Micah Clarke – Tome II – Le Capitaine Micah Clarke

IV – Une mêlée nocturne.

Si Decimus Saxon refusa de mettra à profitl’offre du logement et de la table que lui avait faite MaîtreTimewell, ce fut, ainsi que je l’appris plus tard, pour cetteraison que le Maire étant un ferme Presbytérien, il croyaitinopportun de laisser s’établir entre eux une intimité trop grande,qui lui nuirait auprès des Indépendants et autres zélotes.

À vrai dire, mes chers enfants, cet hommeplein de ruse commença, dès ce jour, à régler sa vie et ses actesde façon à se concilier l’amitié des Sectaires, et de se faireconsidérer par eux comme leur chef.

En effet, il était fermement convaincu quedans des mouvements violents comme celui où nous étions engagés, leparti le plus extrême est sûr d’avoir enfin la haute main.

– Fanatisme, me disait-il un jour, celasignifie ferveur, et ferveur signifie qu’on sera âpre à la besogne,et l’âpreté à la besogne signifie la puissance.

Tel était le pivot de toutes ses intrigues, detous ses projets.

En premier lieu, il s’appliqua à prouver qu’ilétait un excellent soldat. Il n’épargna ni le temps, ni la peinepour y arriver.

Du matin jusqu’à midi, dans l’après-midijusqu’à la nuit, nous faisions l’exercice, et encore l’exercice, sibien qu’enfin les commandements lancés à tue-tête, ce fracas desarmes devinrent fatigants par leur monotonie.

Les bons bourgeois purent bien se figurer quel’infanterie du Wiltshire sous le colonel Saxon, faisait partie dela place du Marché au même titre que la croix de la ville ou lecarcan de la paroisse.

Il fallait faire bien des choses en peu detemps, et même tant de choses que plus d’un aurait déclaré latentative inutile.

Ce n’était pas seulement la manœuvred’ensemble du régiment ; il fallait de plus que chacun de noushabituât sa compagnie à l’exercice qui lui était propre.

Il nous fallait apprendre de notre mieux lesnoms et les besoins des hommes.

Mais notre tâche fut rendue plus aisée par lacertitude que ce n’était point du temps perdu, car à chaquerassemblement nos patauds se tenaient plus droit et maniaient leursarmes avec plus de dextérité.

Depuis le chant du coq jusqu’au coucher dusoleil, on n’entendit dans les rues d’autres cris que :« Portez armes, préparez armes, reposez vos armes, apprêtezvos amorces » et tous les autres commandements de l’ancienexercice de peloton.

À mesure que nous devenions meilleurs soldats,notre nombre augmentait, car notre apparence coquette attirait dansnos rangs l’élite des nouveaux-venus.

Ma compagnie s’accrut au point qu’il fallût ladédoubler.

Il en fut ainsi des autres dans la mêmeproportion.

Les mousquetaires du baronnet atteignirent lechiffre d’une bonne centaine, gens sachant pour la plupart seservir du mousquet.

En totalité, nous passâmes de trois cents àquatre cent cinquante, et notre façon de manœuvrer se perfectionnaau point de nous valoir de tous côtés des éloges sur l’état de noshommes.

À une heure avancée de la soirée, je rentraisà cheval, lentement, à la maison de Maître Timewell, quand Rubenarriva à grand bruit derrière moi et me pria de revenir sur mes pasavec lui pour assister à un spectacle qui valait la peine d’êtrevu.

Bien que je ne me sentisse guère disposé à cegenre de plaisirs, je fis faire demi-tour à Covenant, et nousdescendîmes toute la longueur de la Grande Rue, pour entrer dans lefaubourg qui se nomme Shuttern.

Mon compagnon s’y arrêta devant un édifice nu,qui avait l’air d’une grange, et me dit de regarder dansl’intérieur par la fenêtre.

Le dedans se composait d’une seule grandechambre.

C’était le magasin, alors vide, dans lequel onavait l’habitude de mettre la laine.

Il était éclairé d’un bout à l’autre par deslampes et des chandelles.

Un grand nombre d’hommes parmi lesquels jereconnus des gens de ma compagnie, ou de celle de mon camarade,étaient couchés des deux côtés, occupés les uns à fumer, d’autres àprier, d’autres à polir leurs armes.

