Micah Clarke – Tome II – Le Capitaine Micah Clarke

II – Le rassemblement sur la place duMarché.

La belle ville où nous nous trouvions alors,était le véritable centre de la rébellion, bien que Monmouth n’yfût pas encore arrivé. C’était une localité florissante, faisant ungrand commerce de laine et de draps à côtes, qui donnait du travailà près de sept mille habitants.

Ainsi elle occupait un rang élevé parmi lescités anglaises, et n’avait au-dessus d’elle que Bristol, Norwich,Bath, Exeter, York, Worcester, entre les villes de province.

Taunton avait été longtemps fameux nonseulement par ses ressources et par l’initiative de ses habitants,mais encore par la beauté et la bonne culture du pays quis’étendait autour d’elle et produisait une vaillante race defermiers.

Depuis un temps immémorial, la ville avait étéun centre de ralliement pour le parti de la liberté, et pendantbien des années elle avait penché pour la République en politiqueet pour le puritanisme en matière de religion.

Aucune localité du Royaume n’avait combattuavec plus de bravoure pour le Parlement, et bien qu’elle eût étédeux fois assiégée par Goring, les bourgeois, sous les ordres ducourageux Robert Blake, avait lutté si désespérément que chaquefois les Royalistes avaient été obligés de se retirerdéconfits.

Pendant le second siège, la garnison avait étéréduite à se nourrir de la chair des chiens et des chevaux, maispas un mot relatif à une reddition n’était sorti de sa bouche, nonplus que de celle de l’héroïque commandant.

C’était ce même Blake sous lequel le vieuxmarin Salomon Sprent avait combattu contre les Hollandais.

Après la Restauration, le Conseil Privé, pourfaire voir qu’il se souvenait du rôle joué par la glorieuse villedu comté de Somerset, avait ordonné, par une mesure toute spéciale,la démolition des remparts qui entouraient la cité vierge.

Aussi, au temps dont je parle, il ne restaitde l’enceinte de murs épais, si bravement défendue par la dernièregénération de citadins, que quelques misérables amas de débris.

Toutefois il restait encore bien des souvenirsde ces temps orageux.

Les maisons du pourtour portaient encore lescicatrices et les lézardes produites par les bombes et les grenadesdes cavaliers.

D’ailleurs, la ville entière avait unefarouche et martiale apparence.

On eût dit un vétéran parmi les cités quiavaient combattu au temps jadis.

Elle ne redoutait point de voir encore unefois l’éclair des canons et d’entendre le sifflement aigu desprojectiles.

Le Conseil de Charles pouvait détruire lesremparts que ses soldats avaient été incapables de prendre, maisnul édit royal n’avait le pouvoir d’en finir avec le caractèrerésolu et les opinions avancées des bourgeois.

Bon nombre d’entre eux, nés et grandis dans lefracas de la guerre civile, avaient subi dès leur enfance l’actionincendiaire des récits de la guerre de jadis, et des souvenirs dugrand assaut où les mangeurs d’enfants de Lumley furent précipitésen bas de la brèche par les bras vigoureux de leurs pères.

Ainsi furent entretenues dans Taunton desdispositions plus énergiques, un caractère plus guerrier qu’entoute autre ville provinciale d’Angleterre.

Cette flamme fut attisée par l’actioninfatigable d’une troupe d’élite de prédicants non conformistes,parmi lesquels le plus en vue était Joseph Alleine.

On n’eût pu mieux choisir comme foyer d’unerévolte, car aucune cité n’attachait plus de prix aux libertés et àla croyance qui étaient menacées.

Une forte troupe de bourgeois était déjàpartie pour rejoindre l’armée rebelle, mais beaucoup étaient restésà la ville pour la défendre.

Ceux-ci furent renforcés par des bandes depaysans, comme celle à laquelle nous nous étions nous-mêmesattachés.

Elles étaient accourues en masse des environs,et maintenant elles partageaient leur temps entre les discours deleurs prédicateurs favoris, et l’exercice qui consistait às’aligner et à manier leurs armes.

Dans les cours, les rues, les places dumarché, on apprenait la marche, la manœuvre, le soir, le matin, àmidi.

