Micah Clarke – Tome II – Le Capitaine Micah Clarke

IX – De la bienvenue qui m’accueille àBadminton.

Lorsque j’ouvris les yeux, j’eus quelque peineà me rappeler où j’étais, mais le souvenir m’en fut brusquementramené par le choc violent de ma tête contre le plafond bas quandje voulus me mettre sur mon séant.

De l’autre côté de la cabine, Silas Bolithoétait couché de tout son long, la tête enveloppée d’un bonnet delaine rouge.

Il dormait profondément, en ronflant.

Au milieu de la cabine se balançait une tablesuspendue, très usée, et marquée d’innombrables taches pard’innombrables verres et cruches.

Un banc de bois vissé au plancher complétaitl’ameublement.

Il faut toutefois y ajouter un râtelier garnide mousquets, sur l’un des côtés.

Au-dessus et au-dessous des compartiments quinous servaient de couchettes, étaient des rangées de coffrescontenant, sans aucun doute, ce qu’il y avait de plus précieux enfait de dentelles et de soieries.

Le vaisseau s’élevait et s’abaissait avec unmouvement doux, mais d’après le flottement des voiles, je jugeaiqu’il y avait peu de vent.

Je me glissai sans bruit hors de ma couchette,de façon à ne pas réveiller le lieutenant, et me rendis sur lepont.

Nous étions non seulement en plein calme, maisemprisonnés dans une épaisse masse de brouillards qui nouscernaient de tous côtés, et nous dérobaient même la vue de l’eauqui nous portait.

On aurait pu nous prendre pour un vaisseauaérien naviguant à la surface d’un vaste nuage blanc.

De temps à autre un léger souffle agitait lavoile de misaine et l’enflait un instant, mais ce n’était que pourla laisser retomber sur le mât immobile, pendante.

Parfois un rayon de soleil perçait à traversl’épaisseur du brouillard et colorait la muraille morne et grised’une bande irisée, mais la brume l’emportait de nouveau et faisaitdisparaître le brillant envahisseur.

Covenant regardait à droite et à gauche,ouvrant de grands yeux interrogateurs.

Les matelots étaient groupés le long desbastingages, fumant leur pipe, et cherchant à percer du regard ledense brouillard.

– Bonjour, capitaine, fit Dicon, en portant lamain à son bonnet de fourrures. Nous avons marché magnifiquement,tant qu’a duré la brise, et le lieutenant, avant de descendre, acalculé que nous ne devions pas être bien loin de Bristol.

– En ce cas, mon brave garçon, répondis-je,vous pouvez me débarquer, car je n’ai pas beaucoup de trajet àfaire.

– Oui, mais il faut nous attendre que lebrouillard se soit dissipé, dit le long John. Voyez-vous, il n’y apar ici qu’un endroit où nous puissions débarquer notre cargaisonsans qu’on s’en mêle. Quand il fera clair, nous nous dirigerons dece côté-là, mais jusqu’au moment où nous pourrons relever notreposition nous aurons bien des soucis avec les bancs de sable ducôté pour le vent.

– Ayez l’œil par là, Tom Baldock, cria Dicon àun homme porté à l’avant. Nous sommes sur le passage de tous lesnavires de Bristol, et bien qu’il y ait très peu de vent, un navireà haute mâture pourrait profiter d’une brise que nousmanquerions.

– Chut ! dit tout à coup le grand John,levant la main en signe d’avertissement, chut !

– Appelez le lieutenant, dit à demi-voix lematelot. Il y a un navire près de nous. J’ai entendu le grincementd’un cordage sur son pont.

Silas Bolitho fut sur pied en un instant, etnous restâmes tous immobiles, l’oreille tendue, cherchant à voir àtravers le brouillard épais.

Nous étions presque convaincus que c’était unefausse alerte, et le lieutenant s’en allait d’assez mauvaisehumeur, quand une cloche au son fort et clair tinta sept fois fortprès de nous, et ce son fut suivi d’un coup de sifflet aigu, puisd’un bruit confus de cris et de pas.

– C’est un navire du Roi, grommela lelieutenant, c’est la septième heure, et le contremaître fait monterles hommes de quart.

– Il était à l’arrière de notre travers, dittout bas quelqu’un.

– Non, dit un autre, je crois qu’il était prèsde notre ban de bâbord.

Le lieutenant leva la main.

Nous attendîmes en silence qu’un nouvel indicenous révélât la position de notre malencontreux voisin.

Le vent avait un peu fraîchi, et nousglissions sur l’eau avec une vitesse de quatre à cinq nœuds àl’heure.

Soudain une voix rauque se fit entendrepresque bord à bord.

– Tout le monde sur le pont !criait-elle, qu’on mette des hommes aux bras du dessous du vent,par ici. Du monde aux drisses ! Donnez un coup de main,coquins de fainéants, ou je vais tomber sur vous avec ma canne, etque le diable vous emporte !

– C’est un navire du Roi, voilà qui estcertain, et il se trouve juste par ici, dit le grand John, enmontrant la hanche. Sur les navires du commerce, on vous parlepoliment. Ce sont ces personnages aux habits bleus, aux galonsdorés, ces louchons au gaillard d’arrière, qui parlent de cannes.Ha ! ne vous l’avais-je pas dit !

Comme il parlait encore, le voile blanc devapeurs se leva comme on remonte un rideau de théâtre, et laissaapercevoir un imposant vaisseau de guerre, si proche de nous, qu’onaurait pu y jeter des biscuits.

Sa coque longue, grêle, noire, se soulevait ets’abaissait avec une cadence gracieuse, ses belles vergues et sesvoiles d’une blancheur de neige montaient jusqu’à ce qu’ellesdisparussent dans les traînées de brouillards qui flottaient encoreautour de lui.