Dans le centre, sur toute la longueur, desbancs avaient été rangés bout à bout, et sur ses bancs étaientassis à cheval tous les cent mousquetaires du baronnet.

Chacun deux était en train de tresser en formede queue la chevelure de l’homme assis devant lui.

Un jeune garçon allait et venait, un pot degraisse à la main, et avec cet ingrédient et de la ficelle à fouet,la besogne marchait rondement.

Sir Gervas en personne, muni d’une grandeboite pleine de farine, était assis, perché sur un ballot de laineau bout de la rangée, et aussitôt qu’une queue était achevée, ill’examinait à travers son monocle, et si elle lui paraissaitconvenablement faite, il la saupoudrait d’un geste précieux, enpuisant dans sa boite, et opérait avec autant de soin et de sérieuxque s’il se fut agi d’une cérémonie de l’Église.

Jamais cuisinier, assaisonnant un plat, n’eûtdistribué ses épices avec autant d’exactitude et de jugement quenotre ami n’en mettait à enfariner les têtes de sa compagnie.

Au milieu de son travail, il leva les yeux, etvit une ou deux figures souriantes à la fenêtre, mais sonoccupation l’absorbait trop pour qu’il se permit de l’interrompre,et nous finîmes par repartir à cheval sans lui avoir parlé.

À ce moment, la ville était fort tranquille etsilencieuse, car les gens de cette région étaient habitués à secoucher tôt, à moins que quelque occasion ne les tînt sur pied.

Nous parcourions, au pas lent de nos chevaux,les rues muettes.

Les fers de nos montures résonnaient d’unbruit clair sur le pavé de galets, et nous tenions de ces proposlégers qui sont d’usage entre jeunes gens.

Au dessus de nous, la lune brillait d’un viféclat, répandait une lueur argentée sur les larges rues, etdessinait en un réseau d’ombres les pointes et les clochetons deséglises.

Arrivé dans la cour de Maître Timewell, je mispied à terre, mais Ruben, charmé par le calme et la beauté de lascène, continua sa promenade à cheval, dans l’intention de pousserjusqu’à la porte de la ville.

J’étais encore occupé à défaire les boucles dela sangle, et à enlever mon harnais, quand tout à coup arriva d’unedes rues voisines, un grand cri, un bruit de lutte, de choc d’épéesen même temps que la voix de mon camarade appelant à l’aide.

Je tirai mon épée et sortis en courant.

À une faible distance de là, se trouvait unassez large espace, tout blanc de clarté lunaire, et au centrej’aperçus la silhouette trapue de mon ami.

Il faisait des bonds avec une agilité dont jene l’avais jamais cru capable, et échangeait des coups de pointeavec trois ou quatre hommes qui le serraient de près.

Sur le sol gisait une figure sombre.

Du groupe de combattants, la jument de Rubense dressait, se baissait comme si elle comprenait le danger quecourait son maître.

Comme j’accourais, criant, l’épée haute, lesassaillants s’enfuirent par une rue latérale, excepté l’un d’eux,un homme de haute taille, musculeux, qui avait une épée.

Il se lança contre Ruben, en lui portant unfurieux coup de pointe, jurant, et le traitant de trouble-fête.

J’éprouvai une sensation d’horreur en voyantla lame passer à travers la parade de mon ami, qui leva les bras,et tomba la face en avant, pendant que l’autre, après avoir lancéun dernier coup, s’enfuyait par une des ruelles étroites ettortueuses qui allaient de la rue de l’Est à la rive de laTone.

– Au nom du ciel, où êtes-vous atteint ?m’écriai-je en me jetant à genoux près du corps étendu. Oùêtes-vous blessé, Ruben ?

– Surtout dans le soufflet, dit-il ensoufflant comme un soufflet de forge, et aussi derrière la tête.Donnez-moi la main, je vous prie.

– Vraiment, vous n’êtes pas touché ?m’écriai-je, le cœur soulagé d’un grand poids, en l’aidant à serelever. Je croyais que ce gredin vous avait transpercé.

