bain froid, sur la rive gauche, ainsi qu’unlavoir à l’autre plan, les châssis vitrés ouverts, lesblanchisseuses alignées, agenouillées au ras du courant, tapantleur linge. Dans le milieu il étudia une barque menée à la godillepar un marinier, puis un remorqueur plus au fond, un vapeur dutouage qui se halait sur sa chine et remontait un train de tonneauxet de planches. Les fonds, il les avait depuis longtemps, il enrecommença pourtant des morceaux, les deux trouées de la Seine, ungrand ciel tout seul où ne s’élevaient que les flèches et les toursdorées de soleil. Et, sous le pont hospitalier, dans ce coin aussiperdu qu’un creux lointain de roches, rarement un curieux ledérangeait, les pêcheurs à la ligne passaient avec le mépris deleur indifférence, il n’avait guère pour compagnon que le chat dusurveillant, faisant sa toilette au soleil, paisible dans letumulte du monde d’en haut.

Enfin, Claude eut tous ses cartons. Il jeta en quelques joursune esquisse d’ensemble, et la grande œuvre fut commencée. Mais,durant tout l’été, il s’engagea, rue Tourlaque, entre lui et satoile immense, une première bataille ; car il s’était obstinéà vouloir mettre lui-même sa composition au carreau, et il ne s’entirait pas, empêtré dans de continuelles erreurs, pour la moindredéviation de ce tracé mathématique, dont il n’avait pointl’habitude. Cela l’indignait. Il passa outre, quitte à corrigerplus tard, il couvrit la toile violemment, pris d’une telle fièvre,qu’il vivait sur son échelle les journées entières, maniant desbrosses énormes, dépensant une force musculaire à remuer desmontagnes. Le soir, il chancelait comme un homme ivre, ils’endormait à la dernière bouchée, foudroyé ; et il fallaitque sa femme le couchât, ainsi qu’un enfant. De ce travailhéroïque, il sortit une ébauche magistrale, une de ces ébauches oùle génie flambe, dans le chaos encore mal débrouillé des tons.Bongrand, qui vint la voir, saisit le peintre dans ses grands braset le baisa à l’étouffer, les yeux aveuglés de larmes. Sandoz,enthousiaste, donna un dîner ; les autres, Jory, Mahoudeau,Gagnière, colportèrent de nouveau l’annonce d’unchef-d’œuvre ; quant à Fagerolles, il resta un instantimmobile, puis éclata en félicitations, trouvant ça trop beau.

Et Claude, en effet, comme si cette ironie d’un habile homme luieût porté malheur, ne fit ensuite que gâter son ébauche. C’était sacontinuelle histoire, il se dépensait d’un coup, en un élanmagnifique ; puis, il n’arrivait pas à faire sortir le reste,il ne savait pas finir. Son impuissance recommença, il vécut deuxannées sur cette toile, n’ayant d’entrailles que pour elle, tantôtravi en plein ciel par des joies folles, tantôt retombé à terre, simisérable, si déchiré de doutes, que les moribonds râlant dans deslits d’hôpital étaient plus heureux que lui. Déjà deux fois, iln’avait pu être prêt pour le Salon ; car toujours, au derniermoment, lorsqu’il espérait terminer en quelques séances, des trousse déclaraient, il sentait la composition craquer et crouler sousses doigts. À l’approche du troisième Salon, il eut une criseterrible, il resta quinze jours sans aller à son atelier de la rueTourlaque ; et, quand il y rentra, ce fut comme on rentre dansune maison vidée par la mort : il tourna la grande toilecontre le mur, il roula l’échelle dans un coin, il aurait toutcassé, tout brûlé, si ses mains défaillantes en avaient trouvé laforce. Mais rien n’existait plus, un vent de colère venait debalayer le plancher, il parlait de se mettre à de petites choses,puisqu’il était incapable des grands labeurs.

Malgré lui, son premier projet de petit tableau le ramenalà-bas, devant la Cité. Pourquoi n’en ferait-il pas simplement unevue, sur une toile moyenne ? Seulement, une sorte de pudeur,mêlée d’une étrange jalousie, l’empêcha d’aller s’asseoir sous lepont des Saints-Pères : il lui semblait que cette place fûtsacrée maintenant, qu’il ne devait pas déflorer la virginité de lagrande œuvre, même morte. Et il s’installa au bout de la berge, enamont du port Saint-Nicolas. Cette fois, au moins, il travaillaitdirectement sur la nature, il se réjouissait de n’avoir pas àtricher, comme cela était fatal pour les toiles de dimensionsdémesurées. Le petit tableau, très soigné, plus poussé que decoutume, eut cependant le sort des autres devant le jury, indignépar cette peinture de balai ivre, selon la phrase qui courut alorsles ateliers. Ce fut un soufflet d’autant plus sensible, qu’onavait parlé de concessions, d’avances faites à l’École pour êtrereçu ; et le peintre, ulcéré, pleurant de rage, arracha latoile par minces lambeaux et la brûla dans son poêle, lorsqu’ellelui revint. Celle-ci, il ne lui suffisait pas de la tuer d’un coupde couteau, il fallait l’anéantir.

Une autre année se passa pour Claude à des besognes vagues. Iltravaillait par habitude, ne finissait rien, disait lui-même, avecun rire douloureux, qu’il s’était perdu et qu’il se cherchait. Aufond, la conscience tenace de son génie lui laissait un espoirindestructible, même pendant les longues crises d’abattement. Ilsouffrait comme un damné roulant l’éternelle roche qui retombait etl’écrasait ; mais l’avenir lui restait, la certitude de lasoulever de ses deux poings, un jour, et de la lancer dans lesétoiles. On vit enfin ses yeux se rallumer de passion, on sut qu’ilse cloîtrait de nouveau rue Tourlaque. Lui qui, autrefois, étaittoujours emporté, au-delà de l’œuvre présente, par le rêve élargide l’œuvre future, se heurtait le front maintenant à ce sujet de laCité. C’était l’idée fixe, la barre qui fermait sa vie. Et,bientôt, il en reparla librement, dans une nouvelle flambéed’enthousiasme, criant avec des gaietés d’enfant qu’il avait trouvéet qu’il était certain du triomphe.

Un matin, Claude, qui jusque-là n’avait pas rouvert sa porte,voulut bien laisser entrer Sandoz. Celui-ci tomba sur une esquisse,faite de verve, sans modèle, admirable encore de couleur.D’ailleurs, le sujet restait le même : le port Saint-Nicolas àgauche, l’école de natation à droite, la Seine et la Cité au fond.Seulement, il demeura stupéfait en apercevant, à la place de labarque conduite par un marinier, une autre barque, très grande,tenant tout le milieu de la composition, et que trois femmesoccupaient : une, en costume de bain, ramant ; une autre,assise au bord, les jambes dans l’eau, son corsage à demi arrachémontrant l’épaule ; la troisième, toute droite, toute nue à laproue, d’une nudité si éclatante qu’elle rayonnait comme unsoleil.

« Tiens ! quelle idée ! murmura Sandoz. Quefont-elles là, ces femmes ?

– Mais elles se baignent, répondit tranquillement Claude. Tuvois bien qu’elles sont sorties du bain froid, ça me donne un motifde nu, une trouvaille, hein ?… Est-ce que ça techoque ? »

Son vieil ami, qui le connaissait, trembla de le rejeter dansses doutes.

« Moi ? oh ! non !… Seulement, j’ai peur quele public ne comprenne pas, cette fois encore. Ce n’est guèrevraisemblable, cette femme nue, au beau milieu de Paris. »

Il s’étonna naïvement.

« Ah ! tu crois… Eh bien, tant pis ! Qu’est-ceque ça fiche, si elle est bien peinte, ma bonne femme ? J’aibesoin de ça, vois-tu, pour me monter. »

Les jours suivants, Sandoz revint avec douceur sur cette étrangecomposition, plaidant, par un besoin de sa nature, la cause de lalogique outragée. Comment un peintre moderne, qui se piquait de nepeindre que des réalités, pouvait-il abâtardir une œuvre, en yintroduisant des imaginations pareilles ? Il était si aisé deprendre d’autres sujets, où s’imposait la nécessité du nu !Mais Claude s’entêtait, donnait des explications mauvaises etviolentes, car il ne voulait pas avouer la vraie raison, une idée àlui, si peu claire, qu’il n’aurait pu la dire avec netteté, letourment d’un symbolisme secret, ce vieux regain de romantisme quilui faisait incarner dans cette nudité la chair même de Paris, laville nue et passionnée, resplendissante d’une beauté de femme. Etil y mettait encore sa propre passion, son amour des beaux ventres,des cuisses et des gorges fécondes, comme il brûlait d’en créer àpleines mains, pour les enfantements continus de son art.

Devant l’argumentation pressante de son ami, il feignit pourtantd’être ébranlé.

« Eh bien ! je verrai, je l’habillerai plus tard, mabonne femme, puisqu’elle te gêne… Mais je vais toujours la fairecomme ça. Hein ? tu comprends, elle m’amuse. »

Jamais il n’en reparla, d’une obstination sourde, se contentantde gonfler le dos et de sourire d’un air embarrassé, lorsqu’uneallusion disait l’étonnement de tous, à voir cette Vénus naître del’écume de la Seine, triomphale, parmi les omnibus des quais et lesdébardeurs du port Saint-Nicolas.

On était au printemps, Claude allait se remettre à son grandtableau, lorsqu’une décision, prise en un jour de prudence, changeala vie du ménage. Parfois, Christine s’inquiétait de tout cetargent dépensé si vite, des sommes dont ils écornaient sans cessele capital. On ne comptait plus, depuis que la source paraissaitinépuisable. Puis, après quatre années, il s’étaient épouvantés unmatin, lorsque, ayant demandé des comptes, ils avaient appris que,sur les vingt mille francs, il en restait à peine trois mille. Toutde suite, ils se jetèrent à une réaction d’économie excessive,rognant sur le pain, projetant de couper court même aux besoinsnécessaires ; et ce fut ainsi que, dans ce premier élan desacrifice, ils quittèrent le logement de la rue de Douai. À quoibon deux loyers ? Il y avait assez de place dans l’ancienséchoir de la rue Tourlaque, encore éclaboussé des eaux deteinture, pour qu’on y pût caser l’existence de trois personnes.Mais l’installation n’en fut pas moins laborieuse, car cette hallede quinze mètres sur dix ne leur donnait qu’une pièce, un hangar debohémiens faisant tout en commun. Il fallut que le peintrelui-même, devant la mauvaise grâce du propriétaire, la coupât, dansun bout, d’une cloison de planches, derrière laquelle il ménageaune cuisine et une chambre à coucher. Cela les enchanta, malgré lescrevasses de la toiture, où soufflait le vent : les jours degros orages, ils étaient obligés de mettre des terrines sous lesfentes trop larges. C’était d’un vide lugubre, leurs quatre meublesdansaient le long des murailles nues. Et ils se montraient fiersd’être logés si à l’aise, ils disaient aux amis que le petitJacques aurait au moins de l’espace, pour courir un peu. Ce pauvreJacques, malgré ses neuf ans sonnés, ne poussait guère vite ;sa tête seule continuait de grossir, on ne pouvait l’envoyer plusde huit jours de suite à l’école, d’où il revenait hébété, maladed’avoir voulu apprendre ; si bien que, le plus souvent, ils lelaissaient vivre à quatre pattes autour d’eux, se traînant dans lescoins.