Neuf brillants canons de bronze nousregardaient par les sabords.

Au-dessus de la rangée de hamacs suspenduscomme de la laine cardée le long de ses bastingages, nousapercevions sans peine les figures des matelots qui nouscontemplaient avec étonnement et nous montraient les uns lesautres.

Sur la haute poupe était debout un officierd’un certain âge, en tricorne, et en belle perruque blanche, quis’arma aussitôt d’une longue-vue et la dirigea sur nous.

– Ohé ! là-bas, cria-t-il en se penchantpar dessus le couronnement de la poupe, qu’est-ce que celougre ?

– La Lucie, répondit le lieutenant,en route de Portlockquay pour Bristol avec des peaux et du suif…Tenez-vous prêts à virer de bord, reprit-il plus bas, voilà que lebrouillard redescend.

– Vous avez là une des peaux avec le chevaldedans, cria l’officier. Mettez-vous sous notre soute, il faut quenous y regardions de plus près.

– Oui, oui, monsieur, dit le lieutenant, quidonna un fort coup de barre.

Le boute-hors se mit en travers, et laMaria partit à toute vitesse, dans le brouillard, pareilleà un oiseau de mer qu’on a effrayé.

Lorsque nous regardâmes en arrière, une massefoncée nous indiqua seule la position où nous avions laissé legrand vaisseau.

Mais nous entendions encore les ordres lancésà haute voix et le va-et-vient des hommes.

– Gare à l’averse, mes enfants, cria lelieutenant. Il va nous en donner maintenant.

Il avait à peine dit ces mots qu’unedemi-douzaine de flammes brillèrent derrière nous dans lebrouillard, pendant que le même nombre de boulets sifflaient àtravers nos agrès.

L’un d’eux trancha l’extrémité de la vergue etla laissa pendante.

Un autre effleura le beaupré et éparpilla enl’air un nuage d’éclats blancs.

– Chaude affaire, hein, capitaine, dit levieux Silas, en se frottant les mains. Par ma foi, ils tirent mieuxdans les ténèbres qu’ils ne l’ont jamais fait en pleine lumière. Ona tiré sur ce lougre-ci plus de boulets qu’il ne pourrait en porters’il en était chargé. Et cependant pas un n’a même rayé sa peinturejusqu’à présent. Ils recommencent !

Une nouvelle bordée partit du navire deguerre, mais cette fois, il avait perdu toute trace, et tirait aujugé.

– C’est leur dernier coup de gueule, fitDicon.

– N’ayez pas peur, grogna un autre descontrebandiers. Ils vont faire flamber la poudre pendant tout lereste du jour. Tenez, Dieu vous bénisse ! N’est-ce pas un bonexercice pour l’équipage ? Et comme les munitions sont au Roi,cela ne coûte un liard à personne.

– Il est heureux que la brise ait fraîchi, ditle grand John, car j’ai entendu le grincement des davitsaussitôt après la première décharge. Il mettait ses canots à lamer, ou bien traitez-moi de Hollandais.

– Ça serait très flatteur pour vous, espèce demorue de sept pieds, cria mon ennemi le tonnelier, dont la figuren’était point embellie par un large emplâtre posé sur un œil. Vousauriez appris à faire quelque chose de mieux que de tirer sur uncordage, ou à laver le pont tout votre vie, comme une femme.

– Je vous jetterai à la dérive dans un de vostonneaux, saindoux coulé dans une vessie, riposta le marin. Combiende fois nous faudra-t-il vous battre pour vous faire dégorger votresauce ?

– Le brouillard s’éclaircit un peu du côté dela terre, fit remarquer Silas. Il me semble que je reconnais lacime de la Pointe Saint-Augustin. Elle se dresse par là sur le bande tribord.

– C’est elle, pour sûr, monsieur, s’écria undes marins, en montrant un cap noir, qui fendait le brouillard.

– Barrez pour la crique de trois brasses,alors, dit le lieutenant, quand nous aurons doublé la pointe,capitaine Clarke, nous pourrons vous débarquer, ainsi que votremonture. Alors vous n’aurez plus qu’une chevauchée de quelquesheures pour atteindre votre destination.

Je pris à part le vieux marin, et aprèsl’avoir remercié de la bienveillance qu’il m’avait témoignée, jelui parlai de l’employé de l’Excise, et le suppliai d’user de soninfluence pour le sauver.

– Cela regarde le capitaine Venables, dit-ild’un air sombre. Si nous le laissons partir, qu’adviendra-t-il denotre souterrain ?

– N’y a-t-il aucun moyen de s’assurer de sonsilence ?

– Peut-être pourrions-nous l’embarquer pourles plantations, dit le lieutenant. Nous pourrions l’emmener avecnous au Texel, et obtenir du capitaine Donders ou de quelqu’autrequ’il le prenne à bord pour la traversée de l’Océan Pacifique.

– Faites-le, dis-je, et je veillerai à ce quele Roi Monmouth soit mis au fait de l’aide que vous avez donnée àson messager.

– Bon, nous serons là en une ou deux bordées,fit-il remarquer. Descendons, et garnissez bien votrerez-de-chaussée, car il n’y a rien de tel qu’une soute bien lestéepour faire un bon départ.

Suivant le conseil du marin, je descendis aveclui, et fis un repas grossier mais copieux.

Au moment où nous le finissions, le lougreavait été amené dans une crique étroite que bordait de chaque côtéune côte sablonneuse en pente douce.

La région était inculte, marécageuse, etprésentait peu d’indices d’habitations.

À force de caresses, je décidai Covenant à semettre à l’eau.

