Micah Clarke – Tome II – Le Capitaine Micah Clarke

VIII – Le piège tendu sur la route deWeston.

Aussitôt après le lever du soleil, je fusréveillé par un des domestiques du Maire qui me prévint quel’honorable Maître Wade m’attendait en bas.

M’étant levé et habillé, je le trouvai assis àla table du salon, avec des papiers, une boite de pains à cacheter,et occupé à sceller la missive que je devais porter.

C’était un homme de petite taille, vieilli, àla figure blême, se tenant très droit, brusque dans son langage, etdont la tournure faisait songer à un soldat plutôt qu’à un homme deloi.

– Voilà, dit-il en appuyant le cachet sur lacire qui couvrait le nœud du cordon. Je vois que votre cheval vousattend tout sellé, dehors. Vous ferez bien de passer par Nether leBas, et le Canal de Bristol, car nous avons appris que la cavalerieennemie garde les routes jusqu’au delà de Wells. Voici votrepaquet.

Je m’inclinai et plaçai le pli dansl’intérieur de ma tunique.

– C’est un ordre écrit, ainsi qu’il a étéproposé dans le conseil. Le Duc répondra peut-être par écrit,peut-être de vive voix. Dans les deux cas, conservez bien saréponse. Le paquet contient aussi les dépositions du clergyman dela Haye, et celles des deux témoins présents au mariage de Charlesd’Angleterre avec Lucy Walters, la mère de Sa Majesté. Votremission est d’une importance telle que le succès de notreentreprise peut en dépendre entièrement. Faites en sorte deremettre le papier à Beaufort en personne. Sans quoi il n’auraitpeut-être aucune valeur devant un tribunal.

Je promis de le faire, si la chose étaitpossible.

– Je vous engagerais aussi, reprit-il, àemporter le sabre et le pistolet pour vous prémunir contre lesdangers de la route, mais à laisser ici casque et cuirasse, quivous donneraient une tournure trop guerrière pour un paisiblemessager.

– J’avais déjà pris ce parti, dis-je.

– Il n’y a plus rien à ajouter, capitaine, ditl’homme de loi, en me tendant la main. Puisse la bonne fortune vousaccompagner ! Ayez la langue muette et l’oreille au guet.Veillez attentivement sur tout ce qui se passera. Examinez bienquelles gens auront l’air sombre ou l’air content. Il peut se faireque le Duc soit à Bristol, mais il est préférable que vous alliez àsa résidence de Badminton. Notre mot de passe est aujourd’huiTewkesbury.

Après avoir remercié mon instructeur de sesconseils, je sortis et montai sur Covenant, qui piétinait le sol etrongeait son frein, tout joyeux de son nouveau voyage.

Fort peu de citadins étaient dehors, mais plusd’une tête coiffée du bonnet de nuit me regarda avec étonnement parla fenêtre.

Je pris la précaution de faire marcherCovenant avec le moins de bruit possible, jusqu’à ce que nousfussions à une bonne distance de la maison, car je n’avais pas ditun mot à Ruben du voyage que je projetais.

J’étais convaincu que s’il était mis au fait,ni la discipline, ni même les chaînes toutes neuves de son amour nesauraient l’empêcher de partir avec moi.

Malgré mon attention, les fers de Covenantrendaient un son clair sur les galets, mais en me retournant, jevis que les stores restaient abaissés à la chambre de mon fidèleami, et que tout paraissait tranquille dans la maison.

Aussi j’agitai ma bride et partis à un trotrapide, par les rues silencieuses, encore jonchées des fleursfanées, encore égayées de rubans.

À la porte du nord était de garde unedemi-compagnie, qui me laissa franchir la muraille, sitôt que j’eusprononcé le mot de passe.

Aussitôt que je fus hors des anciens murs, jeme trouvai en pleine campagne, orienté vers le nord, et la routelibre devant moi.

C’était une matinée superbe.

Le soleil se levait au-dessus de ses collineslointaines.

Ciel et terre prenaient des teintes de rouilleet d’or.

Les arbres des vergers, qui bordaient laroute, étaient peuplés d’innombrables oiseaux qui babillaient,chantaient, remplissaient l’air de leur ramage aigu.

