Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 – Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu

V

 

C’est le lendemain qu’il aurait fallu voir levillage, lorsque chacun voulut reconnaître ce qui lui restait et cequi lui manquait, et qu’on s’aperçut qu’un grand nombre deRépublicains, de uhlans et de Croates avaient passé par derrièredans les maisons, et qu’ils avaient tout vidé ! C’est alorsque l’indignation fut universelle, et que je compris combien lemauser avait eu raison de dire : « Maintenant les joursde calme et de paix se sont envolés par ces trous ! »

Toutes les portes et les fenêtres étaientouvertes pour voir le dégât, toute la rue était encombrée demeubles, de voitures, de bétail, et de gens qui criaient :« Ah ! les gueux… Ah ! les brigands… ils ont toutpris ! »

L’un cherchait ses canards, l’autre sespoules ; l’autre, en regardant sous son lit, trouvait unevieille paire de savates à la place de ses bottes ; l’autre,en regardant dans sa cheminée, où pendaient la veille au matin desandouilles et des bandes de lard, la voyait vide, et entrait dansune fureur terrible ; les femmes se désolaient en levant lesmains au ciel, et les filles semblaient consternées.

Et le beurre, et les œufs, et le tabac, et lespommes de terre, et jusqu’au linge, tout avait été pillé ;plus on regardait, plus il vous manquait de choses.

La plus grande colère des gens se tournaitcontre les Croates ; car, après le passage du général, n’ayantplus rien à craindre des plaintes qu’on pourrait faire, ilss’étaient précipités dans les maisons, comme une bande de loupsaffamés et Dieu sait ce qu’il avait fallu leur donner pour lesdécider à partir, sans compter ce qu’ils avaient pris.

C’est pourtant bien malheureux que la vieilleAllemagne ait des soldats plus à craindre pour elle que lesFrançais. Le Seigneur nous préserve d’avoir encore besoin de leursecours !

Nous autres enfants, Hans Aden, Frantz Sépel,Nikel Johann et moi, nous allions de porte en porte, regardant lestuiles cassées, les volets brisés, les hangars défoncés, etramassant les guenilles, les papiers de cartouches, les ballesaplaties le long des murs.

Ces trouvailles nous réjouissaient tellement,que pas un n’eut l’idée de rentrer avant la nuit close.

Vers deux heures, nous fîmes la rencontre deZaphéri Schmouck, le fils du vannier, qui redressait sa tête rousseet semblait plus fier que d’habitude. Il tenait quelque chose cachésous sa blouse ; et comme nous lui demandions :« Qu’est-ce que tu as ? » il nous fit voir la crossed’un grand pistolet de uhlan.

Alors toute la bande le suivit.

Il marchait au milieu de nous comme ungénéral, et à chaque nouvelle rencontre, nous disions :« Il a un pistolet ! » Le nouveau venu se joignait àla troupe.

Nous n’aurions pas quitté Schmouck pour unempire ; il nous semblait que la gloire de son pistoletrejaillissait sur nous.

Voilà bien les enfants, et voilà bien leshommes !

Chacun de nous se vantait des dangers qu’ilavait courus pendant la grande bataille :

– J’ai entendu siffler les balles, disaitFrantz Sépel, deux sont entrées dans notre cuisine.

– Moi, j’ai vu galoper le général desuhlans avec son bonnet rouge, criait Hans Aden ; c’est bienplus terrible que d’entendre siffler les balles.

Ce qui m’enorgueillissait le plus, c’était quele commandant républicain m’avait donné de la galette endisant : « Avale-moi ça hardiment ! » Je metrouvais digne d’avoir un pistolet comme Zaphéri : maispersonne ne voulait me croire.

Schmouck, en passant devant le perron de lamaison commune, s’écria :

– Venez voir !

Nous montâmes le grand escalier derrière lui,et devant la porte du conseil, percée d’une ouverture carrée,grande comme la main, il nous dit :

– Regardez… les habits des morts sont là…Le père Jeffer et M. le bourgmestre les ont conduits là cematin, dans une charrette.