Alors, Christine, qui, depuis longtemps, n’était plus mêlée autravail quotidien de Claude, vécut de nouveau avec lui chaque heuredes longues séances. Elle l’aida à gratter et à poncer l’anciennetoile, elle lui donna des conseils pour la rattacher au mur plussolidement. Mais ils constatèrent un désastre : l’échelleroulante s’était détraquée sous l’humidité du toit ; et, decrainte d’une chute, il dut la consolider par une traverse dechêne, pendant que, un à un, elle lui passait les clous. Tout, uneseconde fois, était prêt. Elle le regarda mettre au carreau lanouvelle esquisse, debout derrière lui, jusqu’à défaillir defatigue, se laissant ensuite glisser par terre, restant là,accroupie, à regarder encore.

Ah ! comme elle aurait voulu le reprendre à cette peinturequi le lui avait pris ! C’était pour cela qu’elle se faisaitsa servante, heureuse de se rabaisser à des travaux de manœuvre.Depuis qu’elle rentrait dans son travail, côte à côte ainsi tousles trois, lui, elle et cette toile, un espoir la ranimait. S’illui avait échappé, lorsqu’elle pleurait toute seule rue de Douai,et qu’il s’attardait rue Tourlaque, acoquiné et épuisé comme chezune maîtresse, peut-être allait-elle le reconquérir, maintenantqu’elle était là, elle aussi, avec sa passion. Ah ! cettepeinture, de quelle haine jalouse elle l’exécrait ! Ce n’étaitplus son ancienne révolte de petite bourgeoise peignantl’aquarelle, contre cet art libre, superbe et brutal. Non, ellel’avait compris peu à peu, rapprochée d’abord par sa tendresse pourle peintre, gagnée ensuite par le régal de la lumière, le charmeoriginal des notes blondes. Aujourd’hui, elle avait tout accepté,les terrains lilas, les arbres bleus. Même un respect commençait àla faire trembler devant ces œuvres qui lui avaient paru siabominables jadis. Elle les voyait puissantes, elle les traitait enrivales dont on ne pouvait plus rire. Et sa rancune grandissaitavec son admiration, elle s’indignait d’assister à cette diminutiond’elle-même, à cet autre amour qui la souffletait dans sonménage.

Ce fut d’abord une lutte sourde, de toutes les minutes. Elles’imposait, glissait à chaque instant ce qu’elle pouvait de soncorps, une épaule, une main, entre le peintre et son tableau.Toujours, elle demeurait là, à l’envelopper de son haleine, à luirappeler qu’il était sien. Puis, son ancienne idée repoussa,peindre elle aussi, l’aller retrouver au fond même de sa fièvred’art : pendant un mois, elle mit une blouse, travailla ainsiqu’une élève près du maître, dont elle copiait docilement uneétude ; et elle ne lâcha qu’en voyant sa tentative tournercontre son but, car il achevait d’oublier la femme en elle, commetrompé par cette besogne commune, sur un pied de simplecamaraderie, d’homme à homme. Aussi revint-elle à son uniqueforce.

Souvent, déjà, pour camper les petites figures de ses dernierstableaux, Claude avait pris d’après Christine des indications, unetête, un geste des bras, une allure du corps. Il lui jetait unmanteau aux épaules, il la saisissait dans un mouvement et luicriait de ne plus bouger. C’étaient des services qu’elle semontrait heureuse de lui rendre, répugnant pourtant à se dévêtir,blessée de ce métier de modèle, maintenant qu’elle était sa femme.Un jour qu’il avait besoin de l’attache d’une cuisse, elle refusa,puis consentit à retrousser sa robe, honteuse, après avoir fermé laporte à double tour, de peur que, sachant le rôle où elledescendait, on ne la cherchât nue dans tous les tableaux de sonmari. Elle entendait encore les rires insultants des camarades etde Claude lui-même, leurs plaisanteries grasses, lorsqu’ilsparlaient des toiles d’un peintre qui se servait ainsi uniquementde sa femme, d’aimables nudités proprement léchées pour lesbourgeois, et dans lesquelles on la retrouvait sous toutes lesfaces, avec des particularités bien connues, la chute des reins unpeu longue, le ventre trop haut ; ce qui la promenait sanschemise au travers de Paris goguenard, quand elle passait habillée,cuirassée, serrée jusqu’au menton par des robes sombres, qu’elleportait justement très montantes.

Mais, depuis que Claude avait établi largement, au fusain, lagrande figure de femme debout, qui allait tenir le milieu de sontableau, Christine regardait cette vague silhouette, songeuse,envahie d’une pensée obsédante, devant laquelle s’en allaient un àun ses scrupules. Et, quand il parla de prendre un modèle, elles’offrit.

« Comment, toi ! Mais tu te fâches, dès que je tedemande le bout de ton nez ! »

Elle souriait, pleine d’embarras.

« Oh ! le bout de mon nez ! Avec ça que je net’ai pas posé la figure de ton Plein air, autrefois, etlorsqu’il n’y avait rien eu encore entre nous !… Un modèle vate coûter sept francs par séance. Nous ne sommes pas si riches,autant économiser cet argent. »

Cette idée d’économie le décida tout de suite.

« Je veux bien, c’est même très gentil à toi d’avoir cecourage, car tu sais que ce n’est pas un amusement de fainéante,avec moi… N’importe ! avoue-le donc, grande bête ! tu aspeur qu’une autre femme n’entre ici, tu es jalouse. »

Jalouse ! oui, elle l’était, et à en agoniser desouffrance. Mais elle se moquait bien des autres femmes, tous lesmodèles de Paris pouvaient retirer là leurs jupons ! Ellen’avait qu’une rivale, cette peinture préférée, qui lui volait sonamant. Ah ! jeter sa robe, jeter jusqu’au dernier linge, et sedonner nue à lui pendant des jours, des semaines, vivre nue sousses regards, et le reprendre ainsi, et l’emporter, lorsqu’ilretomberait dans ses bras ! Avait-elle donc à offrir autrechose qu’elle-même ? N’était-ce pas légitime, ce derniercombat où elle payait de son corps, quitte à n’être plus rien, rienqu’une femme sans charmes, si elle se laissait vaincre ?

Claude, enchanté, fit d’abord d’après elle une étude, une simpleacadémie pour son tableau, dans la pose. Ils attendaient queJacques fût parti à l’école, ils s’enfermaient, et la séance duraitdes heures, Les premiers jours, Christine souffrit beaucoup del’immobilité ; puis, elle s’accoutuma, n’osant se plaindre, depeur de le fâcher, retenant ses larmes, quand il la bousculait. Et,bientôt, l’habitude en fut prise, il la traita en simple modèle,plus exigeant que s’il l’eût payée, sans jamais craindre d’abuserde son corps, puisqu’elle était sa femme. Il l’employait pour tout,la faisait se déshabiller à chaque minute, pour un bras, pour unpied, pour le moindre détail dont il avait besoin. C’était unmétier où il la ravalait, un emploi de mannequin vivant, qu’ilplantait là et qu’il copiait, comme il aurait copié la cruche ou lechaudron d’une nature morte.

Cette fois, Claude procéda sans hâte ; et, avant d’ébaucherla grande figure, il avait déjà lassé Christine pendant des mois, àl’essayer de vingt façons, voulant se bien pénétrer de la qualitéde sa peau, disait-il. Enfin, un jour, il attaqua l’ébauche.C’était un matin d’automne, par une brise déjà aigre ; il nefaisait pas chaud, dans le vaste atelier, malgré le poêle quironflait. Comme le petit Jacques, malade d’une de ses crises destupeur souffrante, n’avait pu aller à l’école, on s’était décidé àl’enfermer au fond de la chambre, en lui recommandant d’être biensage. Et, frissonnante, la mère se déshabilla, se planta près dupoêle, immobile, tenant la pose.

Pendant la première heure, le peintre, du haut de son échelle,lui jeta des coups d’œil qui la sabraient des épaules aux genoux,sans lui adresser une parole. Elle, envahie d’une tristesse lente,craignait de défaillir, ne sachant plus si elle souffrait du froidou d’un désespoir, venu de loin, dont elle sentait monterl’amertume. Sa fatigue était si grande, qu’elle trébucha et marchapéniblement, de ses jambes engourdies.

« Comment, déjà ! cria Claude. Mais il y a un quartheure au plus que tu poses ! Tu ne veux donc pas gagner tessept francs ? »

Il plaisantait d’un air bourru, ravi de son travail. Et elleavait à peine retrouvé l’usage de ses membres, sous le peignoirdont elle s’était couverte, qu’il dit violemment :

« Allons, allons, pas de paresse ! C’est un grandjour, aujourd’hui. Il faut avoir du génie ou encrever ! »

Puis, lorsqu’elle eut repris la pose, nue sous la lumièreblafarde, et qu’il se fut remis à peindre, il continua de lâcherdes phrases, de loin en loin, par ce besoin qu’il avait de faire dubruit, dès que sa besogne le contentait.

« C’est curieux comme tu as une drôle de peau ! Elleabsorbe la lumière, positivement… Ainsi, on ne le croirait pas, tues toute grise, ce matin. Et l’autre jour, tu étais rose, oh !d’un rose qui n’avait pas l’air vrai… Moi, ça m’embête, on ne saitjamais. »

Il s’arrêta, il cligna les yeux.

« Très épatant tout de même, le nu… Ça fiche une note surle fond… Et ça vibre, et ça prend une sacrée vie, comme si l’onvoyait couler le sang dans les muscles… Ah ! un muscle biendessiné, un membre peint solidement, en pleine clarté, il n’y arien de plus beau, rien de meilleur, c’est le bon Dieu !… Moi,je n’ai pas d’autre religion, je me collerais à genoux là devant,pour toute l’existence. »

Et, comme il était obligé de descendre chercher un tube decouleur, il s’approcha d’elle, il la détailla avec une passioncroissante, en touchant du bout de son doigt chacune des partiesqu’il voulait désigner.

