Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 – Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu

XIV

 

Un matin l’oncle Jacob lisait gravement lecatéchisme républicain derrière le fourneau ; Mme Thérèsecousait près de la fenêtre, et moi j’attendais un bon moment pourm’échapper avec Scipio.

Dehors, notre voisin Spick fendait dubois ; aucun autre bruit ne s’entendait au village.

La lecture de l’oncle semblait l’intéresserbeaucoup ; de temps en temps il levait sur nous un regard endisant :

– Ces Républicains ont de bonneschoses ; ils voient les hommes en grand… leurs principesélèvent l’âme… C’est vraiment beau ! Je conçois que lajeunesse adopte leurs doctrines, car tous les êtres jeunes, sainsde corps et d’esprit, aiment la vertu ; les êtres décrépitsavant l’âge par l’égoïsme et les mauvaises passions peuvent seulsadmettre des principes contraires. Quel dommage que de pareillesgens recourent sans cesse à la violence !…

Alors Mme Thérèse souriait, et l’on seremettait à lire. Cela durait depuis environ une demi-heure, etLisbeth, après avoir balayé le seuil de la maison, était sortiefaire sa partie de commérage chez la vieille Roesel, comme àl’ordinaire, lorsque tout à coup un homme à cheval s’arrêta devantnotre porte. Il avait un gros manteau de drap bleu, un bonnet depeau d’agneau, le nez camard et la barbe grise.

L’oncle venait de déposer son livre ;nous regardions tous cet inconnu par les fenêtres.

– On vient vous chercher pour quelquemalade, monsieur le docteur, dit Mme Thérèse.

L’oncle ne répondit pas.

L’homme, après avoir attaché son cheval aupilier du hangar, entrait dans l’allée.

– Monsieur le docteur Jacob ? fit-ilen ouvrant la porte.

– C’est moi, monsieur.

– Voici une lettre de la part deM. le Dr Feuerbach, de Kaiserslautern.

– Veuillez vous asseoir, monsieur, ditl’oncle.

L’homme resta debout.

L’oncle, en lisant la lettre, devint tout pâleet durant une minute il parut comme troublé, regardantMme Thérèse d’un œil vague.

– Je dois rapporter la réponse s’il y ena, dit l’homme.

– Vous direz à Feuerbach que je leremercie ; c’est toute la réponse.

Puis, sans rien ajouter, il sortit la têtenue, avec le messager que nous vîmes s’éloigner dans la rue,conduisant son cheval par la bride, vers l’auberge duCruchon-d’Or. Il allait sans doute se rafraîchir avant dese remettre en route. Nous vîmes aussi l’oncle passer devant lesfenêtres et entrer sous le hangar. Mme Thérèse parut alorsinquiète.

– Fritzel, dit-elle, va porter son bonnetà ton oncle.

Je sortis aussitôt et je vis l’oncle qui sepromenait de long en large devant la grange ; il tenaittoujours la lettre, sans avoir l’idée de la mettre en poche. Spick,du seuil de la maison, le regardait d’un air étrange, les mainscroisées sur sa hache ; deux ou trois voisins regardaientaussi derrière leurs vitres.

Il faisait très froid dehors, je rentrai.Mme Thérèse avait déposé son ouvrage et restait pensive, lecoude au bord de la fenêtre ; moi, je m’assis derrière lefourneau sans avoir envie de ressortir.

Toutes ces choses, je m’en suis toujourssouvenu durant mon enfance ; mais ce qui vint ensuite m’alongtemps produit l’effet d’un rêve, car je ne pouvais lecomprendre, et ce n’est qu’avec l’âge, en y pensant plus tard, quej’en ai saisi le sens véritable.

Je me rappelle bien que l’oncle rentraquelques instants après, en disant que les hommes étaient desgueux, des êtres qui ne cherchaient qu’à se nuire ; qu’ils’assit à l’intérieur de la petite fenêtre, non loin de la porte,et qu’il se mit à lire la lettre de son ami Feuerbach ; tandisque Mme Thérèse l’écoutait debout à gauche, dans sa petiteveste à double rangée de boutons, les cheveux tordus sur la nuque,droite et calme.

Tout cela je le vois, et je vois aussi Scipio,le nez en l’air et la queue en trompette au milieu de la salle.Seulement la lettre étant écrite en allemand de Saxe, tout ce queje pus y comprendre, c’est qu’on avait dénoncé l’oncle Jacob commeun Jacobin, chez lequel se réunissaient les gueux du pays pourcélébrer la Révolution ; – que Mme Thérèse étaitaussi dénoncée comme une femme dangereuse, regrettée desRépublicains à cause de son audace extraordinaire, et qu’unofficier prussien, accompagné d’une bonne escorte, devait venir laprendre le lendemain et la diriger sur Mayence avec les autresprisonniers.

Je me rappelle également que Feuerbachconseillait à l’oncle une grande prudence, parce que les Prussiens,depuis leur victoire de Kaiserslautern, étaient maîtres du pays,qu’ils emmenaient tous les gens dangereux, et qu’ils les envoyaientjusqu’en Pologne, à deux cents lieues de là, au fond des marais,pour donner le bon exemple aux autres.

