Mademoiselle Fifi

Chapitre 16Le Voleur

« Puisque je vous dis qu’on ne la croira pas.

– Racontez tout de même.

– Je le veux bien. Mais j’éprouve d’abord le besoin de vousaffirmer que mon histoire est vraie en tous points, quelqueinvraisemblable qu’elle paraisse. Les peintres seuls nes’étonneront point, surtout les vieux qui ont connu cette époque oùl’esprit farceur sévissait si bien qu’il nous hantait encore dansles circonstances les plus graves. »

Et le vieil artiste se mit à cheval sur une chaise.

Ceci se passait dans la salle à manger d’un hôtel deBarbizon.

Il reprit : « Donc nous avions dîné ce soir-là chez le pauvreSorieul, aujourd’hui mort, le plus enragé de nous. Nous étionstrois seulement : Sorieul, moi et Le Poittevin, je crois ;mais je n’oserais affirmer que c’était lui. Je parle, bien entendu,du peintre de marine Eugène Le Poittevin, mort aussi, et non dupaysagiste, bien vivant et plein de talent.

Dire que nous avions dîné chez Sorieul, cela signifie que nousétions gris. Le Poittevin seul avait gardé sa raison, un peu noyéeil est vrai, mais claire encore. Nous étions jeunes, en cetemps-là. Etendus sur des tapis, nous discourions extravagammentdans la petite chambre qui touchait à l’atelier. Sorieul, le dos àterre, les jambes sur une chaise, parlait bataille, discourait surles uniformes de l’Empire, et soudain se levant, il prit dans sagrande armoire aux accessoires une tunique complète de hussard, ets’en revêtit. Après quoi il contraignit Le Poittevin à se costumeren grenadier. Et comme celui-ci résistait, nous l’empoignâmes, et,après l’avoir déshabillé, nous l’introduisîmes dans un uniformeimmense où il fut englouti.

Je me déguisai moi-même en cuirassier. Et Sorieul nous fitexécuter un mouvement compliqué. Puis il s’écria : « Puisque noussommes ce soir des soudards, buvons comme des soudards. »

Un punch fut allumé, avalé, puis une seconde fois la flammes’éleva sur le bol rempli de rhum. Et nous chantions à pleinegueule des chansons anciennes, des chansons que braillaient jadisles vieux troupiers de la grande armée.

Tout à coup Le Poittevin, qui restait, malgré tout, presquemaître de lui, nous fit taire, puis, après un silence de quelquessecondes, il dit à mi-voix : « Je suis sûr qu’on a marché dansl’atelier. » Sorieul se leva comme il put, et s’écria : « Unvoleur ! quelle chance ! » Puis, soudain, il entonna laMarseillaise :

Aux armes, citoyens !

Et, se précipitant sur une panoplie, il nous équipa, selon nosuniformes. J’eus une sorte de mousquet et un sabre ; LePoittevin, un gigantesque fusil à baïonnette, et Sorieul, netrouvant pas ce qu’il fallait, s’empara d’un pistolet d’arçon qu’ilglissa dans sa ceinture, et d’une hache d’abordage qu’il brandit.Puis il ouvrit avec précaution la porte de l’atelier, et l’arméeentra sur le territoire suspect.

Quand nous fûmes au milieu de la vaste pièce encombrée de toilesimmenses, de meubles, d’objets singuliers et inattendus, Sorieulnous dit : « Je me nomme général. Tenons un conseil de guerre. Toi,les cuirassiers, tu vas couper la retraite à l’ennemi, c’est-à-diredonner un tour de clef à la porte. Toi, les grenadiers, tu serasmon escorte. »

J’exécutai le mouvement commandé, puis je rejoignis le gros destroupes qui opérait une reconnaissance.

Au moment où j’allais le rattraper derrière un grand paravent,un bruit furieux éclata. Je m’élançai, portant toujours une bougieà la main. Le Poittevin venait de traverser d’un coup de baïonnettela poitrine d’un mannequin dont Sorieul fendait la tête à coups dehache. L’erreur reconnue, le général commanda : « Soyons prudents», et les opérations recommencèrent.

Depuis vingt minutes au moins on fouillait tous les coins etrecoins de l’atelier, sans succès, quand Le Poittevin eut l’idéed’ouvrir un immense placard. Il était sombre et profond, j’avançaimon bras qui tenait la lumière, et je reculai stupéfait ; unhomme était là, un homme vivant, qui m’avait regardé.

Immédiatement, je refermai le placard à deux tours de clef, eton tint de nouveau conseil.

Les avis étaient très partagés. Sorieul voulait enfumer levoleur. Le Poittevin parlait de le prendre par la famine. Jeproposai de faire sauter le placard avec de la poudre.

L’avis de Le Poittevin prévalut ; et, pendant qu’il montaitla garde avec son grand fusil, nous allâmes chercher le reste dupunch et nos pipes ; puis on s’installa devant la portefermée, et on but au prisonnier.

