Mademoiselle Fifi

Chapitre 11A Cheval

Les pauvres gens vivaient péniblement des petits appointementsdu mari. Deux enfants étaient nés depuis leur mariage, et la gênepremière était devenue une de ces misères humbles, voilées,honteuses, une misère de famille noble qui veut tenir son rangquand même.

Hector de Gribelin avait été élevé en province, dans le manoirpaternel, par un vieil abbé précepteur. On n’était pas riche, maison vivotait en gardant les apparences.

Puis, à vingt ans, on lui avait cherché une position, et ilétait entré, commis à quinze cents francs, au ministère de laMarine. Il avait échoué sur cet écueil comme tous ceux qui ne sontpoint préparés de bonne heure au rude combat de la vie, tous ceuxqui voient l’existence à travers un nuage, qui ignorent les moyenset les résistances, en qui on n’a pas développé dès l’enfance desaptitudes spéciales, des facultés particulières, une âpre énergie àla lutte, tous ceux à qui on n’a pas remis une arme ou un outildans la main.

Ses trois premières années de bureau furent horribles.

Il avait retrouvé quelques amis de sa famille, vieilles gensattardés et peu fortunés aussi, qui vivaient dans les rues nobles,les tristes rues du faubourg Saint-Germain ; et il s’étaitfait un cercle de connaissances.

Etrangers à la vie moderne, humbles et aristocrates nécessiteuxhabitaient les étages élevés de maisons endormies. Du haut en basde ces demeures, les locataires étaient titrés, mais l’argentsemblait rare au premier comme au sixième.

Les éternels préjugés, la préoccupation du rang, le souci de nepas déchoir, hantaient ces familles autrefois brillantes, etruinées par l’inaction des hommes. Hector de Gribelin rencontradans ce monde une jeune fille noble et pauvre comme lui, etl’épousa.

Ils eurent deux enfants en quatre ans.

Pendant quatre années encore, ce ménage, harcelé par la misère,ne connut d’autres distractions que la promenade auxChamps-Elysées, le dimanche, et quelques soirées au théâtre, une oudeux par hiver, grâce à des billets de faveur offerts par uncollègue.

Mais voilà que, vers le printemps, un travail supplémentaire futconfié à l’employé par son chef, et il reçut une gratificationextraordinaire de trois cents francs.

En rapportant cet argent, il dit à sa femme :

« Ma chère Henriette, il faut nous offrir quelque chose, parexemple une partie de plaisir pour les enfants. »

Et après une longue discussion, il fut décidé qu’on iraitdéjeuner à la campagne…

« Ma foi, s’écria Hector, une fois n’est pas coutume, nouslouerons un break pour toi, les petits et la bonne, et moi jeprendrai un cheval au manège. Cela me fera du bien. »

Et pendant toute la semaine on ne parla que de l’excursionprojetée.

Chaque soir, en rentrant du bureau, Hector saisissait son filsaîné, le plaçait à califourchon sur sa jambe, et, en le faisantsauter de toute sa force, il lui disait :

« Voilà comment il galopera, papa, dimanche prochain, à lapromenade. »

Et le gamin, tout le jour, enfourchait les chaises et lestraînait autour de la salle en criant : « C’est papa à dada. »

Et la bonne elle-même regardait monsieur d’un œil émerveillé, ensongeant qu’il accompagnerait la voiture à cheval ; et pendanttous les repas elle l’écoutait parler d’équitation, raconter sesexploits de jadis, chez son père. Oh ! il avait été à bonneécole, et, une fois la bête entre ses jambes, il ne craignait rien,mais rien !

Il répétait à sa femme en se frottant les mains :

« Si on pouvait me donner un animal un peu difficile, je seraisenchanté. Tu verras comme je monte ; et, si tu veux nousreviendrons par les Champs-Elysées au moment du retour du Bois.Comme nous ferons bonne figure, je ne serais pas fâché derencontrer quelqu’un du Ministère. Il n’en faut pas plus pour sefaire respecter de ses chefs. »

Au jour dit, la voiture et le cheval arrivèrent en même tempsdevant la porte. Il descendit aussitôt, pour examiner sa monture.Il avait fait coudre des sous-pieds à son pantalon, et manœuvraitune cravache achetée la veille.

Il leva et palpa, l’une après l’autre, les quatre jambes de labête, tâta le cou, les côtes, les jarrets, éprouva du doigt lesreins, ouvrit la bouche, examina les dents, déclara son âge, et,comme toute la famille descendait, il fit une sorte de petit coursthéorique et pratique sur le cheval en général et en particuliersur celui-là, qu’il reconnaissait excellent.

Quand tout le monde fut bien placé dans la voiture, il vérifiales sangles de la selle ; puis, s’enlevant sur un étrier, ilretomba sur l’animal, qui se mit à danser sous la charge et faillitdésarçonner son cavalier.