Il y avait dans chaque souffle quelque chosequi vous rendait plus léger, plus joyeux.

Le bétail roux du Somerset avec ses yeuxcurieux se rangeait le long des haies, projetant de grandes ombressur les champs, et me regardait au passage.

Des chevaux de ferme posaient la tête pardessus les portes à claire-voie et hennissaient comme pour saluerleur frère à la robe lustrée.

Un grand troupeau de moutons à toison de neigedescendit vers nous sur la pente d’une hauteur et se mit à sauteret gambader au soleil.

Tout n’était que vie innocente, depuisl’alouette qui chantait dans les airs jusqu’à la menue musaraignequi courait par le blé mûrissant, jusqu’au martinet qui partait aubruit de mon approche.

Partout, la vie, dans son innocence.

Que devons-nous penser, mes chers enfants,quand nous voyons les bêtes des champs pleines de bienveillance, devertu, et de gratitude.

Où est-elle cette supériorité dont, nousparlons !

Sur le terrain dominant qui montait au Nord,je me retournai pour contempler la ville endormie, avec cette largebordure de tentes et de chariots, qui faisait bien voir combien sapopulation s’était accrue subitement.

L’étendard royal flottait encore au clocher deSainte-Madeleine, pendant que le beau clocher symétrique deSaint-Jacques portait bien haut le drapeau bleu de Monmouth.

Pendant que je les contemplais, le vif etpétulant roulement d’un tambour se fit entendre dans l’air matinal,en même temps que le chant clair et vibrant des trompettes, tirantles troupes de leur sommeil.

Au loin, et des deux côtés de la ville sedéployait une magnifique perspective sur les collines du comté deSomerset, formant des ondulations jusqu’à la mer lointaine, peupléede villes, de hameaux, de châteaux à tourelles, de clochers, avecdes combes boisées, des étendues de terres à blé, un spectacleaussi beau que l’œil pouvait le souhaiter.

Quand j’eus fait faire demi-tour à mon chevalpour reprendre ma route, je sentis, mes chers enfants, qu’un telpays méritait qu’on se battit pour lui et que la vie d’un hommeétait bien peu de chose, du moment qu’il pouvait contribuer, poursi peu que ce fût, à lui assurer la liberté et le bonheur.

Dans un petit village de l’autre côté de lahauteur, je rencontrai un poste de cavalerie dont le chefm’accompagna quelque temps à cheval et me mit sur la route deStowey le Bas.

Mes yeux de natif du Hampshire furent étonnésen remarquant la couleur rouge uniforme du sol de cette région quiest bien différente du calcaire et du gravier de Havant.

Les vaches sont également rousses, enmajorité.

Les cottages ne sont point bâtis en briques nien bois, mais d’une sorte de pisé qu’on nomme cob et qui garde sasolidité et son état lisse tant qu’il n’a pas été mouillé.

En conséquence, on protège les murs contre lapluie au moyen de toits de chaume qui s’avancent beaucoup.

Il y a à peine un clocher dans toute cetterégion, chose encore qui parait étrange aux habitants des autresparties de l’Angleterre.

Toutes les églises ont une tour carrée, avecdes clochetons aux angles.

Les tours sont presque toujours très larges etcontiennent de très beaux carillons.

La route, que je devais suivre, longeait labase des belles collines de Quantock, où des combes aux densesforêts sont éparses parmi des dunes vastes, couvertes de bruyèreset d’un épais tapis de fougères et de myrtilles.

De chaque côté du chemin descendaient desravins tortueux bordés d’ajonc jaune, qui jaillissait de l’épaissecouche de terre rouge comme une flamme sortant de cendreschaudes.

Des ruisseaux d’une eau colorée par la tourbedescendaient à grand bruit de ces vallons et passaient par-dessusla route.

Covenant y enfonçait jusqu’aux pâturons etavait des mouvement de surprise, en voyant des truites au large dospasser comme des flèches entre ses pieds de devant.

Je voyageai pendant tout un jour à travers cebeau pays, où je fis peu de rencontres, car je me tenais à distancedes grandes routes.