Il gagna aisément la côte à la nage pendantque je le suivais dans la yole du lougre.

On me lança quelques adieux, en un langageplein d’une rude cordialité.

J’assistai au retour de la yole.

Le beau navire reprit la route du large et netarda pas à s’effacer une fois de plus dans le brouillard quicouvrait encore la surface des eaux.

Vraiment la Providence intervient d’étrangefaçon, mes enfants, et avant d’être arrivé à l’automne de la vie,on aurait peine à distinguer ce qui est imputable à la bonne ou àla mauvaise fortune.

Car parmi toutes les aventures de monexistence errante, qui m’ont paru fâcheuses, il n’en est aucune queje n’aie fini par regarder comme un bienfait.

Et si vous gravez avec soin cela dans votrecœur, ce sera d’un puissant secours pour vous mettre en étatd’affronter, les lèvres serrées, tous les ennuis.

En effet, pourquoi s’affliger, tant qu’onn’est pas absolument certain que l’événement ne peut pas tourner defaçon à vous apporter de la joie ?

Aussi, maintenant vous voyez bien que j’aicommencé par être jeté à bas sur une route pierreuse, par recevoirdes coups de poing, des coups de pieds, et qu’enfin j’ai failliêtre mis à mort étant pris pour un autre.

Et pourtant l’issue de tout cela fut de mefaire arriver sain et sauf au but de mon voyage.

Si au contraire j’avais pris la route deterre, il est plus que probable que j’aurais été pris à Weston,car, comme je l’appris plus tard, une troupe de cavalerie battaitactivement tout le pays, en fermant les routes et arrêtant tousceux qui s’y présentaient.

Maintenant que je me trouvais seul, monpremier soin fut de me baigner la figure et les mains dans unruisseau, qui descendait à la mer, et de faire disparaître toutesles traces de mes aventures de la nuit précédente.

Mon entaille était fort peu de chose et mescheveux la cachaient.

Après m’être rendu à peu près présentable, jefrictionnai aussitôt mon cheval aussi bien que possible etarrangeai de nouveau sa sangle et sa selle.

Puis, je le conduisis par la bride au hautd’une éminence voisine, de laquelle je pensais pouvoir me fairequelque idée de l’endroit où je me trouvais.

Le brouillard s’étendait fort épais sur leCanal, mais du côté de la terre tout était clair ettransparent.

Le pays, qui longeait la mer, était désolé etmarécageux, mais de l’autre côté s’étendait devant moi une belleplaine fertile, bien cultivée.

Une chaîne de hautes montagnes, qui meparurent être les Mendips, bordait tout l’horizon, et plus loinencore au nord apparaissaient les cimes bleues d’une autrechaîne.

L’Aven scintillant coulait dans la campagnecomme un serpent d’argent dans un parterre fleuri.

Tout près de son embouchure à deux lieues auplus de l’endroit où j’étais, s’élevaient les clochers et les toursde l’imposante ville de Bristol, la Reine de l’Ouest, qui était, etqui est peut-être encore la seconde cité du royaume.

Les forêts de mâts qui s’élevaient comme unbois de pins au-dessus des toits des maison prouvaient l’importancedes relations commerciales tant avec l’Irlande qu’avec lesColonies, qui avaient fait naître cette florissante cité.

Sachant que la résidence du Duc était à biendes milles de la cité dans la direction du comté de Gloucester, etcraignant d’être arrêté et interrogé si je me hasardais à franchirles portes, je pris à travers champs pour contourner l’enceinte, etéviter ainsi ce péril.

Le sentier, que je suivis, me conduisit à uneruelle champêtre qui, à son tour, déboucha sur une grande routecouverte de voyageurs, les uns à cheval, les autres à pied.

Comme les troubles, qui régnaient alors,obligeaient les gens à voyager armés, il n’y avait rien dans monéquipement qui pût exciter l’attention, et il me fut facile d’allermon train parmi les autres cavaliers, sans être questionné, nisoupçonné.

À en juger par leur apparence, c’étaient pourla plupart des fermiers ou de petits gentilshommes, qui serendaient à Bristol pour s’informer des nouvelles, ou pour mettre àl’abri dans une place forte ce qu’ils avaient de plus précieux.

– Avec votre permission, monsieur, dit un groshomme aux traits épais, vêtu d’une jaquette de velours, quichevauchait à ma gauche, pourriez-vous me dire si Sa Grâce deBeaufort est à Bristol ou dans sa maison de Badminton ?

Je lui répondis que je ne pouvais le lui dire,mais que j’allais moi-même le trouver.

– Il était hier à Bristol, occupé à fairefaire l’exercice aux volontaires, dit l’inconnu, mais, il faut ledire, Sa Grâce est si loyaliste et se donne tant de peine pour lacause de Sa Majesté, que c’est par le plus grand des hasards qu’onpeut mettre la main sur lui. Mais si vous le cherchez, oùvoulez-vous aller ?

– J’irai à Badminton et je l’y attendrai.Pouvez-vous m’indiquer la route ?

– Comment ! il ne connaît pas la route deBadminton ? s’écria-t-il tout ébahi, et ouvrant de grandsyeux. Eh bien, je croyais que l’univers entier laconnaissait ! Vous n’êtes pas de Galles, ni d’un des comtés dela frontière, monsieur, voilà qui est bien clair.

– Je suis du Hampshire, dis-je, et je suisvenu d’assez loin pour voir le Duc.

– Oui, je m’en serais douté, s’écria-t-il enriant à gorge déployée. Si vous ne savez pas la route de Badminton,vous n’en savez pas long. Mais j’irai avec vous, je veux être pendusi je n’y vais pas, je vous montrerai le chemin, et je tenterai machance d’y trouver le Duc. Comment vous appelez-vous ?

