Mademoiselle Fifi

Chapitre 10Une Ruse

Ils bavardaient au coin du feu, le vieux médecin et la jeunemalade. Elle n’était qu’un peu souffrante de ces malaises fémininsqu’ont souvent les jolies femmes : un peu d’anémie, des nerfs, etun peu de fatigue, de cette fatigue qu’éprouvent parfois lesnouveaux époux à la fin du premier mois d’union, quand ils ont faitun mariage d’amour.

Elle était étendue sur sa chaise longue et causait. « Non,docteur, je ne comprendrai jamais qu’une femme trompe son mari.J’admets même qu’elle ne l’aime pas, qu’elle ne tienne aucun comptede ses promesses, de ses serments ! Mais comment oser sedonner à un autre homme ? Comment cacher cela aux yeux detous ? Comment pouvoir aimer dans le mensonge et dans latrahison ? »

Le médecin souriait.

« Quand à cela, c’est facile. Je vous assure qu’on ne réfléchitguère à toutes ces subtilités quand l’envie vous prend de faillir.Je suis même certain qu’une femme n’est mûre pour l’amour vraiqu’après avoir passé par toutes les promiscuités et tous lesdégoûts du mariage, qui n’est, suivant un homme illustre, qu’unéchange de mauvaises humeurs pendant le jour et de mauvaises odeurspendant la nuit. Rien de plus vrai. Une femme ne peut aimerpassionnément qu’après avoir été mariée. Si je la pouvais comparerà une maison, je dirais qu’elle n’est habitable que lorsqu’un maria essuyé les plâtres.

« Quand à la dissimulation, toutes les femmes en ont à revendreen ces occasions-là. Les plus simples sont merveilleuses et setirent avec génie des cas les plus difficiles. »

Mais la jeune femme semblait incrédule…

« Non, docteur, on ne s’avise jamais qu’après coup de ce qu’onaurait dû faire dans les occasions périlleuses ; et les femmessont certes encore plus disposées que les hommes à perdre la tête.»

Le médecin leva les bras.

« Après coup, dites-vous ! Nous autres, nous n’avonsl’inspiration qu’après coup. Mais vous !… Tenez, je vais vousraconter une petite histoire arrivée à une de mes clientes à quij’aurais donné le bon Dieu sans confession, comme on dit.

« Ceci s’est passé dans une ville de province.

« Un soir, comme je dormais profondément de ce pesant premiersommeil si difficile à troubler, il me sembla, dans un rêve obscur,que les cloches de la ville sonnaient au feu.

« Tout à coup je m’éveillai : c’était ma sonnette, celle de larue, qui tintait désespérément. Comme mon domestique ne semblaitpoint répondre, j’agitai à mon tour le cordon pendu dans mon lit,et bientôt des portes battirent, des pas troublèrent le silence dela maison dormante ; puis Jean parut, tenant une lettre quidisait : « Mme Lelièvre prie avec instance M. le docteur Siméon depasser chez elle immédiatement. »

« Je réfléchis quelques secondes ; je pensais : Crise denerfs, vapeurs, tralala, je suis trop fatigué. Et je répondis : «Le docteur Siméon, fort souffrant, prie Mme Lelièvre de vouloirbien appeler son confrère M. Bonnet. »

« Puis, je donnai le billet sous enveloppe et je merendormis.

« Une demi-heure plus tard environ, la sonnette de la rue appelade nouveau, et Jean vint me dire : « C’est quelqu’un, un homme ouune femme (je ne sais pas au juste, tant il est caché) qui voudraitparler bien vite à monsieur. Il dit qu’il y va de la vie de deuxpersonnes. »

« Je me dressai. « Faites entrer. »

« J’attendis, assis dans mon lit.

« Une espèce de fantôme noir apparut et, dès que Jean fut sorti,se découvrit. C’était Mme Berthe Lelièvre, une toute jeune femme,mariée depuis trois ans avec un gros commerçant de la ville quipassait pour avoir épousé la plus jolie personne de laprovince.

