Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 – Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu

XIII

 

Le lendemain, Mme Thérèse s’occupait déjàdes soins du ménage ; elle visitait les armoires, dépliait lesnappes, les serviettes, les chemises, et même le vieux linge toutjaune entassé là depuis la grand-mère Lehnel ; elle mettait àpart ce qu’on pouvait encore réparer, tandis que Lisbeth dressaitle grand tonneau plein de cendres dans la buanderie. Il fallutfaire bouillir l’eau jusqu’à minuit pour la grande lessive. Et lesjours suivants ce fut bien autre chose encore, lorsqu’il s’agit deblanchir, de sécher, de repasser et de raccommoder tout cela.

Mme Thérèse n’avait pas son égale pourles travaux de l’aiguille ; cette femme, qu’on n’avait cruepropre qu’à verser des verres d’eau-de-vie et à se trimbaler surune charrette derrière un tas de sans-culottes, en savait plus,touchant les choses domestiques, que pas une commère d’Anstatt.Elle apporta même chez nous l’art de broder des guirlandes, et demarquer en lettres rouges le beau linge, chose complètement ignoréejusqu’alors dans la montagne, et qui prouve combien les grandesrévolutions répandent la lumière.

De plus, Mme Thérèse aidait Lisbeth à lacuisine, sans la gêner, sachant que les vieux domestiques nepeuvent souffrir qu’on dérange leurs affaires.

– Voyez pourtant, madame Thérèse, lui disaitquelquefois la vieille servante, comme les idées changent ;dans les premiers temps, je ne pouvais pas vous souffrir à cause devotre République, et maintenant si vous partiez, je croirais quetoute la maison s’en va, et que nous ne pouvons plus vivre sansvous.

– Hé ! lui répondait-elle ensouriant, c’est tout simple, chacun tient à ses habitudes ;vous ne me connaissiez pas, je vous inspirais de la défiance ;chacun, à votre place, eût été de même.

Puis elle ajoutait tristement :

– Il faudra pourtant que je parte,Lisbeth ; ma place n’est pas ici, d’autres soins m’appellentailleurs.

Elle songeait toujours à son bataillon, et,lorsque Lisbeth s’écriait :

– Bah ! vous resterez cheznous ; vous ne pouvez plus nous quitter maintenant. Voussaurez qu’on vous considère beaucoup dans le village, et que lesgens de bien vous respectent. Laissez là vos sans-culottes ;ce n’est pas la vie d’une honnête personne d’attraper des balles oud’autres mauvais coups à la suite des soldats. Nous ne vouslaisserons plus partir.

Alors elle hochait la tête, et l’on voyaitbien qu’un jour ou l’autre elle dirait : « Aujourd’hui,je pars ! » et que rien ne pourrait la retenir.

D’un autre côté, les discussions sur la guerreet sur la paix continuaient toujours, et c’était l’oncle Jacob quiles recommençait. Chaque matin il descendait pour convertirMme Thérèse, disant que la paix devait régner sur la terre,que dans les premiers temps la paix avait été fondée par Dieului-même, non seulement entre les hommes, mais encore entre lesanimaux ; que toutes les religions recommandent la paix ;que toutes les souffrances viennent de la guerre : la peste,le meurtre, le pillage, l’incendie ; qu’il faut un chef à latête des États pour maintenir l’ordre, et par conséquent des noblesqui soutiennent ce chef ; que ces choses avaient existé detout temps, chez les Hébreux, chez les Égyptiens, les Assyriens,les Grecs et les Romains ; que la république de Rome avaitcompris cela, que les consuls et les dictateurs étaient des espècesde rois soutenus par de nobles sénateurs, soutenus eux-mêmes par denobles chevaliers, lesquels s’élevaient au-dessus du peuple ;– que tel était l’ordre naturel et qu’on ne pouvait le changerqu’au détriment des plus pauvres eux-mêmes ; car, disait-il,les pauvres, dans le désordre, ne trouvent plus à gagner leur vieet périssent comme les feuilles en automne, lorsqu’elles sedétachent des branches qui leur portaient la sève.