– Je me nomme Micah Clarke.

– Et moi, je suis le fermier Brown, JohnBrown, sur le registre, mais plus connu comme le Fermier. Prenez cetournant sur la droite de la grande route. Maintenant nous pouvonsmettre nos bêtes au trot, sans être étouffés par la poussière desautres. Et pourquoi allez-vous trouver Beaufort ?

– Pour des affaires particulières qui necomportent pas d’explications, répondis-je.

– Diable à présent ! Des affaires d’État,probablement, dit-il en sifflotant. Bon, une langue, qui se tait, asauvé le cou de plus d’un. Je suis de mon côté un hommeprécautionné et nous sommes en un temps où je me garderais de diretout bas certaines idées à moi. Non, je ne les dirais pas même àl’oreille de ma vieille jument brune que voici, de peur de la voirà la barre des témoins, déposant contre moi.

– On parait très affairé par ici,remarquai-je, car nous avions alors sous nos yeux les murs deBristol, que des équipes d’ouvriers étaient occupés à réparer, lepic et la pelle à la main.

– Oui, on est pas mal affairé. On fait despréparatifs dans le cas où les rebelles arriveraient de ce côté.Cromwell et ses noirauds ont trouvé ici à qui parler, au temps demon père, et il en arrivera sans doute autant à Monmouth.

– Il y a aussi une forte garnison ?dis-je, me rappelant le conseil donné par Saxon à Salisbury. Jevois là-bas deux ou trois régiments sur ce terrain nu etdécouvert.

– Il y a quarante mille hommes d’infanterie,et mille de cavalerie, répondit le fermier, mais les fantassins nesont que des apprentis ; pas moyen de compter sur eux aprèsAxminster. On dit par ici que les rebelles sont près de vingt milleet qu’ils ne font point quartier. Eh bien, si nous devons avoir laguerre civile, j’espère que cela ira chaudement, vivement, au lieude traîner pendant une douzaine d’années comme la dernière. Si l’ondoit nous couper la gorge, que ce soit avec un couteau bien affilé,et non avec de vieux ciseaux à ébrancher.

– Que dites-vous d’un pot de cidre ?demandai-je, car nous passions devant une auberge vêtue de lierre,dont l’enseigne portait ces mots : « Aux Armes deBeaufort. »

– De tout mon cœur, mon garçon, répondit moncompagnon. Holà ! par ici ! deux pintes d’ale, de lavieille et de la forte ! Voilà qui fera passer la poussière dela route. Les véritables « Armes de Beaufort » sontlà-bas, à Badminton, car au guichet du cellier, le premier venupeut demander ce qu’il veut, pourvu qu’il soit raisonnable, sansrien tirer de sa poche.

– Vous parlez de la maison comme si vous laconnaissiez bien, dis-je.

– Qui donc la connaîtrait mieux ?demanda le gros fermier, en s’essuyant les lèvres, quand on seremit en route. Il me semble qu’hier encore, nous jouions àcache-cache, mes frères et moi, dans le vieux château des Botelers,qui s’élevait près de la nouvelle maison de Badminton, où ActonTurville, comme quelques-uns la nomment. Le Duc l’a bâtie il y aseulement quelques années, et à vrai dire son titre de Duc n’estguère plus ancien. Certains trouvent qu’il aurait mieux fait degarder le nom que portaient ses ancêtres.

– Quelle sorte d’homme est le Duc ?demandai-je.

– Emporté, précipité, comme tous ceux de safamille. Mais quand il a le temps de réfléchir, et qu’il s’estrefroidi, il est juste, en somme. Votre cheval a été dans l’eau cematin, mon ami ?

– Oui, dis-je d’un ton bref, il a pris unbain.

– C’est pour une affaire de cheval que je vaistrouver Sa Grâce, dit mon compagnon. Ses officiers ont requis moncheval pie de quatre ans et l’ont emmené sans même dire :« Avec votre permission… Permettez-vous » pour le servicedu Roi. Je tiens à leur apprendre qu’il y a quelque chose au-dessusdu Duc et même du Roi. Il y a la loi anglaise, qui accordeprotection aux gens et à ce qu’ils possèdent. Je ferais n’importequoi de raisonnable pour le service du Roi Jacques, mais mon chevalpie de quatre ans ! C’est trop.

– Je crains que les besoins du service del’État ne fassent passer par-dessus votre objection, dis-je.

– Comment ! Mais c’est assez pour fairede vous un Whig, s’écria-t-il. Les Têtes-Rondes eux-mêmes payaientjusqu’au dernier penny tout ce qu’ils prenaient. Il est vrai qu’ilsen prenaient pour la valeur de leur argent. J’ai entendu mon pèredire que jamais le commerce n’alla aussi bien qu’en quarante-six,quand ils étaient par ici. Le vieux Noll avait une cravate dechanvre prête pour les voleurs de chevaux, qu’ils tinssent pour leRoi ou pour le Parlement. Mais voici la voiture du Duc, si je ne metrompe.

Comme il parlait encore, un grand et lourdcoche jaune, traîné par six juments flamandes couleur crème, arrivaà grand train sur la route et nous dépassa rapidement.

Deux laquais à cheval galopaient en avant,deux autres, tous en livrée bleu et argent chevauchaient de chaquecôté.

– Sa Grâce n’est point dedans. Sans cela il yaurait eu une escorte derrière, dit le fermier, pendant que noustirions sur les rênes pour ranger nos chevaux de côté pour faireplace.

Il leur lança au passage une question poursavoir si le Duc était à Badminton et reçut comme réponse un signed’assentiment du majestueux cocher en perruque.