« Elle était horriblement pâle, avec ces crispations de visagedes gens affolés ; et ses mains tremblaient ; deux foiselle essaya de parler sans qu’un son pût sortir de sa bouche.Enfin, elle balbutia : « Vite, vite… vite… Docteur… Venez. Mon… monamant est mort dans ma chambre… »

« Elle s’arrêta suffoquant, puis reprit : « Mon mari va… varentrer du cercle… »

« Je sautai sur mes pieds, sans même songer que j’étais enchemise, et je m’habillai en quelques secondes. Puis je demandai :« C’est vous-même qui êtes venue tout à l’heure ? » Elle,debout comme une statue, pétrifiée par l’angoisse, murmura : « Non…c’est ma bonne… elle sait… » Puis, après un silence. « Moi, j’étaisrestée… près de lui. » Et une sorte de cri de douleur horriblesortit de ses lèvres, et, après un étouffement qui la fit râler,elle pleura, elle pleura éperdument avec des sanglots et desspasmes pendant une minute ou deux ; puis ses larmes, soudain,s’arrêtèrent, se tarirent, comme séchées en dedans par dufeu ; et redevenue tragiquement calme : « Allons vite ! »dit-elle.

« J’étais prêt, mais je m’écriai : « Sacrebleu, je n’ai pas ditd’atteler mon coupé ! » Elle répondit : « J’en ai un, j’ai lesien qui l’attendait. » Elle s’enveloppa jusqu’aux cheveux. Nouspartîmes.

« Quand elle fut à mon côté dans l’obscurité de la voiture, elleme saisit brusquement la main, et la broyant dans ses doigts fins,elle balbutia avec des secousses dans la voix, des secousses venuesdu cœur déchiré : « Oh ! si vous saviez, si vous saviez commeje souffre ! Je l’aimais, je l’aimais éperdument, comme uneinsensée, depuis six mois ».

« Je demandai : « Est-on réveillé, chez vous ? »

« Elle répondit : « Non, personne, excepté Rose, qui sait tout.»

« On s’arrêta devant sa porte ; tous dormaient, en effet,dans la maison ; nous sommes entrés sans bruit avec unpasse-partout, et nous voilà montant sur la pointe des pieds. Labonne, effarée, était assise par terre au haut de l’escalier, avecune bougie allumée, à son côté, n’ayant pas osé demeurer près dumort.

« Et je pénétrai dans la chambre. Elle était bouleversée commeaprès une lutte. Le lit fripé, meurtri, restait ouvert, semblaitattendre – un drap traînait jusqu’au tapis ; des serviettesmouillées, dont on avait battu les tempes du jeune homme, gisaientà terre à côté d’une cuvette et d’un verre. Et une singulière odeurde vinaigre de cuisine mêlée à des souffles de Lubin écœurait dèsla porte.

« Tout de son long, sur le dos, au milieu de la chambre, lecadavre était étendu.

« Je m’approchai ; je le considérai, je le tâtai ;j’ouvris les yeux ; je palpai les mains, puis, me tournantvers les deux femmes qui grelottaient comme si elles eussent étégelées, je leur dis : « Aidez-moi à le porter sur le lit. » Et onle coucha doucement. Alors, j’auscultai le cœur et je posai uneglace devant la bouche ; puis je murmurai : « C’est fini,habillons-le bien vite. » Ce fut une chose affreuse àvoir !

« Je prenais un à un les membres comme ceux d’une énorme poupée,et je les tendais aux vêtements qu’apportaient les femmes. On passales chaussettes, le caleçon, la culotte, le gilet, puis l’habit oùnous eûmes beaucoup de mal à faire entrer les bras.

« Quand il fallut boutonner les bottines, les deux femmes semirent à genoux, tandis que je les éclairais ; mais comme lespieds étaient enflés un peu, ce fut effroyablement difficile.N’ayant pas trouvé le tire-boutons, elles avaient pris leursépingles à cheveux.

« Sitôt que l’horrible toilette fut terminée, je considérainotre œuvre et je dis : « Il faudrait le repeigner un peu. » Labonne alla chercher le démêloir et la brosse de sa maîtresse, maiscomme elle tremblait et arrachait, en des mouvements involontaires,les cheveux longs et mêlés, Mme Lelièvre s’empara violemment dupeigne, et elle rajusta la chevelure avec douceur, comme si ellel’eût caressée. Elle refit la raie, brossa la barbe, puis roulalentement les moustaches sur son doigt, ainsi qu’elle avait coutumede le faire, sans doute, en des familiarités d’amour.

