Mademoiselle Fifi

Chapitre 14Une Aventure Parisienne

Est-il un sentiment plus aigu que la curiosité chez lafemme ? Oh ! savoir, connaître, toucher ce qu’on arêvé ! Que ne ferait-elle pas pour cela ? Une femme,quand sa curiosité impatiente est en éveil, commettra toutes lesfolies, toutes les imprudences, aura toutes les audaces, nereculera devant rien. Je parle des femmes vraiment femmes, douéesde cet esprit à triple fond qui semble, à la surface, raisonnableet froid, mais dont les trois compartiments secrets sont remplis :l’un d’inquiétude féminine toujours agitée ; l’autre, de rusecolorée en bonne foi, de cette ruse de dévots, sophistiquée etredoutable ; le dernier enfin, de canaillerie charmante, detromperie exquise, de délicieuse perfidie, de toutes ces perversesqualités qui poussent au suicide les amants imbécilement crédules,mais ravissent les autres.

Celle dont je veux dire l’aventure était une petite provinciale,platement honnête jusque-là. Sa vie, calme en apparence, s’écoulaitdans son ménage, entre un mari très occupé et deux enfants, qu’elleélevait en femme irréprochable. Mais son cœur frémissait d’unecuriosité inassouvie, d’une démangeaison d’inconnu. Elle songeait àParis, sans cesse, et lisait avidement les journaux mondains. Lerécit des fêtes, des toilettes, des joies, faisait bouillonner sesdésirs ; mais elle était surtout mystérieusement troublée parles échos pleins de sous-entendus, par les voiles à demi soulevésen des phrases habiles, et qui laissent entrevoir des horizons dejouissances coupables et ravageantes.

De là-bas elle apercevait Paris dans une apothéose de luxemagnifique et corrompu.

Et pendant les longues nuits de rêve, bercée par le ronflementrégulier de son mari qui dormait à ses côtés sur le dos, avec unfoulard autour du crâne, elle songeait à ces hommes connus dont lesnoms apparaissent à la première page des journaux comme de grandesétoiles dans un ciel sombre ; et elle se figurait leur vieaffolante, avec de continuelles débauches, des orgies antiquesépouvantablement voluptueuses et des raffinements de sensualité sicompliqués qu’elle ne pouvait même se les figurer.

Les boulevards lui semblaient être une sorte de gouffre despassions humaines ; et toutes leurs maisons recelaientassurément des mystères d’amour, prodigieux.

Elle se sentait vieillir cependant. Elle vieillissait sans avoirrien connu de la vie, sinon ces occupations régulières, odieusementmonotones et banales qui constituent, dit-on, le bonheur du foyer.Elle était jolie encore, conservée dans cette existence tranquillecomme un fruit d’hiver dans une armoire close ; mais rongée,ravagée, bouleversée d’ardeurs secrètes. Elle se demandait si ellemourrait sans avoir connu toutes ces ivresses damnantes, sanss’être jetée une fois, une seule fois, tout entière, dans ce flotdes voluptés parisiennes.

Avec une longue persévérance, elle prépara un voyage à Paris,inventa un prétexte, se fit inviter par des parents, et, son marine pouvant l’accompagner, partit seule.

Sitôt arrivée, elle sut imaginer des raisons qui luipermettraient au besoin de s’absenter deux jours ou plutôt deuxnuits, s’il le fallait, ayant retrouvé, disait-elle, des amis quidemeuraient dans la campagne suburbaine.

Et elle chercha. Elle parcourut les boulevards sans rien voir,sinon le vice errant et numéroté. Elle sonda de l’œil les grandscafés, lut attentivement la petite correspondance du Figaro, quilui apparaissait chaque matin comme un tocsin, un rappel del’amour.

Et jamais rien ne la mettait sur la trace de ces grandes orgiesd’artistes et d’actrices ; rien ne lui révélait les temples deces débauches qu’elle imaginait fermés par un mot magique, comme lacaverne des Mille et une Nuits et ces catacombes de Rome, oùs’accomplissaient secrètement les mystères d’une religionpersécutée.

Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaîtreaucun de ces hommes en vue dont les noms bourdonnaient dans satête ; et, désespérée, elle songeait à s’en retourner, quandle hasard vint à son aide.

Un jour, comme elle descendait la rue de la Chaussée-d’Antin,elle s’arrêta à contempler un magasin rempli de ces bibelotsjaponais si colorés qu’ils donnent aux yeux une sorte de gaieté.Elle considérait les mignons ivoires bouffons, les grandes potichesaux émaux flambants, les bronzes bizarres, quand elle entendit, àl’intérieur de la boutique, le patron qui, avec force révérences,montrait à un gros petit homme chauve de crâne, et gris de menton,un énorme magot ventru, pièce unique, disait-il. Et à chaque phrasedu marchand, le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme unappel de clairon. Les autres clients, des jeunes femmes, desmessieurs élégants, contemplaient, d’un coup d’œil furtif etrapide, d’un coup d’œil comme il faut et manifestement respectueux,l’écrivain renommé qui, lui, regardait passionnément le magot deporcelaine. Ils étaient aussi laids l’un que l’autre, laids commedeux frères sortis du même flanc.