– Autant chercher à percer un crabe de Warsashavec un épingle à cheveux, dit-il. Grâce au bon Sir Jacob Clancing,jadis de Snellaby Hall, et présentement de la Plaine de Salisbury,leurs rapières n’ont produit d’autre effet que de rayer ma cuirasseimpénétrable. Mais où en est la demoiselle ?

– Quelle demoiselle ?

– Oui, c’était pour la sauver que j’aidégainé. Elle était assaillie par des rôdeurs de nuit. Voyez, ellese relève. Ils l’avaient jetée à terre quand j’ai fondu sureux.

– Comment vous trouvez-vous, madame ?demandai-je, car la personne gisante à terre s’était relevée etavait pris l’aspect d’une femme, jeune et gracieuse, d’après toutesles apparences, mais dont la figure était enveloppée dans unmanteau. J’espère que vous n’avez eu aucun mal ?

– Aucun, monsieur, répondit-elle d’une voixbasse et douce, mais si j’ai échappé, je le dois à la valeur et àl’empressement de votre ami, ainsi qu’à la sagesse prévoyante deCelui qui confond les complots des méchants. Sans doute tout hommedigne de ce nom aurait rendu ce service à une jeune personne endétresse, quelle qu’elle fût, et pourtant, ce qui contribuerapeut-être à votre satisfaction, ce sera d’apprendre que votreprotégée ne vous est pas inconnue.

Et en parlant ainsi, elle laissa tomber sonmanteau et tourna sa figure vers nous sous la clarté de lalune.

– Grands Dieux ! C’est MistressTimewell, m’écriai-je tout abasourdi.

– Rentrons à la maison, dit-elle d’une voixferme et rapide. Les voisins ont pris l’alarme et il y aura bientôtun rassemblement de populace. Échappons aux commentaires.

En effet, on entendait déjà de tous côtés lebruit des fenêtres, et des gens demandant à tue-tête de quelmalheur il s’agissait.

Bien loin, au bout de la rue, nous pouvionsapercevoir la lueur des lanternes se balançant et annonçant lapatrouille qui arrivait à grands pas.

Nous nous dérobâmes cependant, à la faveur del’ombre, et fûmes bientôt en sûreté dans la cour du Maire, sansêtre interpellés ou arrêtés.

– J’espère, monsieur, que vous n’avez pas étéblessé, bien vrai ? dit la jeune demoiselle à moncompagnon.

Depuis qu’elle avait découvert sa figure,Ruben n’avait pas dit un mot.

Il avait tout l’air d’un homme qui est bercépar un rêve agréable et qui n’est fâché que d’en être réveillé.

– Non, je ne suis pas blessé, répondit-il,mais je voudrais que vous nous disiez quels sont ces spadassinserrants et où l’on peut les trouver.

– Non, non, dit-elle, le doigt levé, vous nepousserez pas l’affaire plus loin. Quant à ces hommes, je ne puisdire avec certitude qui ils pouvaient être. J’étais sortie pourrendre visite à Dame Clatworthy, qui a la fièvre tierce, et ilsm’ont assaillie pendant que je revenais. Peut-être sont-ce des gensqui ne partagent pas les opinions de mon grand-père sur lesaffaires de l’État, et est-ce lui qu’ils ont visé par-dessus moi.Mais vous fûtes tous deux si bons pour moi, que vous ne merefuserez pas une autre faveur que j’ai à vous demander.

Nous protestâmes que cela nous étaitimpossible, en mettant la main sur la garde de nos épées.

– Non, gardez-les pour la cause de Dieu,dit-elle, en souriant de notre geste. Tout ce que je vous demande,c’est de ne rien dire de cette affaire à mon grand-père, car lamoindre chose suffit pour le mettre en feu, malgré son grand âge.Je ne voudrais pas que son attention fût détournée des affairespubliques par un détail personnel comme celui-là. Ai-je votreparole ?

– La mienne ! dis-je en m’inclinant.

– La mienne aussi ! dit Lockarby.

– Merci, mes bons amis ! Ah ! J’ailaissé tomber mon gant dans la rue. Mais cela n’a pas d’importance.Je rends grâce à Dieu de ce qu’il n’est arrivé malheur à personne.Merci encore une fois, et que des rêves agréables vousattendent.

Elle gravit lestement les marches et disparuten un instant.