« Tiens ! là, sous le sein gauche, eh bien, c’est jolicomme tout ! Il y a des petites veines qui bleuissent, quidonnent à la peau une délicatesse de ton exquise… Et là, aurenflement de la hanche, cette fossette où l’ombre se dore, unrégal !… Et là, sous le modelé si gras du ventre, ce trait purdes aines, une pointe à peine de carmin dans de l’or pâle… Leventre, moi, ça m’a toujours exalté. Je ne puis en voir un, sansvouloir manger le monde. C’est si beau à peindre, un vrai coucherde chair ! »

Puis, remonté sur son échelle, il cria dans sa fièvre decréation :

« Nom de Dieu ! si je ne fiche pas un chef-d’œuvreavec toi, il faut que je sois un cochon ! »

Christine se taisait, et son angoisse grandissait, dans lacertitude qui se faisait en elle. Immobile, sous la brutalité deschoses, elle sentait le malaise de sa nudité. À chaque place où ledoigt de Claude l’avait touchée, il lui était resté une impressionde glace, comme si le froid dont elle frissonnait, entrait par làmaintenant. L’expérience était faite, à quoi bon espérerdavantage ? Ce corps, couvert partout de ses baisers d’amant,il ne le regardait plus, il ne l’adorait plus qu’en artiste. Un tonde la gorge l’enthousiasmait, une ligne du ventre l’agenouillait dedévotion, lorsque, jadis, aveuglé de désir, il l’écrasait toutecontre sa poitrine, sans la voir, dans des étreintes où l’un etl’autre auraient voulu se fondre. Ah ! c’était bien la fin,elle n’était plus, il n’aimait plus en elle que son art, la nature,la vie. Et, les yeux au loin, elle gardait la rigidité d’un marbre,elle retenait les larmes dont se gonflait son cœur, réduite à cettemisère de ne pouvoir même pleurer.

Une voix vint de la chambre, tandis que des petits poingstapaient contre la porte.

« Maman, maman, je ne dors pas, je m’ennuie… Ouvre-moi,dis, maman ? »

C’était Jacques qui s’impatientait. Claude se fâcha, grondantqu’on n’avait pas une minute de repos.

« Tout à l’heure ! cria Christine. Dors, laisse tonpère travailler. »

Mais une inquiétude nouvelle parut la prendre, elle lançait descoups d’œil vers la porte, elle finit par quitter un instant lapose, pour aller accrocher sa jupe à la clef, de façon à boucher letrou de la serrure. Puis, sans rien dire, elle vint se remettreprès du poêle, la tête droite ; la taille un peu renversée,enflant les seins.

Et la séance s’éternisa, des heures, des heures se passèrent.Toujours elle était là, à s’offrir, avec son mouvement de baigneusequi se jette ; pendant que lui, sur son échelle, à des lieues,brûlait pour cette autre femme qu’il peignait. Il avait même cesséde lui parler, elle retombait à son rôle d’objet, beau de couleur.Il ne regardait qu’elle depuis le matin, et elle ne se voyait plusdans ses yeux, étrangère désormais, chassée de lui.

Enfin, il s’interrompit de fatigue, il remarqua qu’elletremblait.

« Tiens ! est-ce que tu as froid ?

– Oui, un peu.

– C’est drôle, moi je brûle. Je ne veux pas que tu t’enrhumes. Àdemain. »

Comme il descendait, elle crut qu’il venait l’embrasser.D’habitude, par une dernière galanterie de mari, il payait d’unbaiser rapide l’ennui de la séance. Mais, plein de son travail, iloublia, il lava tout de suite ses pinceaux, qu’il trempait,agenouillé, dans un pot de savon noir. Et elle, qui attendait,restait nue, debout, espérant encore. Une minute se passa, il futétonné de cette ombre immobile, il la regarda d’un air de surprise,puis recommença à frotter énergiquement. Alors, les mainstremblantes de hâte, elle se rhabilla, dans une confusion affreusede femme dédaignée. Elle enfilait sa chemise, se battait avec sesjupes, agrafait son corsage de travers, comme si elle eût vouluéchapper à la honte de cette nudité impuissante, bonne désormais àvieillir sous les linges. Et c’était un mépris d’elle-même, undégoût d’en être descendue à ce moyen de fille, dont elle sentaitla bassesse charnelle, maintenant qu’elle était vaincue.

Mais, dès le lendemain, Christine dut se remettre nue, dansl’air glacé, sous la lumière brutale. N’était-ce pas son métier,désormais ? Comment se refuser, à présent que l’habitude enétait prise ? Jamais elle n’aurait causé un chagrin àClaude ; et elle recommençait chaque jour cette défaite de soncorps. Lui, n’en parlait même plus, de ce corps brûlant et humilié.Sa passion de la chair s’était reportée dans son œuvre, sur lesamantes peintes qu’il se donnait. Elles faisaient seules battre sonsang, celles dont chaque membre naissait d’un de ses efforts.Là-bas, à la campagne, lors de son grand amour, s’il avait crutenir le bonheur, en en possédant une enfin, vivante, à pleinsbras, ce n’était encore que l’éternelle illusion, puisqu’ilsétaient restés quand même étrangers ; et il préféraitl’illusion de son art, cette poursuite de la beauté jamaisatteinte, ce désir fou que rien ne contenait. Ah ! les vouloirtoutes, les créer selon son rêve, des gorges de satin, des hanchescouleur d’ambre, des ventres douillets de vierges, et ne les aimerque pour les beaux tons, et les sentir qui fuyaient, sans pouvoirles étreindre ! Christine était la réalité, le but que la mainatteignait, et Claude en avait eu le dégoût en une saison, lui lesoldat de l’incréé, ainsi que Sandoz l’appelait parfois enriant.

Pendant des mois, la pose fut ainsi pour elle une torture. Labonne vie à deux avait cessé, un ménage à trois semblait se faire,comme s’il eût introduit dans la maison une maîtresse, cette femmequ’il peignait d’après elle. Le tableau immense se dressait entreeux, les séparait d’une muraille infranchissable ; et c’étaitau-delà qu’il vivait, avec l’autre. Elle en devenait folle, jalousede ce dédoublement de sa personne, comprenant la misère d’une tellesouffrance, n’osant avouer son mal dont il l’aurait plaisantée. Etpourtant elle ne se trompait pas, elle sentait bien qu’il préféraitsa copie à elle-même, que cette copie était l’adorée, lapréoccupation unique, la tendresse de toutes les heures. Il latuait à la pose pour embellir l’autre, il ne tenait plus que del’autre sa joie ou sa tristesse, selon qu’il la voyait vivre oulanguir sous son pinceau. N’était-ce donc pas de l’amour,cela ? et quelle souffrance de prêter sa chair, pour quel’autre naquît, pour que le cauchemar de cette rivale les hantât,fût toujours entre eux, plus puissant que le réel, dans l’atelier,à table, au lit, partout ! Une poussière, un rien, de lacouleur sur de la toile, une simple apparence qui rompait tout leurbonheur, lui, silencieux, indifférent, brutal parfois, elle,torturée de son abandon, désespérée de ne pouvoir chasser de sonménage cette concubine, si envahissante et si terrible dans sonimmobilité d’image !

Et ce fut dès lors que Christine, décidément battue, sentitpeser sur elle toute la souveraineté de l’art. Cette peinture,qu’elle avait déjà acceptée sans restrictions, elle la haussaencore, au fond d’un tabernacle farouche, devant lequel elledemeurait écrasée, comme devant ces puissants dieux de colère, quel’on honore, dans l’excès de haine et d’épouvante qu’ils inspirent.C’était une peur sacrée, la certitude qu’elle n’avait plus àlutter, qu’elle serait broyée ainsi qu’une paille, si elles’entêtait davantage. Les toiles grandissaient comme des blocs, lesplus petites lui semblaient triomphales, les moins bonnesl’accablaient de leur victoire ; tandis qu’elle ne les jugeaitplus, à terre, tremblante, les trouvant toutes formidables,répondant toujours aux questions de son mari :

« Oh ! très bien !… Oh ! superbe !…Oh ! extraordinaire, extraordinaire,celle-là ! »

Cependant, elle était sans colère contre lui, elle l’adoraitd’une tendresse en pleurs, tellement elle le voyait se dévorerlui-même. Après quelques semaines d’heureux travail, tout s’étaitgâté, il ne pouvait se sortir de sa grande figure de femme. C’étaitpourquoi il tuait son modèle de fatigue, s’acharnant pendant desjournées, puis lâchant tout pour un mois. À dix reprises, la figurefut commencée, abandonnée, refaite complètement. Une année, deuxannées s’écoulèrent, sans que le tableau aboutît, presque terminéparfois, et le lendemain gratté, entièrement à reprendre.

Ah ! cet effort de création dans l’œuvre d’art, cet effortde sang et de larmes dont il agonisait, pour créer de la chair,souffler de la vie ! Toujours en bataille avec le réel, ettoujours vaincu, la lutte contre l’Ange ! Il se brisait àcette besogne impossible de faire tenir toute la nature sur unetoile, épuisé à la longue dans les perpétuelles douleurs quitendaient ses muscles, sans qu’il pût jamais accoucher de songénie. Ce dont les autres se satisfaisaient, l’à peu près du rendu,les tricheries nécessaires, le tracassaient de remords,l’indignaient comme une faiblesse lâche ; et il recommençait,et il gâtait le bien pour le mieux, trouvant que ça ne« parlait » pas, mécontent de ses bonnes femmes, ainsique le disaient plaisamment les camarades, tant qu’elles nedescendaient pas coucher avec lui. Que lui manquait-il donc, pourles créer vivantes ? Un rien sans doute. Il était un peu endeçà, un peu au-delà peut-être. Un jour, le mot de génieincomplet ; entendu derrière son dos, l’avait flatté etépouvanté. Oui, ce devait être cela, le saut trop court ou troplong, le déséquilibrement des nerfs dont il souffrait, ledétraquement héréditaire qui, pour quelques grammes de substance enplus ou en moins, au lieu de faire un grand homme, allait faire unfou. Quand un désespoir le chassait de son atelier, et qu’il fuyaitson œuvre, il emportait maintenant cette idée d’une impuissancefatale, il l’écoutait battre contre son crâne, comme le glasobstiné d’une cloche.

