Mademoiselle Fifi

Chapitre 2Madame Baptiste

Quand j’entrai dans la salle des voyageurs de la gare deLoubain, mon premier regard fut pour l’horloge. J’avais à attendredeux heures dix minutes l’express de Paris.

Je me sentis las soudain comme après dix lieues à pieds ;puis je regardai autour de moi comme si j’allais découvrir sur lesmurs un moyen de tuer le temps ; puis je ressortis etm’arrêtai devant la porte de la gare, l’esprit travaillé par ledésir d’inventer quelque chose à faire.

La rue, sorte de boulevard planté d’acacias maigres, entre deuxrangs de maisons inégales et différentes, des maisons de petiteville, montait une sorte de colline ; et tout au bout onapercevait des arbres comme si un parc l’eût terminée.

De temps en temps un chat traversait la chaussée, enjambant lesruisseaux d’une manière délicate. Un roquet pressé sentait le piedde tous les arbres, cherchant des débris de cuisine. Jen’apercevais aucun homme.

Un morne découragement m’envahit. Que faire ? Quefaire ? Je songeais déjà à l’interminable et inévitable séancedans le petit café du chemin de fer, devant un bock imbuvable etl’illisible journal du lieu, quand j’aperçus un convoi funèbre quitournait une rue latérale pour s’engager dans celle où je metrouvais.

La vue du corbillard fut un soulagement pour moi. C’était aumoins dix minutes de gagnées. Mais soudain mon attention redoubla.Le mort n’était suivi que par huit messieurs dont un pleurait. Lesautres causaient amicalement. Aucun prêtre n’accompagnait. Jepensai : « Voici un enterrement civil », puis je réfléchis qu’uneville comme Loubain devait contenir au moins une centaine de librespenseurs qui se seraient fait un devoir de manifester. Alorsquoi ? La marche rapide du convoi disait bien pourtant qu’onenterrait ce défunt-là sans cérémonie, et, par conséquent, sansreligion.

Ma curiosité désœuvrée se jeta dans les hypothèses les pluscompliquées ; mais, comme la voiture funèbre passait devantmoi, une idée baroque me vint : c’était de suivre avec les huitmessieurs. J’avais là une heure au moins d’occupation, et je me misen marche, d’un air triste, derrière les autres.

Les deux derniers se retournèrent avec étonnement, puis separlèrent bas. Ils se demandaient certainement si j’étais de laville. Puis ils consultèrent les deux précédents, qui se mirent àleur tour à me dévisager. Cette attention investigatrice me gênait,et, pour y mettre fin, je m’approchai de mes voisins. Les ayantsalués, je dis : « Je vous demande bien pardon, messieurs, sij’interromps votre conversation. Mais apercevant un enterrementcivil, je me suis empressé de le suivre sans connaître, d’ailleurs,le mort que vous accompagnez. » Un des messieurs prononça : « C’estune morte. » Je fus surpris et je demandai : « Cependant c’est bienun enterrement civil, n’est-ce pas ? »

L’autre monsieur, qui désirait évidemment m’instruire, prit laparole : « Oui et non. Le clergé nous a refusé l’entrée del’église. » Je poussai, cette fois, un « Ah ! » destupéfaction. Je ne comprenais plus du tout.

Mon obligeant voisin me confia, à voix basse : « Oh ! c’esttoute une histoire. Cette jeune femme s’est tuée, et voilà pourquoion n’a pas pu la faire enterrer religieusement. C’est son mari quevous voyez là, le premier, celui qui pleure. »

Alors, je prononçai, en hésitant : « Vous m’étonnez et vousm’intéressez beaucoup, monsieur. Serait-il indiscret de vousdemander de me conter cette histoire ? Si je vous importune,mettez que je n’ai rien dit. »

Le monsieur me prit le bras familièrement : « Mais pas du tout,pas du tout. Tenez, restons un peu derrière. Je vais vous dire ça,c’est fort triste. Nous avons le temps, avant d’arriver aucimetière, dont vous voyez les arbres là-haut ; car la côteest rude. »

Et il commença :

Figurez-vous que cette jeune femme, Mme Paul Hamot, était lafille d’un riche commerçant du pays, M. Fontanelle. Elle eut, étanttout enfant, à l’âge de onze ans, une aventure terrible : un valetla souilla. Elle en faillit mourir, estropiée par ce misérable quesa brutalité dénonça. Un épouvantable procès eut lieu et révéla quedepuis trois mois la pauvre martyre était victime des honteusespratiques de cette brute. L’homme fut condamné aux travaux forcés àperpétuité.