Mais ce qui me parut inconcevable, c’est lafaçon dont l’oncle Jacob, cet homme si calme, ce grand amateur dela paix, s’indigna contre l’avis et les conseils de son vieuxcamarade. Ce jour-là, notre petite salle, si paisible, fut lethéâtre d’un terrible orage, et je doute que, depuis les premierstemps de sa fondation, elle en eût vu de semblable. L’oncleaccusait Feuerbach d’être un égoïste, prêt à fléchir la tête sousl’arrogance des Prussiens, qui traitaient le Palatinat et leHundsrück en pays conquis ; il s’écriait qu’il existait deslois à Mayence, à Trêves, à Spire, aussi bien qu’en France ;que Mme Thérèse avait été laissée pour morte par lesAutrichiens ; qu’on n’avait pas le droit de réclamer lespersonnes et les choses abandonnées ; qu’elle étaitlibre ; qu’il ne souffrirait pas qu’on mît la main surelle ; qu’il protesterait ; qu’il avait pour ami lejurisconsulte Pfeffel, de Heidelberg ; qu’il écrirait, qu’ilse défendrait, qu’il remuerait le ciel et la terre ; qu’onverrait si Jacob Wagner se laisserait mener de la sorte ;qu’on serait étonné de ce qu’un homme paisible était capable defaire pour la justice et le droit.

En disant ces choses, il allait et venait, ilavait les cheveux ébouriffés ; il mêlait toutes les anciennesordonnances qui lui revenaient en mémoire, et les récitait enlatin. Il parlait aussi de certaines sentences des droits del’homme qu’il venait de lire, et de temps en temps il s’arrêtait,appuyant le pied à terre avec force, en pliant le genou, ets’écriant :

– Je suis sur les fondements du droit,sur les bases d’airain de nos anciennes chartes. Que les Prussiensarrivent… qu’ils arrivent ! Cette femme est à moi, je l’airecueillie et sauvée : « La chose abandonnée, resderelicta est res publica, res vulgata. »

Je ne sais pas où il avait appris toutcela ; c’est peut-être à l’Université de Heidelberg, enentendant discuter ses camarades entre eux. Mais alors toutes cesvieilles rubriques lui passaient par la tête, et il avait l’air derépondre à dix personnes qui l’attaquaient.

Mme Thérèse, pendant ce temps, étaitcalme, sa longue figure maigre semblait rêveuse ; lescitations de l’oncle l’étonnaient sans doute, mais voyant leschoses clairement, comme d’habitude, elle comprenait sa positionvéritable. Ce n’est qu’au bout d’une grande demi-heure, lorsquel’oncle ouvrit son secrétaire, et qu’il s’assit pour écrire aujurisconsulte Pfeffel, qu’elle lui posa doucement la main surl’épaule, et lui dit avec attendrissement :

– N’écrivez pas, monsieur Jacob, c’estinutile : avant que votre lettre n’arrive, je serai déjàloin.

L’oncle la regardait alors tout pâle.

– Vous voulez donc partir ? fit-illes joues tremblantes.

– Je suis prisonnière, dit-elle, jesavais cela ; mon seul espoir était que les Républicainsreviendraient à la charge, et qu’ils me délivreraient en marchantsur Landau ; mais puisqu’il en est autrement, il faut que jeparte.

– Vous voulez partir ! répétal’oncle d’un ton désespéré.

– Oui, monsieur le docteur, je veuxpartir pour vous épargner de grands chagrins ; vous êtes tropbon, trop généreux pour comprendre les dures lois de laguerre : vous ne voyez que la justice ! Mais en temps deguerre, la justice n’est rien, la force est tout. Les Prussienssont vainqueurs, ils arrivent, ils m’emmèneront parce que c’estleur consigne. Les soldats ne connaissent que leur consigne :la loi, la vie, l’honneur, la raison des gens ne sont rien ;leur consigne passe avant tout.

L’oncle, renversé dans son fauteuil, ses grosyeux pleins de larmes, ne savait que répondre ; seulement ilavait pris la main de Mme Thérèse et la serrait avec uneémotion extraordinaire ; puis, se relevant, la face toutebouleversée, il se remit à marcher, en vouant les oppresseurs dugenre humain à l’exécration des siècles futurs, en maudissantRichter et tous les gueux de son espèce, et déclarant d’une voix detonnerre que les Républicains avaient raison de se défendre, queleur cause était juste, qu’il le voyait maintenant, et que toutesles vieilles lois, les vieux fatras des ordonnances, des règlementset des chartes de toutes sortes n’avaient jamais profité qu’auxnobles et aux moines contre les pauvres gens. Ses joues segonflaient, il trébuchait, il ne parlait plus, ilbredouillait ; il disait que tout devait être aboli de fond encomble, que le règne du courage et de la vertu devait seultriompher, et finalement, dans une sorte d’enthousiasmeextraordinaire, les bras étendus vers Mme Thérèse, et les jouesrouges jusqu’à la nuque, il lui proposa de monter avec elle sur sontraîneau et de la conduire dans la haute montagne chez un bûcheronde ses amis, où elle serait en sûreté ; il lui tenait les deuxmains et disait :

– Partons… allons-nous en… vous sereztrès bien chez le vieux Ganglof… C’est un homme qui m’est toutdévoué… Je les ai sauvés, lui et son fils… ils vous cacheront… LesPrussiens n’iront pas vous chercher dans les gorges duLauterfelz !

