Madame Thérèse ou Les Volontaires de 92 – Pourquoi Hunebourg ne fut pas rendu

IX

 

Ce même soir, après le souper, l’oncle Jacobfumait sa pipe en silence derrière le fourneau. Moi, je séchais lebas de mon pantalon, assis devant la petite porte de tôle, la têtede Scipio entre les genoux, et je regardais le reflet rouge de laflamme avancer et reculer sur le plancher. Lisbeth avait emporté lachandelle selon son habitude ; nous étions dansl’obscurité ; le feu bourdonnait comme au temps des grandsfroids, la pendule marchait lentement, et dehors, dans la cuisine,nous entendions la vieille servante laver les assiettes surl’évier.

Que d’idées me passaient alors par latête ! Tantôt je songeais au soldat mort dans la grange deRéebock, au coq noir de la lucarne ; tantôt au père Schmittfaisant faire l’exercice à Scipio ; puis à l’Altenberg, à ladescente de notre traîneau. Tout cela me revenait comme unrêve ; les sifflements plaintifs du feu me paraissaient êtrela musique de ces souvenirs, et je sentais tout doucement mes yeuxse fermer.

Cela durait depuis environ une demi-heurelorsque je fus réveillé par un bruit de sabots dans l’allée ;en même temps, la porte s’ouvrit, et la voix joyeuse du mauser ditdans la chambre :

– De la neige, monsieur le docteur, de laneige ! Elle recommence à tomber, nous en avons encore pourtoute la nuit.

Il paraît que l’oncle avait fini pars’assoupir, car seulement au bout d’un instant, je l’entendis seremuer et répondre :

– Que voulez-vous, mauser, c’est lasaison ; il faut s’attendre à cela maintenant.

Puis il se leva et alla dans la cuisinechercher de la lumière.

Le mauser s’approchait dans l’ombre.

– Tiens ! Fritzel est là !dit-il. Tu n’as donc pas encore sommeil ?

L’oncle rentrait. Je tournai la tête, et jevis que le mauser avait ses habits d’hiver : son vieux bonnetde martre, la queue râpée pendant sur le dos, sa veste en peau dechèvre, le poil en dedans, son gilet rouge, les poches ballottantsur les cuisses, et sa vieille culotte de velours brun, ornée depièces aux genoux. Il souriait, en plissant ses petits yeux, ettenait quelque chose sous le bras.

– Vous venez pour la gazette,mauser ? dit l’oncle. Elle n’est pas arrivée ce matin, lemessager est en retard.

– Non, monsieur le docteur, non ; jeviens pour autre chose.

Il déposa sur la table un vieux livre carré, àcouvercle de bois d’au moins trois lignes d’épaisseur, et toutcouvert de larges pattes en cuivre représentant des feuilles devigne ; les tranches étaient toutes noires et graisseuses àforce de vieillesse, et de chaque page sortaient des cordons et desficelles pour marquer les bons endroits.

– Voilà pourquoi j’arrive ! dit lemauser ; je n’ai pas besoin de nouvelles, moi ; quand jeveux savoir ce qui se passe dans le monde, j’ouvre et jeregarde.

Alors il sourit, et ses longues dents jaunesapparurent sous les quatre poils de ses moustaches, effilées commedes aiguilles.

L’oncle ne disait rien ; il approcha latable du fourneau et s’assit dans son coin.

– Oui, reprit le mauser, tout estlà-dedans ; mais il faut comprendre… il faut comprendre,fit-il en se touchant la tête d’un air rêveur. Les lettres ne sontrien ; c’est l’esprit… l’esprit qu’il faut comprendre.

Puis il s’assit dans le fauteuil et prit lelivre sur ses cuisses maigres avec une sorte de vénération ;il l’ouvrit, et, comme l’oncle le regardait :

– Monsieur le docteur, dit-il, je vous aiparlé cent fois du livre de ma tante Roesel, de Héming ; ehbien, aujourd’hui je vous l’apporte pour vous montrer le passé, leprésent, et l’avenir. Vous allez voir, vous allez voir ! Toutce qui est arrivé depuis quatre ans était écrit d’avance ; jele comprenais bien, seulement je ne voulais pas le dire, à cause dece Richter, qui se serait moqué de moi, car il ne voit pas plusloin que le bout de son nez. Et l’avenir est aussi là-dedans ;mais je ne l’expliquerai qu’à vous, monsieur le docteur, qui êtesun homme sensé, raisonnable et clairvoyant. Voilà pourquoij’arrive.