Lorsque nous sortîmes à cheval après ledéjeuner, toute la ville retentissait des cris de commandement etdu fracas des armes.

Nos amis d’hier se rendaient sur la place dumarché au moment où nous y arrivâmes, et ils nous eurent à peinevus qu’ils ôtèrent leurs chapeaux et nous accueillirent par desacclamations nourries, et ils ne consentirent à se taire que quandnous les eûmes rejoints au petit trot pour prendre notre place àleur tête.

– Ils ont juré qu’aucun autre ne serait leurchef, dit le ministre, debout près de l’étrier de Saxon.

– Je ne pouvais pas souhaiter de plus solidesgaillards à conduire, dit-il.

– Qu’ils se déploient en double ligne, enavant de l’hôtel de ville ! Comme cela ! c’estcela !

– Rangez-vous bien, la ligne d’arrière !dit-il en se plaçant à cheval vis-à-vis d’eux. Maintenantmettez-vous pour prendre position, le flanc gauche immobile, pourservir de pivot à l’autre ! C’est cela : voilà une ligne aussirigide, aussi droite qu’une épée sortant des mains d’AndreaFerrare… Je t’en prie, l’ami, ne tiens pas ta pique comme sic’était une houe, quoique j’espère que tu feras de bonne besogneavec elle pour émonder la vigne du Seigneur… Et vous, monsieur, ilfaut porter votre mousqueton sur l’épaule au lieu de le tenir sousle bras comme un dandy tient sa canne. Jamais malheureux soldat sevit-il obligé de mettre en ordre une équipe aussi panachée !Mon bon ami le Flamand lui-même ne servirait pas à grand-chose,ici, non plus que Petrinus qui, dans son traité De remilitari, ne donne nulles indications sur la façon de fairefaire l’exercice à un homme dont l’arme est une faucille ou unefaux.

– Épaulez faux ! Portez faux !Présentez faux ! dit tout bas Ruben à l’oreille de SirGervas.

Et tous deux éclatèrent de rire sans sepréoccuper des froncements de sourcils de Saxon voûté.

– Partageons-les, dit-il, en trois compagniesde quatre-vingts hommes.

– Non, un instant… Combien avez-vous d’hommesarmés de mousquets ? Cinquante-cinq. Qu’ils sortent desrangs ! Ils formeront la première ligne ou compagnie. SirGervas Jérôme, vous avez sans doute commandé la milice de votrecomté, et vous savez quelque chose sur l’exercice à feu. Si je suisle chef de cette troupe, je vous nomme capitaine de cettecompagnie. Elle formera la première dans la bataille, et c’est uneposition qui ne vous déplaira pas, je le sais.

– Pardieu, il faudra qu’ils se poudrent latête, dit Sir Gervas d’un ton décidé.

– Vous aurez à pourvoir à tout leurarrangement, répondit Saxon. Que la première compagnie s’avance desix pas sur le pont ! C’est cela !… Maintenant que leshommes armés de piques se présentent ! Quatre-vingtsept ! une compagnie bonne pour le service. Lockarby,chargez-vous de ces hommes, et n’oubliez pas ceci : les guerresd’Allemagne l’ont démontré. La meilleure cavalerie est aussiimpuissante contre des piquiers bien fermes que les vagues contreun rocher. Vous serez le capitaine de la seconde compagnie. Allezvous placer à sa tête.

– Par ma foi, s’ils ne savent pas mieux sebattre que leur capitaine ne sait se tenir à cheval, dit àdemi-voix Ruben, ce sera une fâcheuse affaire. J’espère qu’ilsseront plus solides sur le champ de bataille que je ne le suis enselle.