La petite fille grandit, marquée d’infamie, isolée, sanscamarade, à peine embrassée par les grandes personnes qui auraientcru se tacher les lèvres en touchant son front.

Elle était devenue pour la ville une sorte de monstre, dephénomène. On disait tout bas : « Vous savez, la petite Fontanelle.» Dans la rue tout le monde se retournait quand elle passait. On nepouvait même pas trouver de bonnes pour la conduire à la promenade,les servantes des autres familles se tenant à l’écart comme si unecontagion se fût émanée de l’enfant pour s’étendre à tous ceux quil’approchaient.

C’était pitié de voir cette pauvre petite sur le cours où vontjouer les mioches toutes les après-midi. Elle restait toute seule,debout près de sa domestique, regardant d’un air triste les autresgamins qui s’amusaient. Quelquefois, cédant à une irrésistibleenvie de se mêler aux enfants, elle s’avançait timidement, avec desgestes craintifs et entrait dans un groupe d’un pas furtif, commeconsciente de son indignité. Et aussitôt, de tous les bancs,accouraient les mères, les bonnes, les tantes, qui saisissaient parla main les fillettes confiées à leur garde et les entraînaientbrutalement. La petite Fontanelle demeurait isolée, éperdue, sanscomprendre ; et elle se mettait à pleurer, le cœur crevant dechagrin. Puis elle courait se cacher la figure, en sanglotant, dansle tablier de sa bonne.

Elle grandit ; ce fut pis encore. On éloignait d’elle lesjeunes filles comme d’une pestiférée. Songez donc que cette jeunepersonne n’avait plus rien à apprendre, rien ; qu’elle n’avaitplus droit à la symbolique fleur d’oranger ; qu’elle avaitpénétré, presque avant de savoir lire, le redoutable mystère queles mères laissent à peine deviner, en tremblant, le soir seulementdu mariage.

Quand elle passait dans la rue, accompagnée de sa gouvernante,comme si on l’eût gardée à vue dans la crainte incessante dequelque nouvelle et terrible aventure, quand elle passait dans larue, les yeux toujours baissés sous la honte mystérieuse qu’ellesentait peser sur elle, les autres jeunes filles, moins naïvesqu’on ne pense, chuchotaient en la regardant sournoisement,ricanaient en dessous, et détournaient bien vite la tête d’un airdistrait, si par hasard elle les fixait.

On la saluait à peine. Seuls, quelques hommes se découvraient.Les mères feignaient de ne pas l’avoir aperçue. Quelques petitsvoyous l’appelaient « Madame Baptiste », du nom du valet quil’avait outragée et perdue.

Personne ne connaissait les tortures secrètes de son âme ;car elle ne parlait guère et ne riait jamais. Ses parents eux-mêmessemblaient gênés devant elle, comme s’ils lui en eussentéternellement voulu de quelque faute irréparable.

Un honnête homme ne donnerait pas volontiers la main à un forçatlibéré, n’est-ce pas, ce forçat fût-il son fils ? M. et MmeFontanelle considéraient leur fille comme ils eussent fait d’unfils sortant du bagne.

Elle était jolie et pâle, grande, mince, distinguée. Ellem’aurait beaucoup plu, monsieur, sans cette affaire.

Or, quand nous avons eu un nouveau sous-préfet, voici maintenantdix-huit mois, il amena avec lui son secrétaire particulier, undrôle de garçon, qui avait mené la vie dans le quartier Latin,paraît-il.

Il vit Mlle Fontanelle et en devint amoureux. On lui dit tout.Il se contenta de répondre : « Bah, c’est justement là une garantiepour l’avenir. J’aime mieux que ce soit avant qu’après. Avec cettefemme-là, je dormirai tranquille. »

Il fit sa cour, la demanda en mariage et l’épousa. Alors, ayantdu toupet il fit des visites de noce comme si de rien n’était.Quelques personnes les rendirent, d’autres s’abstinrent. Enfin, oncommençait à oublier et elle prenait place dans le monde.

Il faut vous dire qu’elle adorait son mari comme un dieu. Songezqu’il lui avait rendu l’honneur, qu’il avait fait rentrer dans laloi commune, qu’il avait bravé, forcé l’opinion, affronté lesoutrages, accompli, en somme, un acte de courage que bien peud’hommes accompliraient. Elle avait donc pour lui une passionexaltée et ombrageuse.