Ruben et moi, nous ôtâmes les harnais de noschevaux et assistâmes en silence aux soins qu’on leur donna.

Nous entrâmes alors dans la maison, pourregagner nos chambres, toujours sans mot dire.

Arrivé sur le seuil de sa porte, Rubens’arrêta.

– J’ai déjà entendu la voix de l’homme au longcorps, Micah, dit-il.

– Et moi aussi, répondis-je. Le vieillard ferabien de se méfier de ses apprentis. J’ai presque envie de sortirpour aller chercher le gant de la fillette.

Un joyeux clignement d’yeux brilla dans lenuage qui avait obscurci la figure de Ruben. Il ouvrit la maingauche et me montra le gant de peau de daim froissé entre sesdoigts.

– Je ne le troquerais pas contre tout l’or quise trouve dans les coffres de son grand-père, dit-il avec uneexplosion soudaine d’ardeur.

Puis riant à la fois et rougissant, il se hâtade rentrer et me laissa à mes pensées.

Ce fut ainsi que j’appris pour la premièrefois, mes chers enfants, que mon bon camarade avait été percé parles flèches du petit dieu.

Quand un homme ne compte que vingt ans,l’amour jaillit en lui, ainsi que la citrouille dont parlel’Écriture et qui poussa en une seule nuit.

Je vous aurais mal raconté mon histoire, si jene vous avais pas fait comprendre que mon ami était un jeune hommefranc, au cœur chaud, tout de premier mouvement, chez qui la raisonétait rarement de faction en présence de ses penchants.

Un homme de cette sorte est aussi peu capablede s’éloigner d’une jeune fille attrayante que l’aiguille de fuirl’aimant.

Il aime, tout comme l’alouette chante, toutcomme joue un chaton.

Or, un garçon à l’esprit lent et lourd commemoi, et dans les veines duquel le sang avait toujours coulé avecquelque froideur, quelque réserve, peut entrer dans l’amour ainsiqu’un cheval entre dans un cours d’eau aux rives en talus, degrépar degré, mais un homme tel que Ruben frappe du talon un seulinstant sur le bord, et l’instant d’après, il s’est lancé jusqu’auxoreilles dans l’endroit le plus profond.

Le ciel seul sait quelle mèche avait mis lefeu à l’étoupe.

Tout ce que je puis dire, c’est que depuis cejour, mon camarade était mélancolique et assombri une heure, puisgai, et plein d’entrain l’heure suivante.

Il n’avait plus rien de son flot constant debonne humeur, il devenait aussi piteux qu’un poussin qui mue, chosequi m’a toujours paru un des plus singuliers résultats de ce queles poètes ont appelé le joyeux état de l’amour.

Mais, il faut le dire, en ce monde, joie etplaisir se touchent de si près, qu’on dirait qu’ils sont àl’attache dans des stalles contiguës, et qu’une ruade suffiraitpour faire tomber la cloison qui les sépare.

Voici un homme aussi plein de soupirs qu’unegrenade est bourrée de poudre.

Il fait triste figure ; il a l’airabattu. Son esprit va à l’aventure et si vous lui faites remarquerqu’il est très malheureux dans cet état, il vous répondra, vouspouvez en être certain, qu’il ne l’échangerait pas pour lesPuissances ni pour les Principautés du ciel.

Pour lui les larmes sont de l’or, et le riren’est que de la fausse monnaie.

Mais, mes chers enfants, c’est peine perduepour moi que de vous expliquer une chose que moi-même je n’entendspoint.

Si comme je l’ai entendu dire, il estimpossible de trouver deux empreintes du pouce qui soientidentiques, comment espérer de faire coïncider les pensées et lessentiments les plus intimes de deux êtres.

Toutefois, il est une chose que je puisaffirmer comme vraie, c’est que quand je demandai la main de votregrand-mère, je ne m’abaissai point à prendre la mine d’un homme quimène un enterrement.

Elle me rendra ce témoignage que j’allai àelle avec la figure souriante, bien que j’eusse tout de même unepetite palpitation au cœur, et je lui dis…

Mais diantre, ou me suis-je laisséentraîner ?

Qu’y a-t-il de commun entre tout cela et laville de Taunton, et la révolte de 1685 ?

