Mademoiselle Fifi

Chapitre 12Un Réveillon

Je ne sais plus au juste l’année. Depuis un mois entier jechassais avec emportement, avec une joie sauvage, avec cette ardeurqu’on a pour les passions nouvelles.

J’étais en Normandie, chez un parent non marié, Jules deBanneville, seul avec lui, sa bonne, un valet et un garde dans sonchâteau seigneurial. Ce château, vieux bâtiment grisâtre entouré desapins gémissants, au centre de longues avenues de chênes oùgalopait le vent, semblait abandonné depuis des siècles. Un antiquemobilier habitait seul les pièces toujours fermées, où jadis cesgens dont on voyait les portraits accrochés dans un corridor aussitempétueux que les avenues recevaient cérémonieusement les noblesvoisins.

Quant à nous, nous nous étions réfugiés dans la cuisine, seulcoin habitable du manoir, une immense cuisine dont les lointainssombres s’éclairaient quand on jetait une bourrée nouvelle dans lavaste cheminée. Puis, chaque soir, après une douce somnolencedevant le feu, après que nos bottes trempées avaient fumé longtempset que nos chiens d’arrêt, couchés en rond entre nos jambes,avaient rêvé de chasse en aboyant comme des somnambules, nousmontions dans notre chambre.

C’était l’unique pièce qu’on eût fait plafonner et plâtrerpartout, à cause des souris. Mais elle était demeurée nue, blanchieseulement à la chaux, avec des fusils, des fouets à chiens et descors de chasse accrochés aux murs ; et nous nous glissionsgrelottants dans nos lits, aux deux coins de cette casesibérienne.

À une lieue en face du château, la falaise à pic tombait dans lamer ; et les puissants souffles de l’Océan, jour et nuit,faisaient soupirer les grands arbres courbés, pleurer le toit etles girouettes, crier tout le vénérable bâtiment, qui s’emplissaitde vent par ses tuiles disjointes, ses cheminées larges comme desgouffres, ses fenêtres qui ne fermaient plus.

Ce jour-là il avait gelé horriblement. Le soir était venu. Nousallions nous mettre à table devant le grand feu de la hautecheminée où rôtissaient un râble de lièvre flanqué de deux perdrixqui sentaient bon.

Mon cousin leva la tête : « Il ne fera pas chaud en se couchant», dit-il.

Indifférent, je répliquai : « Non, mais nous aurons du canardaux étangs demain matin. »

La servante, qui mettait notre couvert à un bout de la table etcelui des domestiques à l’autre bout, demanda : « Ces messieurssavent-ils que c’est ce soir le réveillon ? »

Nous n’en savions rien assurément, car nous ne regardions guèrele calendrier. Mon compagnon reprit : « Alors c’est ce soir lamesse de minuit. C’est donc pour cela qu’on a sonné toute lajournée ! »

La servante répliqua : « Oui et non, monsieur ; on a sonnéaussi parce que le père Fournel est mort. »

Le père Fournel, ancien berger, était une célébrité du pays. Agéde quatre-vingt-seize ans, il n’avait jamais été malade jusqu’aumoment où, un mois auparavant, il avait pris froid, étant tombédans une mare par une nuit obscure. Le lendemain il s’était mis aulit. Depuis lors il agonisait.

Mon cousin se tourna vers moi : « Si tu veux, dit-il, nous ironstout à l’heure voir ces pauvres gens. » Il voulait parler de lafamille du vieux, son petit-fils, âgé de cinquante-huit ans, et sapetite belle-fille, d’une année plus jeune. La générationintermédiaire n’existait déjà plus depuis longtemps. Ils habitaientune lamentable masure, à l’entrée du hameau, sur la droite.

Mais je ne sais pourquoi cette idée de Noël, au fond de cettesolitude, nous mit en humeur de causer. Tous les deux, entête-à-tête, nous nous racontions des histoires de réveillonsanciens, des aventures de cette nuit folle, les bonnes fortunespassées et les réveils du lendemain, les réveils à deux avec leurssurprises hasardeuses, l’étonnement des découvertes.