– Nous avons de la chance, nous le joindrons,dit le fermier Brown. En ces jours-ci, il est aussi malaisé demettre la main sur lui, que d’attraper un râle dans un champ deblé. Nous serons arrivés dans une heure au plus. C’est grâce à vousque je n’aurai pas fait inutilement le voyage de Bristol. Quelleétait, disiez-vous, votre commission ?

Je fus contraint une fois encore de luiassurer que l’affaire n’était point de celles dont je puissem’entretenir avec un inconnu, ce qui parut le vexer.

Aussi fîmes-nous plusieurs milles sans qu’ilouvrit la bouche.

Des bouquets d’arbres bordaient les deux côtésde la route et nous sentions la douce odeur des pins.

Au loin, dans l’air ardent de l’été, flottaitle son musical tantôt vibrant, tantôt affaibli d’une cloche.

L’ombre des branches était bienvenue, car unsoleil, très chaud, flamboyant, dans un ciel sans nuage, faisaitmonter des champs et des vallées une buée.

– Cela, c’est la cloche de Chipping Sodbury,dit enfin mon compagnon en épongeant sa face rougeaude. Voicil’église de Sodbury de ce côté, par-dessus la hauteur ; puis,ici à droite, voici l’entrée du Parc de Badminton.

De hautes portes en fer, avec le léopard et legriffon qui sont les supports des armoiries de Beaufort, fixées auhaut des piliers qui les flanquaient, s’ouvraient sur un beau parcformé de pelouses et de prairies, avec des bouquets d’arbresdisséminés çà et là, et de grandes pièces d’eau, ou pullulaient lesoiseaux sauvages.

À chaque détour de l’avenue sinueuse que nousparcourions à cheval, se présentait à nos yeux quelque beauténouvelle, que le Fermier Brown me signalait et m’expliquait.

Il avait l’air aussi fier de cet endroit ques’il en eût été le propriétaire.

Ici c’était un ouvrage en rocaille où desmilliers de pierres aux brillantes couleurs s’entrevoyaient sousles fougères et les plantes grimpantes qui avaient été placées demanière à les revêtir.

Là c’était un joli ruisseau babillard dont lelit avait été tracé de telle sorte qu’il franchissait en écumant unbord formé de roches à pic.

Ou bien c’était la statue d’une nymphe, d’undieu des forêts, ou encore une retraite construite avec art etdissimulée sous les roses et les chèvrefeuilles.

Je n’avais jamais vu un parc disposé avecautant de goût, et c’était arrangé comme doit l’être toute œuvred’art excellente, en suivant la nature de si près, que la seuledifférence consistait dans l’accumulation de ces ouvrages dans unespace aussi restreint.

Quelques années plus tard, notre goût anglais,si sain, fut gâté par le jardinage pédantesque des Hollandais, avecses pièces d’eau remarquables par leur platitude et leurs lignesdroites, par ses arbres qui tous étaient taillés, tous alignés,comme des grenadiers végétaux.

À vrai dire, je trouve que le Prince d’Orangeet Sir William Temple sont amplement responsables de ce changement,mais aujourd’hui le mal est réparé, à ce que j’ai ouï dire, et nousavons cessé de vouloir en remontrer à la nature dans nos domainesd’agrément.

Comme nous approchions de la maison, nousarrivâmes près d’une vaste pelouse horizontale, où s’exerçaient descavaliers.

À ce que m’apprit mon compagnon, ils avaientété recrutés uniquement dans la domesticité qui entourait lapersonne du Duc.

Après les avoir dépassée, nous traversâmes unbouquet d’arbres d’essences rares, et nous nous trouvâmes sur unevaste place sablée devant la façade de la maison.

L’édifice lui-même était de grande étendue,construit dans le nouveau style italien, plutôt en vue d’uneinstallation confortable que pour s’y défendre, mais à une desailes, on avait conservé, ainsi que mon compagnon me le montra, unepartie du vieux donjon et des murs du château féodal du Botelers,qui avait l’air aussi déplacé qu’un vertugadin de la reineElisabeth ajusté à une toilette de cour arrivée de Paris toutrécemment.

On accédait à la principale entrée par unecolonnade et un large escalier de marbre, sur les marches duquel setenait debout un groupe de valets de pieds et de palefreniers, quiprirent nos chevaux, quand nous mîmes pied à terre.

Un intendant ou majordome grisonnant s’enquitde ce qui nous amenait, et en apprenant que nous désirions voir leDuc en personne, il nous dit que Sa Grâce donnerait audience auxétrangers dans l’après-midi à trois heures et demie.

Il ajouta qu’en attendant, le repas des hôtesvenait d’être servi dans le hall, et que son maître entendait quepersonne de ceux qui viendraient à Badminton n’en partitaffamé.

Mon compagnon et moi, nous fûmes fort heureuxd’accepter l’invitation de l’intendant.

Aussi, après avoir visité la salle de bains,et pourvu aux soins qu’exigeait notre costume, nous suivîmes unvalet de pied qui nous introduisit dans une vaste pièce où étaitdéjà réunie la société.

Les hôtes devaient être au nombre d’environcinquante ou soixante, jeunes, vieux, gentlemen et roturiers,offrant les types et les apparences les plus diverses.

Je remarquai que beaucoup d’entre eux jetaientautour d’eux des regards hautains et interrogateurs, dans lesintervalles du service, comme si chacun s’étonnait de se voir dansune société aussi mêlée.

Le seul trait qui leur fût commun étaitl’accueil empressé qu’ils faisaient aux plats et aux bouteilles devin.

On ne conversait guère, car il y avait fortpeu de gens qui connussent leurs voisins.