– Écoutez, mauser, dit l’oncle, je saisbien que tout est mystère dans ce bas monde, et je ne suis pasassez vaniteux pour refuser de croire aux prédictions et auxmiracles rapportés par des auteurs graves, tels que Moïse,Hérodote, Thucydide, Tite-Live et beaucoup d’autres. Malgré cela jerespecte trop la volonté du Seigneur pour vouloir pénétrer lessecrets réservés par sa sagesse infinie ; j’aime mieux voirdans votre livre l’accomplissement des choses déjà passées quel’avenir. D’abord ce sera beaucoup plus clair.

– C’est bon, c’est bon, vous saurez tout,répondit le taupier, satisfait de l’air grave de l’oncle.

Il poussa son fauteuil vers la table, posa lelivre au bord ; puis, se mettant à fouiller dans sa poche, ilen tira de vieilles besicles en cuivre et les enfourcha sur sonnez, ce qui lui donnait une figure vraiment bizarre.

On peut s’imaginer mon attention : jem’étais aussi rapproché de la table, les coudes au bord, le mentondans les mains, et je regardais, retenant mon haleine, les yeuxécarquillés jusqu’aux tempes.

Toujours cette scène sera présente à monesprit ; le silence profond de la chambre, le tic-tac del’horloge, le bruissement du feu, la chandelle comme une étoile aumilieu de nous ; en face de moi, l’oncle dans son coingrisâtre, Scipio à mes pieds, puis le mauser, courbé sur le livredes prédictions, et derrière lui les petites vitres noires, oùdescendait la neige dans les ténèbres ; je revois tout cela,et même il me semble entendre encore la voix de ce pauvre vieuxtaupier, et celle de ce bon oncle Jacob, descendus tous deux depuissi longtemps dans la tombe.

C’était une scène étrange.

– Comment, mauser ! dit l’oncle,vous avez besoin de lunettes à votre âge ? moi qui vouscroyais une vue excellente ?

– Je n’en ai pas besoin pour lire deschoses ordinaires, ni pour regarder dehors, répondit letaupier ; j’ai de bons yeux, et d’ici jusque sur la côte del’Altenberg, au printemps, je vois un nid de chenilles sur lesarbres ; mais vous saurez que ces lunettes sont celles de matante Roesel, de Héming, et qu’il faut les avoir pour comprendre celivre. Quelquefois ça me trouble, mais je lis au-dessus ouau-dessous ; le principal est que je les aie sur le nez.

– Ah ! c’est différent, biendifférent, dit l’oncle d’un ton sérieux ; car il avait tropbon cœur pour laisser voir au taupier que cela l’étonnait.

Aussitôt le mauser se mit à lire :

« Anno 1793. – L’herbe estséchée et la fleur est tombée, parce que le vent a soufflédessus ! » Cela signifie que nous sommes en hiver :l’herbe est séchée, parce que le vent a soufflé dessus !

L’oncle inclina la tête, et le taupierpoursuivit :

« Les îles ont vu et ont été saisies decrainte ; les bouts de la terre ont été effrayés ; ils sesont approchés et sont venus. » Ça, monsieur le docteur, c’estpour faire entendre que l’Angleterre, et même les îles qui sontplus loin dans la mer, ont été effrayées à cause des Républicains.« Ils se sont approchés et sont venus ! » Tout lemonde sait que les Anglais ont débarqué en Belgique pour faire laguerre aux Français. Mais écoutez bien le reste : « En cetemps-là, les conducteurs des peuples seront comme le feu d’unfoyer parmi du bois, et comme un flambeau parmi des gerbes ;ils dévoreront à droite et à gauche tous les pays. »

Le mauser alors leva le doigt d’un air graveet dit :

– Ça, ce sont les rois et les empereursqui s’avancent au milieu de leurs armées, et qui dévorent tout dansles pays qu’ils traversent. Nous connaissons malheureusement ceschoses pour les avoir vues ; notre pauvre village s’ensouviendra longtemps.