Son existence devint misérable. Jamais le doute de lui-même nel’avait traqué ainsi. Il disparaissait des journées entières ;même il découcha une nuit, rentra hébété le lendemain, sans pouvoirdire d’où il revenait : on pensa qu’il avait battu labanlieue, plutôt que de se retrouver en face de son œuvre manquée.C’était son unique soulagement, fuir dès que cette œuvrel’emplissait de honte et de haine, ne reparaître que lorsqu’il sesentait le courage de l’affronter encore. Et, à son retour, safemme elle-même n’osait le questionner, trop heureuse de le revoir,après l’anxiété de l’attente. Il courait furieusement Paris, lesfaubourgs surtout, par un besoin de s’encanailler, vivant avec desmanœuvres, exprimant à chaque crise son ancien désir d’être legoujat d’un maçon. Est-ce que le bonheur n’était pas d’avoir desmembres solides, abattant vite et bien le travail pour lequel ilsétaient taillés ? Il avait raté son existence, il aurait dû sefaire embaucher autrefois, quand il déjeunait chez Gomard, auChien de Montargis, où il avait eu pour ami un Limousin,un grand gaillard très gai, dont il enviait les gros bras. Puis,lorsqu’il rentrait rue Tourlaque, les jambes brisées, le crânevide, il jetait sur sa peinture le regard navré et peureux qu’onrisque sur une morte, dans une chambre de deuil ; jusqu’à cequ’un nouvel espoir de la ressusciter, de la créer vivante enfin,lui fît remonter une flamme au visage.

Un jour, Christine posait, et la figure de femme, une fois deplus, allait être finie. Mais, depuis une heure, Claudes’assombrissait, perdait de la joie d’enfant qu’il avait montrée,au début de la séance. Aussi n’osait-elle souffler, sentant à sonpropre malaise que tout se gâtait encore, craignant de précipiterla catastrophe, si elle bougeait un doigt. Et, en effet, il eutbrusquement un cri de douleur, il jura dans un éclat detonnerre.

« Ah ! nom de Dieu de nom de Dieu ! »

Il avait jeté sa poignée de brosses du haut de l’échelle. Puis,aveuglé de rage, d’un coup de poing terrible, il creva latoile.

Christine tendait ses mains tremblantes.

« Mon ami, mon ami… »

Mais, quand elle eut couvert ses épaules d’un peignoir, etqu’elle se fût approchée, elle éprouva au cœur une joie aiguë, ungrand élancement de rancune satisfaite. Le poing avait tapé enplein dans la gorge de l’autre, un trou béant se creusait là.Enfin, elle était donc tuée !

Immobile, saisi de son meurtre, Claude regardait cette poitrineouverte sur le vide. Un immense chagrin lui venait de la blessure,par où le sang de son œuvre lui semblait couler. Était-cepossible ? était-ce lui qui avait assassiné ainsi ce qu’ilaimait le plus au monde ? Sa colère tombait à une stupeur, ilse mit à promener ses doigts sur la toile, tirant les bords de ladéchirure, comme s’il avait voulu rapprocher les lèvres d’uneplaie. Il étranglait, il bégayait, éperdu d’une douleur douce,infinie :

« Elle est crevée… elle est crevée… »

Alors, Christine fut remuée jusqu’aux entrailles, dans samaternité pour son grand enfant d’artiste. Elle pardonnait commetoujours, elle voyait bien qu’il n’avait plus qu’une idée,raccommoder à l’instant la déchirure, guérir le mal ; et ellel’aida, ce fut elle qui tint les lambeaux, pendant que, parderrière, il collait un morceau de toile. Quand elle se rhabilla,l’autre était là de nouveau, immortelle, ne gardant à la place ducœur qu’une mince cicatrice, qui acheva de passionner lepeintre.

Dans ce déséquilibrement qui s’aggravait, Claude en arrivait àune sorte de superstition, à une croyance dévote aux procédés. Ilproscrivait l’huile, en parlait comme d’une ennemie personnelle. Aucontraire, l’essence faisait mat et solide ; et il avait dessecrets à lui qu’il cachait, des solutions d’ambre, du copalliquide, d’autres résines encore, qui séchaient vite et empêchaientla peinture de craquer. Seulement, il devait ensuite se battrecontre des embus terribles, car ses toiles absorbantes buvaient ducoup le peu d’huile des couleurs. Toujours la question des pinceauxl’avait préoccupé : il les voulait d’un emmanchement spécial,dédaignant la marte, exigeant du crin séché au four. Puis, lagrosse affaire était le couteau à palette, car il l’employait pourles fonds, comme Courbet ; il en possédait une collection, delongs et flexibles, de larges et trapus, un surtout, triangulaire,pareil à celui des vitriers, qu’il avait fait fabriquer exprès, levrai couteau de Delacroix. Du reste, il n’usait jamais du grattoir,ni du rasoir, qu’il trouvait déshonorants. Mais il se permettaittoutes sortes de pratiques mystérieuses dans l’application du ton,il se forgeait des recettes, en changeait chaque mois, croyaitavoir brusquement découvert la bonne peinture, parce que, répudiantle flot d’huile, la coulée ancienne, il procédait par des touchessuccessives, béjoitées, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la valeurexacte. Une de ses manies avait longtemps été de peindre de droiteà gauche : sans le dire, il était convaincu que cela luiportait bonheur. Et le cas terrible, l’aventure où il s’étaitdétraqué encore, venait d’être sa théorie envahissante des couleurscomplémentaires. Gagnière, le premier, lui en avait parlé, trèsenclin également aux spéculations techniques. Après quoi, lui-même,par la continuelle outrance de sa passion, s’était mis à exagérerce principe scientifique qui fait découler des trois couleursprimaires, le jaune, le rouge, le bleu, les trois couleurssecondaires, l’orange, le vert, le violet, puis toute une série decouleurs complémentaires et similaires, dont les composéss’obtiennent mathématiquement les uns des autres. Ainsi, la scienceentrait dans la peinture, une méthode était créée pourl’observation logique, il n’y avait qu’à prendre la dominante d’untableau, à en établir la complémentaire ou la similaire, pourarriver d’une façon expérimentale aux variations qui se produisent,un rouge se transformant en un jaune près d’un bleu, par exemple,tout un paysage changeant de ton, et par les reflets, et par ladécomposition même de la lumière, selon les nuages qui passent. Ilen tirait cette conclusion vraie, que les objets n’ont pas decouleur fixe, qu’ils se colorent suivant les circonstancesambiantes ; et le grand mal était que, lorsqu’il revenaitmaintenant à l’observation directe, la tête bourdonnante de cettescience, son œil prévenu forçait les nuances délicates, affirmaiten notes trop vives l’exactitude de la théorie ; de sorte queson originalité de notation, si claire, si vibrante de soleil,tournait à la gageure, à un renversement de toutes les habitudes del’œil, des chairs violâtres sous des cieux tricolores. La foliesemblait au bout.

La misère acheva Claude. Elle avait grandi peu à peu, à mesureque le ménage puisait sans compter ; et, lorsque plus un soune resta des vingt mille francs, elle s’abattit, affreuse,irréparable. Christine, qui voulut chercher du travail, ne savaitrien faire, pas même coudre : elle se désolait, les mainsinertes, s’irritait contre son éducation imbécile de demoiselle,qui lui laissait la seule ressource de se placer un jourdomestique, si leur vie continuait à se gâter. Lui, tombé dans lamoquerie parisienne, ne vendait absolument plus rien. Uneexposition indépendante, où il avait montré quelques toiles, avecdes camarades, venait de l’achever près des amateurs, tant lepublic s’était égayé de ces tableaux bariolés de tous les tons del’arc-en-ciel. Les marchands étaient en fuite, M. Hue seulfaisait le voyage de la rue Tourlaque, restait là, extasié, devantles morceaux excessifs, ceux qui éclataient en fusées imprévues, sedésespérant de ne pas les couvrir d’or ; et le peintre avaitbeau dire qu’il les lui donnait, qu’il le suppliait de lesaccepter, le petit bourgeois y mettait une délicatesseextraordinaire, rognait sur sa vie pour amasser une somme de loinen loin, puis emportait alors avec religion la toile délirante,qu’il pendait à côté de ses tableaux de maître. Cette aubaine étaittrop rare, Claude avait dû se résigner à des travaux de commerce,si répugné, si désespéré de culbuter à ce bagne où il jurait de nejamais descendre, qu’il aurait préféré mourir de faim, sans lesdeux pauvres êtres qui agonisaient avec lui. Il connut les cheminsde croix bâclés au rabais, les saints et les saintes à la grosse,les stores dessinés d’après des poncifs, toutes les besognes bassesencanaillant la peinture dans une imagerie bête et sans naïveté.Même il eut la honte de se faire refuser des portraits à vingt-cinqfrancs, parce qu’il ratait la ressemblance ; et il en arrivaau dernier degré de la misère, il travailla « aunuméro » : des petits marchands infimes, qui vendent surles ponts et qui expédient chez les sauvages, lui achetèrent tantpar toile, deux francs, trois francs, selon la dimensionréglementaire. C’était pour lui comme une déchéance physique, il endépérissait, il en sortait malade, incapable d’une séance sérieuse,regardant son grand tableau en détresse, avec des yeux de damné,sans y toucher d’une semaine parfois, comme s’il s’était senti lesmains encrassées et déchues. À peine avait-on du pain, la vastebaraque devenait inhabitable l’hiver, cette halle dont Christines’était montrée glorieuse, en s’y installant. Aujourd’hui, elle, siactive ménagère autrefois, s’y traînait, n’avait plus de cœur à labalayer ; et tout coulait à l’abandon dans le désastre, et lepetit Jacques débilité de mauvaise nourriture, et leurs repas faitsdebout d’une croûte, et leur vie entière, mal conduite, malsoignée, glissée à la saleté des pauvres qui perdent jusqu’àl’orgueil d’eux-mêmes.

Après une année encore, Claude, dans un de ces jours de défaiteoù il fuyait son tableau manqué, fit une rencontre. Cette fois, ils’était juré de ne rentrer jamais, il courait Paris depuis midi,comme s’il avait entendu galoper derrière ses talons le spectreblafard de la grande figure nue, ravagée de continuelles retouches,toujours laissée informe, le poursuivant de son désir douloureux denaître. Un brouillard fondait en une petite pluie jaune, salissantles rues boueuses. Et, vers cinq heures, il traversait la rueRoyale de son pas de somnambule, au risque d’être écrasé, lesvêtements en loques, crotté jusqu’à l’échine, quand un coupés’arrêta brusquement.

« Claude, eh ! Claude !… Vous ne reconnaissezdonc pas vos amies ? »

C’était Irma Bécot, délicieusement vêtue d’une toilette de soiegrise, recouverte de Chantilly. Elle avait abaissé la glace d’unemain vive, elle souriait, elle rayonnait dans l’encadrement de laportière.

« Où allez-vous ? »

Lui, béant, répondit qu’il n’allait nulle part. Elle s’égayaplus haut, en le regardant de ses yeux de vice, avec le retroussisde lèvres pervers d’une dame que tourmente l’envie subite d’unecrudité, aperçue chez une fruitière borgne.