C’étaient des soldats venus pour offrir leurépée et leurs services au lieutenant du Roi.

D’autres étaient des marchands de Bristol,qu’amenait le désir de faire quelque proposition ou suggestionrelative à la sûreté de leurs biens.

Il y avait deux ou trois hauts fonctionnairesde la ville, qui étaient venus recevoir des instructions relativesà sa défense.

Je remarquai aussi par ci par là quelque filsd’Israël, qui avait trouvé le moyen de pénétrer jusque là dansl’espoir que ces temps de trouble lui amèneraient des personnagesimportants et de nobles emprunteurs.

Des marchands de chevaux, des selliers, desarmuriers, des chirurgiens, et des clergymen formaient le reste dela compagnie qui était servie par une troupe de domestiques poudréset en livrée.

Ils apportaient et remportaient les plats avecle silence et la dextérité qui annoncent une longue pratique.

La pièce contrastait avec la simplicité nue dela salle à manger de Sir Stephen Timewell, à Taunton, car elleétait richement lambrissée à panneaux, et son pourtour décoré avecluxe.

Le parquet était fait de carrés en marbreblanc, ou noir.

Aux murailles revêtues de chêne poli, étaientsuspendus, formant une longue série, les portraits de la famille deSomerset, à partir de Jean de Gand.

Le plafond était aussi orné avec goût depeintures représentant des fleurs et des nymphes, et on avait letemps de s’engourdir le cou avant d’y avoir tout admiré.

À l’autre bout de la salle s’ouvrait largementune cheminée de marbre blanc, au-dessus de laquelle étaientsculptés sur bois les lions et les lis des armoiries desSomerset.

Elles étaient surmontées d’une longue bandedorée qui portait la devise de la famille : Mutare veltimere sperno, (je dédaigne de changer ou de craindre).

Les tables massives, auxquelles nous étionsassis, étaient couvertes de grands plats et de candélabresd’argent, et on y voyait briller la somptueuse argenterie qui avaitrendu Badminton fameux.

Je ne pus m’empêcher de songer que si DecimusSaxon pouvait jeter les yeux sur tout cela, il ne perdrait pas unmoment pour demander instamment que la guerre fût poussée danscette direction.

Après le dîner, on conduisit tout le mondedans une petite antichambre, autour de laquelle se voyaient dessièges couverts de velours, et où nous devions attendre que le Ducfût prêt à nous recevoir.

Au centre de la pièce, il y avait plusieurscaisses à dessus de verre, et doublées de soie, dans lesquelles onvoyait de petites verges d’acier et de fer, avec des tubes decuivre et d’autres objets très polis, très ingénieux, bien qu’il mefût impossible de deviner dans quel but ils avaient étéassemblés.

Un gentilhomme-chambellan fit le tour de lacompagnie, avec du papier et une écritoire de corne, pour marquernos noms et notre affaire.

Je m’adressai à lui pour savoir s’il ne seraitpas possible d’avoir une audience rigoureusement entête-à-tête.

– Sa Grâce ne donne jamais d’audience privée,répondit-il. Il est toujours entouré de ses conseillers intimes etdes officiers à son service.

– Mais l’affaire en question est telle que luiseul doit l’entendre, insistai-je.

– Sa Grâce est d’avis qu’il n’y a aucuneaffaire qu’il doive être seul à entendre, dit le gentilhomme. C’està vous de vous arranger de votre mieux, quand vous lui serezprésenté. Toutefois je veux bien vous promettre que votre requêtelui sera soumise, mais je vous avertir qu’elle ne sera pointaccueillie.

Je le remerciai de ses bons offices, et lequittai pour aller avec le fermier jeter un coup d’œil sur lessinguliers petits engins contenus dans les caisses.

– Qu’est-ce que cela ? demandai-je,jamais je n’ai rien vu de pareil.

– C’est, dit-il, l’ouvrage de ce fou demarquis de Worcester. Il était le grand-père du Duc, et il passaittout son temps à inventer et fabriquer de ces joujoux, mais ilsn’ont jamais servi, ni à lui ni à d’autres. À présent regardez-moicela. Celui qui a des roues s’appelait la machine à eau : ils’était mis en tête la baroque idée qu’en chauffant l’eau de cettechaudière que voici, on pourrait faire tourner les roues, etqu’ainsi on pourrait voyager sur des barres de fer plus vite qu’uncheval. Hou ! j’engagerais bien ma vieille jument brune contredes mécaniques de cette sorte, jusqu’à la fin du monde. Maisreprenons nos places, car voilà le Duc.

Nous nous étions à peine assis avec les autressolliciteurs, que la porte s’ouvrit à deux battants.

Un homme trapu, gros, courtaud, d’unecinquantaine d’années, entra dans la pièce d’un air affairé, et laparcourut à grandes enjambées entre deux rangées de protégés quis’inclinaient.

Il avait de grands yeux bleus, saillants,au-dessous desquels la peau formait deux grosses poches, et levisage jaune, blême.

Sur ses talons venaient une douzained’officiers, et de gens de naissance, aux perruques flottantes, auxépées sonores.

À peine avaient-ils franchi la porte d’en facequi conduisait dans la chambre même du Duc, que le gentilhomme à laliste appela un nom, qui commença le défilé des gens venus pour setrouver en présence du grand personnage.

– Il me semble que Sa Grâce n’est pas de trèsbonne humeur, dit le fermier Brown. Avez-vous remarqué, quand il apassé, comme il se mordait la lèvre inférieure ?

– Il a pourtant l’air d’un gentilhomme bienpacifique, dis-je, mais Job et lui-même serait mis à une rudeépreuve, s’il lui fallait recevoir tout ce monde dans unaprès-midi.