Hector, ému, tâchait de le calmer :

« Allons, tout beau, mon ami, tout beau. »

Puis, quand le porteur eut repris sa tranquillité et le portéson aplomb, celui-ci demanda :

« Est-on prêt ? »

Toutes les voix répondirent :

Oui. »

Alors, il commanda :

« En route ! »

Et la cavalcade s’éloigna.

Tous les regards étaient tendus vers lui, il trottait àl’anglaise en exagérant les ressauts. À peine était-il retombé surla selle qu’il rebondissait comme pour monter dans l’espace.Souvent il semblait prêt à s’abattre sur la crinière ; et iltenait ses yeux fixes devant lui, ayant la figure crispée et lesjoues pâles.

Sa femme, gardant sur ses genoux un des enfants, et la bonne quiportait l’autre, répétaient sans cesse :

« Regardez papa, regardez papa ! »

Et les deux gamins, grisés par le mouvement, la joie et l’airvif, poussaient des cris aigus. Le cheval, effrayé par cesclameurs, finit par prendre le galop, et, pendant que le cavaliers’efforçait de l’arrêter, le chapeau roula par terre. Il fallut quele cocher descendît de son siège pour ramasser cette coiffure, et,quand Hector l’eut reçue de ses mains, il s’adressa de loin à safemme :

« Empêche donc les enfants de crier comme ça : tu me feraisemporter ! »

On déjeuna sur l’herbe, dans les bois du Vésinet, avec lesprovisions déposées dans les coffres.

Bien que le cocher prît soin des trois chevaux, Hector à toutmoment se levait pour aller voir si le sien ne manquait de rien, etil le caressait sur le cou, lui faisant manger du pain, desgâteaux, du sucre.

Il déclara :

« C’est un rude trotteur. Il m’a même un peu secoué dans lespremiers moments ; mais tu as vu que je m’y suis vite remis :il a reconnu son maître, il ne bougera plus maintenant. »

Comme il avait été décidé, on revint par les Champs-Elysées.

La vaste avenue fourmillait de voitures. Et sur les côtés, lespromeneurs étaient si nombreux qu’on eût dit deux longs rubansnoirs se déroulant, depuis l’Arc de Triomphe jusqu’à la place de laConcorde. Une averse de soleil tombait sur tout ce monde, faisaitétinceler le vernis des calèches, l’acier des harnais, les poignéesdes portières.

Une folie de mouvement, une ivresse de vie semblait agiter cettefoule de gens, d’équipages et de bêtes. Et l’Obélisque, là-bas, sedressait dans une buée d’or.

Le cheval d’Hector, dès qu’il eut dépassé l’Arc de Triomphe, futsaisi soudain d’une ardeur nouvelle, et il filait à travers lesrues, au grand trot, vers l’écurie, malgré toutes les tentativesd’apaisement de son cavalier.

La voiture était loin maintenant, loin derrière ; et voilàqu’en face du Palais de l’industrie, l’animal se voyant du champ,tourna à droite et prit le galop.

Une vieille femme en tablier traversait la chaussée d’un pastranquille ; elle se trouvait juste sur le chemin d’Hector,qui arrivait à fond de train. Impuissant à maîtriser sa bête, il semit à crier de toute sa force « Holà ! hé ! holà !là-bas ! »

Elle était sourde peut-être, car elle continua paisiblement saroute jusqu’au moment où, heurtée par le poitrail du cheval lancécomme une locomotive, elle alla rouler dix pas plus loin, les jupesen l’air, après trois culbutes sur la tête.

Des voix criaient :

« Arrêtez-le ! »

Hector, éperdu, se cramponnait à la crinière en hurlant :

« Au secours ! »

Une secousse terrible le fit passer comme une balle par-dessusles oreilles de son coursier et tomber dans les bras d’un sergentde ville qui venait de se jeter à sa rencontre.

En une seconde, un groupe furieux, gesticulant, vociférant, seforma autour de lui. Un vieux monsieur, surtout, un vieux monsieurportant une grande décoration ronde et de grandes moustachesblanches, semblait exaspéré. Il répétait :

« Sacrebleu, quand on est maladroit comme ça, on reste chezsoi ! On ne vient pas tuer les gens dans la rue quand on nesait pas conduire un cheval. » Mais quatre hommes, portant lavieille, apparurent. Elle semblait morte, avec sa figure jaune etson bonnet de travers, tout gris de poussière.

« Portez cette femme chez un pharmacien, commanda le vieuxmonsieur, et allons chez le commissaire de police. »

Hector, entre les deux agents, se mit en route. Un troisièmetenait son cheval. Une foule suivait ; et soudain le breakparut. Sa femme s’élança, la bonne perdait la tête, les marmotspiaillaient. Il expliqua qu’il allait rentrer, qu’il avait renverséune femme, que ce n’était rien. Et sa famille, affolée,s’éloigna.

Chez le commissaire, l’explication fut courte. Il donna son nom,Hector de Gribelin, attaché au ministère de la Marine ; et onattendit des nouvelles de la blessée. Un agent envoyé auxrenseignements revint. Elle avait repris connaissance, mais ellesouffrait effroyablement en dedans, disait-elle. C’était une femmede ménage, âgée de soixante-cinq ans, et dénommée Mme Simon.

Quand il sut qu’elle n’était pas morte, Hector reprit espoir etpromit de subvenir aux frais de sa guérison. Puis il courut chez lepharmacien.

Une cohue stationnait devant la porte ; la bonne femme,affaissée dans un fauteuil, geignait les mains inertes, la faceabrutie. Deux médecins l’examinaient encore. Aucun membre n’étaitcassé, mais on craignait une lésion interne.

Hector lui parla :

« Souffrez-vous beaucoup ?

– Oh ! oui.

– Où ça ?

– C’est comme un feu que j’aurais dans les estomacs. »

Un médecin s’approcha :

« C’est vous, monsieur, qui êtes l’auteur del’accident ?

– Oui, monsieur.

– Il faudrait envoyer cette femme dans une maison desanté ; j’en connais une où on la recevrait à six francs parjour. Voulez-vous que je m’en charge ? »

Hector, ravi, remercia et rentra chez lui soulagé.

Sa femme l’attendait dans les larmes : il l’apaisa.

« Ce n’est rien, cette dame Simon va déjà mieux, dans troisjours, il n’y paraîtra plus ; je l’ai envoyée dans une maisonde santé ; ce n’est rien. »

Ce n’est rien !

En sortant de son bureau, le lendemain, il alla prendre desnouvelles de Mme Simon. Il la trouva en train de manger un bouillongras d’un air satisfait.

« Eh bien ? » dit-il.

Elle répondit :

« Oh ! mon pauv’monsieur ça n’change pas. Je me sensquasiment anéantie. N’y a pas de mieux. »

Le médecin déclara qu’il fallait attendre, une complicationpouvant survenir.

Il attendit trois jours, puis il revint. La vieille femme, leteint clair, l’œil limpide, se mit à geindre en l’apercevant :

« Je n’peux pu r’muer, mon pauv’monsieur ; je n’peux pu.J’en ai pour jusqu’à la fin de mes jours. » Un frisson courut dansles os d’Hector. Il demanda le médecin. Le médecin leva les bras:

« Que voulez-vous, monsieur, je ne sais pas, moi. Elle hurlequand on essaie de la soulever. On ne peut même changer de placeson fauteuil sans lui faire pousser des cris déchirants. Je doiscroire ce qu’elle me dit, monsieur ; je ne suis pas dedans.Tant que je ne l’aurai pas vue marcher, je n’ai pas le droit desupposer un mensonge de sa part. »

La vieille écoutait, immobile, l’œil sournois.

Huit jours se passèrent ; puis quinze, puis un mois.

Mme Simon ne quittait pas son fauteuil. Elle mangeait du matinau soir, engraissait, causait gaiement avec les autres malades,semblait accoutumée à l’immobilité comme si c’eût été le repos biengagné par ses cinquante ans d’escaliers montés et descendus, dematelas retournés, de charbon porté d’étage en étage, de coups debalai et de coups de brosse.

Hector, éperdu, venait chaque jour ; chaque jour il latrouvait tranquille et sereine, et déclarant :

« Je n’peux pu r’muer, mon pauv’monsieur, je n’peux pu. »

Chaque soir, Mme de Gribelin demandait, dévorée d’angoisse :

« Et Mme Simon ? »

Et, chaque fois, il répondait avec un abattement désespéré :

« Rien de changé, absolument rien ! » On renvoya la bonne,dont les gages devenaient trop lourds. On économisa davantageencore, la gratification tout entière y passa.

Alors Hector assembla quatre grands médecins qui se réunirentautour de la vieille. Elle se laissa examiner, tâter, palper, enles guettant d’un œil malin.

« Il faut la faire marcher », dit l’un.

Elle s’écria :

« Je n’peux pu, mes bons messieurs, je n’peux pu ! »

Alors ils l’empoignèrent, la soulevèrent, la traînèrent quelquespas ; mais elle leur échappa des mains et s’écroula sur leplancher en poussant des clameurs si épouvantables qu’ils lareportèrent sur son siège avec des précautions infinies.

Ils émirent une opinion discrète, concluant cependant àl’impossibilité du travail.

Et, quand Hector apporta cette nouvelle à sa femme, elle selaissa choir sur une chaise en balbutiant :

« Il vaudrait encore mieux la prendre ici, ça coûterait moinscher. »

Il bondit :

« Ici, chez nous, y penses-tu ? »

Mais elle répondit, résignée à tout maintenant, et avec deslarmes dans les yeux :

« Que veux-tu, mon ami, ce n’est pas ma faute !… »

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