Mademoiselle Fifi

Chapitre 15Deux Amis

Paris était bloqué, affamé et râlant. Les moineaux se faisaientbien rares sur les toits, et les égouts se dépeuplaient. Onmangeait n’importe quoi.

Comme il se promenait tristement par un clair matin de janvierle long du boulevard extérieur, les mains dans les poches de saculotte d’uniforme et le ventre vide, M. Morissot, horloger de sonétat et pantouflard par occasion, s’arrêta net devant un confrèrequ’il reconnut pour un ami. C’était M. Sauvage, une connaissance dubord de l’eau.

Chaque dimanche, avant la guerre, Morissot partait dès l’aurore,une canne en bambou d’une main, une boîte en fer-blanc sur le dos.Il prenait le chemin de fer d’Argenteuil, descendait à Colombes,puis gagnait à pied l’île Marante. À peine arrivé en ce lieu de sesrêves, il se mettait à pêcher ; il pêchait jusqu’à lanuit.

Chaque dimanche, il rencontrait là un petit homme replet etjovial, M. Sauvage, mercier, rue Notre-Dame-de-Lorette, autrepêcheur fanatique. Ils passaient souvent une demi-journée côte àcôte, la ligne à la main et les pieds ballants au-dessus ducourant ; et ils s’étaient pris d’amitié l’un pourl’autre.

En certains jours, ils ne parlaient pas. Quelquefois ilscausaient ; mais ils s’entendaient admirablement sans riendire, ayant des goûts semblables et des sensations identiques.

Au printemps, le matin, vers dix heures, quand le soleil rajeunifaisait flotter sur le fleuve tranquille cette petite buée quicoule avec l’eau, et versait dans le dos des deux enragés pêcheursune bonne chaleur de saison nouvelle, Morissot parfois disait à sonvoisin : « Hein ! quelle douceur ! » et M. Sauvagerépondait : « Je ne connais rien de meilleur ». Et cela leursuffisait pour se comprendre et s’estimer.

À l’automne, vers la fin du jour, quand le ciel, ensanglanté parle soleil couchant, jetait dans l’eau des figures de nuagesécarlates, empourprait le fleuve entier, enflammait l’horizon,faisait rouge comme du feu entre les deux amis, et dorait lesarbres roussis déjà, frémissants d’un frisson d’hiver, M. Sauvageregardait en souriant Morissot et prononçait : « Quelspectacle ! » Et Morissot émerveillé répondait, sans quitterdes yeux son flotteur : « Cela vaut mieux que le boulevard,hein ! »

Dès qu’ils se furent reconnus, ils se serrèrent les mainsénergiquement, tout émus de se retrouver en des circonstances sidifférentes. M. Sauvage, poussant un soupir, murmura : « En voilàdes événements ! » Morissot, très morne, gémit : « Et queltemps ! C’est aujourd’hui le premier beau jour de l’année.»

Le ciel était, en effet, tout bleu et plein de lumière.

Ils se mirent à marcher côte à côte, rêveurs et tristes,Morissot reprit : « Et la pêche ? hein ! quel bonsouvenir ! »

M. Sauvage demanda : « Quand y retournerons-nous ? »

Ils entrèrent dans un petit café et burent ensemble uneabsinthe ; puis ils se remirent à se promener sur lestrottoirs.

Morissot s’arrêta soudain : « Une seconde verte, hein ? »M. Sauvage y consentit : « À votre disposition. » Et ilspénétrèrent chez un autre marchand de vins.

Ils étaient fort étourdis en sortant, troublés comme des gens àjeun dont le ventre est plein d’alcool. Il faisait doux. Une brisecaressante leur chatouillait le visage ; M. Sauvage, que l’airtiède achevait de griser, s’arrêta : « Si on y allait ? »

– Où ça ?

– À la pêche, donc.

– Mais où ?

– Mais à notre île. Les avant-postes français sont auprès deColombes. Je connais le colonel Dumoulin ; on nous laisserapasser facilement. »

Morissot frémit de désir : « C’est dit. J’en suis. » Et ils seséparèrent pour prendre leurs instruments.

Une heure après, ils marchaient côte à côte, sur la grand’route.Puis ils gagnèrent la villa qu’occupait le colonel. Il sourit deleur demande et consentit à leur fantaisie. Ils se remirent enmarche, munis d’un laissez-passer.

Bientôt ils franchirent les avant-postes, traversèrent Colombesabandonné, et se retrouvèrent au bord des petits champs de vignequi descendent vers la Seine. Il était environ onze heures.

En face, le village d’Argenteuil semblait mort. Les hauteursd’Orgemont et de Sannois dominaient tout le pays. La grande plainequi va jusqu’à Nanterre était vide, toute vide, avec ses cerisiersnus et ses terres grises.