– Écoutez-moi cela ! dit-il tout bas, enlevant le doigt.

Et comme il parlait encore, on entendit lavoix du Duc toute vibrante de colère, dans la chambre du fond, etun petit homme à figure pointue sortit et traversa l’antichambre encourant, comme si la frayeur lui avait fait perdre la tête.

– C’est un armurier de Bristol, dit àdemi-voix un de mes voisins. Il est probable que le Duc n’a pus’entendre avec lui sur les conditions d’un contrat.

– Non, dit un autre, c’est qu’il a fourni dessabres, à l’escadron de Sir Marmaduke Hyson, et l’on dit que leslames se ploient comme si elles étaient en plomb. Pour peu qu’ellesaient servi, il est impossible de les faire rentrer dans lefourreau.

– L’homme de haute taille qui entremaintenant, dit le premier, est un inventeur. Il possède le secretd’un certain feu très meurtrier, dans le genre de celui que lesGrecs ont employé contre les Turcs dans le Levant, et il désire levendre pour mieux défendre Bristol.

Sans doute le feu grégeois ne parut pasindispensable au Duc, car l’inventeur sortit bientôt, la figureaussi rouge que si elle eût été en contact avec sa composition.

Celui qui se trouvait ensuite sur la listeétait mon ami le brave fermier.

L’accent irrité qui l’accueillit, était defâcheux augure pour le sort du cheval de quatre ans, mais uneaccalmie se produisit.

Le fermier sortit et vint se rasseoir enfrottant ses grosses mains rouges avec satisfaction.

– Par dieu ! dit-il tout bas, il s’estdiablement emporté en commençant, mais ça s’est arrangé, et il m’apromis que si je paie l’entretien d’un dragon pour toute la duréede la guerre, on me rendra mon cheval pie.

J’étais resté assis pendant tout ce temps-là,me demandant quelle idée le ciel m’inspirerait pour mener monaffaire au milieu de ce fourmillement de solliciteurs, parmi cettecohue d’officiers qui entouraient le Duc.

S’il y avait eu la moindre chance d’obtenirune audience de lui par un autre moyen, je l’aurais saisie avecempressement, mais tout ce que j’avais tenté dans ce but avaitéchoué.

Si je ne saisissais pas cette occasion, il sepourrait que jamais je ne me retrouvasse en face de lui.

Mais lui était-il possible de réfléchir à unetelle affaire, ou de la discuter en présence d’autrespersonnes ?

Quelle chance avait-elle d’être examinée ainsique cela convenait ?

Alors même que ses dispositions le porteraientde ce côté, il n’oserait laisser entrevoir son indécision quandtant d’yeux étaient fixés sur lui.

Je fus tenté de prendre un autre motif pourexpliquer ma venue, et de compter sur la fortune pour obtenird’elle une chance plus favorable pour la remise de mes papiers.

Mais enfin cette chance pouvait ne point seprésenter, et le temps pressait.

On disait qu’il retournerait à Bristol lelendemain.

Tout bien considéré, il me parut que je devaistirer le meilleur parti possible de ma situation actuelle etespérer que la discrétion et le sang-froid du Duc le décideraient àm’accorder une entrevue plus particulière, quand il aurait vul’adresse inscrite sur mes dépêches.

J’avais à peine formé cette résolution que monnom fut appelé.

Aussitôt je me levai et entrai dans la chambredu fond.

Elle était petite, mais fort haute, tendue desoie bleue, avec une large corniche dorée.

Au milieu se voyait une table carrée encombréede piles de papiers.

De l’autre côté était Sa Grâce, en grandeperruque retombant jusque sur ses épaules, la mine majestueuse,imposante.

Il avait ce même air insaisissable de la Cour,que j’avais remarqué tant chez Monmouth que chez Sir Gervas, etcela joint à ses traits bien marqués, énergiques, à ses grands yeuxperçants, le désignait comme un meneur d’hommes.

Son secrétaire particulier était auprès delui, notant ses ordres.

Les autres personnes étaient rangées derrièrelui en demi-cercle, ou échangeaient des prises de tabac dans laprofonde embrasure de la fenêtre.

– Marquez la commande faite à Smithson,disait-il lorsque j’entrai, cent casques, et autant de pièces decuirasse, devants et dos, à tenir prêts pour mardi, en outre centvingt fusils hollandais pour les mousquetaires, avec deux centsbêches en plus pour les ouvriers, marquez que cette commande seratenue pour nulle et non avenue si elle n’est point exécutée au jourdit.

– C’est marqué, Votre Grâce.

– Capitaine Micah Clarke, dit le Duc, enlisant la liste qu’il avait devant lui. Que désirez-vous,capitaine ?

– Il serait préférable que je puisse enentretenir Votre Grâce en particulier, répondis-je.

– Ah ! c’est vous qui demandiezl’audience particulière ? Eh bien, capitaine, voici monconseil, et mon conseil est un autre moi-même. Ainsi donc vouspouvez vous regarder comme en tête-à-tête. Ce que je peux entendre,ils peuvent l’entendre. Pardieu, mon homme, au lieu de bégayer etde rouler de gros yeux, dites votre affaire.

Ma demande avait attiré l’attention del’assistance.

Ceux qui étaient à la fenêtre se rapprochèrentde la table.

Rien ne pouvait être plus défavorable ausuccès de ma mission, et pourtant il n’y avait pas d’autre parti àprendre que de remettre mes dépêches.

Je puis le dire en toute conscience, et sansaucune vantardise, je ne redoutais rien pour moi-même.

Accomplir mon devoir était la seule penséeprésente à mon esprit.

Et ici, je puis le dire une fois pour toutes,mes chers enfants, je parle de moi-même dans tout le cours de cerécit, avec la même liberté que s’il s’agissait d’un autrehomme.