Et comme l’oncle ne répondait pas, ilreprit :

« En ce temps-là, malheur au pasteur dunéant qui abandonnera son troupeau ; l’épée tombera de sonbras et son œil droit sera entièrement obscurci. » Nousvoyons, par ces mots, l’évêque de Mayence, avec sa nourrice et sescinq maîtresses, qui s’est sauvé l’année dernière, à l’arrivée dugénéral Custine. C’était un vrai pasteur du néant, qui faisait lescandale de tout le pays : son bras s’est desséché et son œildroit s’est obscurci.

– Mais, dit l’oncle, songez donc, mauser,que cet évêque n’était pas le seul, et qu’il y en avait beaucoupayant la même conduite, en Allemagne, en France, en Italie et danstout le monde.

– Raison de plus, monsieur le docteur,répondit le taupier, le livre parle pour toute la terre,« car, – fit-il, le doigt appuyé sur la page, – car,en ce temps-là, dit l’Éternel, j’ôterai du monde les fauxprophètes, les faiseurs de miracles et l’esprit d’impureté ».Qu’est-ce que cela peut signifier, docteur Jacob, sinon tous ceshommes qui parlent sans cesse d’amour du prochain, pour obtenirnotre argent ; qui ne croient à rien, et nous menacent del’enfer ; qui s’habillent de pourpre et d’or, et nous prêchentl’humilité ; qui disent : « Vendez tous vos bienspour suivre le Christ ! » et ne font qu’entasserrichesses sur richesses dans leurs palais et leurs couvents ;qui nous recommandent la foi et rient entre eux des simples qui lesécoutent ?… – N’est-ce pas l’esprit d’impureté ?

– Oui, dit l’oncle, c’est abominable.

– Eh bien, c’est pour eux, c’est pourtous les mauvais pasteurs, que ces choses sont écrites, dit letaupier.

Puis il reprit :

« En ce temps-là, il y aura aux montagnesle bruit d’une multitude, tel que celui d’un grand peuple qui selève, un bruit de nation assemblée. C’est pourquoi les peuplesd’alentour écouteront, et tout cœur d’homme se fondra. Et lesorgueilleux seront éperdus ; le monde sera en travail commecelle qui enfante ; les bons se regarderont avec des visagesenflammés ; ils entendront pour la première fois parler degrandes choses ; ils sauront que tous sont égaux à la face del’Éternel, que tous sont nés pour la justice, comme les arbres desforêts pour la lumière !

– Est-ce bien écrit cela, mauser ?demanda l’oncle.

– Voyez-vous même, répondit le taupier enlui remettant le livre.

Alors l’oncle Jacob, les yeux troubles,regarda :

– Oui, c’est écrit, fit-il à voix basse,c’est écrit ! Ah ! puisse l’Éternel accomplir de sigrandes choses de notre temps ! puisse-t-il réjouir notre cœurd’un tel spectacle !

Et s’arrêtant tout à coup, comme étonné de sonpropre enthousiasme :

– Est-il possible qu’à mon âge je melaisse encore émouvoir à ce point ? Je suis un véritableenfant.

Il rendit le livre au mauser, qui dit ensouriant :

– Je vois bien, monsieur le docteur, quevous comprenez ce passage comme moi : ce bruit d’un grandpeuple qui se lève, c’est la France qui proclame les droits del’homme.

– Comment ! vous croyez que cela serapporte à la Révolution française ? demanda l’oncle.

– Eh ! à quoi donc ? fit lemauser ; c’est clair comme le jour.

Puis il remit ses besicles, qu’il avait ôtées,et lut :

« Il y a soixante et dix semaines pourconsommer le péché, pour expier l’iniquité et pour amener lajustice des siècles. Après quoi, les hommes jetteront aux taupes etaux chauves-souris les idoles faites d’argent. Et plusieurs peuplesdiront : « Forgeons les épées en hoyaux et leshallebardes en serpes ! »

En cet endroit, le mauser posa ses deux coudessur le livre, et se grattant la barbe, le nez en l’air, il parutréfléchir profondément. Moi, je ne le quittais plus de l’œil ;il me semblait voir des choses étranges, un monde inconnu s’agiterdans l’ombre autour de nous ; le faible pétillement du feu etles soupirs de Scipio, endormi près de moi, me produisaient l’effetde voix lointaines, et même le silence m’inquiétait.