Quelques pâtres et fermiers, un clergyman auxlongues jambes, un colporteur avec sa mule, un cavalier portant unegrande sacoche et qui me fit l’effet d’un acheteur de chevelures,voilà tout ce que je peux me rappeler.

Une cruche noire d’une demi pinte d’ale et uncroûton de pain dans une auberge voisine de la route, tel fut monseul repas.

Près de Combwich, Covenant perdit un fer etj’eus à perdre deux heures dans la ville, avant de trouver uneforge et de pouvoir faire remédier à l’accident.

Ce fut seulement dans la soirée que j’arrivaienfin sur les bords du Canal de Bristol, à un endroit nommé lesShurton Bars, où les flots vaseux du Parret se déversent dans lamer.

En cet endroit, le canal est si large, quel’on distingue à peine les montagnes galloises.

Le rivage est plat, noir, bourbeux, piqué çàet là de taches blanches qui sont des oiseaux de mer, mais plusloin, vers l’est, surgit une ligne de collines fort sauvages, fortescarpées, qui en certains endroits se dressent en murailles àpic.

Ces falaises se dirigent vers la mer, et lesintervalles, que laissent leurs entailles, forment un grand nombrede petits ports, de baies à sec pendant la moitié de la journée,mais capables de porter un bateau de belle taille, dès que le fluxest à la moitié.

La route suivait ces crêtes nues et rocheuses,qu’habite une population clairsemée de pêcheurs et de pâtresfarouches.

Ils venaient sur le seuil de leurs cabanes enentendant résonner les fers de mon cheval, et me lançaient aupassage quelqu’une des grosses plaisanteries qui ont cours dansl’Ouest.

À mesure que la nuit approchait, le pays sefaisait plus triste et plus désert.

À de rares intervalles clignotait une lumièrelointaine venant d’un cottage solitaire au flanc des collines.

C’était le seul indice de la présence del’homme.

Le rude sentier se rapprochait de la mer, maismalgré son élévation, les embruns produits par les brisants lefranchissaient.

J’avais les lèvres saupoudrées de sel.

L’air était plein du grondement rauque de lahoule, du sifflement grêle des courlis, qui m’effleuraient de leurvol, pareils à des créatures de l’autre monde, blanches, vagues, àla voix mélancolique.

Le vent soufflait par bouffées courtes,brusques, irritées, venant de l’Ouest.

Bien loin, sur les eaux noires, s’apercevaitun point lumineux, unique, montant, descendant, oscillant, puisdisparaissant à la vue, ce qui indiquait la violence de la tempêtequi avait éclaté sur le canal.

Pendant que je chevauchais par le crépuscule àtravers ce paysage étrange et sombre, mon esprit se tournanaturellement vers le passé.

Je songeai à mon père, à ma mère, au vieuxcharpentier, à Salomon Sprent.

Puis, mes pensées se reportèrent sur DecimusSaxon, dont le caractère aux faces multiples offrait autant desujets d’admiration et de sujets d’horreur.

L’aimais-je, ne l’aimais-je pas ?

C’était plus que je ne pouvais dire.

Après lui, je me rappelai mon fidèle Ruben, etson idylle amoureuse avec la jolie Puritaine, pour songer ensuite àSir Gervas et au naufrage de sa fortune.

De là mon esprit se reporta à l’état del’armée, et à l’avenir de la rébellion, ce qui me ramena à mamission présente, à ses périls et à ses difficultés.

Après avoir retourné en mon esprit toutes ceschoses, je commençais à m’assoupir sur le dos de mon cheval.

Je succombais à la fatigue du voyage et àl’endormante cantilène des vagues.

Je venais justement de commencer un rêve où jevoyais Ruben Lockarby couronné Roi d’Angleterre parMistress Ruth Timewell, pendant que Decimus Saxon sepréparait à décharger sur lui son pistolet bourré d’un flacon del’élixir de Daffy, lorsque tout à coup, sans avertissement, je fusviolemment jeté à bas de mon cheval, et me trouvai étendu à moitiéévanoui, sur le sentier pierreux.

