Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 – Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu

XV

 

Depuis cet instant le calme se rétablit cheznous. Chacun songeait au départ de Mme Thérèse, au grand videque cela ferait dans notre maison, à la tristesse qui succéderaitpendant des semaines et des mois aux bonnes soirées que nous avionspassées ensemble, à la douleur du mauser, de Koffel et du vieuxSchmitt en apprenant cette mauvaise nouvelle ; plus on rêvait,plus on découvrait de nouveaux sujets d’être désolés.

Moi, ce qui me semblait le plus amer, c’étaitde quitter mon ami Scipio ; je n’osais pas le dire, mais enpensant qu’il allait partir, que je ne pourrais plus me promeneravec lui dans le village, au milieu de l’admiration universelle,que je n’aurais plus le bonheur de lui voir faire l’exercice, etque je serais comme avant, seul à me promener les mains dans lespoches et le bonnet de coton tiré sur les oreilles, sans honneur etsans gloire, un tel désastre me semblait le comble de ladésolation. Et ce qui finissait de m’abreuver d’amertume, c’est queScipio, grave et pensif, était venu s’asseoir devant moi, meregardant à travers ses épais sourcils frisés, d’un air aussichagrin que s’il eût compris qu’il fallait nous séparer dans lessiècles des siècles. Oh ! quand je pense à ces choses, encoreaujourd’hui je m’étonne que les grosses boucles blondes de mescheveux ne soient pas devenues toutes grises, au milieu de cesréflexions désolantes. Je ne pouvais pas même pleurer, tant madouleur était cruelle ; je restais le nez en l’air, mesgrosses lèvres retroussées, et mes deux mains croisées autour d’ungenou.

L’oncle, lui, se promenait de long en large,et de temps en temps il toussait tout bas en redoublant demarcher.

Mme Thérèse, toujours active, malgré satristesse et ses yeux rouges, avait ouvert l’armoire du vieuxlinge, et se taillait, dans de la grosse toile, une espèce de sac àdoubles bretelles pour mettre ses effets de route ; onentendait crier les ciseaux sur la table, elle ajustait les piècesavec son adresse ordinaire. Enfin, quand tout fut prêt, elle tirade sa poche une aiguille et du fil, puis elle s’assit, mit le dé aubout de son doigt, et depuis cet instant on ne vit plus que sa mainaller et venir comme l’éclair.

Tout cela se faisait dans le plus grandsilence ; on n’entendait que le pas lourd de l’oncle sur leplancher et la marche cadencée de notre vieille horloge, que ni nosjoies ni notre désolation ne faisaient avancer ou retarder d’uneseconde. Ainsi va la vie ; le temps qui marche ne demandepas : « Êtes-vous tristes ? Êtes-vous gais ?riez-vous ? pleurez-vous ? est-ce le printemps, l’automneou l’hiver ? » Il va, va toujours ! Et ces millionsd’atomes qui tourbillonnent dans un rayon de soleil, et dont la viecommence et finit d’un tic-tac à l’autre, comptent autant pour luique l’existence d’un vieillard de cent ans. Hélas ! noussommes bien peu de chose.

Lisbeth étant venue vers midi mettre la nappe,l’oncle s’arrêta et lui dit :

– Tu feras cuire un petit jambon pourdemain matin ; Mme Thérèse part.

Et comme la vieille servante le regardaittoute saisie :

– Les Prussiens la réclament, dit-ild’une voix enrouée ; ils ont la force pour eux… il fautobéir.

Alors Lisbeth déposa ses assiettes au bord dela table et, nous regardant l’un après l’autre, elle releva sonbonnet sur sa tête, comme si cette nouvelle avait pu le déranger,puis elle dit :

– Madame Thérèse part… ça n’est paspossible… je ne croirai jamais cela.

– Il le faut, ma pauvre Lisbeth, réponditMme Thérèse tristement, il le faut, je suis prisonnière… onvient me chercher.

– Les Prussiens ?

– Oui, les Prussiens.

Alors la vieille, que l’indignationsuffoquait, dit :

– J’ai toujours pensé que ces Prussiensn’étaient pas grand-chose : des tas de gueux, de véritablesbandits ! Venir attaquer une honnête femme ? Si leshommes avaient pour deux liards de cœur, est-ce qu’ilssouffriraient ça ?

– Et que ferais-tu ? lui demandal’oncle, dont la face se ranimait, car l’indignation de la vieillelui faisait plaisir intérieurement.

– Moi, je chargerais meskougelreiter [7] s’écriaLisbeth, je leur dirais par la fenêtre : « Passez votrechemin, bandits ! n’entrez pas, ou gare ! » Et lepremier qui dépasserait la porte, je l’étendrais raide. Oh !les gueux !