– Quant à la troisième compagnie des hommesarmés de faux, je la confie à vos soins, capitaine Micah Clarke,reprit Saxon. Le bon Maître Josué Pettigrue sera notre aumôniermilitaire. Sa voix et sa présence ne seront-elles pas pour nouscomme la manne dans le désert, comme des sources d’eau dans leslieux arides. Quant aux sous-officiers, je vois que vous les avezdéjà choisis. Vos capitaines auront le droit d’ajouter à ce nombre,ceux qui frappent avec sang-froid et ne font pas de quartier.Maintenant j’ai encore une chose à vous dire. Je parle de façon àce que tout le monde m’entende, et que dans la suite personne ne seplaigne de ce qu’on ne lui a pas fait connaître clairement lesrègles de son service. Ainsi donc, je vous avertis que quand leclairon sonnera l’appel du soir, qu’on aura déposé le casque et lapique, je suis comme vous, et vous comme moi, les uns et lesautres, des ouvriers dans le même champ, et nous buvons aux mêmessources de vie. Ainsi donc je prierai avec vous, je prêcherai avecvous, je vous donnerai des éclaircissements, je ferai tout ce quipeut convenir à un frère de pèlerinage sur la route fatigante. Maisécoutez bien, amis, quand nous sommes sous les armes, et qu’il y ade bonne besogne à faire, en marche, ou sur le champ de bataille,ou à la revue, que votre tenue soit régulière, militaire,scrupuleuse. Soyez vifs à entendre, alertes à obéir, car je ne veuxpas de flemmards, ni de traînards, et s’il s’en trouvait, je leurferais sentir le poids de ma main. Oui, j’irai même jusqu’à lessupprimer. Je vous le déclare, il n’y aura point de pitié pour desgens de cette sorte.

Sur ces mots il s’arrêta, promena ses regardssur sa troupe d’un air sévère, ses paupières très baissées sur sesyeux brillants et mobiles.

– Si donc, reprit-il, un homme se trouvaitparmi vous qui redoute de se soumettre à une discipline rigoureuse,qu’il sorte des rangs, et qu’il se mette en quête d’un chef plusindulgent car je vous le dis, tant que je commanderai ce corps, lerégiment d’infanterie de Wiltshire, qui a pour chef Saxon, seradigne de faire ses preuves en cette cause sainte et si propre àélever les âmes.

Le colonel se tut et resta immobile sur sajument.

Les paysans, formés en longue ligne levèrentles yeux, les uns d’un air balourd, les autres d’un aird’admiration, certains avec une expression de crainte devant sestraits sévères, osseux, et son regard plein de menaces.

Mais personne ne bougea.

Il reprit :

– L’honorable Maître Timewell, Maire de cettebelle ville de Taunton, laquelle a été une tour de force pour lesfidèles pendant ces longues années pleines d’épreuves pourl’esprit, se dispose à nous passer en revue, quand les autres corpsse seront réunis. Ainsi donc, capitaines, à vos commandements… Là,les mousquetaires ! Formez les rangs, avec trois pasd’intervalle entre chaque ligne. Faucheurs, prenez place sur lagauche ; que les sous-officiers se postent sur les flancs eten arrière. Comme cela ! Voilà qui est bien manœuvré pour unpremier essai, quoiqu’un bon adjudant avec sa trique, à la façonimpériale, puisse trouver encore ici pas mal de besogne.

Pendant que nous étions occupés ainsi à nousorganiser d’une manière rapide et sérieuse un régiment, d’autrescorps de paysans, plus ou moins disciplinés, s’étaient rendus surla Place du Marché et y avaient pris position.

Ceux de notre droite étaient venus de Frome etde Radstock, dans le nord du comté de Somerset.

C’était une simple cohue dont les armesconsistaient en fléaux, maillets, et autres outils de ce genre, etsans autres signes de ralliement que des branches vertes fixéesdans les rubans de leurs chapeaux.

Le corps, qui se trouvait à notre gauche,portait un drapeau indiquant qu’il se composait d’hommes du comtéde Dorset.

Ils étaient moins nombreux, mais mieuxéquipés, car leur premier rang tout entier était comme le nôtre,armé de mousquets.

Pendant ce temps, les bons bourgeois deTaunton, leurs femmes et leurs filles, s’étaient groupés sur lesbalcons et aux fenêtres qui avaient vue sur la place du Marché, etd’où ils pouvaient assister au défilé.

Ces graves bourgeois, aux barbes taillées encarré, aux vêtements de drap, avec leurs imposantes moitiés envelours et taffetas à triple poil, regardaient du haut de leursobservatoires, tandis que çà et là s’entrevoyait sous la coiffepuritaine une jolie figure timide et très propre à confirmer larenommée de Taunton, ville aussi célèbre par la beauté de sesfemmes que pour les prouesses de ses hommes.