L’oncle Jacob, lui, semblait avoir repris soncalme. Il venait de bourrer sa grande pipe et l’allumait avec unbout de papier, en lançant deux ou trois grosses boufféeslentement, pour bien laisser prendre le tabac. Il referma lecouvercle et s’étendit dans le fauteuil en exhalant un soupir.

– « Les hommes jetteront leursidoles d’argent », fit le mauser, ça veut dire leurs écus,leurs florins et leur monnaie de toute espèce. « Ils lesjetteront aux taupes », c’est-à-dire aux aveugles, car voussavez, monsieur le docteur, que les taupes sont aveugles ; lesmalheureux aveugles, comme le père Harich, sont de véritablestaupes ; ils marchent en plein jour dans les ténèbres, commes’ils étaient sous terre. Les hommes, dans ce temps-là, donnerontdonc leur argent aux aveugles et aux chauves-souris. Parchauves-souris, il faut entendre les vieilles femmes qui ne peuventplus travailler, qui sont chauves et qui se tiennent dans le creuxdes cheminées, à la manière de Christine Besme, que vous connaissezaussi bien que moi. Cette pauvre Christine est tellement maigre, etconserve si peu de cheveux, que chacun pense en la voyant :« C’est une chauve-souris. »

– Oui, oui, oui, faisait l’oncle d’un tonparticulier, en balançant la tête lentement, c’est clair, mauser,c’est très clair. Maintenant, je comprends votre livre ; c’estquelque chose d’admirable !

– Les hommes donneront donc leur argentaux aveugles et aux vieilles femmes par esprit de charité, repritle mauser, et ce sera la fin de la misère en ce monde ; il n’yaura plus de pauvres « dans soixante et dix semaines »,qui ne sont pas des semaines de jours, mais des semaines de mois,et « ils aiguiseront leurs épées en hoyaux » pourcultiver la terre et vivre en paix !

Cette explication des taupes et deschauves-souris m’avait tellement frappé, que je restais les yeuxtout grands ouverts, m’imaginant voir s’accomplir cettetransformation bizarre dans le coin où se tenait l’oncle. Jen’écoutais plus, et la voix du mauser continuait sa lecturemonotone, lorsque la porte s’ouvrit de nouveau. J’en eus la chairde poule ; le vieil aveugle Harich et la vieille Christineseraient entrés bras dessus bras dessous, avec leur nouvellefigure, que je n’en aurais pas été plus effrayé. Je tournai latête, la bouche béante, et je respirai : c’était notre amiKoffel qui venait nous voir ; il me fallut regarder deux foispour bien le reconnaître, tant les idées de chauves-souris et detaupes s étaient emparées de mon esprit.

Koffel avait son vieux tricot gris de l’hiver,son bonnet de drap tiré sur la nuque et ses gros souliers éculés,dans lesquels il mettait de vieux chaussons pour sortir ; ilse tenait les genoux pliés et les mains dans les poches, comme unêtre frileux ; des flocons de neige innombrables lecouvraient.

– Bonsoir, monsieur le docteur, fit-il ensecouant son bonnet dans le vestibule ; j’arrive tard ;beaucoup de gens m’ont arrêté sur la route, au Bœuf-Rougeet au Cruchon-d’Or.

– Entrez, Koffel, lui dit l’oncle. Vousavez bien fermé la porte de l’allée ?

– Oui, docteur Jacob, ne craignezrien.

Il entra, en souriant :

– La gazette n’est pas arrivée cematin ? dit-il.

– Non, mais nous n’en avons pas besoin,répondit l’oncle d’un accent de bonne humeur un peu comique. Nousavons le livre du mauser, qui raconte le présent, le passé etl’avenir.

– Est-ce qu’il raconte aussi notrevictoire ? demanda Koffel en se rapprochant du fourneau.

L’oncle et le mauser se regardèrentétonnés.

– Quelle victoire ? fit lemauser.

– Hé ! celle d’avant-hier, àKaiserslautern. On ne parle que de cela dans tout le village ;c’est Richter, M. Richter qui est revenu de là-bas, vers deuxheures, apporter la nouvelle. Au Cruchon-d’Or, on a déjàvidé plus de cinquante bouteilles en l’honneur des Prussiens ;les Républicains sont en pleine déroute !