De cette façon, notre dîner dura longtemps. De nombreuses pipesle suivirent ; et, envahis par ces gaietés de solitaires, desgaietés communicatives qui naissent soudain entre deux intimesamis, nous parlions sans repos, fouillant en nous pour nous direces souvenirs confidentiels du cœur qui s’échappent en ces heuresd’effusion.

La bonne, partie depuis longtemps, reparut : « Je vais à lamesse, monsieur.

– Déjà !

– Il est minuit moins trois quarts.

– Si nous allions aussi jusqu’à l’église ? demanda Jules :cette messe de Noël est bien curieuse aux champs. »

J’acceptai, et nous partîmes, enveloppés en nos fourrures dechasse.

Un froid aigu piquait le visage, faisait pleurer les yeux. L’aircru saisissait les poumons, desséchait la gorge. Le ciel profond,net et dur, était criblé d’étoiles qu’on eût dites pâlies par lagelée ; elles scintillaient non point comme des feux, maiscomme des astres de glace, des cristallisations brillantes. Auloin, sur la terre d’airain, sèche et retentissante, les sabots despaysans sonnaient ; et, par tout l’horizon, les petitescloches des villages, tintant, jetaient leurs notes grêles commefrileuses aussi, dans la vaste nuit glacée.

La campagne ne dormait point. Des coqs, trompés par ces bruits,chantaient ; et en passant le long des étables, on entendaitremuer les bêtes troublées par ces rumeurs de vie.

En approchant du hameau, Jules se ressouvint des Fournel. «Voici leur baraque, dit-il : entrons ! »

Il frappa longtemps en vain. Alors une voisine, qui sortait dechez elle pour se rendre à l’église, nous ayant aperçus : « Ilssont à la messe, messieurs : ils vont prier pour le père. »

« Nous les verrons en sortant », dit mon cousin.

La lune à son déclin profilait au bord de l’horizon sasilhouette de faucille au milieu de cette semaine infinie de grainsluisants jetés à poignée dans l’espace. Et par la campagne noire,des petits feux tremblants s’en venaient de partout vers le clocherpointu qui sonnait sans répit. Entre les cours des fermes plantéesd’arbres, au milieu des plaines sombres, ils sautillaient, cesfeux, en rasant la terre. C’étaient des lanternes de corne queportaient les paysans devant leurs femmes en bonnet blanc,enveloppées de longues mantes noires, et suivies de mioches maléveillés, se tenant la main dans la nuit.

Par la porte ouverte de l’église, on apercevait le chœurilluminé. Une guirlande de chandelles d’un sou faisait le tour dela nef – et par terre, dans une chapelle à gauche, un gros EnfantJésus étalait sur de la vraie paille, au milieu des branches desapin, sa nudité rose et maniérée.

L’office commençait. Les paysans courbés, les femmes à genouxpriaient. Ces simples gens, relevés par la nuit froide,regardaient, tout remués, l’image grossièrement peinte, et ilsjoignaient les mains, naïvement convaincus autant qu’intimidés parl’humble splendeur de cette représentation puérile.

L’air glacé faisait palpiter les flammes. Jules me dit : «Sortons ! on est encore mieux dehors. »

Et sur la route déserte, pendant que tous les campagnardsprosternés grelottaient dévotement, nous nous mîmes à recauser denos souvenirs, si longtemps que l’office était fini quand nousrevînmes au hameau.

Un filet de lumière passait sous la porte des Fournel. « Ilsveillent leur mort, dit mon cousin. Entrons enfin chez ces pauvresgens, cela leur fera plaisir. »

Dans la cheminée, quelques tisons agonisaient. La pièce noire,vernie de saleté, avec ses solives vermoulues, brunies par letemps, était pleine d’une odeur suffocante de boudin grillé. Aumilieu de la grande table, sous laquelle la huche au pains’arrondissait comme un ventre dans toute sa longueur, unechandelle dans un chandelier de fer tordu, filait jusqu’au plafondl’âcre fumée de sa mèche en champignon. Et les deux Fournel,l’homme et la femme, réveillonnaient en tête-à-tête.