M. Sauvage, montrant du doigt les sommets, murmura : « LesPrussiens sont là-haut ! » Et une inquiétude paralysait lesdeux amis devant ce pays désert.

Les Prussiens ! Ils n’en avaient jamais aperçu mais il lessentaient là depuis des mois, autour de Paris, ruinant la France,pillant, massacrant, affamant, invisibles et tout-puissants. Et unesorte de terreur superstitieuse s’ajoutait à la haine qu’ilsavaient pour ce peuple inconnu et victorieux.

Morissot balbutia : « Hein ! si nous allions enrencontrer ? »

M. Sauvage répondit, avec cette gouaillerie parisiennereparaissant malgré tout : « Nous leur offririons une friture.»

Mais ils hésitaient à s’aventurer dans la campagne, intimidéspar le silence de tout l’horizon.

À la fin, M. Sauvage se décida : « Allons, en route ! maisavec précaution. » Et ils descendirent dans un champ de vigne,courbés en deux, rampant, profitant des buissons pour se couvrir,l’œil inquiet, l’oreille tendue.

Une bande de terre nue restait à traverser pour gagner le borddu fleuve. Ils se mirent à courir ; et dès qu’ils eurentatteint la berge, ils se blottirent dans les roseaux secs.

Morissot colla sa joue par terre pour écouter si on ne marchaitpas dans les environs. Il n’entendit rien. Ils étaient bien seuls,tout seuls.

Ils se rassurèrent et se mirent à pêcher.

En face d’eux, l’île Marante abandonnée les cachait à l’autreberge. La petite maison du restaurant était close, semblaitdélaissée depuis des années.

M. Sauvage prit le premier goujon. Morissot attrapa le second,et d’instant en instant ils levaient leurs lignes avec une petitebête argentée frétillant au bout du fil ; une vraie pêchemiraculeuse.

Ils introduisaient délicatement les poissons dans une poche defilet à mailles très serrées, qui trempait à leurs pieds, et unejoie délicieuse les pénétrait, cette joie qui vous saisit quand onretrouve un plaisir aimé dont on est privé depuis longtemps.

Le bon soleil leur coulait sa chaleur entre les épaules ;ils n’écoutaient plus rien ; ils ne pensaient plus àrien ; ils ignoraient le reste du monde ; ilspêchaient.

Mais soudain un bruit sourd qui semblait venir de sous terre fittrembler le sol. Le canon se remettait à tonner.

Morissot tourna la tête, et par-dessus la berge il aperçut,là-bas, sur la gauche, la grande silhouette du Mont-Valérien, quiportait au front une aigrette blanche, une buée de poudre qu’ilvenait de cracher.

Et aussitôt un second jet de fumée partit du sommet de laforteresse ; et quelques instants après une nouvelledétonation gronda.

Puis d’autres suivirent, et de moment en moment, la montagnejetait son haleine de mort, soufflait ses vapeurs laiteuses quis’élevaient lentement dans le ciel calme, faisaient un nuageau-dessus d’elle.

M. Sauvage haussa les épaules : « Voilà qu’ils recommencent »,dit-il.

Morissot, qui regardait anxieusement plonger coup sur coup laplume de son flotteur, fut pris soudain d’une colère d’hommepaisible contre ces enragés qui se battaient ainsi, et il grommela: « Faut-il être stupide pour se tuer comme ça ! »

M. Sauvage reprit : « C’est pis que des bêtes. »

Et Morissot qui venait de saisir une ablette, déclara : « Etdire que ce sera toujours ainsi tant qu’il y aura desgouvernements. »

M. Sauvage l’arrêta : « La République n’aurait pas déclaré laguerre… »

Morissot l’interrompit : « Avec les rois on a la guerre audehors ; avec la République on a la guerre au dedans. »

Et tranquillement ils se mirent à discuter, débrouillant lesgrands problèmes politiques avec une raison saine d’hommes doux etbornés, tombant d’accord sur ce point, qu’on ne serait jamaislibres. Et le Mont-Valérien tonnait sans repos, démolissant à coupsde boulet des maisons françaises, broyant des vies, écrasant desêtres, mettant fin à bien des rêves ; à bien des joiesattendues, à bien des bonheurs espérés, ouvrant en des cœurs defemmes, en des cœurs de filles, en des cœurs de mères, là-bas, end’autres pays, des souffrances qui ne finiraient plus.

« C’est la vie », déclara M. Sauvage.

« Dites plutôt que c’est la mort », reprit en riantMorissot.

Mais ils tressaillirent effarés, sentant bien qu’on venait demarcher derrière eux ; et ayant tourné les yeux, ilsaperçurent, debout contre leurs épaules, quatre hommes, quatregrands hommes armés et barbus, vêtus comme des domestiques enlivrée et coiffés de casquettes plates, les tenant en joue au boutde leurs fusils.

Les deux lignes s’échappèrent de leurs mains et se mirent àdescendre la rivière.