À peine eut-il parlé des Républicains, quenous regardâmes du côté de l’alcôve, songeant que la Françaiseétait là et qu’elle nous entendait. Cela nous fit de la peine, carc’était une brave femme, et nous pensions que cette nouvellepouvait lui causer beaucoup de mal. L’oncle leva la main, enhochant la tête d’un air désolé ; puis il se leva doucement etentrouvrit les rideaux pour voir si Mme Thérèse dormait.

– C’est vous, monsieur le docteur,dit-elle aussitôt ; depuis une heure j’écoute les prédictionsdu mauser, j’ai tout entendu.

– Ah ! madame Thérèse, dit l’oncle,ce sont de fausses nouvelles.

– Je ne crois pas, monsieur le docteur.Du moment qu’une bataille s’est livrée avant-hier à Kaiserslautern,il faut que nous ayons eu le dessous, sans quoi les Françaisauraient marché tout de suite sur Landau, pour débloquer la placeet couper la retraite aux Autrichiens : leur aile droiteaurait traversé le village.

Puis élevant la voix :

– Monsieur Koffel, dit-elle, voulez-vousme dire les détails que vous savez ?

De toutes les choses lointaines de ce temps,celle-ci surtout est restée dans ma mémoire, car cette nuit-là nousvîmes quelle femme nous avions sauvée, et nous comprîmes aussiquelle était cette race de Français qui se levait en foule pourconvertir le monde.

Le mauser avait pris la chandelle sur latable, et nous étions tous entrés dans l’alcôve. Moi au pied dulit, Scipio contre la jambe, je regardais en silence, et, pour lapremière fois, je voyais que Mme Thérèse était devenue simaigre, qu’elle ressemblait à un homme : sa longue figureosseuse, au nez droit, le tour des yeux et le menton dessinés enarêtes, était appuyée sur sa main ; son bras, sec et brun,sortait presque jusqu’au coude de la grosse chemise deLisbeth ; un mouchoir de soie rouge, noué sur le front,retombait derrière, sur sa nuque décharnée ; on ne voyait passes magnifiques cheveux noirs, mais seulement quelques petitsau-dessous des oreilles, où pendaient deux grands anneaux d’or. Etce qui surtout fixa mon attention, c’est qu’au bas de son coupendait une médaille de cuivre rouge, représentant une tête dejeune fille, coiffée d’un bonnet en forme de casque ; cetterelique attira mes yeux ; j’ai su depuis que c’était l’imagede la République, mais alors je pensai que c’était la sainte Viergedes Français.

Comme le mauser levait la chandelle derrièrenous, l’alcôve était pleine de lumière, et madame Thérèse me parutaussi beaucoup plus grande ; sa hanche, sa jambe, et son pieddescendaient sous la couverture jusqu’au bas du lit. Je n’avaisjamais remarqué ces choses, qui me frappèrent alors. Elle regardaitKoffel, qui ne quittait pas des yeux l’oncle Jacob, comme pour luidemander ce qu’il fallait faire.

– Ce sont des bruits qui courent auvillage, dit-il d’un air embarrassé ; ce Richter ne mérite paspour deux liards de confiance.

– C’est égal, monsieur Koffel,racontez-moi cela, dit-elle ; M. le docteur le permet.N’est-ce pas, monsieur le docteur vous le permettez ?

– Sans doute, fit l’oncle d’un air deregret. Mais il ne faut pas croire tout ce qu’on rapporte.

– Non…, on exagère, je le saisbien ; mais il vaut mieux savoir les choses que de se figurermille idées ; cela tourmente moins.

Koffel se mit donc à raconter que deux joursavant les Français avaient attaqué Kaiserslautern, et que, depuissept heures du matin jusqu’à la nuit, ils avaient livré deterribles combats pour entrer dans les retranchements ; queles Prussiens les avaient écrasés par milliers ; qu’on nevoyait que des morts dans les ravins, sur la côte, le long desroutes et dans la Lauter ; que les Français avaient toutabandonné : leurs canons, leurs caissons, leurs fusils etleurs gibernes ; qu’on les massacrait partout, et que lacavalerie de Brunswick, envoyée à leur poursuite, faisait desprisonniers en masse.