Il disait encore une foule de choses non moinsfortes ; mais toujours Mme Thérèse trouvait de bonnesréponses soutenant que les hommes sont égaux en droits par lavolonté de Dieu ; que le rang doit appartenir au mérite et nonà la naissance ; que des lois sages, égales pour tous,établissent seules des différences équitables entre les citoyens,en approuvant les actions des uns et condamnant celles desautres ; qu’il est honteux et misérable d’accorder deshonneurs et de l’autorité à ceux qui n’en méritent pas ; quec’est avilir l’autorité et l’honneur lui-même en les faisantreprésenter par des êtres indignes, et que c’est détruire dans tousles cœurs le sentiment de la justice, en montrant que cette justicen’existe pas, puisque tout dépend du hasard de la naissance ;que pour établir un tel état de choses, il faut abrutir les hommes,parce que des êtres intelligents ne le souffriraient pas ;qu’un tel abrutissement est contraire aux lois de l’Éternel ;qu’il faut combattre par tous les moyens ceux qui veulent leproduire à leur profit, même par la guerre, le plus terrible detous, il est vrai, mais dont le crime retombe sur la tête de ceuxqui le provoquent en voulant fonder l’iniquité éternelle !

Chaque fois que l’oncle entendait cesréponses, il devenait grave. Avait-il une course à faire dans lamontagne, il montait à cheval tout rêveur, et toute la journée ilcherchait de nouvelles et plus fortes raisons pour convaincreMme Thérèse. Le soir il revenait plus joyeux, avec des preuvesqu’il croyait invincibles, mais sa croyance ne durait paslongtemps ; car cette femme simple, au lieu de parler desGrecs et des Égyptiens, voyait tout de suite le fond des choses, etdétruisait les preuves historiques de l’oncle par le bon sens.

Malgré tout cela, l’oncle Jacob ne se fâchaitpas : au contraire, il s’écriait d’un aird’admiration :

– Quelle femme vous êtes, madameThérèse ! Sans avoir étudié la logique, vous répondez àtout ! Je voudrais bien voir la mine que ferait le rédacteurdu Zeitblatt en discutant contre vous ; je suis sûrque vous l’embarrasseriez, malgré sa grande science et même sabonne cause ; car la bonne cause est de notre côté, seulementje la défends mal.

Alors ils riaient tous deux ensemble, etMme Thérèse disait :

– Vous défendez très bien la paix, jesuis de votre avis ; seulement tâchons de nous débarrasserd’abord de ceux qui veulent la guerre, et pour nous en débarrasser,faisons-la mieux qu’eux. Vous et moi nous serions bientôt d’accord,car nous sommes de bonne foi, et nous voulons la justice ;mais les autres, il faut bien les convertir à coups de canon,puisque c’est la seule voix qu’ils entendent, et la seule raisonqu’ils comprennent.

L’oncle ne disait plus rien alors, et, chosequi m’étonnait beaucoup, il avait même l’air content d’avoir étébattu.

Après ces grandes discussions politiques, cequi faisait le plus de plaisir à l’oncle Jacob, c’était de metrouver, au retour de ses courses, en train de prendre ma leçon defrançais, Mme Thérèse assise, le bras autour de ma taille, etmoi debout, penché sur le livre. Alors il entrait tout doucementpour ne pas nous déranger, et s’asseyait en silence derrière lefourneau, allongeant les jambes et prêtant l’oreille dans une sortede ravissement ; il attendait quelquefois une demi-heure avantde tirer ses bottes et de mettre sa camisole, tant il craignait deme distraire, et quand la leçon était finie, ils’écriait :

– À la bonne heure, Fritzel, à la bonneheure, tu prends goût à cette belle langue, que Mme Thérèset’explique si bien. Quel bonheur pour toi d’avoir un maîtrepareil ! Tu ne sauras cela que plus tard.

Il m’embrassait tout attendri : ce queMme Thérèse faisait pour moi, il l’estimait plus que pourlui-même.

Je dois reconnaître aussi que cette excellentefemme ne m’ennuyait pas une minute durant ses leçons ;voyait-elle mon attention se lasser, aussitôt elle me racontait depetites histoires qui me réveillaient ; elle avait surtout uncertain catéchisme républicain, plein de traits nobles ettouchants, d’actions héroïques et de belles sentences, dont lesouvenir ne s’effacera jamais de ma mémoire.

Les choses se poursuivirent ainsi plusieursjours. Le mauser et Koffel arrivaient tous les soirs, selon leurhabitude ; Mme Thérèse était complètement rétablie, etcela semblait devoir durer jusqu’à la consommation des siècles,lorsqu’un événement extraordinaire vint troubler notre quiétude, etpousser l’oncle Jacob aux entreprises les plus audacieuses.

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