Le mercredi soir, 17 juin, nous apprîmes quele Roi, (c’était ainsi qu’on désignait Monmouth dans tout l’Ouest)était campé à moins de dix milles de là, avec toutes ces forces, etque le lendemain matin, il ferait son entrée dans la fidèle villede Taunton.

On s’ingénia tant qu’on put, comme vous lepensez bien, pour lui souhaiter la bienvenue d’une façon qui fûtdigne de la ville d’Angleterre la plus attachée aux Whigs et auProtestantisme.

Un arc de plantes vertes avait déjà été dresséà la porte de l’ouest.

Il portait cette devise : « Bienvenue auRoi Monmouth ! »

Un second s’élevait depuis l’entrée de laplace du Marché jusqu’à la fenêtre la plus haute de l’hôtellerie duBlanc-Cerf, avec ces mots en grandes lettres écarlate« Salut au Chef Protestant. »

Un troisième, si je m’en souviens bien,surmontait l’entrée de la cour du château, mais je ne me rappelleplus la devise qui s’y lisait.

L’industrie du drap et de la laine est, ainsique je vous l’ai dit, la principale occupation de la ville.

Les marchands n’avaient pas ménagé leursmarchandises.

Ils les avaient étalées à profusion pourembellir les rues.

De riches tapisseries, des velours lustrés, deprécieux brocarts flottaient aux fenêtres ou décoraient lesbalcons.

La rue de l’Est, la Grande Rue, la rued’Avant, étaient tendues des greniers jusqu’à terre d’étoffes rareset belles.

De gais étendards étaient suspendus aux toitsdes deux côtés, ou voltigeaient en longues guirlandes d’une maisonà l’autre.

La bannière royale d’Angleterre était déployéeau clocher élevé de Sainte Marie-Madeleine, et le drapeau deMonmouth flottait au clocher tout pareil de Saint Jacques.

Jusqu’à une heure avancée de la nuit, onmanœuvra le rabot, le marteau, on travailla, on inventa, si bienque le jeudi 18 juin, quand le soleil se leva, il éclaira le plusbeau déploiement de couleurs et de verdure qui ait jamais paré uneville.

Une sorte de magie avait changé la ville deTaunton en un jardin fleuri.

Maître Stephen Timewell s’était occupé de cespréparatifs, mais il s’était dit en même temps que le signe debienvenue le plus agréable qu’il pût offrir aux yeux de Monmouthserait la vue du gros corps d’hommes armés qui étaient prêts àsuivre sa fortune.

Il y en avait seize cents dans la ville.

Deux cents d’entre eux formaient lacavalerie.

La plupart étaient bien armés et équipés.

Ils furent rangés de façon que le Roi passâtdevant eux à son entrée.

Les gens de la ville bordaient, sur troisrangs de profondeur, la place du Marché, depuis la porte du Châteaujusqu’à l’entrée de la Grande Rue.

De là jusqu’à Shuttern, les paysans du comtéde Dorset et ceux de Frome étaient placés sur les deux côtés de larue.

Notre régiment était posté à la porte del’Ouest.

Avec des armes bien astiquées, des rangs bienalignés, et des branches vertes à tous les bonnets, aucun chef nepouvait s’abstenir de souhaiter de voir son armée ainsi accrue.

Lorsque tous furent à leurs places, que lesbourgeois et leurs épouses se furent parés de leurs atours desjours de fête, avec des figures réjouies, des corbeilles pleines defleurs, tout fût prêt pour la réception du royal visiteur.

– Voici mes ordres, dit Saxon en s’avançantvers nous sur son cheval, au moment où nous prenions nos placesprès de nos compagnons. Moi et mes capitaines, nous nous réunironsà l’escorte du Roi, quand il passera, et nous l’accompagneronsainsi jusqu’à la place du Marché. Vos hommes présenteront les armeset resteront en place jusqu’à notre retour.

Nous tirâmes, tous les trois, nos sabres etnous fîmes le salut.

– Si vous voulez bien venir avec moi,messieurs, et prendre position à droite de cette porte-ci, dit-il,je pourrai vous dire quelques mots au sujet de ces gens, quand ilsdéfileront. Trente ans de guerre, sous bien des climats, m’ont biendonné le droit de parler en maître-ouvrier qui instruit sesapprentis.