Mme Thérèse, le menton appuyé sur lamain, les yeux fixés au fond de l’alcôve et les lèvres serrées, nedisait rien. Elle écoutait, et de temps en temps, lorsque Koffelvoulait s’arrêter – car de raconter ces choses devant cettepauvre femme, cela lui faisait beaucoup de peine – elle luilançait un regard très calme, et il poursuivait, disant :« On raconte encore ceci ou cela, mais je ne le croispas. »

Enfin il se tut, et Mme Thérèse, durantquelques instants, continua à réfléchir. Puis comme l’oncledisait : « Tout cela, ce ne sont que des bruits… On nesait rien de positif… Vous auriez tort de vous désoler, madameThérèse, » elle se releva légèrement, pour s’appuyer contre lebois de lit, et nous dit d’une voix très simple :

– Écoutez, il est clair que nous avonsété repoussés. Mais ne croyez pas, monsieur le docteur, que cela medésole ; non, cette affaire, qui vous paraît considérable, estpeu de chose pour moi. J’ai vu ce même Brunswick arriver jusqu’enChampagne, à la tête de cent mille hommes de vieilles troupes,lancer des proclamations qui n’avaient pas le sens commun, menacertoute la France et ensuite reculer, devant les paysans en sabots,la baïonnette dans les reins jusqu’en Prusse. Mon père, – unpauvre maître d’école, devenu chef de bataillon, – mes frères,– de pauvres ouvriers, devenus capitaines par leur courage,– et moi derrière, avec le petit Jean dans ma charrette, nouslui avons fait la conduite, après les défilés de l’Argonne et labataille de Valmy. Ne croyez donc pas que de telles chosesm’effrayent. Nous ne sommes pas cent mille hommes, ni deux centmille : nous sommes six millions de paysans, qui voulonsmanger nous-mêmes le pain que nous avons gagné péniblement parnotre travail. C’est juste et Dieu est avec nous.

En parlant, elle s’animait, elle étendait songrand bras maigre ; le mauser, l’oncle et Koffel seregardaient stupéfaits.

– Ce n’est pas une défaite, ni vingt, nicent qui peuvent nous abattre, reprit-elle ; quand un de noustombe, dix autres se lèvent. Ce n’est pas pour le roi de Prusse, nipour l’empereur d’Allemagne que nous marchons, c’est pourl’abolition des privilèges de toute sorte, pour la liberté, pour lajustice, pour les droits de l’homme ! – Pour nousvaincre, il faudra nous exterminer jusqu’au dernier, fit-elle avecun sourire étrange, et ce n’est pas aussi facile qu’on le croit.Seulement il est bien malheureux que tant de milliers de bravesgens de votre côté se fassent massacrer pour des rois et des noblesqui sont leurs plus grands ennemis, quand le simple bon sensdevrait leur dire de se mettre avec nous, pour chasser tous cesoppresseurs du pauvre peuple ; oui, c’est bien malheureux, etvoilà ce qui me fait plus de peine que tout le reste.

Ayant parlé de la sorte, elle se recoucha, etl’oncle Jacob, étonné de la justesse de ses paroles, resta quelquesinstants silencieux.

Le mauser et Koffel se regardaient sans riendire, mais on voyait bien que les réflexions de la Française lesavaient frappés et qu’ils pensaient : « Cette femme araison. »

Au bout d’une minute seulement, l’oncledit :

– Du calme, madame Thérèse, du calme,tout ira mieux ; sur bien des choses nous pensons de même, etsi cela ne dépendait que de moi, nous ferions bientôt la paixensemble.

– Oui, monsieur le docteur,répondit-elle, je le sais, car vous êtes un homme juste, et nous nevoulons que la justice.

– Tâchez d’oublier tout cela, dit encorel’oncle Jacob ; il ne vous faut plus maintenant que du repospour être en bonne santé.

– Je tâcherai, monsieur le docteur.

Alors nous sortîmes de l’alcôve, et l’oncle,nous regardant tout rêveur, dit :

– Voilà bientôt dix heures, allons nouscoucher, il est temps.

Il reconduisit Koffel et le mauser dehors, etpoussa le verrou comme à l’ordinaire. Moi, je grimpais déjàl’escalier.

Cette nuit-là, j’entendis l’oncle se promenerlongtemps dans sa chambre ; il allait et venait d’un pas lentet grave, comme un homme qui réfléchit. Enfin, tout bruit cessa, etje m’endormis à la grâce de Dieu.

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