Les côtés de la place étaient occupés par lamasse compacte des gens du peuple, vieux tisseurs de laine à labarbe blanche, matrones aux faces revêches, villageoises avec leurschâles posés sur la tête, essaims d’enfants, qui de leurs voixaiguës acclamaient le Roi Monmouth et la successionprotestante.

– Sur ma foi, dit Sir Gervas, en faisantreculer son cheval jusqu’à ce qu’il se trouvât sur la même ligneque moi, nos amis aux bottes carrées ne devraient pas être sipressés d’aller au ciel, alors qu’ils ont parmi eux, sur terre, desanges en si grand nombre. Par le Corps Dieu ! ne sont-ellespas belles ! Et à elles toutes, elles n’ont pas une mouche,pas un diamant, et pourtant que ne donneraient pas vos bellesfanées du Mail ou de la Piazza pour avoir leur innocence et leurfraîcheur ?

– Je vous en prie, au nom du ciel, ne leurenvoyez pas de ces sourires et de ces saluts, dis-je. Cespolitesses sont de mise à Londres, mais elles seraient entendues detravers parmi ces simples villageoises au Somerset et leursparents, gens à la tête chaude, et qui frappent dur.

J’avais à peine dit ces mots que la porte àdeux vantaux de l’Hôtel de Ville s’ouvrit, et que le cortège despères de la cité apparut sur la place du marché.

Deux trompettes en justaucorpsini-parti les précédaient, en sonnant une fanfare surleurs instruments.

Derrière eux venaient les aldermen et lesconseillers, graves et vénérables vieillards, drapés dans des robesde soie noire à traîne, aux collets et aux bords formés decoûteuses fourrures.

Après eux s’avançait un petit homme rougeaud,bedonnant, qui tenait à la main la verge, insigne de sonoffice.

C’était le secrétaire de la ville.

Le défilé des dignitaires se terminait par lahaute et imposante personne de Stephen Timewell, Maire deTaunton.

Il y avait dans l’extérieur de ce magistratbien des choses faites pour attirer l’attention, car tous lestraits qui caractérisaient le parti puritain, auquel ilappartenait, se personnifiaient et s’exagéraient en lui.

Il était d’une taille très haute, extrêmementmaigre, avec un air fatigué, des paupières lourdes, quitrahissaient les jeûnes et les veilles.

Les épaules courbées, la tête penchée sur lapoitrine marquaient les effets de l’âge, mais ses yeux brillants,d’un gris d’acier, l’animation qui se remarquait dans les traits desa figure pleine de vivacité, prouvaient à quelle hauteurl’enthousiasme religieux pouvait s’élever au-dessus de la faiblessecorporelle.

Une barbe pointue, en désordre, tombait àmi-chemin de sa ceinture.

Ses longs cheveux, blancs comme la neige,s’échappaient en voltigeant de dessous une calotte de velours.

Cette calotte était fortement tendue sur lecrâne de façon à faire saillir les oreilles dans une positionforcée, de chaque côté, coutume qui a valu à son parti l’épithètede « dresse-l’oreille » qui lui fut si souvent appliquéepar ses adversaires.

Son costume était d’une simplicité étudiée, decouleur sombre.

Il se composait de son manteau noir, deculottes en velours foncé, de bas de soie, avec des nœuds develours aux souliers à la place des boucles alors en usage.

Une grosse chaîne d’or, qu’il portait au cou,était la marque de son office.

En avant de lui marchait à pas comptés le grossecrétaire de la ville, au gilet rouge, une main sur la hanche,l’autre étendue pour brandir la verge qui lui servaitd’insigne.

Il jetait des regards solennels à droite et àgauche, s’inclinait de temps en temps comme s’il s’attribuait lesapplaudissements.

Ce petit homme avait attaché à sa ceinture unénorme sabre qui résonnait sur ses pas avec un bruit de ferraillesur le pavé formé de galets, et qui de temps en temps se mettaitentre ses jambes.