En quelques secondes, ils furent saisis, emportés, jetés dansune barque et passés dans l’île.

Et derrière la maison qu’ils avaient crue abandonnée, ilsaperçurent une vingtaine de soldats allemands.

Une sorte de géant velu, qui fumait, à cheval sur une chaise,une grande pipe de porcelaine, leur demanda, en excellent français: « Eh bien, messieurs, avez-vous fait bonne pêche ? »

Alors un soldat déposa aux pieds de l’officier le filet plein depoissons qu’il avait eu soin d’emporter. Le Prussien sourit : «Eh ! eh ! je vois que ça n’allait pas mal. Mais il s’agitd’autre chose. Ecoutez-moi et ne vous troublez pas.

« Pour moi, vous êtes deux espions envoyés pour me guetter. Jevous prends et je vous fusille. Vous faisiez semblant de pêcher,afin de mieux dissimuler vos projets. Vous êtes tombés entre mesmains, tant pis pour vous ; c’est la guerre. Mais comme vousêtes sortis par les avant-postes, vous avez assurément un motd’ordre pour rentrer. Donnez-moi ce mot d’ordre et je vous faisgrâce. »

Les deux amis, livides, côte à côte, les mains agitées d’unléger tremblement nerveux, se taisaient.

L’officier reprit : « Personne ne le saura jamais, vousrentrerez paisiblement. Le secret disparaîtra avec vous. Si vousrefusez, c’est la mort, et tout de suite. Choisissez ? »

Ils demeuraient immobiles sans ouvrir la bouche.

Le Prussien, toujours calme, reprit en étendant la main vers larivière : « Songez que dans cinq minutes vous serez au fond decette eau. Dans cinq minutes ! Vous devez avoir desparents ? »

Le Mont-Valérien tonnait toujours.

Les deux pêcheurs restaient debout et silencieux. L’Allemanddonna des ordres dans sa langue. Puis il changea sa chaise de placepour ne pas se trouver trop près des prisonniers ; et douzehommes vinrent se placer à vingt pas, le fusil au pied.

L’officier reprit : « Je vous donne une minute, pas deuxsecondes de plus. »

Puis il se leva brusquement, s’approcha des deux Français, pritMorissot sous le bras, l’entraîna plus loin, lui dit à voix basse :« Vite, ce mot d’ordre ? Votre camarade ne saura rien, j’aurail’air de m’attendrir. »

Morissot ne répondit rien.

Le Prussien entraîna alors M. Sauvage et lui posa la mêmequestion.

M. Sauvage ne répondit pas.

Ils se retrouvèrent côte à côte.

Et l’officier se mit à commander. Les soldats élevèrent leursarmes.

Alors le regard de Morissot tomba par hasard sur le filet pleinde goujons, resté dans l’herbe, à quelques pas de lui.

Un rayon de soleil faisait briller le tas de poisson quis’agitaient encore. Et une défaillance l’envahit. Malgré sesefforts, ses yeux s’emplirent de larmes.

Il balbutia : « Adieu, monsieur Sauvage. »

M. Sauvage répondit : « Adieu, monsieur Morissot. »

Ils se serrèrent la main, secoués des pieds à la tête pard’invincibles tremblements.

L’officier cria : « Feu ! »

Les douze coups n’en firent qu’un.

M. Sauvage tomba d’un bloc sur le nez. Morissot, plus grand,oscilla, pivota et s’abattit en travers sur son camarade, le visageau ciel, tandis que des bouillons de sang s’échappaient de satunique crevée à la poitrine.

L’Allemand donna de nouveaux ordres.

Ses hommes se dispersèrent, puis revinrent avec des cordes etdes pierres qu’ils attachèrent aux pieds des deux morts ; puisils les portèrent sur la berge.

Le Mont-Valérien ne cessait pas de gronder, coiffé maintenantd’une montagne de fumée.

Deux soldats prirent Morissot par la tête et par lesjambes ; deux autres saisirent M. Sauvage de la même façon.Les corps, un instant balancés avec force, furent lancés au loin,décrivirent une courbe, puis plongèrent, debout, dans le fleuve,les pierres entraînant les pieds d’abord.

L’eau rejaillit, bouillonna, frissonna, puis se calma, tandisque de toutes petites vagues s’en venaient jusqu’aux rives. Un peude sang flottait.

L’officier, toujours serein, dit à mi-voix : « C’est le tour despoissons maintenant. »

Puis il revint vers la maison.

Et soudain il aperçut le filet aux goujons dans l’herbe. Il leramassa, l’examina, sourit, cria : « Wilhelm ! »

Un soldat accourut, en tablier blanc. Et le Prussien, lui jetantla pêche des deux fusillés, commanda : « Fais-moi frire tout desuite ces petits animaux-là pendant qu’ils sont encore vivants. Cesera délicieux. »

Puis il se remit à fumer sa pipe.

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