« Montez alors, il y a si longtemps qu’on ne s’estvu !… Montez donc, vous allez être renversé ! »

En effet, les cochers s’impatientaient, poussaient leurschevaux, au milieu d’un vacarme ; et il monta, étourdi ;et elle l’emporta, ruisselant, avec son hérissement farouche depauvre, dans le petit coupé de satin bleu, assis à moitié sur lesdentelles de sa jupe ; tandis que les fiacres rigolaient del’enlèvement, en prenant la queue, pour rétablir lacirculation.

Irma Bécot avait enfin réalisé son rêve d’un hôtel à elle, surl’avenue de Villiers. Mais elle y avait mis des années, le terraind’abord acheté par un amant, puis les cinq cent mille francs de labâtisse, les trois cent mille francs des meubles, fournis pard’autres, au petit bonheur des coups de passion. C’était unedemeure princière, d’un luxe magnifique, surtout d’un extrêmeraffinement dans le bien-être voluptueux, une grande alcôve defemme sensuelle, un grand lit d’amour qui commençait aux tapis duvestibule, pour monter et s’étendre jusqu’aux murs capitonnés deschambres. Aujourd’hui, après avoir beaucoup coûté, l’aubergerapportait davantage, car on y payait le renom de ses matelas depourpre, les nuits y étaient chères.

En rentrant avec Claude, Irma défendit sa porte. Elle aurait misle feu à toute cette fortune, pour un caprice satisfait. Comme ilspassaient ensemble dans la salle à manger, monsieur, l’amant quipayait alors, tenta d’y pénétrer quand même ; mais elle le fitrenvoyer, très haut, sans craindre d’être entendue. Puis, à table,elle eut des rires d’enfant, mangea de tout, elle qui n’avaitjamais faim ; et elle couvait le peintre d’un regard ravi,l’air amusé de sa forte barbe mal tenue, de son veston de travailaux boutons arrachés. Lui, dans un rêve, se laissait faire,mangeait aussi avec l’appétit glouton des grandes crises. Le dînerfut silencieux, le maître d’hôtel servait avec une dignitéhautaine.

« Louis, vous porterez le café et les liqueurs dans machambre. »

Il n’était guère plus de huit heures, et Irma voulut s’yenfermer tout de suite avec Claude. Elle poussa le verrou,plaisanta : bonsoir, madame est couchée !

« Mets-toi à ton aise, je te garde… Hein ? il y aassez longtemps qu’on en cause ! À la fin, c’est tropbête ! »

Alors, lui, tranquillement, enleva son veston dans la chambresomptueuse, aux murs de soie mauve, garnis d’une dentelle d’argent,au lit colossal, drapé de broderies anciennes, pareil à un trône.Il avait l’habitude d’être en manches de chemise, il se crut chezlui. Autant dormir là que sous un pont, puisqu’il avait juré de nerentrer jamais plus. Son aventure ne l’étonnait même pas, dans ledétraquement de sa vie. Et elle, ne pouvant comprendre cet abandonbrutal, le trouvait drôle à mourir, se récréait comme une filleéchappée, à moitié dévêtue elle-même, le pinçant, le mordant,jouant à des jeux de mains, en vrai petit voyou du pavé.

« Tu sais, ma tête pour les jobards, mon Titien, comme ilsdisent, ce n’est pas pour toi… Ah ! tu me changes, vrai !tu es différent ! »

Et elle l’empoignait, lui disait combien elle avait eu envie delui, parce qu’il était mal peigné. De grands rires étranglaient lesmots dans sa gorge. Il lui semblait si laid, si comique, qu’elle lebaisait partout avec rage.

Vers trois heures du matin, au milieu des draps froissés,arrachés, Irma s’allongea, nue, la chair gonflée de sa débauche,bégayante de lassitude.

« Et ton collage, à propos, tu l’as doncépousé ? »

Claude, qui s’endormait, rouvrit des yeux hébétés.

« Oui.

– Et tu couches toujours avec ?

– Mais oui. »

Elle se remit à rire, elle ajouta simplement :

« Ah ! mon pauvre gros, mon pauvre gros, ce que vousdevez vous embêter ! »

Le lendemain, quand Irma laissa partir Claude, toute rose commeaprès une nuit de grand repos, correcte dans son peignoir, coifféedéjà et calmée, elle garda un instant ses mains entre lessiennes ; et, très affectueuse, elle le contemplait d’un air àla fois attendri et blagueur.

« Mon pauvre gros, ça ne t’a pas fait plaisir. Non !ne jure pas, nous le sentons, nous autres femmes… Mais, à moi, çam’en a fait beaucoup, oh ! beaucoup… Merci, mercibien ! »

Et c’était fini, il aurait fallu qu’il la payât très cher, pourqu’elle recommençât.

Claude, directement, rentra rue Tourlaque, dans la secousse decette bonne fortune. Il en éprouvait un singulier mélange de vanitéet de remords, qui pendant deux jours le rendit indifférent à lapeinture, rêvassant qu’il avait peut-être bien manqué sa vie.D’ailleurs, il était si étrange à son retour, si débordant de sanuit, que, Christine l’ayant questionné, il balbutia d’abord, puisavoua tout. Il y eut une scène, elle pleura longtemps, pardonnaencore, pleine d’une indulgence infinie pour ses fautes,s’inquiétant maintenant, comme si elle eût craint qu’une pareillenuit ne l’eût trop fatigué. Et, du fond de son chagrin, montait unejoie inconsciente, l’orgueil qu’on ait pu l’aimer, l’égaiementpassionné de le voir capable d’une escapade, l’espoir aussi qu’illui reviendrait, puisqu’il était allé chez une autre. Ellefrissonnait dans l’odeur de désir qu’il rapportait, elle n’avaittoujours au cœur qu’une jalousie, cette peinture exécrée, à cepoint qu’elle l’aurait plutôt jeté à une femme.

Mais, vers le milieu de l’hiver, Claude eut une nouvelle pousséede courage. Un jour, rangeant de vieux châssis, il retrouva, tombéderrière, un ancien bout de toile. C’était la figure nue, la femmecouchée de Plein air, qu’il avait seule gardée, en lacoupant dans le tableau, lorsque celui-ci lui était revenu du Salondes Refusés. Et, comme il la déroulait, il lâcha un crid’admiration.

« Nom de Dieu ! que c’est beau ! »

Tout de suite, il la fixa au mur par quatre clous ; et, dèslors, il passa des heures à la contempler. Ses mains tremblaient,un flot de sang lui montait au visage. Était-ce possible qu’il eûtpeint un tel morceau de maître ? Il avait donc du génie, en cetemps-là ? On lui avait donc changé le crâne, et les yeux, etles doigts ? Une telle fièvre l’exaltait, un tel besoin des’épancher, qu’il finissait par appeler sa femme.

« Viens donc voir !… Hein ? est-elleplantée ? en a-t-elle, des muscles emmanchés finement ?…Cette cuisse-là, tiens ! baignée de soleil. Et l’épaule, ici,jusqu’au renflement du sein… Ah ! mon Dieu ! c’est de lavie, je la sens vivre, moi, comme si je la touchais, la peau soupleet tiède, avec son odeur. »

Christine, debout près de lui, regardait, répondait par desparoles brèves. Cette résurrection d’elle-même, après des années,telle qu’elle était à dix-huit ans, l’avait d’abord flattée etsurprise. Mais, depuis qu’elle le voyait se passionner ainsi, elleressentait un malaise grandissant, une vague irritation sans causeavouée.

« Comment ! tu ne la trouves pas d’une beauté às’agenouiller devant elle ?

– Si, si… Seulement, elle a noirci. »

Claude protestait avec violence. Noirci, allons donc !Jamais elle ne noircirait, elle avait l’immortelle jeunesse. Unvéritable amour s’était emparé de lui, il parlait d’elle ainsi qued’une personne, avait de brusques besoins de la revoir, qui luifaisaient tout quitter, comme pour courir à un rendez-vous.

Puis, un matin, il fut pris d’une fringale de travail.

« Mais, nom d’un chien ! puisque j’ai fait ça, je puisbien le refaire… Ah ! cette fois, si je ne suis pas une brute,nous allons voir ! »

Et Christine, immédiatement, dut lui donner une séance de pose,car il était déjà sur son échelle, brûlant de se remettre à songrand tableau. Pendant un mois, il la tint huit heures par jour,nue, les pieds malades d’immobilité, sans pitié pour l’épuisementoù il la sentait, de même qu’il se montrait d’une dureté férocepour sa propre fatigue. Il s’entêtait à un chef-d’œuvre, ilexigeait que sa figure debout valût cette figure couchée, qu’ilvoyait sur le mur rayonner de vie. Continuellement, il laconsultait, il la comparait, désespéré et fouetté par la peur de nel’égaler jamais plus. Il lui jetait un coup d’œil, un autre àChristine, un autre à sa toile, s’emportait en jurons, quand il nese contentait pas. Enfin, il tomba sur sa femme.

« Aussi, ma chère, tu n’es plus comme là-bas, quai deBourbon. Ah ! mais, plus du tout !… C’est très drôle, tuas eu la poitrine mûre de bonne heure. Je me souviens de masurprise, quand je t’ai vue avec une gorge de vraie femme, tandisque le reste gardait la finesse grêle de l’enfance… Et si souple,et si frais, une éclosion de bouton, un charme de printemps…Certes, oui, tu peux t’en flatter, ton corps a été bigrementbien ! »

Il ne disait pas ces choses pour la blesser, il parlaitsimplement en observateur, fermant les yeux à demi, causant de soncorps comme d’une pièce d’étude qui s’abîmait.

« Le ton est toujours splendide, mais le dessin, non, non,ce n’est plus ça !… Les jambes, oh ! les jambes, trèsbien encore : c’est ce qui s’en va en dernier, chez la femme…Seulement, le ventre et les seins, dame ! ça se gâte. Ainsi,regarde-toi dans la glace : il y a là, près des aisselles, despoches qui se gonflent, et ça n’a rien de beau. Va, tu peuxchercher sur son corps, à elle, ces poches n’y sont pas. »

D’un regard tendre, il désignait la figure couchée ; et ilconclut :

« Ce n’est point ta faute, mais c’est évidemment ça qui mefiche dedans… Ah ! pas de chance ! »

Elle écoutait, elle chancelait, dans son chagrin. Ces heures depose, dont elle avait déjà tant souffert, tournaient maintenant àun supplice intolérable. Quelle était donc cette nouvelleinvention, de l’accabler avec sa jeunesse, de souffler sur sajalousie, en lui donnant le regret empoisonné de sa beautédisparue ? Voilà qu’elle devenait sa propre rivale, qu’elle nepouvait plus regarder son ancienne image, sans être mordue au cœurd’une envie mauvaise ! Ah ! que cette image, cette étudefaite d’après elle, avait pesé sur son existence ! Tout sonmalheur était là : sa gorge montrée d’abord dans sonsommeil ; puis, son corps vierge dévêtu librement, en uneminute de tendresse charitable ; puis, ce don d’elle-même,après les rires de la foule, huant sa nudité ; puis, sa vieentière, son abaissement à ce métier de modèle, où elle avait perdujusqu’à l’amour de son mari. Et elle renaissait, cette image, elleressuscitait, plus vivante qu’elle, pour achever de la tuer ;car il n’y avait désormais qu’une œuvre, c’était la femme couchéede l’ancienne toile qui se relevait à présent, dans la femme deboutdu nouveau tableau.