Et nous restâmes plus d’une heure à contemplerces habits, nous grimpant l’un à l’autre sur les épaules etsoupirant : « Laisse-moi donc aussi regarder, Hans Aden…c’est mon tour ! »

Ces habits étaient entassés au milieu de lagrande salle déserte, sous la lumière grise de deux hautes fenêtresgrillées. Il y avait des chapeaux républicains et des bonnets deuhlans, des baudriers et des gibernes, des habits bleus et desmanteaux rouges, des sabres et des pistolets. Les fusils étaientappuyés au mur à droite, et, plus loin, se trouvait une file delances.

Cela donnait froid à voir, et j’en ai gardé lesouvenir.

Au bout d’une heure, et comme la nuit venait,tout à coup l’un de nous eut peur, et se mit à descendre l’escalieren criant d’une voix terrible : « Lesvoici ! »

Alors toute la bande se précipita sur lesmarches, galopant les mains en l’air et se bousculant dans l’ombre.Ce qui m’étonne, c’est que pas un de nous ne se soit cassé le cou,tant notre épouvante était grande. J’étais le dernier, et quoiquemon cœur bondît d’une force incroyable, au bas du perron je meretournai pour regarder ; tout était gris au fond duvestibule, la petite lucarne, à droite, éclairait les marchesnoires d’un rayon oblique ; pas un soupir ne troublait lesilence sous la voûte sombre. Au loin, dans la rue, les criss’éloignaient. Je me pris à songer que l’oncle devait être inquietde moi, et je partis seul, non sans me retourner encore, car il mesemblait que des pas furtifs me suivaient, et je n’osaiscourir.

Devant l’auberge des Deux-Clefs, dontles fenêtres brillaient au milieu de la nuit, je fis halte. Letumulte des buveurs me rassurait ; je regardai, par le petitvasistas ouvert, dans la salle où bourdonnaient un grand nombre devoix, je vis Koffel, le mauser, M. Richter et bien d’autres,assis le long des tables de sapin, le dos courbé, le coude enavant, en face des cruches et des gobelets.

La figure anguleuse de M. Richter, avecsa veste de chasse et sa casquette de cuir bouilli, gesticulaitsous le quinquet, dans la fumée grisâtre :

– Voilà ces fameux Républicains,disait-il, ces hommes terribles qui devaient bouleverser le monde,et que l’ombre glorieuse du feld-maréchal Wurmser suffit pourdisperser. Vous les avez vus plier les reins, et allonger lesjambes ! Combien de fois ne vous ai-je pas dit que toutesleurs grandes entreprises finiraient par une débâcle ? Mauser,Koffel, l’ai-je dit ?

– Eh, oui, vous l’avez dit !répondit le mauser, mais ce n’est pas une raison pour crier sifort. Voyons, monsieur Richter, asseyez-vous et faites venir unebouteille de vin ; Koffel et moi nous avons payé chacun lanôtre. Voilà le principal.

M. Richter s’assit, et moi je m’en allaichez nous. Il pouvait être alors sept heures ; l’allée étaitbalayée, les vitres remises. J’entrai d’abord dans la cuisine, etLisbeth, en me voyant s’écria :

– Ah ! le voici !

Elle ouvrit la porte de la chambre en disantplus bas :

– Monsieur le docteur, l’enfant estlà.

– C’est bon, dit l’oncle assis à table,qu’il entre.

Et comme j’allais parler haut :

– Chut ! fit-il en me montrantl’alcôve ; assieds-toi, tu dois avoir bon appétit ?

– Oui, mon oncle.

– D’où viens-tu ?

– J’ai été voir le village.

– C’est bien, Fritzel ; tu m’asdonné de l’inquiétude, mais je suis content que tu aies vu cesmisères.

Lisbeth vint alors m’apporter une bonneassiettée de soupe, et tandis que je mangeais, l’oncleajouta :

– Tu connais la guerre, maintenant.Souviens-toi de ces choses, Fritzel, pour les maudire. C’est unebonne instruction ; ce qu’on a vu jeune nous reste toute lavie.

Il se faisait ces réflexions à lui-même ;moi, j’allais toujours mon train, le nez dans mon assiette. Aprèsla soupe, Lisbeth me servit des légumes et de la viande ; maisau moment où je prenais ma fourchette, voilà que j’aperçois, assisprès de moi sur le plancher, un être immobile qui me regardait.Cela me saisit.

– Ne crains rien, Fritzel, me dit mononcle en souriant.