– Oui, oui, fit l’oncle, voilà comment ondevrait recevoir des gens pareils ; mais nous ne sommes pasles plus forts.

Puis il se remit à marcher, et Lisbeth, toutetremblante, plaça les couverts.

Mme Thérèse ne disait rien.

La table mise, nous dînâmes tout rêveurs. Cen’est qu’à la fin, lorsque l’oncle alla chercher une vieillebouteille de bourgogne à la cave, et que rentrant il s’écriatristement :

– Réjouissons un peu nos cœurs, etfortifions-nous contre ces grands chagrins qui nous accablent.Qu’avant votre départ, madame Thérèse, ce vieux vin qui vous arendu la force, et qui nous a tous égayés un jour de bonheur,brille encore au milieu de nous, comme un rayon de soleil, etdissipe quelques instants les nuages qui nous entourent.

Ce n’est qu’au moment où d’une voix ferme, ildit cela, que nous sentîmes renaître un peu notre courage.

Mais quelques instants après, lorsque,s’adressant à Lisbeth, il lui dit de chercher un verre pourtrinquer avec Mme Thérèse, et que la pauvre vieille se mit àfondre en larmes, le tablier sur la figure, alors notre fermetédisparut, et tous ensemble nous nous mîmes à sangloter comme desmalheureux.

– Oui, oui, disait l’oncle, nous avons eudu bonheur ensemble… voilà l’histoire humaine : les instantsde joie passent vite et la douleur dure longtemps. Celui qui nousregarde là-haut sait pourtant que nous ne méritons pas de souffrirainsi, que des êtres méchants nous ont désolés ; mais il saitaussi que la force, la vraie force est dans sa main, et qu’ilpourra nous rendre heureux dès qu’il le voudra. C’est pour celaqu’il permet ces iniquités, car il a confiance dans la réparation.Soyons donc calmes et fions-nous en lui. – À la santé deMme Thérèse !

Et nous bûmes tous, les joues couvertes delarmes.

Lisbeth, en entendant parler de la puissancede Dieu, s’était un peu calmée, car elle avait des sentimentspieux, et pensa que les choses devaient être ainsi, pour le plusgrand bien de tous dans la vie éternelle, mais elle n’en continuapas moins à maudire les Prussiens du fond de l’âme, et tous ceuxqui leur ressemblaient.

Après dîner, l’oncle recommanda surtout à lavieille servante de ne pas répandre le bruit de ces événements auvillage, sans quoi Richter et tous les gueux d’Anstatt seraient làle lendemain de bonne heure pour voir le départ de Mme Thérèseet jouir de notre humiliation. Elle le comprit très bien, et luipromit de modérer sa langue. Puis l’oncle sortit pour aller voir lemauser.

Toute cette après-midi, je ne quittai pas lamaison. Mme Thérèse continua ses préparatifs de départ ;Lisbeth l’aidait et voulait fourrer dans son sac une foule dechoses inutiles, disant qu’il faut de tout en route, qu’on estcontent de trouver ce qu’on a mis dans un coin, qu’étant un jourallée à Pirmasens, elle avait bien regretté son peigne et sestresses à rubans.

Mme Thérèse souriait.

– Non, Lisbeth, disait-elle, songez doncque je ne voyagerai pas en voiture, et que tout cela sera sur mondos : trois bonnes chemises, trois mouchoirs, deux paires desouliers et quelques paires de bas suffisent. À toutes les haltes,on s’arrête une heure ou deux près de la fontaine ; on fait lalessive. Vous ne connaissez pas la lessive des soldats ? MonDieu, que de fois je l’ai faite ! Nous autres Français, nousaimons à être propres, et nous le sommes toujours avec notre petitpaquet.

Elle paraissait de bonne humeur, et seulementlorsqu’elle adressait de temps en temps à Scipio quelques parolesamicales, sa voix devenait toute mélancolique ; je ne savaispas pourquoi ; mais je le sus plus tard, lorsque l’onclerevint.

La journée s’avançait ; sur les quatreheures, la nuit commençait à se faire ; en ce moment, toutétait prêt, le sac renfermant les effets de Mme Thérèsependait au mur. Elle s’assit au coin du fourneau, m’attirant surses genoux en silence ; Lisbeth rentra dans la cuisinepréparer le souper, et dès lors aucune parole ne futéchangée ; la pauvre femme rêvait sans doute à l’avenir quil’attendait sur la route de Mayence, au milieu de ses compagnonsd’infortune ; elle ne disait rien, et je sentais sa doucerespiration sur ma joue.