Mornes, avec l’air navré et la face abrutie des paysans, ilsmangeaient gravement sans dire un mot. Dans une seule assiette,posée entre eux, un grand morceau de boudin dégageait sa vapeurempestante. De temps en temps, ils en arrachaient un bout avec lapointe de leur couteau, l’écrasaient sur leur pain qu’ils coupaienten bouchées, puis mâchaient avec lenteur.

Quand le verre de l’homme était vide, la femme, prenant lacruche au cidre, le remplissait.

À notre entrée, ils se levèrent, nous firent asseoir, nousoffrirent de « faire comme eux », et, sur notre refus, se remirentà manger.

Au bout de quelques minutes de silence, mon cousin demanda : «Eh bien, Anthime, votre grand-père est mort ?

– Oui, mon pauv’monsieur, il a passé tantôt. »

Le silence recommença. La femme, par politesse, moucha lachandelle. Alors, pour dire quelque chose, j’ajoutai : « Il étaitbien vieux. »

Sa petite belle-fille de cinquante-sept ans reprit : « Oh !son temps était terminé, il n’avait plus rien à faire ici. »

Soudain, le désir me vint de regarder le cadavre de cecentenaire, et je priai qu’on me le montrât.

Les deux paysans, jusque-là placides, s’émurent brusquement.Leurs yeux inquiets s’interrogèrent, et ils ne répondirent pas.

Mon cousin, voyant leur trouble, insista.

L’homme alors, d’un air soupçonneux et sournois, demanda : « Àquoi qu’ça vous servirait ?

– À rien, dit Jules, mais ça se fait tous les jours ;pourquoi ne voulez-vous pas le montrer ? »

Le paysan haussa les épaules. « Oh ! moi, j’veux ben ;seulement, à c’te heure-ci, c’est malaisé. »

Mille suppositions nous passaient dans l’esprit. Comme lespetits-enfants du mort ne remuaient toujours pas, et demeuraientface à face, les yeux baissés, avec cette tête de bois des gensmécontents, qui semble dire : « Allez-vous-en », mon cousin parlaavec autorité : « Allons, Anthime, levez-vous, et conduisez-nousdans sa chambre. » Mais l’homme, ayant pris son parti, réponditd’un air renfrogné : « C’est pas la peine, il n’y est pu,monsieur.

Mais alors, où donc est-il ? »

La femme coupa la parole à son mari :

« J’vas vous dire : j’lavons mis jusqu’a d’main dans la huche,parce que j’avions point d’place. »

Et, retirant l’assiette au boudin, elle leva le couvercle deleur table, se pencha avec la chandelle pour éclairer l’intérieurdu grand coffre béant au fond duquel nous aperçûmes quelque chosede gris, une sorte de long paquet d’où sortait, par un bout, unetête maigre avec des cheveux blancs ébouriffés, et, par l’autrebout, deux pieds nus.

C’était le vieux, tout sec, les yeux clos, roulé dans sonmanteau de berger, et dormant là son dernier sommeil, au milieud’antiques et noires croûtes de pain, aussi séculaires que lui.

Ses enfants avaient réveillonné dessus !

Jules, indigné, tremblant de colère, cria : « Pourquoi nel’avez-vous pas laissé dans son lit, manants que vous êtes ?»

Alors la femme se mit à larmoyer, et très vite : « J’vas vousdire, mon bon monsieur, j’avons qu’un lit dans la maison.J’couchions avec lui auparavant puisque j’étions qu’trois. D’puisqu’il est si malade, j’couchons par terre ; c’est dur, monbrave monsieur, dans ces temps-ci. Eh ben, quand il a été trépassé,tantôt, j’nous sommes dit comme ça : Puisqu’il n’souffre pu,c’t’homme, à quoi qu’ça sert de l’laisser dans l’lit ?J’pouvons ben l’mettre jusqu’à d’main dans la huche, et j’pouvionspourtant pas coucher avec ce mort, mes bons messieurs !… »

Mon cousin, exaspéré, sortit brusquement en claquant la porte,tandis que je le suivais, riant aux larmes.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer