Mademoiselle Fifi

Chapitre 18Le Remplaçant

« Mme Bonderoi ?

– Oui, Mme Bonderoi.

– Pas possible ?

– Je – vous – le – dis.

– Mme Bonderoi, la vieille dame à bonnets de dentelle, ladévote, la sainte, l’honorable Mme Bonderoi dont les petits cheveuxfollets et faux ont l’air collé, autour du crâne ?

– Elle-même.

– Oh ! voyons, vous êtes fou ?

– Je – vous – le – jure.

– Alors, dites-moi tous les détails ?

– Les voici. Du temps de M. Bonderoi, l’ancien notaire, MmeBonderoi utilisait, dit-on, les clercs pour son serviceparticulier. C’est une de ces respectables bourgeoises à vicessecrets et à principes inflexibles, comme il en est beaucoup. Elleaimait les beaux garçons ; quoi de plus naturel ?N’aimons-nous pas les belles filles ?

Une fois que le père Bonderoi fut mort, la veuve se mit à vivreen rentière paisible et irréprochable. Elle fréquentait assidûmentl’église, parlait dédaigneusement du prochain, et ne laissait rienà dire sur elle.

Puis elle vieillit, elle devint la petite bonne femme que vousconnaissez, pincée, surie, mauvaise.

Or, voici l’aventure invraisemblable arrivée jeudi dernier :

Mon ami Jean d’Anglemare est, vous le savez, capitaine auxdragons, caserné dans le faubourg de la Rivette.

En arrivant au quartier, l’autre matin, il apprit que deuxhommes de sa compagnie s’étaient flanqué une abominable tripotée.L’honneur militaire a des lois sévères. Un duel eut lieu. Aprèsl’affaire, les soldats se réconcilièrent, et interrogés par leurofficier, lui racontèrent le sujet de la querelle. Ils s’étaientbattus pour Mme Bonderoi.

– Oh !

– Oui, mon ami, pour Mme Bonderoi ! »

Mais je laisse la parole au cavalier Siballe :

« Voilà l’affaire, mon capitaine. Y a z’environ dix-huit mois,je me promenais sur le cours, entre six et sept heures du soir,quand une particulière m’aborda.

Elle me dit, comme elle m’avait demandé son chemin : «Militaire, voulez-vous gagner honnêtement dix francs parsemaine ? »

Je lui répondis sincèrement : « À vot’service, madame. »

Alors ell’me dit : « Venez me trouver demain, à midi. Je suisMme Bonderoi, 6, rue de la Tranchée.

– J’n’y manquerai pas, madame, soyez tranquille. »

Puis, ell’me quitta d’un air content en ajoutant : « Je vousremercie bien, militaire.

– C’est moi qui vous remercie, madame. »

Ça ne laissa pas que d’me taquiner jusqu’au lendemain.

À midi, je sonnais chez elle.

Ell’vint m’ouvrir elle-même. Elle avait un tas de petits rubanssur la tête.

« Dépêchons-nous, dit-elle, parce que ma bonne pourrait rentrer.»

Je répondis : « Je veux bien me dépêcher. Qu’est-ce qu’il fautfaire ? »

Alors, elle se mit à rire et riposta : « Tu ne comprends pas,gros malin ? »

Je n’y étais plus, mon capitaine, parole d’honneur.

Ell’vint s’asseoir tout près de moi, et me dit : « Si tu répètesun mot de tout ça, je te ferai mettre en prison. Jure que tu serasmuet. »

Je lui jurai ce qu’ell’voulut. Mais je ne comprenais toujourspas. J’en avais la sueur au front. Alors je retirai mon casqueoùsqu’était mon mouchoir. Elle le prit, mon mouchoir, et m’essuyales cheveux des tempes. Puis v’là qu’ell’m’embrasse et qu’ell’mesouffle dans l’oreille :

« Alors, tu veux bien ? »

Je répondis : « Je veux bien ce que vous voudrez, madame,puisque je suis venu pour ça. »

Alors ell’se fit comprendre ouvertement par des manifestations.Quand j’vis de quoi il s’agissait, je posai mon casque sur unechaise ; et je lui montrai que dans les dragons on ne reculejamais, mon capitaine.