J’étais si étourdi, si ébranlé par cette chuteinattendue, que je restai quelques minutes incapable de comprendreoù j’étais et ce qui m’était arrivé, bien que j’entrevissevaguement des gens qui se penchaient sur moi et que des riresrauques retentissent à mes oreilles.

Lorsqu’enfin je fis un effort pour me remettredebout, je m’aperçus qu’un tour de corde avait été passé autour demes bras et de mes jambes, de façon à les rendre immobiles. D’unviolent effort, je parvins à dégager une main et la lançai à laface d’un des hommes qui me maintenaient, mais aussitôt toute labande, au moins une douzaine, se jeta sur moi.

Les uns me donnaient des coups de poing ou depied.

D’autres serraient une autre corde sur mescoudes et la nouaient si adroitement que j’étais tout à faitimpuissant.

M’apercevant que dans mon état de faiblesse etd’étourdissement, tous mes efforts seraient vains, je restai étendudans un silence grognon, mais l’œil au guet, sans prendre garde auxnouvelles bourrades qui fondaient sur moi.

Il faisait si noir qu’il me fut impossible devoir les figures de mes agresseurs, ni de faire la moindresupposition sur ce qu’ils pouvaient être, ou sur la façon dont ilsm’avaient fait tomber de ma selle.

Le bruit que faisait un cheval en rongeant sonfrein et piétinant tout près de là, m’apprit que Covenant étaitprisonnier, aussi bien que son maître.

– Pete le Hollandais en a reçu autant qu’ilpeut en porter, dit une voix rude et rauque. Il gît sur la routeaussi inerte qu’un congre.

– Ah ! Pauvre Pete ! dit à demi-voixun autre. Il ne touchera plus à une carte ; il ne videra plusson verre de cognac.

– Pour ça, vous mentez, mon bon ami, ditl’homme frappé, d’une voix faible et chevrotante, et je vousprouverai que vous mentez, si vous avez un flacon dans votrepoche.

– Quand même Pete serait mort et enterré, ditcelui qui avait parlé le premier, il suffirait du mot d’eau-de-viepour le faire revenir. Donnez-lui une gorgée de votre bouteille,Dicon.

On entendit dans l’obscurité un bruit deglouglou et d’aspiration, suivi d’une forte inspiration dubuveur.

– Gott sei gelobt ! (Dieu soitloué) s’écria-t-il d’une voix plus forte. J’ai vu plus d’étoilesqu’il n’en a été fait. Si ma kopf (tête) n’avait pas étébien cerclée, il l’aurait démolie comme un baril mal lié. Il a uncoup de poing qui vaut une ruade de cheval.

Comme il parlait, le rebord de la lune semontra par-dessus un escarpement et jeta un flot de froide etclaire lumière sur la scène.

Levant les yeux, je vis qu’une grosse cordeavait été tendue en travers de la route, d’un tronc d’arbre à unautre, à une hauteur d’environ huit pieds au-dessus du sol.

Je n’aurais pu m’en apercevoir dans lesténèbres, lors même que j’eusse été tout à fait éveillé, mais commeelle me rencontra au niveau de la poitrine, pendant que Covenantpassait par-dessous au trot, elle m’arrêta brusquement et me jeta àterre avec une grande violence.

Soit par l’effet de la chute, soit par celuides coups reçus, j’avais des coupures profondes, en sorte que jesentais le sang couler en nappe chaude sur mon oreille et moncou.

Néanmoins je ne fis aucune tentative pourremuer.

J’attendis en silence pour voir qui étaientles gens aux mains desquels j’étais tombé.

Je ne craignais qu’une chose, qu’on m’enlevâtmes lettres et que ma mission n’eût plus de but.

À la seule pensée d’être désarmé sanscombattre et de perdre les papiers qui m’avaient été confiés, etcela la première fois que l’on me chargeait d’une tâche pareille,le sang me monta tout bouillant à la figure, tant j’étaishonteux.

La bande, qui m’avait capturé, se composait degaillards aux barbes incultes, coiffés de bonnets de fourrure,vêtus de jaquettes de futaine, avec des ceintures de buffleauxquelles étaient suspendus des épées courtes et droites.