Nous suivîmes son invitation avecempressement.

On franchit la porte, qui maintenant seréduisait à une large brèche parmi les tas de déblais marquantl’emplacement des anciennes murailles.

– On ne les aperçoit pas encore, fis-jeremarquer, pendant que nous montions sur une hauteur commode. Jesuppose qu’ils doivent arriver par cette route dont les détourssuivent la vallée en face de vous.

– Il y a deux sortes de mauvais généraux, ditSaxon, l’homme qui va trop vite et celui qui va trop lentement. Lesconseillers de Sa Majesté ne seront jamais accusés du premier deces défauts, quelques erreurs qu’ils puissent commettre d’ailleurs.Le vieux Maréchal Grunberg, avec qui j’ai fait trente-six mois decampagne en Bohème, avait pour principe de voler à travers le pays,pêle-mêle, cavalerie, infanterie, artillerie, comme s’il avait lediable à ses trousses. Il aurait pu commettre cinquante fautes,mais l’ennemi n’avait jamais le temps d’en profiter. Je me rappelleun raid que nous fîmes en Silésie. Après deux jours de marche dansles montagnes, son chef d’état-major lui dit que l’artillerie étaithors d’état de suivre.

« – Qu’on la laisse en arrière !répondit-il.

« On abandonna donc les canons, et lelendemain au soir, l’infanterie était fourbue.

« – Ils ne peuvent pas faire un mille deplus, dit le chef.

« – Qu’on les laisse en arrière, ditGrunberg.

« Nous voilà donc partis avec lacavalerie. Pour mon malheur, j’étais dans son régiment de pandours,après une escarmouche ou deux, tant par l’état des routes que parle fait de l’ennemi, nos chevaux étaient crevés inertes.

« – Les chevaux sont fourbus, dit lecapitaine en chef.

« – Qu’on les laisse en arrière !crie-t-il.

« Et je parie qu’il aurait poussé jusqu’àPrague avec son état-major, si on l’avait laissé faire. Après cela,nous lui donnâmes comme surnom « GénéralLaisse-en-arrière. »

– Un brillant commandant, oh ! oui,s’écria Sir Gervas, j’aurais aimé servir sous lui.

– Oui, et il avait une façon de former cesrecrues qui n’aurait guère été du goût de nos bons amis d’ici dansl’Ouest, dit Saxon. Je me rappelle qu’après Salzbourg, quand nouseûmes pris le château ou la forteresse de ce nom, nous fûmesrenforcés d’environ quatre mille hommes d’infanterie qui n’avaientpoint été dressés. Comme ils approchaient de nos lignes, en agitantles mains, en sonnant du clairon, le vieux Maréchal« Laisse-en-arrière » déchargea sur eux tous les canonsqui se trouvaient sur les murs, ce qui tua soixante hommes et jetaparmi le reste une grande panique.

« – Il faut que ces coquins apprennenttôt ou tard à tenir bon sous le feu, dit-il. Ils peuvent biencommencer tout de suite leur éducation.

– C’était un rude maître d’école, fis-jeremarquer. Il aurait pu laisser à l’ennemi partie de cetenseignement.

– Et pourtant le soldat l’aimait, dit Saxon.Il n’était point homme, quand une ville avait été prise d’assaut, àregarder de trop près quand une femme braillait, non plus qu’àécouter tous les bourgeois qui avaient par hasard trouvé leurcoffre plus léger d’une bagatelle. Mais parlons des chefs qui vontlentement. Je n’en ai connu aucun qui pût être comparé au BrigadierBaumgarten, qui était aussi de l’armée impériale. Il levait parexemple ses quartiers d’hiver, pour venir s’établir devant uneplace forte. Il élevait un épaulement ici, là il creusait une sape,si bien que ses soldats finissaient par avoir mal au cœur rien qu’àregarder la place. Il jouait ainsi avec elle comme un chat avec unesouris, jusqu’au moment où elle allait ouvrir ses portes, maisalors il pouvait bien prendre la fantaisie de lever le siège et dese mettre en quartiers d’hiver. J’ai fait deux campagnes sous lui,sans honneur, sans mise à sac, sans pillage, sans profit, exceptéune misérable solde de trois florins par jour, payée en piècesrognées, avec six mois de retard… Mais voyez-vous les gens sur ceclocher ! Ils agitent leurs mouchoirs comme s’ils apercevaientquelque chose.