Ce n’est pas que ça me disait beaucoup, car la particulièren’était pas dans sa primeur. Mais y ne faut pas se montrer tropregardant dans le métier, vu que les picaillons sont rares. Et puison a de la famille qu’il faut soutenir. Je me disais : « Y auracent sous pour le père, là-dessus. »

Quand la corvée a été faite, mon capitaine, je me suis mis enposition de me retirer. Elle aurait bien voulu que je ne parte passitôt. Mais je lui dis : « Chacun son dû, madame. Un p’tit verre çacoûte deux sous, et deux p’tits verres, ça coûte quatre sous. »

Ell’comprit bien le raisonnement et me mit un p’tit napoléon dedix balles au fond de la main. Ça ne m’allait guère, c’temonnaie-là, parce que ça vous coule dans la poche, et quand lespantalons ne sont pas bien cousus, on la retrouve dans ses bottes,ou bien on ne la retrouve pas.

Alors que je regardais ce pain à cacheter jaune en me disant ça,ell’me contemple ; et puis ell’devient rouge, et ell’se trompesur ma physionomie, et ell’me demande :

« Est-ce que tu trouves que c’est pas assez ? » Je luiréponds :

« Ce n’est pas précisément ça, madame, mais, si ça ne vousfaisait rien, j’aimerais mieux deux pièces de cent sous. »

Ell’me les donna et je m’éloignai.

Or, voilà dix-huit mois que ça dure, mon capitaine. J’y vas tousles mardis, le soir, quand vous consentez à me donner permission.Elle aime mieux ça, parce que sa bonne est couchée.

Or donc, la semaine dernière, je me trouvai indisposé ; etil me fallut tâter de l’infirmerie. Le mardi arrive, pas moyen desortir ; et je me mangeais les sangs par rapport aux dixballes dont je me trouve accoutumé.

Je me dis : « Si personne y va, je suis rasé ; qu’elleprendra pour sûr un artilleur. » Et ça me révolutionnait.

Alors, je fais demander Paumelle, que nous sommes pays ; etje lui dis la chose : « Y aura cent sous pour toi, cent sous pourmoi, c’est convenu. »

Y consent, et le v’là parti. J’y avais donné les renseignements.Y frappe ; ell’ouvre ; ell’le fait entrer ; ell’l’yregarde pas la tête et s’aperçoit point qu’c’est pas le même.

Vous comprenez, mon capitaine, un dragon et un dragon, quand ilsont le casque, ça se ressemble.

Mais soudain, elle découvre la transformation, et ell’demanded’un air de colère :

« Qu’est-ce que vous êtes ? Qu’est-ce que vousvoulez ? Je ne vous connais pas, moi ? »

Alors Paumelle s’explique. Il démontre que je suis indisposé etil expose que je l’ai envoyé pour remplaçant.

Elle le regarde, lui fait aussi jurer le secret, et puis ellel’accepte, comme bien vous pensez, vu que Paumelle n’est pas malaussi de sa personne.

Mais quand ce limier-là fut revenu, mon capitaine, il ne voulaitplus me donner mes cent sous. Si ça avait été pour moi, j’auraisrien dit, mais c’était pour le père ; et là-dessus, pas deblague.

Je lui dis :

« T’es pas délicat dans tes procédés, pour un dragon, que tudéconsidères l’uniforme. »

Il a levé la main, mon capitaine, en disant que c’te corvée-là,ça valait plus du double.

Chacun son jugement, pas vrai ? Fallait point qu’ilaccepte. J’y ai mis mon poing dans le nez. Vous avez connaissancedu reste.

Le capitaine d’Anglemare riait aux larmes en me disantl’histoire. Mais il m’a fait aussi jurer le secret qu’il avaitgaranti aux deux soldats.

« Surtout, n’allez pas me trahir, gardez ça pour vous, vous mele promettez ?

– Oh ! ne craignez rien. Mais comment tout cela s’est-ilarrangé en définitive ?

– Comment ? Je vous le donne en mille !… La mèreBonderoi garde ses deux dragons, en leur réservant chacun leurjour. De cette façon, tout le monde est content.

– Oh ! elle est bien bonne, bien bonne !

– Et les vieux parents ont du pain sur la planche. La morale estsatisfaite. »

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