Leurs figures hâlées, tannées par le soleil,et leurs grandes bottes montraient que c’étaient des pêcheurs oudes marins, et on eût pu, d’ailleurs, le deviner à leur rudelangage maritime.

Deux d’entre eux se tenaient à genoux dechaque côté de moi avec leurs mains sur mes bras.

Un troisième était debout en arrière tenant unpistolet armé, pendant que les autres, au nombre de sept ou huit,aidaient à se remettre sur pied l’homme que j’avais frappé, et quisaignait abondamment par une entaille au-dessus de l’œil.

– Emmenez le cheval chez le père Microft, ditun homme trapu, à barbe noire, qui paraissait être leur chef. Çan’est pas une rosse louée pour un dragon, mais une belle bête, danstoute sa force, qui se vendra au moins soixante pièces. Avec votrepart, Pete, vous aurez de quoi acheter onguent et emplâtres pourvotre blessure.

– Ha ! chien ! cria le Hollandais enme montrant le poing, vous voudriez bien tomber sur Peter, n’est-cepas ? Vous voudriez bien saigner Peter, n’est-ce pas ?Mille diables, mon homme, si vous et moi, nous étions ensemble surla cime de la montagne, on verrait bien lequel est le plusfort.

– Embrayez votre machine à bavarder, Pete,grogna un de ses camarades. Ce gaillard-là est, bien sûr, un membrede Satan, et il exerce une profession qu’un gredin à l’âme basse,rampante, un coquin de vile naissance est seul capable d’embrasser.Et pourtant, je vous le garantis, rien qu’à le voir, il voustrousserait comme un coq de bruyère, s’il posait sur vous sesgrandes mains. Et vous crieriez au secours, comme vous l’avez faità la dernière Saint-Martin, quand vous avez pris la femme de Dickle tonnelier, pour un employé de l’excise.

– Me trousser, n’est-ce pas ? Mort etenfer ! cria l’autre que sa blessure et l’eau-de-vie avaientmis dans une rage folle, nous allons voir, attrape-ça, frai dudiable, attrape-ça.

Et courant à moi, il me donna des coups depieds de toute sa force, avec ses lourdes bottes de marin.

Quelques-uns de la bande riaient, maisl’homme, qui avait parlé le premier, donna au Hollandais unepoussée qui le fit tourner sur lui-même.

– Pas de ça ! dit-il d’un ton rude. Surle sol anglais, on se bat loyalement à l’anglaise. Pas de vosmauvais coups du continent. Ce n’est pas moi qui resterai là à voirdonner des coups de pied à un Anglais, par le fils d’une fille dejoie d’Amsterdam, un individu au ventre en tonneau, au lécheur deschnaps, au cœur de poulet. Qu’on le pende, si cela plaît aupatron ! Tout ça se passera à bord, à découvert, mais, par letonnerre, c’est une bataille que vous allez avoir, si vous touchezencore à cet homme-là.

– Tout doux, Dicon, dit leur chef, d’une voixconciliante, nous savons tous que Pete n’est pas de taille à sebattre, mais il est le meilleur tonnelier de la côte. Eh !Pete ! Il n’a pas son pareil pour faire une douve, pourcercler, pour assembler. Qu’on lui donne une planche, et il en aurafait un baril, pendant le temps qu’un autre se demandera comment ilfaut faire.

– Ah ! vous vous rappelez cela, CapitaineMurgatroyd, dit le Hollandais d’un ton maussade, mais vous meregardez assommer, battre, et narguer, et injurier, et qu’est-cequ’on fait pour moi ? Je vous le jure, quand la Mariaretournera au Texel, je me remettrai à mon ancien métier, je vousen réponds, et je ne remettrai plus le pied sur son bord.

– Pas de danger ! répondit le Capitaine,en riant. Tant que la Maria ramassera ses cinq millepièces d’or et sera capable de montrer ses talons à n’importe quelcotre de la côte, on n’a pas à craindre que cet avaricieux de Peteperde sa part de gain. Comment l’ami, si cela continue, vous serezassez riche dans un an ou deux pour monter une baraque à votrecompte, avec une pelouse bien tondue par-devant, des arbres taillésen forme de paons, des fleurs formant un dessin, un canal près dela porte, et une grande ménagère, pleine d’entrain, tout comme sivous étiez un bourgmestre ! Il s’est fait plus d’une fortune,grâce aux malines et au cognac.