Alors l’homme l’enjambait d’un air brave etreprenait sa marche sans rien perdre de sa dignité.

Trouvant à la fin ces interruptions tropfréquentes, il abaissa la poignée de son sabre de manière à enélever la pointe, et il continua à marcher avec l’air d’un coqbantam dont la queue aurait été réduite à une seule plume.

Lorsque le Maire eut passé en avant et enarrière des différents corps et les eut inspectés avec une minutieet une attention bien propres à prouver que l’âge n’avait pointémoussé ses qualités militaires, il fit demi-tour dans l’intentionévidente de nous parler.

Aussitôt son secrétaire s’élança devant lui,agitant les bras, et criant à tue-tête :

– Silence, bonnes gens ! Silence pour letrès honorable Maire de Taunton ! Silence pour le digne MaîtreStephen Timewell.

Et au milieu de ses gestes et de ses cris, ils’empêtra encore une fois dans son arme démesurée, et alla s’étalerà quatre pattes dans le ruisseau.

– Silence, vous même, Maître Tetheridge, ditd’un ton sévère le magistrat suprême, si l’on vous rognait votreépée et votre langue, ce serait aussi avantageux pour vous que pournous. Ne saurais-je dire quelques mots opportuns à ces braves genssans que vous veniez m’interrompre par vos aboiementsdiscordants ?

L’encombrant personnage se ramassa ets’esquiva derrière le groupe des conseillers, pendant que le Mairegravissait avec lenteur les degrés de la croix du marché.

De là, il nous parla d’une voix haute,perçante, qui prenait plus d’ampleur à chaque mot, si bien qu’elles’entendait jusque dans les coins les plus éloignés de laplace.

– Amis dans la foi, dit-il, je rends grâce auSeigneur d’avoir été épargné dans ma vieillesse pour être présent àcette pieuse réunion. Car nous, gens de Taunton, nous avonstoujours entretenu vivante parmi nous la flamme du Covenant,parfois peut-être obscurcie par les courtisans des circonstances,mais restée toujours allumée dans les cœurs de notre peuple.Toutefois il régnait autour de nous des ténèbres pires que cellesde l’Égypte, alors que Papisme et Prélatisme, Arminianisme etÉrastianisme faisaient rage et se donnaient libre cours sansrencontrer d’obstacle ni de répression. Mais que vois-jemaintenant ? Vois-je les fidèles se retirer tremblants enleurs cachettes, et dressant l’oreille pour percevoir le bruit desfers des chevaux de leurs oppresseurs ? Vois-je une générationdocile aux maîtres du jour, avec le mensonge aux lèvres, et lavérité ensevelie au fond de son cœur ? Non, je vois devant moides hommes pieux, qui viennent non seulement de cette belle cité,mais encore de tout le pays à la ronde, et des comtés de Dorset, etde Wilts, certains même, à ce qu’on me dit, du Hampshire, tousdisposés, empressés à besogner vigoureusement pour la cause duSeigneur. Et quand je vois ces hommes fidèles, et quand je penseque chacune des grosses pièces de monnaie qu’ils ont dans leurscaisses est prête à les soutenir, et quand je sais que ceux qui,dans le pays, ont survécu aux persécutions, rivalisent de prièrespour nous, j’entends une voix intérieure qui me dit que nousabattrons les idoles de Dagon et que nous bâtirons dans cetteAngleterre, notre pays, un temple de la vraie religion tel que niPapisme, ni Prélatisme, ni idolâtrie, ni aucune autre invention duMauvais ne prévaudra jamais contre lui.

Un sourd murmure d’approbation que rien nepouvait contenir, monta des rangs compacts de l’infanterieinsurgée, en même temps que les armes ou mousquetons retombaientsur le pavé avec un bruit sonore.

Saxon tourna à demi sa figure farouche, enlevant la main d’un signe d’impatience.

Le grondement rauque s’éteignit parmi noshommes, pendant que nos compagnons de droite et de gauche, moinsdisciplinés, continuaient à agiter leurs branches vertes et à fairesonner leurs armes.

Les gens de Taunton restaient immobiles,résolus, silencieux, mais leurs traits contractés, leurs sourcilsfroncés prouvaient que l’éloquence de leur concitoyen avait remuéjusqu’en ses profondeurs l’esprit fanatique qui lesdistinguait.

– J’ai en main, reprit le Maire, en tirant desa poitrine un papier roulé, la proclamation dont notre royal chefs’est fait précéder. En sa grande bonté, en son abnégation, il a,dans le premier appel daté de Lyme, fait savoir qu’il laisserait lechoix d’un monarque aux Communes d’Angleterre, mais ayant apprisque ses ennemis faisaient de cette déclaration l’usage le plusscandaleux, le plus vil, et assuraient qu’il avait trop peu deconfiance en sa propre cause pour surprendre publiquement le titrequi lui était dû, il a décidé de mettre fin à ces mauvaispropos.

« Sachez donc que par la présente il estproclamé que James, Duc de Monmouth, est désormais le Roi légitimed’Angleterre, que Jacques Stuart, le papiste et le fratricide, estun scélérat usurpateur, qu’il est promis cinq mille guinées àquiconque le livrera mort ou vif, et que l’assemblée siégeantactuellement à Westminster et se donnant le nom de Communesd’Angleterre est une assemblée illégale, que ses actes sont nuls etnon avenus devant la loi. Dieu bénisse le Roi Monmouth et laReligion protestante ! »

Les trompettes sonnèrent une fanfare, et lepeuple applaudit, mais le Maire, levant ses mains maigres etblanches pour réclamer le silence, reprit :

– Il est arrivé ce matin un message du Roi. Ilenvoie son salut à ses fidèles sujets protestants, et ayant faithalte à Axminster, pour se reposer après sa victoire, il se mettrabientôt en marche, et sera parmi vous dans deux jours au plustard.

« Vous serez peinés d’apprendre que lebon Alderman Rider a péri, frappé au plus fort de la mêlée. Il estmort en homme et en chrétien, léguant toute sa fortune en ce monde,ainsi que sa fabrique de draps et ses biens immeubles, pour lacontinuation de la guerre.

« Parmi les autres morts, il n’y en a pasplus de dix qui soient de Taunton. Deux vaillants jeunes pères ontété moissonnés, Ohosés et Ephraïm Hollis, dont la pauvre mère…

– Ne vous désolez pas à mon sujet, bon MaîtreTimewell, cria une voix de femme dans la foule. J’ai trois autresfils, aussi solides, que j’offre tous pour la même querelle.

– Vous êtes une digne femme, MistressHollis, répondit le Maire, et vos enfants ne seront point perduspour vous. Le nom suivant sur ma liste est celui de Jessé Tréfail,puis viennent Joseph Millar et Aminadab Holt…

Un mousquetaire, homme d’un certain âge, setrouvant dans là première ligne de l’infanterie Taunton, enfonçason chapeau sur ses yeux, et cria d’une voix forte etferme :

– Le Seigneur me l’a donné, le Seigneur me l’aôté. Béni soit le nom du Seigneur !

– C’est votre fils unique, Maître Holt, dit leMaire, mais le Seigneur a aussi sacrifié son Fils unique pour quevous et moi nous puissions boire aux eaux de la vie éternelle… Puisviennent Route-de-lumière-Régan, James Fletcher, Salut-Smith etRobert Jolinstone.

Le vieux Puritain roula ses papiers d’un airgrave, et après être resté quelques instants les mains croisées sursa poitrine, en une silencieuse prière, il descendit de la croix dumarché, et s’éloigna suivi des aldermen et des conseillers.

La foule commença de même à se disperser,d’une façon posée et sans désordre.

Les figures étaient solennelles, sérieuses,les yeux baissés.

Toutefois un grand nombre de paysans, pluscurieux ou moins dévots que les citadins, se groupèrent autour denotre régiment, pour voir ceux qui avaient battu les dragons.

– Vois-tu l’homme qui a une tête degerfaut ? s’écria l’un, en désignant Saxon. C’est lui qui aabattu hier ce Philistin d’officier, et qui a mené les fidèles à lavictoire.