Elle devint enceinte, et, quand on apprit sa grossesse, lespersonnes les plus chatouilleuses lui ouvrirent leur porte, commesi elle eût été définitivement purifiée par la maternité. C’estdrôle, mais c’est comme ça…

Tout allait donc pour le mieux, quand nous avons eu, l’autrejour, la fête patronale du pays. Le préfet, entouré de sonétat-major et des autorités, présidait le concours des orphéons, etil venait de prononcer son discours, lorsque commença ladistribution des médailles que son secrétaire particulier, PaulHamot, remettait à chaque titulaire.

Vous savez que dans ces affaires-là il y a toujours desjalousies et des rivalités qui font perdre la mesure aux gens.

Toutes les dames de la ville étaient là, sur l’estrade.

À son tour s’avança le chef de musique du bourg de Mormillon. Latroupe n’avait qu’une médaille de deuxième classe. On ne peut pasen donner de première classe à tout le monde, n’est-cepas ?

Quand le secrétaire particulier lui remit son emblème, voilà quecet homme le lui jette à la figure en criant :

« Tu peux la garder pour Baptiste, ta médaille. Tu lui en dois,même une de première classe aussi bien qu’à moi. »

Il y avait là un tas de peuple qui se mit à rire. Le peuplen’est pas charitable ni délicat, et tous les yeux se sont tournésvers cette pauvre dame.

Oh, monsieur, avez-vous jamais vu une femme devenirfolle ?

– Non.

– Eh bien, nous avons assisté à ce spectacle-là ! Elle seleva et retomba sur son siège trois fois de suite, comme si elleeût voulu se sauver et compris qu’elle ne pourrait traverser toutecette foule qui l’entourait.

Une voix, quelque part, dans le public, cria encore :

« Ohé, madame Baptiste ! » Alors une grande rumeur eutlieu, faite de gaietés et d’indignations.

C’était une houle, un tumulte ; toutes les têtes remuaient.On se répétait le mot ; on se haussait pour voir la figure quefaisait cette malheureuse ; des maris enlevaient leurs femmesdans leurs bras afin de la leur montrer ; des gens demandaient: « Laquelle, celle en bleu ? » Les gamins poussaient des crisde coq ; de grands rires éclataient de place en place.

Elle ne remuait plus, éperdue, sur son fauteuil d’apparat, commesi elle eût été placée en montre pour l’assemblée. Elle ne pouvaitni disparaître, ni bouger, ni dissimuler son visage. Ses paupièresclignotaient précipitamment comme si une grande lumière lui eûtbrûlé les yeux ; et elle soufflait à la façon d’un cheval quimonte une côte.

Ça fendait le cœur de la voir.

M. Hamot avait saisi à la gorge ce grossier personnage, et ilsse roulaient par terre au milieu d’un tumulte effroyable.

La cérémonie fut interrompue.

Une heure après, au moment où les Hamot rentraient chez eux, lajeune femme, qui n’avait pas prononcé un seul mot depuis l’insulte,mais qui tremblait comme si tous ses nerfs eussent été mis en dansepar un ressort, enjamba tout à coup le parapet du pont sans que sonmari ait eu le temps de la retenir, et se jeta dans la rivière.

L’eau est profonde sous les arches. On fut deux heures avant deparvenir à la repêcher. Elle était morte, naturellement.

Le conteur se tut. Puis il ajouta : « C’est peut-être ce qu’elleavait de mieux à faire dans sa position. Il y a des choses qu’onn’efface pas.

« Vous saisissez maintenant pourquoi le clergé a refusé la portede l’église. Oh ! si l’enterrement avait été religieux toutela ville serait venue. Mais vous comprenez que le suicides’ajoutant à l’autre histoire, les familles se sontabstenues ; et puis, il est bien difficile, ici, de suivre unenterrement sans prêtres. »

Nous franchissions la porte du cimetière. Et j’attendis, trèsému, qu’on eût descendu la bière dans la fosse pour m’approcher dupauvre garçon qui sanglotait et lui serrer énergiquement lamain.

Il me regarda avec surprise à travers ses larmes, puis prononça: « Merci, monsieur. » Et je ne regrettai pas d’avoir suivi ceconvoi.

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