– Oui, et grâce aux malines et au cognac, il ya eu plus d’une tête cassée, grogna mon ennemi. Tonnerre ! Ily a autre chose à envisager que les baraques et les plates-bandes.Il y a les côtes qui donnent des coups de vent, et les tempêtes duNord-Ouest, et la police, et les espions.

– Et c’est justement par là que le marinadroit l’emporte sur le pêcheur de harengs, ou sur le caboteur auxallures timides, qui se donne tant de mal d’un Noël à l’autre, quirisque tous les dangers et n’a pas de ces petits profits. Maisassez causé ! En route avec le prisonnier, et qu’on le metteen sûreté avec les entraves aux pieds !

Je fus remis debout, et tantôt porté, tantôttraîné au milieu de la bande.

Mon cheval avait déjà été emmené dans ladirection opposée.

Notre trajet s’écartait de la route, pourdescendre par un ravin très rocheux, très accidenté qui allait enpente vers la mer.

Il semblait qu’il n’y eût pas trace desentier.

Je ne pouvais que marcher d’un pas incertainen me butant aux pierres et aux buissons, du mieux que je pouvais,enchaîné et impuissant comme je l’étais.

Mais le sang s’était séché sur mes blessures,et la fraîche brise de la mer, qui se jouait sur mon front, merendit des forces, ce qui me permit de me faire une idée plusclaire de ma situation.

D’après leurs propos, il était évident que ceshommes étaient des contrebandiers.

Dès lors, ils ne devaient pas éprouver unesympathie bien vive pour le gouvernement, ni souhaiter de soutenirle Roi Jacques en quoi que ce fût.

Il était probable, au contraire, qu’ilsétaient portés vers Monmouth.

En effet, n’avais-je pas vu, la veille unrégiment entier d’infanterie de son armée, lequel avait été levéparmi les gens de la côte.

D’autre part, il se pouvait que leur aviditél’emportât sur leur loyalisme et les décidât à me remettre à lajustice, par l’espoir d’une récompense.

Tout bien considéré, il valait mieux, à monavis, ne rien dire de ma mission et tenir cachés mes papiers aussilongtemps que possible.

Mais je ne pus m’empêcher de me demander,pendant qu’on m’entraînait, quel motif avait poussé ces gens-là àm’attendre dans une embuscade, ainsi qu’ils l’avaient fait.

La route que j’avais suivie était fortécartée, et pourtant bon nombre des voyageurs qui se rendaient del’Ouest à Bristol, par Weston, devaient la prendre.

La bande ne pouvait pas être occupée sanscesse à la garder.

Dès lors pourquoi avait-elle tendu ce piège,cette nuit-là ?

Les contrebandiers, gens sans crainte de laloi, gens décidés à tout, ne s’abaissaient point, généralement, aurôle de voleurs allant à pied, de brigands.

Tant qu’on ne se mêlait pas de leurs affaires,il était rare qu’ils fussent les premiers à causer du désordre.

Donc, pourquoi m’avaient-ils guetté, moi quine leur avais jamais causé aucun tort ?

Pouvait-il se faire que je leur eusse étédénoncé ?

Je continuais à tourner et retourner cesquestions en mon esprit, quand tout ce monde s’arrêta.

Le capitaine lança un coup de sifflet perçant,au moyen d’un sifflet qu’il portait suspendu au cou.

L’endroit où nous nous trouvions était le plussombre et le plus accidenté de toute cette gorge sauvage.

Des deux côtés se dressaient de grandsescarpements qui se rapprochaient au-dessus de nos têtes en unevoûte dont les bords étaient frangés de bruyères et d’ajoncs, ensorte que le ciel noir et les étoiles scintillantes étaient presquecachés.

De gros rochers noirs apparaissaient vaguementdans la lumière indécise, et devant nous un haut fouillis dequelque chose qui ressemblait à des broussailles nous barrait lechemin.