Alors, à chaque séance, Christine se sentit vieillir. Elleabaissait sur elle des regards troubles, elle croyait voir secreuser des rides, se déformer les lignes pures. Jamais elle nes’était étudiée ainsi, elle avait la honte et le dégoût de soncorps, ce désespoir infini des femmes ardentes, lorsque l’amour lesquitte avec leur beauté. Était-ce donc pour cela qu’il ne l’aimaitplus, qu’il allait passer les nuits chez d’autres, et qu’il seréfugiait dans la passion hors nature de son œuvre ? Elle enperdait l’intelligence nette des choses, elle en tombait à unedéchéance, vivant en camisole et en jupe sales, n’ayant plus lacoquetterie de sa grâce, découragée par cette idée qu’il devenaitinutile de lutter, puisqu’elle était vieille.

Un jour, Claude, enragé par une mauvaise séance, eut un criterrible dont elle ne devait plus guérir. Il avait failli crever denouveau sa toile, hors de lui, secoué d’une de ces colères, où ilsemblait irresponsable. Et, se soulageant sur elle, le poingtendu :

« Non, décidément, je ne puis rien faire avec ça… Ah !vois-tu, quand on veut poser, il ne faut pas avoird’enfant ! »

Révoltée sous l’outrage, pleurante, elle courut se rhabiller.Mais ses mains s’égaraient, elle ne trouvait pas ses vêtements pourse couvrir assez vite. Tout de suite, lui, plein de remords, étaitdescendu la consoler.

« Voyons, j’ai eu tort, je suis un misérable… De grâce,pose, pose encore un peu, pour me prouver que tu ne m’en veuxpoint. »

Il la rattrapait, nue entre ses bras, il lui disputait sachemise, qu’elle avait déjà passée à moitié. Et elle pardonna unefois de plus, elle reprit la pose, si frémissante, que des ondesdouloureuses passaient le long de ses membres ; tandis que,dans son immobilité de statue, de grosses larmes muettescontinuaient de tomber de ses joues sur sa gorge, où ellesruisselaient. Son enfant, ah ! certes, oui, il aurait mieuxfait de ne pas naître ! C’était lui peut-être la cause detout. Elle ne pleura plus, elle excusait déjà le père, elle sesentait une colère sourde contre le pauvre être, pour qui samaternité ne s’était jamais éveillée, et qu’elle haïssaitmaintenant, à cette idée qu’il avait pu, en elle, détruirel’amante.

Pourtant, Claude s’obstinait cette fois, et il acheva letableau, il jura qu’il l’enverrait quand même au Salon. Il nequittait plus son échelle, il nettoyait les fonds jusqu’à la nuitnoire. Enfin, épuisé, il déclara qu’il n’y toucherait pasdavantage ; et, ce jour-là, comme Sandoz montait le voir, versquatre heures, il ne le trouva point. Christine répondit qu’ilvenait de sortir, pour prendre l’air un moment sur la butte.

La lente rupture s’était aggravée entre Claude et les amis del’ancienne bande. Chacun de ces derniers avait écourté et espacéses visites, mal à l’aise devant cette peinture troublante, de plusen plus bousculé par le détraquage de cette admiration dejeunesse ; et, maintenant, tous étaient en fuite, pas un n’yretournait. Gagnière, lui, avait même quitté Paris, pour allerhabiter l’une de ses maisons de Melun, où il vivait chichement dela location de l’autre, après s’être marié, à la stupéfaction descamarades, avec sa maîtresse de piano, une vieille demoiselle quilui jouait du Wagner, le soir. Quant à Mahoudeau, il alléguait sontravail, car il commençait à gagner quelque argent, grâce à unfabricant de bronzes d’art qui lui faisait retoucher ses modèles.C’était une autre histoire pour Jory, que personne ne voyait,depuis que Mathilde le tenait cloîtré, despotiquement : ellele nourrissait à crever de petits plats, l’abêtissait de pratiquesamoureuses, le gorgeait de tout ce qu’il aimait, à un tel point,que lui, l’ancien coureur de trottoirs, l’avare qui ramassait sesplaisirs au coin des bornes pour ne pas les payer, en était tombé àune domesticité de chien fidèle, donnant les clefs de son argent,ayant en poche de quoi acheter un cigare, les jours seulement oùelle voulait bien lui laisser vingt sous ; on racontait mêmequ’en fille autrefois dévote, afin de consolider sa conquête, ellele jetait dans la religion et lui parlait de la mort, dont il avaitune peur atroce. Seul, Fagerolles affectait une vive cordialité àl’égard de son vieil ami, lorsqu’il le rencontrait, promettanttoujours d’aller le voir, ce qu’il ne faisait jamais dureste : il avait tant d’occupations, depuis son grand succès,tambouriné, affiché, célébré, en marche pour toutes les fortunes ettous les honneurs ! Et Claude ne regrettait guère que Dubuche,par une lâcheté tendre des vieux souvenirs d’enfance, malgré lesfroissements que la différence de leurs natures avait amenés plustard. Mais Dubuche, semblait-il, n’était pas heureux non plus deson côté, comblé de millions sans doute, et cependant misérable, encontinuelle dispute avec son beau-père qui se plaignait d’avoir ététrompé sur ses capacités d’architecte, obligé de vivre dans lespotions de sa femme malade et de ses deux enfants, des fœtus venusavant terme, que l’on élevait sous de la ouate.

De toutes ces amitiés mortes, il n’y avait donc que Sandoz quiparût connaître encore le chemin de la rue Tourlaque. Il y revenaitpour le petit Jacques, son filleul, pour cette triste femme aussi,cette Christine dont le visage de passion, au milieu de cettemisère, le remuait profondément, comme une de ces visions degrandes amoureuses qu’il aurait voulu faire passer dans ses livres.Et, surtout, sa fraternité d’artiste augmentait, depuis qu’ilvoyait Claude perdre pied, sombrer au fond de la folie héroïque del’art. D’abord, il en était resté plein d’étonnement, car il avaitcru à son ami plus qu’à lui-même, il se mettait le second depuis lecollège, en le plaçant très haut, au rang des maîtres quirévolutionnent une époque. Ensuite, un attendrissement douloureuxlui était venu de cette faillite du génie, une amère et saignantepitié, devant ce tourment effroyable de l’impuissance. Est-ce qu’onsavait jamais, en art, où était le fou ? Tous les ratés letouchaient aux larmes, et plus le tableau ou le livre tombait àl’aberration, à l’effort grotesque et lamentable, plus ilfrémissait de charité, avec le besoin d’endormir pieusement dansl’extravagance de leurs rêves, ces foudroyés de l’œuvre.

Le jour où Sandoz était monté sans trouver le peintre, il nes’en alla pas, il insista, en voyant les yeux de Christine rougisde larmes.

« Si vous pensez qu’il doive rentrer bientôt, je vaisl’attendre.

– Oh ! il ne peut tarder.

– Alors, je reste, à moins que je ne vous dérange. »

Jamais elle ne l’avait ému à ce point, avec son affaissement defemme délaissée, ses gestes las, sa parole lente, son insouciancede tout ce qui n’était pas la passion dont elle brûlait. Depuis unesemaine peut-être, elle ne rangeait plus une chaise, n’essuyaitplus un meuble, laissant s’accomplir la débâcle du ménage, ayant àpeine la force de se mouvoir elle-même. Et c’était à serrer lecœur, sous la lumière crue de la grande baie, cette misèreculbutant dans la saleté, cette sorte de hangar mal crépi, nu etencombré de désordre, où l’on grelottait de tristesse, malgré laclaire après-midi de février.

Christine, pesamment, était allée se rasseoir près d’un lit defer, que Sandoz n’avait pas remarqué en entrant.

« Tiens ! demanda-t-il, est-ce que Jacques estmalade ? »

Elle recouvrait l’enfant, dont les mains, sans cesse,repoussaient le drap.

« Oui, il ne se lève plus depuis trois jours. Nous avonsapporté là son lit, pour qu’il soit avec nous… Oh ! il n’ajamais été solide. Mais il va de moins en moins bien, c’estdésespérant. »

Les regards fixes, elle parlait d’une voix monotone, et ils’effraya, quand il se fut approché. Blême, la tête de l’enfantsemblait avoir grossi encore, si lourde de crâne maintenant, qu’ilne pouvait plus la porter. Elle reposait inerte, on l’aurait cruedéjà morte, sans le souffle fort qui sortait des lèvresdécolorées.

« Mon petit Jacques, c’est moi, c’est ton parrain… Est-ceque tu ne veux pas me dire bonjour ? »

Péniblement, la tête fit un vain effort pour se soulever, lespaupières s’entr’ouvrirent, montrant le blanc des yeux, puis serefermèrent.

« Mais avez-vous vu un médecin ? »

Elle eut un haussement d’épaules.

« Oh ! les médecins ! est-ce qu’ilssavent ?… Il en est venu un, il a dit qu’il n’y avait rien àfaire… Espérons que ce sera une alerte encore. Le voilà qui a douzeans. C’est la croissance. »

Sandoz, glacé, se tut, pour ne pas augmenter son inquiétude,puisqu’elle ne paraissait pas voir la gravité du mal. Il se promenaen silence, il s’arrêta devant le tableau.

« Ah ! ah ! ça marche, il est en bonne route,cette fois.

– Il est fini.

– Comment, fini ! »

Et, quand elle eut ajouté que la toile devait partir la semainesuivante pour le Salon, il resta gêné, il s’assit sur le divan, enhomme qui désirait la juger sans hâte. Les fonds, les quais, laSeine, d’où montait la pointe triomphale de la Cité, demeuraient àl’état d’ébauche, mais d’ébauche magistrale, comme si le peintreavait eu peur de gâter le Paris de son rêve, en le finissantdavantage. À gauche se trouvait aussi un groupe excellent, lesdébardeurs qui déchargeaient les sacs de plâtre, des morceaux trèstravaillés ceux-là, d’une belle puissance de facture. Seulement, labarque des femmes, au milieu, trouait le tableau d’un flamboiementde chairs qui n’étaient pas à leur place ; et la grande figurenue surtout, peinte dans la fièvre, avait un éclat, ungrandissement d’hallucination d’une fausseté étrange etdéconcertante, au milieu des réalités voisines.