Au bout d’une demi-heure, Sorieul dit : « C’est égal, jevoudrais bien le voir de près. Si nous nous emparions de lui par laforce ? »

Je criai : « Bravo ! » Chacun s’élança sur ses armes ;la porte du placard fut ouverte, et Sorieul, armant son pistoletqui n’était pas chargé, se précipita le premier.

Nous le suivîmes en hurlant. Ce fut une bousculade effroyabledans l’ombre ; et après cinq minutes d’une lutteinvraisemblable, nous ramenâmes au jour une sorte de vieux bandit àcheveux blancs, sordide et déguenillé.

On lui lia les pieds et les mains, puis on l’assit dans unfauteuil. Il ne prononça pas une parole.

Alors Sorieul, pénétré d’une ivresse solennelle, se tourna versnous :

« Maintenant nous allons juger ce misérable. »

J’étais tellement gris que cette proposition me parut toutenaturelle.

Le Poittevin fut chargé de présenter la défense et moi desoutenir l’accusation.

Il fut condamné à mort à l’unanimité moins une voix, celle deson défenseur.

« Nous allons l’exécuter », dit Sorieul. Mais un scrupule luivint : « Cet homme ne doit pas mourir privé des secours de lareligion. Si on allait chercher un prêtre ? » J’objectai qu’ilétait tard. Alors Sorieul me proposa de remplir cet office ;et il exhorta le criminel à se confesser dans mon sein.

L’homme, depuis cinq minutes, roulait des yeux épouvantés, sedemandant à quel genre d’êtres il avait affaire. Alors il articulad’une voix creuse, brûlée par l’alcool « Vous voulez rire, sansdoute. » Mais Sorieul l’agenouilla de force, et, de crainte que sesparents eussent omis de le faire baptiser, il lui versa sur lecrâne un verre de rhum.

Puis il dit :

« Confesse-toi à monsieur ; ta dernière heure a sonné.»

Eperdu, le vieux gredin se mit à crier :

« Au secours ! » avec une telle force qu’on fut contraintde le bâillonner pour ne pas réveiller tous les voisins. Alors ilse roula par terre, ruant et se tordant, renversant les meubles,crevant les toiles. À la fin, Sorieul, impatienté, cria : «Finissons-en. » Et visant le misérable étendu par terre, il pressala détente de son pistolet. Le chien tomba avec un bruit sec.Emporté par l’exemple, je tirai à mon tour. Mon fusil, qui était àpierre, lança une étincelle dont je fus surpris.

Alors Le Poittevin prononça gravement ces paroles : « Avons-nousbien le droit de tuer cet homme ? »

Sorieul, stupéfait, répondit : « Puisque nous l’avons condamné àmort ! »

Mais Le Poittevin reprit : « On ne fusille pas les civils,celui-ci doit être livré au bourreau. Il faut le conduire au poste.»

L’argument nous parut concluant. On ramassa l’homme, et comme ilne pouvait marcher, il fut placé sur une planche de table à modèle,solidement attaché, et je l’emportai avec Le Poittevin, tandis queSorieul, armé jusqu’aux dents, fermait la marche.

Devant le poste, la sentinelle nous arrêta. Le chef de poste,mandé, nous reconnut, et, comme chaque jour il était témoin de nosfarces, de nos scies, de nos inventions invraisemblables, il secontenta de rire et refusa notre prisonnier.

Sorieul insista : alors le soldat nous invita sévèrement àretourner chez nous sans faire de bruit.

La troupe se remit en route et rentra dans l’atelier. Jedemandai : « Qu’allons-nous faire du voleur ? »

Le Poittevin, attendri, affirma qu’il devait être bien fatigué,cet homme. En effet, il avait l’air agonisant, ainsi ficelé,bâillonné, ligaturé sur sa planche.

Je fus pris à mon tour d’une pitié violente, une pitiéd’ivrogne, et, enlevant son bâillon, je lui demandai : « Eh bien,mon pauv’vieux, comment ça va-t-il ? »

Il gémit : « J’en ai assez, nom d’un chien ! » AlorsSorieul devint paternel. Il le délivra de tous ses liens, le fitasseoir, le tutoya, et, pour le réconforter, nous nous mîmes toustrois à préparer bien vite un nouveau punch. Le voleur, tranquilledans son fauteuil, nous regardait. Quand la boisson fut prête, onlui tendit un verre – nous lui aurions volontiers soutenu la tête,et on trinqua.

Le prisonnier but autant qu’un régiment. Mais, comme le jourcommençait à paraître, il se leva, et, d’un air fort calme : « Jevais être obligé de vous quitter, parce qu’il faut que je rentrechez moi. »

Nous fûmes désolés ; on voulut le retenir, mais il serefusa à rester plus longtemps.

Alors on se serra la main, et Sorieul, avec sa bougie, l’éclairadans le vestibule. en criant : « Prenez garde à la marche sous laporte cochère. »

On riait franchement autour du conteur. Il se leva, alluma sapipe, et il ajouta, en se campant en face de nous.

« Mais le plus drôle de mon histoire c’est qu’elle est vraie.»

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