Mais sur un second coup de sifflet, on aperçutà travers les branches un point lumineux, et toute la masses’écarta d’un côté comme si elle avait tourné sur un pivot.

De l’autre côté se voyait un couloir sombre ettortueux, ouvert dans le flanc de la colline.

Nous descendîmes par là en nous baissant, carla voûte de rochers n’était pas très haute.

De chaque côté résonnait le bruit cadencé dela mer.

Après avoir franchi l’entrée, qui avait dûêtre pratiquée à grand renfort de travail à travers le roc massif,nous pénétrâmes dans un souterrain élevé et spacieux, éclairé à unbout par un feu et par plusieurs torches.

À en juger par leur lueur jaune et fumeuse, jepus voir que le toit était au moins à cinquante pieds au-dessus denous, et que de tous côtés en pendaient des cristaux calcaires quiscintillaient de l’éclat le plus vif.

Le sol du souterrain était composé d’un sablefin, aussi doux, aussi velouté qu’un tapis de Wilton, et formantune pente douce.

Cela prouvait que l’ouverture du souterraindevait donner sur la mer ; supposition confirmée par le bruitsourd et l’éclaboussement des vagues, par la fraîcheur et le goûtsalin de l’air qui remplissait toute la grotte.

Mais je ne vis pas l’eau, car un brusquechangement de direction déroba l’issue à mes regards.

Dans cet espace libre, au sein des rochers,qui pouvait avoir soixante pas de long et trente de large, étaiententassés de grandes piles de barils, de tonneaux, de caisses, desmousquets.

Des coutelas, des bâtons, des triques, et dela paille étaient épars sur le sol.

À une extrémité flambait joyeusement un feu debois, qui projetait des ombres bizarres sur les parois et sereflétait en milliers d’étincelles pareilles à des diamants, surles cristaux de la voûte.

La fumée sortait par une grande fissure parmiles rochers.

Sept ou huit autres membres de la bande, lesuns assis sur des caisses, les autres étendus sur le sable autourdu feu, se levèrent promptement et allèrent au-devant de nous ànotre entrée.

– L’avez-vous pris ? crièrent-ils. Est-cequ’il est vraiment venu ? Était-il accompagné ?

– Le voici, et il est seul, répondit lecapitaine. Notre câble l’a descendu de cheval aussi proprementqu’une mouette est prise au filet par un grimpeur de falaises.Qu’avez-vous fait en notre absence, Silas ?

– Nous avons préparé les ballots pour letransport, répondit l’homme interpellé, un marin solide, hâlé,d’âge moyen. La soie et la dentelle sont emballées dans ces caissescarrées couvertes de toile à sac. J’ai marqué l’une du mot :traîne, et l’autre, jute ; il y a un millierde malines, et un cent de brillant. Cela se fera contrepoids sur ledos d’une mule. L’eau-de-vie, le schnaps, leseniedam, l’eau d’or de Hambourg, tout est rangé en bonordre. Le tabac est dans les caisses plates là-bas du côté du TrouNoir. Voilà une besogne qui nous a donné bien du mal, mais enfin çaa pris la tournure d’un arrimage. Le lougre flotte comme un plat àpassoire, et il a tout juste assez de lest pour se tenir droit pourune brise de cinq nœuds.

– A-t-on aperçu quelque indice de laFairy-Queen (Reine des fées) ?

– Aucun. Le grand John est là-bas, au bord del’eau, à guetter ses feux. Ce vent-ci devrait l’amener, si elleavait doublé la Pointe de la Combe Martin. On a vu une voile àenviron dix milles à l’Est-Nord-Est vers le coucher du soleil. Ilse peut que ce soit un schooner de Bristol. Il se peut aussi que cesoit un navire du roi, un bateau-mouche.

– Un bateau escargot, dit le CapitaineMurgatroyd, d’un air narquois. Nous ne pouvons pas pendre l’hommede l’Excise, avant que Venables amène la Fairy-Queen, car,après tout, c’est un homme de son équipage qui a écopé. Qu’il fasselui-même sa sale besogne !