Sandoz, silencieux, se désespérait, en face de cet avortementsuperbe. Mais il rencontra les yeux de Christine fixés sur lui, etil eut la force de murmurer :

« Étonnante, oh ! la femme,étonnante ! »

D’ailleurs, Claude rentra au même moment. Il eut une exclamationde joie en apercevant son vieil ami, il lui serra vigoureusement lamain. Puis, il s’approcha de Christine, baisa le petit Jacques, quiavait de nouveau rejeté la couverture.

« Comment va-t-il ?

– Toujours la même chose.

– Bon ! bon ! il grandit trop, le repos le remettra.Je te disais bien de ne pas t’inquiéter. »

Et Claude alla s’asseoir sur le divan, près de Sandoz. Tous deuxs’abandonnaient, se renversaient, couchés à demi, les regards enl’air, parcourant le tableau ; tandis que Christine, à côté dulit, ne regardait rien, ne semblait penser à rien, dans ladésolation continue de son cœur. Peu à peu, la nuit venait, la vivelumière de la baie vitrée pâlissait déjà, se décolorait en unetombée de crépuscule, uniforme et lente.

« Alors, c’est décidé, ta femme m’a dit que tul’envoyais ?

– Oui.

– Tu as raison, il faut en sortir, de cette machine… Oh !il y a des morceaux, là-dedans ! Cette fuite du quai, àgauche ; et l’homme qui soulève un sac, en bas…Seulement… »

Il hésitait, il osa enfin.

« Seulement, c’est drôle que tu te sois entêté à laisserces baigneuses nues… Ça ne s’explique guère, je t’assure, et tum’avais promis de les habiller, te souviens-tu ?… Tu y tiensdonc bien, à ces femmes ?

– Oui. »

Claude répondait sèchement, avec l’obstination de l’idée fixe,qui dédaigne même de donner des raisons. Il avait croisé les deuxbras sous sa nuque, il se mit à parler d’autre chose, sans quitterdes yeux son tableau, que le crépuscule commençait à obscurcird’une ombre fine.

« Tu ne sais pas d’où je viens ? Je viens de chezCourajod… Hein ? le grand paysagiste, le peintre de laMare de Gagny, qui est au Luxembourg ! Tu terappelles, je le croyais mort, et nous avons su qu’il habitait unemaison près d’ici, de l’autre côté de la butte, rue de l’Abreuvoir…Eh bien, mon vieux, il me tracassait, Courajod ! En allantprendre l’air parfois, j’avais découvert sa baraque, je ne pouvaisplus passer devant, sans avoir l’envie d’entrer. Pense donc !un maître, un gaillard qui a inventé notre paysage d’à présent, etqui vit là, inconnu, fini, terré comme une taupe !… Puis, tun’as pas idée de la rue ni de la cambuse : une rue decampagne, emplie de volailles, bordée de talus gazonnés ; unecambuse pareille à un jouet d’enfant, avec de petites fenêtres, unepetite porte, un petit jardin, oh ! le jardin, une lichette deterre en pente raide, plantée de quatre poiriers, encombrée detoute une basse-cour faite de planches verdies, de vieux plâtres,de grillages en fer consolidés de ficelles… »

Sa voix se ralentissait, il clignait les paupières, comme si lapréoccupation de son tableau fût invinciblement rentrée en lui,l’envahissant peu à peu, au point de le gêner dans ce qu’ildisait.

« Aujourd’hui, voilà que j’aperçois justement Courajod sursa porte… Un vieux de quatre-vingts ans passés, ratatiné, rapetisséà la taille d’un gamin. Non ! il faut l’avoir rencontré avecses sabots, son tricot de paysan, sa marmotte de vieille femme… Et,bravement, je m’approche, je lui dis : « MonsieurCourajod, je vous connais bien, vous avez au Luxembourg un tableauqui est un chef-d’œuvre, permettez à un peintre de vous serrer lamain, ainsi qu’à un maître. » Ah ! du coup, si tu l’avaisvu prendre peur, bégayer, reculer, comme si je voulais le battre.Une fuite… Je l’avais suivi, il s’est calmé, m’a montré ses poules,ses canards, ses lapins, ses chiens, une ménagerie extraordinaire,jusqu’à un corbeau ! Il vit au milieu de ça, il ne parle plusqu’à des bêtes. Quant à l’horizon, superbe ! toute la plaineSaint-Denis, des lieues et des lieues, avec des rivières, desvilles, des fabriques qui fument, des trains qui soufflent. Enfin,un vrai trou d’ermite dans la montagne, le dos tourné à Paris, lesyeux là-bas, dans la campagne sans bornes… Naturellement, je suisrevenu à mon affaire. « Oh ! monsieur Courajod, queltalent ! Si vous saviez l’admiration que nous avons pourvous ! Vous êtes une de nos gloires, vous resterez comme notrepère à tous. » Ses lèvres s’étaient remises à trembler, il meregardait de son air d’épouvante stupide, il ne m’aurait pasrepoussé d’un geste plus suppliant, si j’avais déterré devant luiquelque cadavre de sa jeunesse ; et il mâchonnait des parolessans suite, entre ses gencives, un zézaiement de vieillard retombéen enfance, impossible à comprendre : « Sais pas… siloin… trop vieux… m’en fiche bien… » Bref, il m’a flanquédehors, je l’ai entendu qui tournait sa clef violemment, qui sebarricadait avec ses bêtes, contre les tentatives d’admiration dela rue… Ah ! ce grand homme finissant en épicier retiré, ceretour volontaire au néant, avant la mort ! Ah ! lagloire, la gloire pour qui nous mourrons, nousautres ! »

De plus en plus étouffée, sa voix s’éteignit en un grand soupirdouloureux. La nuit continuait à se faire, une nuit dont le flotpeu à peu amassé dans les coins, montait d’une crue lente,inexorable, submergeant les pieds de la table et des chaises, toutela confusion des choses traînant sur le carreau. Déjà, le bas de latoile se noyait ; et lui, les yeux désespérément fixés,semblait étudier le progrès des ténèbres, comme s’il eût enfin jugéson œuvre, dans cette agonie du jour ; pendant que, au milieudu profond silence, on n’entendait plus que le souffle rauque dupetit malade, près de qui apparaissait encore la silhouette noirede la mère, immobile.

Sandoz, alors, parla à son tour, les bras également noués sousla nuque, le dos renversé sur un coussin du divan.

« Est-ce qu’on sait ? est-ce qu’il ne vaudrait pasmieux vivre et mourir inconnu ? Quelle duperie, si cettegloire de l’artiste n’existait pas plus que le paradis ducatéchisme, dont les enfants eux-mêmes se moquent désormais !Nous qui ne croyons plus à Dieu, nous croyons à notre immortalité…Ah ! misère ! »

Et, pénétré par la mélancolie du crépuscule, il se confessa, ildit ses propres tourments, que réveillait tout ce qu’il sentait làde souffrance humaine.

« Tiens ! moi que tu envies peut-être, mon vieux,oui ! moi qui commence à faire mes affaires, comme disent lesbourgeois, qui publie des bouquins et qui gagne quelque argent, ehbien ! moi, j’en meurs… Je te l’ai répété souvent, mais tu neme crois pas, parce que le bonheur pour toi qui produis avec tantde peine, qui ne peux arriver au public, ce serait naturellement deproduire beaucoup, d’être vu, loué ou éreinté… Ah ! sois reçuau prochain Salon, entre dans le vacarme, fais d’autres tableaux,et tu me diras ensuite si cela te suffit, si tu es heureux enfin…Écoute, le travail a pris mon existence. Peu à peu, il m’a volé mamère, ma femme, tout ce que j’aime. C’est le germe apporté dans lecrâne, qui mange la cervelle, qui envahit le tronc, les membres,qui ronge le corps entier. Dès que je saute du lit, le matin, letravail m’empoigne, me cloue à ma table, sans me laisser respirerune bouffée de grand air ; puis, il me suit au déjeuner, jeremâche sourdement mes phrases avec mon pain ; puis, ilm’accompagne quand je sors, rentre dîner dans mon assiette, secouche le soir sur mon oreiller, si impitoyable, que jamais je n’aile pouvoir d’arrêter l’œuvre en train, dont la végétation continue,jusqu’au fond de mon sommeil… Et plus un être n’existe en dehors,je monte embrasser ma mère, tellement distrait, que dix minutesaprès l’avoir quittée, je me demande si je lui ai réellement ditbonjour. Ma pauvre femme n’a pas de mari, je ne suis plus avecelle, même lorsque nos mains se touchent. Parfois la sensationaiguë me vient que je leur rends les journées tristes, et j’en aiun grand remords, car le bonheur est uniquement fait de bonté, defranchise et de gaieté, dans un ménage ; mais est-ce que jepuis m’échapper des pattes du monstre ! Tout de suite, jeretombe au somnambulisme des heures de création, aux indifférenceset aux maussaderies de mon idée fixe. Tant mieux si les pages dumatin ont bien marché, tant pis si une d’elles est restée endétresse ! La maison rira ou pleurera, selon le bon plaisir dutravail dévorateur… Non ! non ! plus rien n’est à moi,j’ai rêvé des repos à la campagne, des voyages lointains, dans mesjours de misère ; et, aujourd’hui que je pourrais mecontenter, l’œuvre commencée est là qui me cloître : pas unesortie au soleil matinal, pas une escapade chez un ami, pas unefolie de paresse ! Jusqu’à ma volonté qui y passe, l’habitudeest prise, j’ai fermé la porte au monde derrière moi, et j’ai jetéla clef par la fenêtre… Plus rien, plus rien dans mon trou que letravail et moi, et il me mangera, et il n’y aura plus rien, plusrien ! »

Il se tut, un nouveau silence régna dans l’ombre croissante.Puis, il recommença péniblement.