– Je ne puis rien voir, répondis-je, enabritant mes yeux et promenant mon regard sur la vallée seméed’arbres qui montait en pente douce jusqu’aux collines couvertes depâturages de Blackdown.

– Les gens, qui sont sur les forts, agitentdes mouchoirs et désignent du geste quelque chose. Il me semble quej’entrevois l’éclair de l’acier parmi les bois tout là-bas.

– C’est ici, dit Saxon, étendant sa main arméed’un gantelet sur la rive ouest de la Tone, tout près du pont debois. Suivez mon doigt, Clarke, et voyez si vous pouvez lediscerner.

– Oui, c’est vrai, m’écriai-je, je vois unreflet brillant qui va et vient. Et ici, à gauche, à l’endroit oùla route passe en courbe par dessus la hauteur, apercevez-vouscette masse compacte d’hommes ! Ha ! la tête de lacolonne commence à sortir d’entre les arbres.

Il n’y avait pas un nuage au ciel, mais lagrande chaleur produisait une buée qui s’étendait sur lavallée.

Elle devenait très épaisse le long du courssinueux de la rivière, et flottait en petits flocons en lambeaux,au-dessus de la région boisée qui avoisine ses bords.

À travers cette mince couche de vapeurpénétrait de temps en temps un éclair de vive lumière, quand lesrayons du soleil tombaient sur une cuirasse ou sur un casque.

Par intervalles, la douce brise de l’étéapportait à nos oreilles de soudains éclats d’une musiquemilitaire, où se mêlaient le son aigu des trompettes et le sourdgrondement des tambours.

Puis, nos regards perçurent l’avant-garde del’armée, qui commençait à se dérouler, sortant de l’ombre desarbres et apparaissant en noir sur la route blanche etpoussiéreuse.

La longue ligne continua à s’étendre, setordant sur elle-même, à mesure qu’elle sortait des bois, pareilleà un serpent noir aux écailles polies.

Enfin, l’armée rebelle tout entière –cavalerie, infanterie, artillerie – fut visible pour nous.

L’éclat des armes, le flottement de nombreuxdrapeaux, les plumes des chefs, les colonnes épaisses des hommes enmarche, tout cela formait un tableau qui remuait jusqu’au fond ducœur les citoyens de Taunton.

Ceux-ci, du haut des toits, des éminencescroulantes que formaient les murs démantelés, pouvaient contemplerles champions de leur foi.

Si la seule vue d’un régiment qui passe estcapable d’exciter un frisson dans votre poitrine, vous vousimaginerez sans peine ce qui se passe, quand les soldats que vousregardez ont pris les armes pour tout de bon afin de défendre vosintérêts les plus chers, les plus aimés, et viennent de sortirvictorieux d’une lutte sanglante.

Si la main de tous les autres hommes étaitlevée contre nous, du moins ceux-là étaient de notre côté, et noscœurs allaient à eux comme à des amis et à des frères.

De tous les liens qui unissent les hommes ence monde, il n’en est pas de plus fort qu’un commun danger.

Pour mes yeux inexpérimentés, tout celaapparaissait comme très guerrier, très imposant, et en contemplantce long défilé, je me disais que notre cause était en quelque sortegagnée.

Mais à ma grande surprise, Saxon postait,jetait à demi-voix des peuh ! dédaigneux.

À la fin, ne pouvant plus maîtriser sonimpatience, il éclata en paroles brûlantes de mécontentement.