Cela durait depuis une demi-heure, et la nuitétait venue, lorsque l’oncle ouvrit la porte, endemandant :

– Êtes-vous là, madame Thérèse ?

– Oui, monsieur le docteur.

– Bon… bon… J’ai vu mes malades… J’aiprévenu Koffel, le mauser et le vieux Schmitt ; tout vabien ; ils seront ici ce soir pour recevoir vos adieux.

Sa voix était raffermie. Il alla lui-mêmechercher de la lumière à la cuisine, et, nous voyant ensemble enrentrant, cela parut le réjouir.

– Fritzel se conduit bien, dit-il.Maintenant il va perdre vos bonnes leçons ; mais j’espèrequ’il s’exercera tout seul à lire en français, et qu’il serappellera toujours qu’un homme ne vaut que par ses connaissances.Je compte là-dessus.

Alors Mme Thérèse lui fit voir son petitpaquet en détail ; elle souriait, et l’oncle disait :

– Quel heureux caractère ont cesFrançais ! Au milieu des plus grandes infortunes, ilsconservent un fond de gaieté naturelle ; leur désolation nedure jamais plusieurs jours. Voilà ce que j’appelle un présent deDieu, le plus beau, le plus désirable de tous.

Mais de cette journée, – dont le souvenirne s’effacera jamais de ma mémoire, parce qu’elle fut la premièreoù je vis la tristesse de ceux que j’aimais ; – de toutce jour, ce qui m’attendrit le plus, ce fut quelques instants avantle souper, lorsque, tranquillement assise derrière le poêle, latête de Scipio sur les genoux, et regardant au fond de la salleobscure d’un air rêveur, Mme Thérèse se prit tout à coup àdire :

– Monsieur le docteur, je vous dois biendes choses… et cependant il faut que je vous fasse encore unedemande.

– Quoi donc, madame Thérèse ?

– C’est de garder auprès de vous monpauvre Scipio… de le garder en souvenir de moi… Qu’il soit lecompagnon de Fritzel, comme il a été le mien, et qu’il n’ait pas àsupporter les nouvelles épreuves de ma vie de prisonnière.

Comme elle disait cela, je crus sentir moncœur se gonfler, et je frémis de bonheur et de tendresse jusqu’aufond des entrailles. J’étais accroupi sur ma petite chaise bassedevant le fourneau ; je pris mon Scipio, je l’attirai,j’enfonçai mes deux grosses mains rouges dans son épaisse toison,un véritable déluge de larmes inonda mes joues ; il mesemblait qu’on venait de me rendre tous les biens de la terre et duciel que j’avais perdus.

L’oncle me regardait tout surpris ; ilcomprit sans doute ce que j’avais souffert en songeant qu’ilfallait me séparer de Scipio, car, au lieu de faire desobservations à Mme Thérèse sur le sacrifice qu’elles’imposait, il dit simplement :

– J’accepte, madame Thérèse, j’acceptepour Fritzel, afin qu’il se souvienne combien vous l’avezaimé ; qu’il se rappelle toujours que, dans le plus grandchagrin, vous lui avez laissé, comme marque de votre affection, unêtre bon, fidèle, non seulement votre propre compagnon, mais encorecelui de Petit-Jean, votre frère ; qu’il ne l’oublie jamais etqu’il vous aime aussi.

Puis s’adressant à moi :

– Fritzel, dit-il, tu ne remercies pasMme Thérèse ?

Alors je me levai, et, sans pouvoir dire unmot tant je sanglotais, j’allai me jeter dans les bras de cetteexcellente femme et je ne la quittai plus ; je me tenais prèsd’elle, le bras sur son épaule, regardant à nos pieds Scipio àtravers de grosses larmes, et le touchant du bout des doigts avecun sentiment de joie inexprimable.

Il fallut du temps pour m’apaiser.Mme Thérèse, en m’embrassant, disait : « Cet enfanta bon cœur, il s’attache facilement, c’est bien ! » cequi redoublait encore mes pleurs. Elle écartait mes cheveux de monfront et semblait attendrie.

Après le souper, Koffel, le mauser et le vieuxSchmitt arrivèrent gravement, le bonnet sous le bras ; ilsexprimèrent à Mme Thérèse leur chagrin de la voir partir, etleur indignation contre ce gueux de Richter, auquel tout le mondeattribuait la dénonciation, car seul il était capable d’un traitpareil.

On s’était assis autour du fourneau ;Mme Thérèse semblait touchée de la douleur de ces braves gens,et malgré cela son caractère, ferme, décidé, ne l’abandonnaitpas.