« Encore si l’on se contentait, si l’on tirait quelque joiede cette existence de chien !… Ah ! je ne sais pascomment ils font, ceux qui fument des cigarettes et qui sechatouillent béatement la barbe en travaillant. Oui, il y en a,paraît-il, pour lesquels la production est un plaisir facile, bon àprendre, bon à quitter, sans fièvre aucune. Ils sont ravis, ilss’admirent, ils ne peuvent écrire deux lignes qui ne soient pasdeux lignes d’une qualité rare, distinguée, introuvable… Eh bien,moi, je m’accouche avec les fers, et l’enfant, quand même, mesemble une horreur. Est-il possible qu’on soit assez dépourvu dedoute, pour croire en soi ? Cela me stupéfie de voir desgaillards qui nient furieusement les autres, perdre toute critique,tout bon sens, lorsqu’il s’agit de leurs enfants bâtards. Eh !c’est toujours très laid, un livre ! il faut ne pas en avoirfait la sale cuisine, pour l’aimer… Je ne parle pas des potéesd’injures qu’on reçoit. Au lieu de m’incommoder, elles m’excitentplutôt. J’en vois que les attaques bouleversent, qui ont le besoinpeu fier de se créer des sympathies. Simple fatalité de nature,certaines femmes en mourraient, si elles ne plaisaient pas. Maisl’insulte est saine, c’est une mâle école que l’impopularité, rienne vaut, pour vous entretenir en souplesse et en force, la huée desimbéciles. Il suffit de se dire qu’on a donné sa vie à une œuvre,qu’on n’attend ni justice immédiate, ni même examen sérieux, qu’ontravaille enfin sans espoir d’aucune sorte, uniquement parce que letravail bat sous votre peau comme le cœur, en dehors de lavolonté ; et l’on arrive très bien à en mourir, avecl’illusion consolante qu’on sera aimé un jour… Ah ! si lesautres savaient de quelle gaillarde façon je porte leurscolères ! Seulement, il y a moi, et moi, je m’accable, je medésole à ne plus vivre une minute heureux. Mon Dieu ! qued’heures terribles, dès le jour où je commence un roman ! Lespremiers chapitres marchent encore, j’ai de l’espace pour avoir dugénie ; ensuite, me voilà éperdu, jamais satisfait de la tâchequotidienne, condamnant déjà le livre en train, le jugeantinférieur aux aînés, me forgeant des tortures de pages, de phrases,de mots, si bien que les virgules elles-mêmes prennent des laideursdont je souffre. Et, quand il est fini, ah ! quand il estfini, quel soulagement ! non pas cette jouissance du monsieurqui s’exalte dans l’adoration de son fruit, mais le juron duportefaix qui jette bas le fardeau dont il a l’échine cassée… Puis,ça recommence ; puis, ça recommencera toujours ; puis,j’en crèverai, furieux contre moi, exaspéré de n’avoir pas eu plusde talent, enragé de pas laisser une œuvre plus complète, plushaute, des livres sur des livres, l’entassement d’unemontagne ; et j’aurai, en mourant, l’affreux doute de labesogne faite, me demandant si c’était bien ça, si je ne devais pasaller à gauche, lorsque j’ai passé à droite ; et ma dernièreparole, mon dernier râle sera pour vouloir tout refaire… »

Une émotion l’avait pris, ses paroles s’étranglaient, il dutsouffler un instant, avant de jeter ce cri passionné, où s’envolaittout son lyrisme impénitent :

« Ah ! une vie, une seconde vie, qui me la donnera,pour que le travail me la vole et pour que j’en meureencore ! »

La nuit s’était faite, on n’apercevait plus la silhouette raidiede la mère, il semblait que le souffle rauque de l’enfant vînt desténèbres, une détresse énorme et lointaine montant des rues. Detout l’atelier, tombé à un noir lugubre, la grande toile seulegardait une pâleur, un dernier reste de jour qui s’effaçait. Onvoyait, pareille à une vision agonisante, flotter la figure nue,mais sans forme précise, les jambes déjà évanouies, un bras mangé,n’ayant de net que la rondeur du ventre, dont la chair luisait,couleur de lune.

Après un long silence, Sandoz demanda :

« Veux-tu que j’aille avec toi, lorsque tu accompagneraslà-bas ton tableau ? »

Claude ne lui répondant pas, il crut l’entendre pleurer.Était-ce la tristesse infinie, le désespoir dont il venait d’êtresecoué lui-même ? Il attendit, il répéta sa question ; etle peintre, alors, après avoir ravalé un sanglot, bégayaenfin :

« Merci, mon vieux, le tableau reste, je ne l’enverraipas.

– Comment, tu étais décidé ?

– Oui, oui, j’étais décidé… Mais je ne l’avais pas vu, et jeviens de le voir, sous ce jour qui tombait… Ah ! c’est raté,raté encore, ah ! ça m’a tapé dans les yeux comme un coup depoing, j’en ai eu la secousse au cœur ! »

Ses larmes, maintenant, ruisselaient lentes et tièdes, dansl’obscurité qui le cachait. Il s’était contenu, et le drame dontl’angoisse silencieuse l’avait ravagé, éclatait malgré lui.

« Mon pauvre ami, murmura Sandoz bouleversé, c’est dur à sedire, mais tu as peut-être raison tout de même d’attendre, poursoigner des morceaux… Seulement, je suis furieux, car je vaiscroire que c’est moi qui t’ai découragé, avec mon éternel etstupide mécontentement des choses. »

Claude, simplement, répondit :

« Toi ! je ne t’écoutais pas… Non, je regardais toutqui fichait le camp, dans cette sacrée toile. La lumière s’enallait, et il y a eu un moment, sous un petit jour gris, très fin,où j’ai brusquement vu clair : oui, rien ne tient, les fondsseuls sont jolis, la femme nue détonne comme un pétard, pas mêmed’aplomb, les jambes mauvaises… Ah ! c’était à en crever ducoup, j’ai senti que la vie se décrochait dans ma carcasse… Puis,les ténèbres ont coulé encore, encore : un vertige, unengouffrement, la terre roulée au néant du vide, la fin dumonde ! Je n’ai plus vu bientôt que son ventre, décroissantcomme une lune malade. Et tiens ! tiens ! à cette heure,il n’y a plus rien d’elle, plus une lueur, elle est morte, toutenoire ! »

En effet, le tableau, à son tour, avait complètement disparu.Mais le peintre s’était levé, on l’entendit jurer dans la nuitépaisse.

« Nom de Dieu, ça ne fait rien… Je vais m’yremettre… »

Christine, qui, elle aussi, avait quitté sa chaise, et contrelaquelle il se heurtait, l’interrompit.

« Prends garde, j’allume la lampe. »

Elle l’alluma, elle reparut très pâle, jetant vers le tableau unregard de crainte et de haine. Eh quoi ! il ne partait pas,l’abomination recommençait !

« Je vais m’y remettre, répéta Claude, et il me tuera, etil tuera ma femme, mon enfant, toute la baraque, mais ce sera unchef-d’œuvre, nom de Dieu ! »

Christine alla se rasseoir, on revint près de Jacques, quis’était découvert une fois encore, du tâtonnement égaré de sespetites mains. Il soufflait toujours, inerte, la tête enfoncée dansl’oreiller, pareille à un poids dont le lit craquait. En partant,Sandoz dit ses craintes. La mère semblait hébétée, le pèreretournait déjà devant sa toile, l’œuvre à créer, dont l’illusionpassionnée combattait en lui la réalité douloureuse de son enfant,cette chair vivante de sa chair.

Le lendemain matin, Claude achevait de s’habiller, lorsqu’ilentendit la voix effarée de Christine. Elle aussi venait des’éveiller en sursaut, du lourd sommeil qui l’avait engourdie surla chaise, pendant qu’elle gardait le malade.

« Claude ! Claude ! vois donc… Il estmort. »

Il accourut, les yeux gros, trébuchant, sans comprendre,répétant d’un air de profonde surprise :

« Comment, il est mort ? »

Un instant, ils restèrent béants au-dessus du lit. Le pauvreêtre, sur le dos, avec sa tête trop grosse d’enfant du génie,exagérée jusqu’à l’enflure des crétins, ne paraissait pas avoirbougé depuis la veille ; seulement, sa bouche élargie,décolorée, ne soufflait plus, et ses yeux vides s’étaient ouverts.Le père le toucha, le trouva d’un froid de glace.

« C’est vrai, il est mort. »

Et leur stupeur était telle, qu’un instant encore ilsdemeurèrent les yeux secs, uniquement frappés de la brutalité del’aventure, qu’ils jugeaient incroyable.

Puis, les genoux cassés, Christine s’abattit devant lelit ; et elle pleurait à grands sanglots, qui la secouaienttoute, les bras tordus, le front au bord du matelas. Dans cepremier moment terrible, son désespoir s’aggravait surtout d’unpoignant remords, celui de ne l’avoir pas aimé assez, le pauvreenfant. Une vision rapide déroulait les jours, chacun d’eux luiapportait un regret, des paroles mauvaises, des caresses différées,des rudesses même parfois. Et c’était fini, jamais plus elle ne ledédommagerait du vol qu’elle lui avait fait de son cœur. Luiqu’elle trouvait si désobéissant, il venait de trop obéir. Elle luiavait tant de fois répété, quand il jouait : « Tiens-toitranquille, laisse travailler ton père ! » qu’à la fin ilétait sage, pour longtemps. Cette idée la suffoqua, chaque sanglotlui arrachait un cri sourd.

Claude s’était mis à marcher, dans un besoin nerveux de changerde place. La face convulsée, il ne pleurait que de grosses larmesrares, qu’il essuyait régulièrement, d’un revers de main. Et, quandil passait devant le petit cadavre, il ne pouvait s’empêcher de luijeter un regard. Les yeux fixes, grands ouverts, semblaient exercersur lui une puissance. D’abord, il résista, l’idée confuse seprécisait, finissait par être une obsession. Il céda enfin, allaprendre une petite toile, commença une étude de l’enfant mort.Pendant les premières minutes, ses larmes l’empêchèrent de voir,noyant tout d’un brouillard : il continuait de les essuyer,s’entêtait d’un pinceau tremblant. Puis, le travail sécha sespaupières, assura sa main ; et, bientôt, il n’y eut plus làson fils glacé, il n’y eut qu’un modèle, un sujet dont l’étrangeintérêt le passionna. Ce dessin exagéré de la tête, ce ton de ciredes chairs, ces yeux pareils à des trous sur le vide, toutl’excitait, le chauffait d’une flamme. Il se reculait, secomplaisait, souriait vaguement à son œuvre.

Lorsque Christine se releva, elle le trouva ainsi à la besogne.Alors, reprise d’un accès de larmes, elle dit seulement :

« Ah ! tu peux le peindre, il ne bougeraplus ! »

Durant cinq heures, Claude travailla. Et, le surlendemain,lorsque Sandoz le ramena du cimetière, après l’enterrement, ilfrémit de pitié et d’admiration devant la petite toile. C’était undes bons morceaux de jadis, un chef-d’œuvre de clarté et depuissance, avec une immense tristesse en plus, la fin de tout, lavie mourant de la mort de cet enfant.

Mais Sandoz, qui se récriait, plein d’éloges, resta saisid’entendre Claude lui dire :

« Vrai, tu aimes ça ?… Alors, tu me décides. Puisquel’autre machine n’est pas prête, je vais envoyer ça auSalon. »

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