– Remarquez-vous cet autre, s’écria unevieille dame, celui qui a la figure blanche, et qui est habillécomme un prince ? C’est un noble, qui est venu de Londres pourrendre témoignage en faveur de la foi protestante. C’est un bienpieux gentleman, oh, oui, et s’il était resté dans la citécoupable, on lui aurait coupé la tête, comme on a fait au bon LordRussell, ou on l’aurait enchaîné avec le digne monsieur Baxter.

– Par la Vierge Marie, compère, criait unautre, l’homme de grande taille au cheval gris, voilà mon soldat àmoi. Il a les joues aussi lisses qu’une demoiselle, et des membrescomme Goliath de Gath. Je vous parie qu’il serait capabled’emporter ce vieux compère de Jones en travers de sa selle aussiaisément que Towser enlève une donzelle. Mais voici ce bon monsieurTetheridge, le secrétaire : il est bien occupé, et c’est un hommequi n’épargne ni le temps ni la peine pour la Grande Cause.

– Place, bonnes gens, place ! criait lepetit secrétaire affairé, l’air autoritaire. N’entravez pas leshauts employés de la corporation dans l’accomplissement de leursfonctions. Vous ne devez pas non plus encombrer les abords descombattants, vu que par là vous les empêchez de se déployer et des’étendre en ligne, ainsi que le demandent actuellement plusieurschefs importants. Je vous prie, quel est donc celui qui commandecette cohorte, ou plutôt cette légion, vu que vous avez le concoursde cavalerie auxiliaire ?

– C’est un régiment, monsieur, dit Saxon d’unair bourru, le régiment du colonel Saxon, infanterie du Comté deWilts, que j’ai l’honneur de commander.

– Je demande pardon à monsieur le colonel,s’écria le secrétaire, d’un air inquiet, en s’écartant du soldat àfigure bronzée. J’ai entendu parler de monsieur le colonel et deses exploits dans les guerres d’Allemagne. Moi-même, j’ai porté lapique dans ma jeunesse, et j’ai brisé une ou deux têtes, oui, etmême aussi un ou deux cœurs, au temps où je portais justaucorps etbandoulière.

– Faites connaître votre message, ditbrièvement le colonel.

– C’est de la part de son Excellence monsieurle Maire. Il s’adresse à vous-même, et à vos capitaines, qui sansdoute sont ces cavaliers de haute stature que je vois à mes côtés.Beaux gaillards, sur ma foi, mais vous et moi, colonel, nous savonsbien qu’un petit tour d’escrime peut mettre le plus petit d’entrenous au même niveau que le plus fendant. Oui, je vous le garantis,vous et moi qui sommes des soldats, nous pourrions, étant mis dos àdos, tenir tête à ces trois galants.

– Parlez, mon garçon, gronda Saxon, enétendant un long bras musculeux et saisissant par le revers de sonhabit le bavard secrétaire, et le secouant de façon à faire sonnerencore une fois son grand sabre.

– Quoi ! Colonel ! Comment ?s’écria Mr Tetheridge, dont l’habit parut prendre une teinte plusfoncée par le contraste avec la pâleur soudaine de ses joues.Porteriez-vous une main irritée sur le représentant du Maire ?Moi aussi, je porte l’épée au côté, comme vous pouvez le voir. Enoutre, je suis assez vif, assez prompt à me fâcher, et je vousavertis en conséquence de ne rien faire que je puisse par hasardregarder comme une offense personnelle. Quant à mon message,c’était pour vous dire que son Excellence Mr le Maire désiraitavoir un entretien avec vous et vos capitaines à l’Hôtel deVille.

– Nous allons nous y rendre, dit Saxon.

Puis, s’adressant au régiment, il se mit àexpliquer quelques-uns des mouvements et exercices les plussimples, en instruisant ses officiers tout comme ses hommes, car siSir Gervas connaissait un peu l’exercice, Lockarby et moi, nousn’avions guère que de la bonne volonté à offrir dansl’occasion.

Lorsque l’ordre de rompre fut enfin donné, noscompagnies retournèrent à leur casernement dans le magasin àlaines, pendant que nous remettions nos chevaux aux valets d’écuriedu Blanc-Cerf et que nous nous mettions en route pourprésenter nos respects au Maire.

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