– Écoutez, mes amis, dit-elle, si lemonde était semé de roses, et si l’on ne trouvait partout que desgens de cœur pour célébrer la justice et le bon droit, quel mériteaurait-on à soutenir ces principes ? Franchement, cela nevaudrait pas la peine de vivre ! Nous avons de la chanced’arriver dans un temps où l’on fait de grandes choses, où l’oncombat pour la liberté ; du moins on parlera de nous, et notreexistence n’aura pas été inutile : toutes nos misères, toutesnos souffrances, tout notre sang répandu formeront un sublimespectacle pour les générations futures ; tous les gueuxfrémiront en pensant qu’ils auraient pu nous rencontrer et que nousles aurions balayés, et toutes les grandes âmes regretteront den’avoir pu prendre part à nos travaux. Voilà le fond des choses. Neme plaignez donc pas ; je suis fière et je suis heureuse desouffrir pour la France qui représente dans le monde la liberté, lajustice et le droit. – Vous nous croyez peut-êtrebattus ? C’est une erreur : nous avons reculé d’un pashier, nous en ferons vingt en avant demain. Et si par malheur laFrance ne représente plus un jour cette grande cause que nousdéfendons, d’autres peuples prendront notre place et poursuivrontnotre ouvrage, car la justice et la liberté sont immortelles, ettous les despotes du monde ne parviendront jamais à les détruire.– Quant à moi, je pars pour Mayence et peut-être pour laPrusse, escortée par des soldats de Brunswick ; maissouvenez-vous de ce que je vous dis : les Républicains n’ensont encore qu’à leur première étape, et je suis sûre qu’avant lafin de l’année prochaine ils viendront me délivrer.

Ainsi parlait cette femme fière, qui souriait,et dont les yeux étincelaient. On voyait bien que les misèresn’étaient rien pour elle, et chacun pensait : « Si cesont là les femmes républicaines, qu’est-ce que les hommes doiventdonc être ?… »

Koffel pâlissait de plaisir en l’écoutantparler ; le mauser clignait de l’œil à l’oncle et lui disaittout bas :

– Tout ça, je le sais depuis longtemps,c’est écrit dans mon livre ; il faut que ces choses arrivent…c’est écrit !

Le vieux Schmitt, ayant demandé la permissiond’allumer sa pipe, lançait de grosses bouffées coup sur coup, etmurmurait entre ses dents :

– Quel malheur que je n’aie pas vingtans ! j’irais m’engager chez ces gens-là ! Voilà ce qu’ilme fallait… Qu’est-ce qui m’empêcherait de devenir général comme lepremier venu ? Quel malheur !

Enfin, sur le coup de neuf heures, l’oncledit :

– Il se fait tard… il faudra partir avantle jour… Je crois que nous ferions bien d’aller prendre un peu derepos.

Et tout le monde se leva dans une sorted’attendrissement ; on s’embrassa les uns les autres comme devieilles connaissances, en se promettant de ne jamais s’oublier.Koffel et Schmitt sortirent les premiers, le mauser et l’oncles’entretinrent un instant tout bas sur le seuil de la maison. Ilfaisait un clair de lune superbe, tout était blanc sur laterre ; le ciel, d’un bleu sombre, fourmillait d’étoiles.Mme Thérèse, Scipio et moi nous sortîmes contempler cemagnifique spectacle, qui montre bien la petitesse et la vanité deschoses humaines quand on y pense, et qui confond l’esprit par sagrandeur sans bornes.

Puis le mauser s’éloigna, serrant de nouveaula main de l’oncle ; on le voyait comme en plein jour marcherdans la rue déserte. Enfin il disparut au coin de la ruelle desOrties, et, le froid étant très vif, nous rentrâmes tous en noussouhaitant le bonsoir.

L’oncle, sur le seuil de ma chambre,m’embrassa et me dit d’une voix étrange, en me serrant sur soncœur :

– Fritzel… travaille… travaille… etconduis-toi bien, cher enfant !

Il entra chez lui tout ému.

Moi, je ne pensais qu’au bonheur de garderScipio. Une fois dans ma chambre, je le fis coucher à mes pieds,entre le chaud duvet et le bois de lit ; il se tenait làtranquille, la tête entre les pattes ; je sentais ses flancsse dilater doucement à chaque respiration, et je n’aurais paschangé mon sort contre celui de l’empereur d’Allemagne.

Jusque passé dix heures, il me fut impossiblede dormir, en songeant à ma félicité. L’oncle allait et venait chezlui ; je l’entendis ouvrir son secrétaire, puis faire du feudans le poêle de sa chambre pour la première fois de l’hiver ;je pensai qu’il avait l’idée de veiller, et je finis par m’endormirprofondément.

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