– Regardez-moi seulement cette avant-gardependant qu’elle descend la pente, s’écria-t-il. Où est le grouped’éclaireurs, de vorreiter, comme disent lesAllemands ? Et où est l’espace qu’il faudrait laisser entrel’avant-garde et le corps principal ? Par l’épée deScanderbeg, ils me rappellent plutôt un troupeau de pèlerins, commej’en ai vus, lorsqu’ils s’approchent du sanctuaire de Saint Sébald,à Nuremberg, avec leurs bannières et leurs flots de rubans. Et aucentre, parmi cette troupe de cavaliers, se trouve sans doute notrenouveau monarque. Quel malheur pour lui de n’avoir point à sescôtés un homme capable de ranger cet essaim de paysans en quelquechose qui ressemble à un ordre de campagne ! Maintenantregardez-moi ces quatre pièces de canon qui traînent comme desmoutons boiteux derrière le troupeau ! Carajo, jevoudrais être un jeune officier du Roi avec un escadron decavalerie légère sur cette crête que voilà ! Par ma foi, jefondrais sur ce croisement de routes, comme un émouchet sur unebande de petits pluviers. Alors et je taille, et je coupe. À basces canonniers qui rampent, un feu de carabines pour nous couvrir,un mouvement enveloppant de la cavalerie, et les canons desrebelles partent dans un nuage de poussière. Qu’on dites-vous, SirGervas ?

– Un fameux sport, colonel, dit le baronet,dont une légère rougeur anima les joues pâles. Je parie que vousfaisiez trotter vos pandours !

– Oui, les coquins avaient le choix :travailler ou être pendus. Mais il me semble que nos amis sont loind’être aussi nombreux qu’on le rapportait. J’estime que lacavalerie se monte à un millier, et que l’infanterie compte environcinq mille deux cents hommes. J’ai été regardé comme un bonappréciateur en fait de nombre en pareilles occasions. Avec lesquinze cents qu’il y a dans la ville, cela nous ferait près de huitmille hommes, et ce n’est pas là une armée bien considérable pourenvahir un royaume et disputer une couronne.

– Si l’Ouest peut fournir huit mille hommes,combien peuvent donner tous les comtés d’Angleterre, demandai-je.N’est-ce pas la façon la plus équitable d’envisager lasituation ?

– La popularité de Monmouth est concentréesurtout dans l’Ouest, répondit Saxon. C’est ce souvenir qui l’adécidé à lever son étendard dans ces comtés.

– Dites plutôt ses étendards, fit Ruben.Tenez, on dirait qu’ils ont mis leur linge à sécher tout le long dela ligne.

– C’est vrai, ils ont plus d’enseignes que jen’en vis jamais dans une armée aussi faible, répondit Saxon, en sedressant sur ses étriers. Il y en a un ou deux qui sont bleus. Tousles autres, autant que je pus en juger, avec le soleil qui leséclaire, sont blancs, avec un mot ou une devise.

Pendant cette conversation, le corps decavalerie qui formait l’avant-garde de l’armée protestante étaitparvenu à moins d’un quart de mille de la ville, lorsqu’unesonnerie bruyante et claire de trompettes le fit s’arrêter.

Ce signal fut répété dans chacun des régimentsou escadrons en sorte que le son passa rapidement sur toute lalongue rangée, jusqu’à ce qu’il finit par se perdre dansl’éloignement.

À la vue de ce câble humain qui couvrait toutela route, et qui était à peine agité d’un mouvement de vibration,d’ondulation dans sa ligne oscillante, l’analogie avec un serpentgigantesque me revint encore une fois à l’esprit.

– Je trouverais que cela ressemble à un grandboa, qui irait entourer la ville de ses replis.

– Un serpent à sonnettes plutôt, dit Ruben, enmontrant les canons à l’arrière-garde. C’est dans sa queue qu’ilgarde de quoi faire du bruit.

– Voici sa tête qui approche, si je ne metrompe, dit Saxon. Il vaudrait mieux, je crois, nous placer sur lecôté de la porte.

Comme il parlait, un groupe de cavaliers auxcostumes voyants se détacha du corps principal et se dirigea toutdroit vers la ville.

À leur tête se trouvait un jeune homme dehaute taille, de tournure svelte et élégante, qui montait avec lagrâce d’un écuyer accompli.

Il se faisait remarquer parmi ceux quil’entouraient par la fierté de son attitude et la richesse de sonharnachement.

Lorsqu’il se fut approché au galop de laporte, une clameur de bienvenue, partit de la multitude, clameurqui se transmit et se prolongea dans la foule plus éloignée.

Celle-ci, ne pouvant voir ce qui se passait enavant, conclut de ces acclamations que le Roi approchait.

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