Alors je regardai, et je reconnus que c’étaitle chien de la cantinière. Il se tenait là gravement, le nez enl’air, les oreilles pendantes, m’observant d’un œil attentif àtravers ses poils frisés.

– Donne-lui de tes légumes, et vous serezbientôt bons amis, dit l’oncle.

Il lui fit signe d’approcher ; le chienvint s’asseoir près de sa chaise, et parut bien content des petitestapes que l’oncle lui donnait sur la tête. Il lapa le fond de monassiette, puis se remit à me regarder d’un air grave.

Vers la fin du souper, j’allais me lever,quand des paroles confuses s’entendirent dans l’alcôve. L’oncleprêtait l’oreille ; la femme parlait extrêmement vite et bas.Ces paroles confuses, mystérieuses, au milieu du silence, m’émurentplus que tout le reste ; je me sentis pâlir. L’oncle, le frontpenché, me regardait, mais sa pensée était ailleurs : ilécoutait. Le chien venait aussi de se retourner.

Dans la foule des paroles que disait cettefemme, quelques-unes étaient plus fortes.

– Mon père… Jean… tués… tous… tous… lapatrie !…

En regardant l’oncle, je voyais qu’il avaitles yeux troubles et que ses joues tremblaient. Il prit la lampesur la table et s’approcha du lit. Lisbeth entrait pourdesservir ; il se retourna et lui dit :

– Voici que la fièvre commence.

Puis il écarta les rideaux ; Lisbeth lesuivit. Moi je ne bougeais pas de ma chaise ; je n’avais plusfaim. La femme se tut un instant. Je voyais l’ombre de l’oncle etcelle de Lisbeth sur les rideaux ; l’oncle tenait le bras dela femme. Le chien était avec eux dans l’alcôve. Moi, seul dans lasalle noire, j’avais peur. La femme se mit à parler plushaut ; alors il me sembla que la salle devenait plus noire, etje me rapprochai de la lumière. Mais au même instant, quelque choseparut se débattre ; Lisbeth, qui tenait la lampe, recula, etla femme toute pâle, les yeux ouverts, se dressa encriant :

– Jean… Jean… défends-toi…j’arrive !

Puis elle ouvrit la bouche, jeta un grandcri : « Vive la République ! » etretomba.

L’oncle ressortit, bouleversé, endisant :

– Lisbeth, vite, vite, monte là-haut…dans l’armoire… la fiole grise à bouchon de verre…Dépêche-toi !

Et il rentra.

Lisbeth courait ; moi je me tenais à labasque de l’oncle. Le chien grondait, la femme était étendue commemorte.

La vieille servante revint avec lafiole ; l’oncle regarda et dit d’une voix brève :

– C’est cela, une cuiller.

Je courus chercher ma cuiller ; ill’essuya, versa quelques gouttes dedans, puis, relevant la tête dela femme, il lui fit prendre ce qu’il y avait mis, en disant avecune douceur extrême :

– Allons, allons, du courage, mon enfant…du courage…

Je ne l’avais jamais entendu parler d’une voixsi douce, si tendre ; mon cœur en était serré.

La femme soupira doucement, et l’onclel’étendit sur le lit en relevant l’oreiller. Après quoi, ilressortit tout pâle et nous dit :

– Allez dormir, laissez-moi seul… jeveillerai.

– Mais, monsieur le docteur, fit Lisbeth,déjà la nuit dernière…

– Allez vous coucher, répéta l’oncle d’unton fâché ; je n’ai pas le temps d’écouter votre bavardage. Aunom du ciel, laissez-moi tranquille… ceci peut devenir sérieux.

Il nous fallut bien obéir.

En montant l’escalier, Lisbeth, toutetremblante, me dit :

– As-tu vu cette malheureuse,Fritzel ? Elle va peut-être mourir… eh bien ! la voilàqui pense encore à sa République du diable. Ces gens-là sont devéritables sauvages. Tout ce que nous pouvons faire, c’est de prierque Dieu leur pardonne.

Elle se mit donc à prier.

Je ne savais que penser de tout cela. Maisaprès avoir tant couru et m’être crotté jusqu’à l’échine, une foisau lit, je m’endormis si profondément, que le retour desRépublicains eux-mêmes, leurs feux de peloton et de bataillonn’auraient pu m’éveiller avant dix heures du matin.

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