À dire vrai, le vigoureux et actif jeune hommede vingt et un ans était bien, en effet, un autre homme que levieux bonhomme à tête grise assis au coin de la cheminée, etincapable de faire autre chose que de raconter des vieilleshistoires aux petits.

Moins l’eau est profonde, plus elleéclabousse.

Aussi un faiseur d’embarras m’a toujours paruun objet méprisable.

J’espère donc que vous ne vous figurerezjamais que votre grand papa chante ses propres louanges, ou se poseen être supérieur à son prochain.

Je me borne à vous exposer les faits, aussibien que je puis me les rappeler, avec une parfaite franchise, etdans toute leur vérité.

Mon court retard, mon hésitation avaient faitmonter à la figure du Duc une vive rougeur de colère.

Aussi je tirai de ma poche intérieure lepaquet de papiers, que je lui tendis en m’inclinant avecrespect.

Lorsque ses yeux tombèrent sur la suscription,il eut un sursaut de surprise et d’agitation et fit un mouvementcomme pour les cacher dans son habit.

Si tel fut son premier mouvement, il lemaîtrisa et resta perdu dans des réflexions pendant une minute aumoins les papiers à la main.

Puis, avec un rapide hochement de tête, del’air d’un homme qui a pris son parti, il rompit les sceaux etparcourut le texte, qu’il jeta ensuite sur la table avec un rireamer.

– Qu’en dites-vous, gentilshommes,s’écria-t-il, en jetant autour de lui un regard dédaigneux, quepensez-vous que soit ce message particulier ? C’est une lettreque le traître Monmouth m’adresse pour m’inviter à abandonner leservice de mon souverain naturel et à tirer l’épée en sa faveur. Sij’agis ainsi, je puis compter sur la grâce de sa faveur et de saprotection. Sinon, j’encours la confiscation, le bannissement et laruine. Il croit que la loyauté de Beaufort s’achète comme lamarchandise d’un colporteur, ou qu’on peut le contraindre à s’endépartir par un langage menaçant. Le descendant de Jean de Gandrendra donc hommage au rejeton d’une actrice ambulante !

Plusieurs des personnes présentes sedressèrent brusquement, et un bourdonnement général de surprise etde colère succéda aux paroles du Duc.

Il resta assis les sourcils baissés, frappantle sol du pied et remuant les papiers sur la table.

– Qu’est-ce qui a élevé ses espérances à unetelle hauteur ? s’écria-t-il. Comment ose-t-il envoyer unepareille lettre à un homme de ma qualité. Est-ce parce qu’il a vuune meute de méprisables miliciens lui montrer les talons, et parcequ’il a fait quitter la charrue à quelques centaines de mangeurs delard pour les décider à suivre son drapeau, qu’il ose tenir unpareil langage au Président des Galles ? Mais vous me rendreztémoignage des dispositions avec lesquelles je l’ai accueilli.

– Nous saurons mettre votre Grâce à l’abri detout danger d’être calomniée sur ce point, dit un officier d’uncertain âge dont la remarque fut suivie d’un murmure approbateur detous les autres.

– Et vous, s’écria Beaufort, en élevant lavoix et dirigeant sur moi ses yeux flamboyants, qui êtes-vous pouroser porter un pareil message à Badminton ? Vous avezcertainement donné congé à votre bon sens, avant de partir pour unecommission de cette sorte.

– Ici comme partout ailleurs je suis dans lamain de Dieu, répondis-je, dans un éclair du fatalisme paternel.J’ai fait ce que j’avais promis de faire. Le reste ne me regardepoint.

– Vous allez voir que cela vous regarde defort près, hurla-t-il, en s’élançant de son siège et arpentant lapièce, de si près que cela mettra fin à toutes les autres choses dece monde qui vous regardent. Qu’on appelle les hallebardiers dupremier vestibule ! Maintenant, mon homme, qu’avez-vous à direpour votre défense ?

– Il n’y a rien à dire, répondis-je.

– Mais il y a quelque chose à faire,répliqua-t-il avec un redoublement de fureur. Qu’on saisisse cethomme et qu’on lui lie les mains !

Quatre hallebardiers, qui avaient répondu àl’appel du Duc, s’avancèrent et mirent la main sur moi.

Résister eût été de la folie, car je n’avaisnulle intention de malmener des gens qui faisaient leur devoir.

J’étais venu en acceptant mon destin, et si cedestin devait être la mort, ainsi que cela semblait alors trèsprobable, il faudrait m’y résigner comme à une chose prévue.

Alors me revinrent à la pensée ces versdistiques que Maître Chillingfoot avait toujours recommandés ànotre admiration :

Non civium ardor prava jubentium,

Non vultus instantis tyranni,

Mente quatit solida.

(L’emportement des citoyens exigeant deschoses coupables, ni le visage du tyran qui menace, n’ébranlent safermeté d’âme).

Il était là, vultus instantistyranni, en cet homme corpulent, en perruque, en dentelles, àla face jaune.

J’avais obéi au poète en ce sens que moncourage n’avait point été ébranlé.

J’avoue que cette masse de poussière tournantsur elle-même, qu’on nomme le monde, ne m’avait jamais séduit aupoint qu’il m’en coûtât un gémissement lorsque je la quitterais –jamais, jusqu’au jour de mon mariage – et c’est là, ainsi que vousle reconnaîtrez, un fait qui change vos idées sur le prix de lavie, ainsi que bien d’autres idées.

Les choses étant ainsi, je me tins ferme, lesyeux fixés sur le gentilhomme en colère, pendant que ses soldatsmettaient les menottes à mes poignets.

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