« Et tout à coup, lâchant ce qu’elle tenait aux mains, ellesaisit la tête inerte de son amant, et regarda longuement,désespérément cette face morte qui ne lui souriait plus ;puis, s’abattant sur lui, elle l’étreignit à pleins bras, enl’embrassant avec fureur. Ses baisers tombaient, comme des coups,sur la bouche fermée, sur les yeux éteints, sur les tempes, sur lefront. Puis, s’approchant de l’oreille, comme s’il eût pul’entendre encore, comme pour balbutier le mot qui fait plusardentes les étreintes, elle répéta, dix fois de suite, d’une voixdéchirante : « Adieu, chéri. »

« Mais la pendule sonna minuit.

« J’eus un sursaut : « Bigre, minuit ! c’est l’heure oùferme le cercle. Allons, madame, de l’énergie ! »

« Elle se redressa. J’ordonnai : « Portons-le dans le salon. »Nous le prîmes tous trois, et, l’ayant emporté, je le fis asseoirsur un canapé, puis j’allumai les candélabres.

« La porte de la rue s’ouvrit et se referma lourdement. C’étaitLui déjà. Je criai : « Rose, vite, apportez-moi les serviettes etla cuvette, et refaites la chambre ; dépêchez-vous, nom deDieu ! Voilà M. Lelièvre qui rentre. »

« J’entendis les pas monter, s’approcher. Des mains, dansl’ombre, palpaient les murs. Alors j’appelai : « Par ici, mon cher: nous avons eu un accident. »

« Et le mari, stupéfait, parut sur le seuil, un cigare à labouche. Il demanda : « Quoi ? Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce quecela ? »

« J’allai vers lui : « Mon bon, vous nous voyez dans un rudeembarras. J’étais resté tard à bavarder chez vous avec votre femmeet notre ami qui m’avait amené dans sa voiture. Voilà qu’il s’estaffaissé tout à coup, et depuis deux heures, malgré nos soins, ildemeure sans connaissance. Je n’ai pas voulu appeler des étrangers.Aidez-moi donc à le faire descendre, je le soignerai mieux chezlui. »

« L’époux surpris, mais sans méfiance, ôta son chapeau ;puis il empoigna sous ses bras son rival désormais inoffensif. Jem’attelai entre les jambes, comme un cheval entre deuxbrancards ; et nous voilà descendant l’escalier, éclairésmaintenant par la femme.

« Lorsque nous fûmes devant la porte, je redressai le cadavre etje lui parlai, l’encourageant pour tromper son cocher. – « Allons,mon brave ami, ce ne sera rien ; vous vous sentez déjà mieux,n’est-ce pas ? Du courage, voyons, un peu de courage, faitesun petit effort, et c’est fini. »

« Comme je sentais qu’il allait s’écrouler, qu’il me glissaitentre les mains, je lui flanquai un grand coup d’épaule qui le jetaen avant et le fit basculer dans la voiture, puis je montaiderrière lui.

« Le mari, inquiet, me demandait : « Croyez-vous que ce oitgrave ? » Je répondis. « Non », en souriant, et je regardai lafemme. Elle avait passé son bras sous celui de l’époux légitime etelle plongeait son œil dans le fond obscur du coupé.

« Je serrai les mains, et je donnai l’ordre de partir. Tout lelong de la route, le mort me retomba sur l’oreille droite.

« Quand nous fûmes arrivés chez lui, j’annonçai qu’il avaitperdu connaissance en chemin. J’aidai à le remonter dans sachambre, puis je constatai le décès ; je jouai toute unenouvelle comédie devant sa famille éperdue. Enfin je regagnai monlit, non sans jurer contre les amoureux. »

Le docteur se tut, souriant toujours.

La jeune femme, crispée, demanda :

« Pourquoi m’avez-vous raconté cette épouvantablehistoire ? »

Il salua galamment :

« Pour vous offrir mes services à l’occasion. »

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