Le marchand disait : « Pour vous, monsieur Jean Varin, je lelaisserai à mille francs ; c’est juste ce qu’il me coûte. Pourtout le monde ce serait quinze cents francs ; mais je tiens àma clientèle d’artistes et je lui fais des prix spéciaux. Ilsviennent tous chez moi, monsieur Jean Varin. Hier, M. Busnachm’achetait une grande coupe ancienne. J’ai vendu l’autre jour deuxflambeaux comme ça (sont-ils beaux, dites ?) à M. AlexandreDumas. Tenez, cette pièce que vous tenez là, si M. Zola la voyait,elle serait vendue, monsieur Varin. »

L’écrivain très perplexe hésitait, sollicité par l’objet, maissongeant à la somme, et il ne s’occupait pas plus des regards ques’il eût été seul dans un désert.

Elle était entrée tremblante, l’œil fixé effrontément sur lui,et elle ne se demandait même pas s’il était beau, élégant ou jeune.C’était Jean Varin lui-même, Jean Varin !

Après un long combat, une douloureuse hésitation, il reposa lapotiche sur la table. « Non, c’est trop cher », dit-il.

Le marchant redoublait d’éloquence. « Oh ! monsieur JeanVarin, trop cher ? cela vaut deux mille francs comme un sou.»

L’homme de lettres répliqua tristement en regardant toujours lebonhomme aux yeux d’émail : « Je ne dis pas non ; mais c’esttrop cher pour moi. »

Alors, elle, saisie d’une audace affolée, s’avança : « Pour moi,dit-elle, combien ce bonhomme ? »

Le marchand, surpris, répliqua :

« Quinze cents francs, madame.

– Je le prends. »

L’écrivain, qui jusque-là ne l’avait pas même aperçue, seretourna brusquement, et il la regarda des pieds à la tête enobservateur, l’œil un peu fermé ; puis, en connaisseur, il ladétailla.

Elle était charmante, animée, éclairée soudain par cette flammequi jusque-là dormait en elle. Et puis une femme qui achète unbibelot de quinze cents francs n’est pas la première venue.

Elle eut alors un mouvement de ravissante délicatesse ; etse tournant vers lui, la voix tremblante « Pardon, monsieur, j’aiété sans doute un peu vive, vous n’aviez peut-être pas dit votredernier mot. »

Il s’inclina : « Je l’avais dit, madame. »

Mais elle, tout émue : « Enfin, monsieur, aujourd’hui ou plustard, s’il vous convient de changer d’avis, ce bibelot est à vous.Je ne l’ai acheté que parce qu’il vous avait plu. »

Il sourit, visiblement flatté. « Comment donc meconnaissiez-vous ? » dit-il.

Alors elle lui parla de son admiration, lui cita ses œuvres, futéloquente.

Pour causer, il s’était accoudé à un meuble, et plongeant enelle ses yeux aigus, il cherchait à la deviner.

Quelquefois, le marchand, heureux de posséder cette réclamevivante, de nouveaux clients étant entrés, criait à l’autre bout dumagasin : « Tenez, regardez ça, monsieur Jean Varin, est-cebeau ? » Alors toutes les têtes se levaient, et ellefrissonnait de plaisir à être vue ainsi causant intimement avec unIllustre.

Grisée enfin, elle eut une audace suprême, comme les générauxqui vont donner l’assaut : « Monsieur, dit-elle, faites-moi ungrand, un très grand plaisir. Permettez-moi de vous offrir ce magotcomme souvenir d’une femme qui vous admire passionnément et quevous aurez vue dix minutes. »

Il refusa. Elle insistait. Il résista, très amusé, riant degrand cœur.

Elle, obstinée, lui dit : « Eh bien, je vais le porter chez voustout de suite ; où demeurez-vous ? »

Il refusa de donner son adresse ; mais elle, l’ayantdemandée au marchand, la connut, et, son acquisition payée, elle sesauva vers un fiacre. L’écrivain courut pour la rattraper, nevoulant point s’exposer à recevoir ce cadeau, qu’il ne saurait àqui rapporter. Il la joignit quand elle sautait en voiture, et ils’élança, tomba presque sur elle, culbuté par le fiacre qui semettait en route ; puis il s’assit à son côté, fortennuyé.

Il eut beau prier, insister, elle se montra intraitable. Commeils arrivaient devant la porte elle posa ses conditions : « Jeconsentirai, dit-elle, à ne point vous laisser cela, si vousaccomplissez aujourd’hui toutes mes volontés. »

La chose lui parut si drôle qu’il accepta.

Elle demanda : « Que faites-vous ordinairement à cetteheure-ci ? »

Après un peu d’hésitation : « Je me promène » dit-il.