Mais Mme Thérèse refusa, disant que siles Prussiens ne la trouvaient pas à Anstatt, ils arrêteraientl’oncle à sa place, et qu’elle aimait mieux risquer de périr defatigue et de froid sur la grande route que d’exposer à un telmalheur l’homme qui l’avait sauvée d’entre les morts.

Elle dit cela d’une voix très ferme, maisl’oncle ne tenait plus compte alors de semblables raisons. Je merappelle que ce qui l’ennuyait le plus, c’était de voir partirMme Thérèse avec des hommes barbares, des sauvages venus dufond de la Poméranie ; il ne pouvait supporter cette idée ets’écriait :

– Vous êtes faible… vous êtes encoremalade… Ces Prussiens ne respectent rien… c’est une race pleine dejactance et de brutalité… Vous ne savez pas comment ils traitentleurs prisonniers… je l’ai vu, moi… c’est une honte pour mon pays…J’aurais voulu le cacher, mais il faut que je l’avouemaintenant : c’est affreux !

– Sans doute, monsieur Jacob, répondit-elle,je connais cela par d’anciens prisonniers de mon bataillon :nous marcherons deux à deux, quatre à quatre, tristes, quelquefoissans pain, souvent brutalisés et pressés par l’escorte. Mais lesgens de la campagne sont bons chez vous, ce sont de braves gens…ils ont de la pitié… et les Français sont gais, monsieur ledocteur… il n’y aura que la route de pénible et encore je trouveraidix, vingt de mes camarades pour porter mon petit paquet : lesFrançais ont des égards pour les femmes. Je vois cela d’avance,fit-elle en souriant toute mélancolique, un d’entre nous marcheradevant en chantant un vieil air de l’Auvergne pour marquer le pas,ou bien un air plus joyeux de la Provence, pour éclaircir votreciel gris ; nous ne serons pas aussi malheureux que vouspensez, monsieur Jacob.

Elle parlait ainsi doucement, la voix un peutremblante, et à mesure qu’elle parlait je la voyais avec son petitpaquet dans la file des prisonniers, et mon cœur se fendait.Oh ! c’est alors que je sentis combien nous l’aimions, combiencela nous faisait de peine d’être forcés de la voir partir ;car tout à coup je me pris à fondre en larmes, et l’oncle,s’asseyant en face de son secrétaire, les deux mains sur sa figure,resta dans le silence ; mais de grosses larmes coulaientlentement jusque sur son poignet. Mme Thérèse elle-même,voyant ces choses, ne put se défendre de sangloter ; elle meprenait dans ses bras doucement, et me donnait de gros baisers enme disant :

– Ne pleure pas, Fritzel, ne pleure pasainsi… Vous penserez quelquefois à moi, n’est-ce pas ? Moi, jene vous oublierai jamais !

Scipio seul restait calme, se promenant autourdu fourneau, et nous regardant sans rien comprendre à notrechagrin.

Ce ne fut que vers dix heures, lorsque nousentendîmes Lisbeth allumer du feu dans la cuisine, que nousreprîmes un peu de calme.

Alors l’oncle, se mouchant avec force,dit :

– Madame Thérèse, vous partirez, puisquevous voulez partir absolument ; mais il m’est impossible deconsentir à ce que ces Prussiens viennent vous prendre ici commeune voleuse, et vous emmènent au milieu de tout le village. Sil’une de ces brutes vous adressait une parole dure ou insolente, jem’oublierais… car maintenant ma patience est à bout… je le sens, jeserais capable de me porter à quelque grande extrémité.Permettez-moi donc de vous conduire moi-même à Kaiserslautern avantque ces gens n’arrivent. Nous partirons de grand matin, vers quatreou cinq heures, sur mon traîneau ; nous prendrons les cheminsde traverse, et à midi au plus tard nous serons là-bas. Yconsentez-vous ?

– Oh ! monsieur Jacob, commentpourrais-je refuser cette dernière marque de votre affection ?dit-elle tout attendrie. J’accepte avec reconnaissance.

– Cela se fera donc de la sorte, ditl’oncle gravement. Et maintenant essuyons nos larmes, écartonsautant que possible ces pensées amères, afin de ne pas tropattrister les derniers instants que nous passerons ensemble.

Il vint m’embrasser, écarta les cheveux de monfront et dit :

– Fritzel, tu es un bon enfant, tu as unexcellent cœur. Rappelle-toi que ton oncle Jacob a été content detoi en ce jour : c’est une bonne pensée de se dire qu’on adonné de la satisfaction à ceux qui nous aiment !

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