Alors, d’une voix résolue, elle ordonna : « Au Bois ! »

Ils partirent.

Il fallut qu’il lui nommât toutes les femmes connues, surtoutles impures, avec des détails intimes sur elles, leur vie, leurshabitudes, leur intérieur, leurs vices.

Le soir tomba. « Que faites-vous tous les jours à cetteheure ? » dit-elle.

Il répondit en riant : « Je prends l’absinthe. »

Alors, gravement, elle ajouta : « Alors monsieur, allons prendrel’absinthe. »

Ils entrèrent dans un grand café du boulevard qu’il fréquentait,et où il rencontra des confrères. Il les lui présenta tous. Elleétait folle de joie. Et ce mot sonnait sans répit dans sa tête : «Enfin, enfin ! »

Le temps passait, elle demanda : « Est-ce l’heure de votredîner ? »

Il répondit : « Oui, madame.

– Alors, monsieur, allons dîner. »

En sortant du café Bignon : « Le soir, que faites-vous ? »dit-elle.

Il la regarda fixement : « Cela dépend ; quelquefois jevais au théâtre.

– Eh bien, monsieur, allons au théâtre. »

Ils entrèrent au Vaudeville, par faveur, grâce à lui, et, gloiresuprême, elle fut vue par toute la salle à son côté, assise auxfauteuils de balcon.

La représentation finie, il lui baisa galamment la main « Il mereste, madame, à vous remercier de la journée délicieuse… » Ellel’interrompit.

« À cette heure-ci, que faites-vous toutes les nuits ?

– Mais… mais… je rentre chez moi. »

Elle se mit à rire, d’un rire tremblant.

« Eh bien, monsieur… allons chez vous. »

Et ils ne parlèrent plus. Elle frissonnait par instants, toutesecouée des pieds à la tête, ayant des envies de fuir et des enviesde rester, avec, tout au fond du cœur, une bien ferme volontéd’aller jusqu’au bout.

Dans l’escalier, elle se cramponnait à la rampe, tant sonémotion devenait vive ; et il montait devant, essoufflé, uneallumette-bougie à la main.

Dès qu’elle fut dans la chambre, elle se déshabilla bien vite etse glissa dans le lit sans prononcer une parole ; et elleattendit blottie contre le mur.

Mais elle était simple comme peut l’être l’épouse légitime d’unnotaire de province, et lui plus exigeant qu’un pacha à troisqueues. Ils ne se comprirent pas, pas du tout.

Alors il s’endormit. La nuit s’écoula, troublée seulement par letic-tac de la pendule ; et, immobile, songeant aux nuitsconjugales ; sous les rayons jaunes d’une lanterne chinoiseelle regardait, navrée, à son côté, ce petit homme sur le dos, toutrond, dont le ventre en boule soulevait le drap comme un ballongonflé au gaz. Il ronflait avec un bruit de tuyau d’orgue, desrenâclements prolongés, des étranglements comiques. Ses vingtcheveux profitaient de son repos pour se rebrousser étrangement,fatigués de leur longue station fixe sur ce crâne nu dont ilsdevaient voiler les ravages. Et un filet de salive coulait d’uncoin de sa bouche entrouverte.

L’aurore enfin glissa un peu de jour entre les rideaux fermés.Elle se leva, s’habilla sans bruit, et, déjà elle avait ouvert àmoitié la porte, quand elle fit grincer la serrure et il s’éveillaen se frottant les yeux.

Il demeura quelques secondes avant de reprendre entièrement sessens ; puis, quand toute l’aventure lui fut revenue, ildemanda : « Eh bien, vous partez ? »

Elle restait debout, confuse. Elle balbutia : « Mais oui, voicile matin. »

Il se mit sur son séant : « Voyons, dit-il, à mon tour, j’aiquelque chose à vous demander. »

Elle ne répondit pas, il reprit : « Vous m’avez bigrement étonnédepuis hier. Soyez franche, avouez-moi pourquoi vous avez fait toutça, car je n’y comprends rien. »

Elle se rapprocha doucement, rougissante comme une vierge. «J’ai voulu connaître… le… le vice… eh bien… eh bien, ce n’est pasdrôle. »

Et elle se sauva, descendit l’escalier, se jeta dans la rue.

L’armée des balayeurs balayait. Ils balayaient les trottoirs,les pavés, poussant toutes les ordures au ruisseau. Du mêmemouvement régulier, d’un mouvement de faucheurs dans les prairies,ils repoussaient les boues en demi-cercle devant eux ; et, derue en rue, elle les retrouvait comme des pantins montés, marchantautomatiquement avec un ressort pareil.

Et il lui semblait qu’en elle aussi on venait de balayer quelquechose, de pousser au ruisseau, à l’égout, ses rêves surexcités.

Elle rentra, essoufflée, glacée, gardant seulement dans sa têtela sensation de ce mouvement des balais nettoyant Paris aumatin.

Et, dès qu’elle fut dans sa chambre, elle sanglota.

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