– Mille éclairs ! cria le coquin deHollandais. Ne serait-ce pas une galante façon d’accueillir lecapitaine Venables que d’envoyer le gabelou par le Trou Noir avantson arrivée ? Il peut bien avoir quelque autre besogne à fairepour nous un autre jour.

– Hein ! l’ami, est-ce vous ou moi quicommande ici ? dit le chef, d’une voix irritée. Qu’on amène leprisonnier devant ce feu ! Maintenant entendez bien, chien derequin de terre, vous êtes aussi sûr de mourir que si vous étiezdéjà allongé dans la bière, avec les cierges allumés. Regardez parici.

À ces mots il prit une torche, et à sa rougelumière, montra une large fente qui traversait le sol, à l’autrebout du souterrain.

– Vous pourrez juger de la profondeur duTrou-Noir, dit-il en prenant un baril vide, et le lançant dans legouffre béant.

Nous écoutâmes en silence pendant dix secondesavant qu’un bruit lointain et sourd d’un objet qui se brise nousapprit qu’il était arrivé au fond.

– Ça le portera jusqu’à mi-chemin de l’enfer,avant que le souffle l’abandonne, dit l’un d’eux.

– C’est une mort plus douce que sur la potencede Devizes, dit un autre.

– Non, il faut qu’il aille d’abord à lapotence, cria un troisième. C’est seulement son enterrement quenous arrangeons.

– Il n’a pas ouvert la bouche depuis, lemoment où nous l’avons pris, dit l’homme qu’on nommait Dicon. Ilest donc muet ? Retrouvez votre langue, mon beau gaillard etapprenez-nous comment vous vous appelez. Il aurait mieux valu pourvous être muet de naissance, car vous n’auriez pu prêter un sermentqui a causé la mort de notre camarade.

– J’attendais qu’on m’interrogeât polimentaprès tous ces braillements et ces injures, dis-je. Mon nom estMicah Clarke. Maintenant, veuillez me dire qui vous pouvez être, etde quel droit vous arrêtez les voyageurs paisibles sur la routepublique.

– Notre droit, le voici, répondit Murgatroyden mettant la main sur la poignée de son coutelas. Quant à ce quenous sommes, vous le savez de reste. Vous vous nommez non pointClarke, mais Westhouse ou Waterhouse, et vous êtes ce même, cemaudit employé de l’Excise qui a pincé notre pauvre camarade letonnelier Dick, et dont le serment a causé sa mort à Ilchester.

– Je jure que vous vous trompez, répondis-je.Jamais de ma vie je ne suis allé dans ce pays-là !

– Belles paroles ? Belles paroles !cria un autre contrebandier. Employé de l’Excise ou non, vous aurezà faire le saut, puisque vous connaissez le secret de notresouterrain.

– Votre secret ne court aucun danger avec moi,répondis-je, mais si vous voulez me mettre à mort, j’accueilleraimon sort comme doit le faire un soldat. J’aurais préféré mourir surle champ de bataille plutôt que d’être à la merci d’une pareillemeute de rats-d’eau dans leur terrier.

– Par ma foi, dit Murgatroyd, voilà un langagetrop fier pour être celui d’un homme de l’Excise. Puis il al’attitude d’un vrai soldat. Il serait possible qu’en tendant unpiège à la chouette, nous ayons pris le faucon. Et pourtant noussavions de source certaine qu’il passerait par là, et monté sur uncheval tout pareil.

– Qu’on fasse venir le grand John !suggéra le Hollandais. Je ne donnerais pas une chique de tabac dela Trinité pour la parole du coquin. Le grand John était avec Dickle tonnelier quand il a été pris.

– Oui, grogna le matelot Silas, il a reçu surle bras une estafilade du couteau de l’employé. Si quelqu’un lereconnaît à sa figure, ce sera lui.

– Qu’on l’appelle alors !

Bientôt arriva de l’entrée du souterrain unlong dégingandé, qui y était de garde.

Il avait autour du front un mouchoir rouge, etun tricot bleu, dont il releva lentement la manche tout ens’approchant.

– Où est l’employé Westhouse ? cria-t-il.Il a laissé sa marque sur mon bras. Par ma foi, c’est à peine sielle est guérie. Cette fois, le soleil est du côté du mur ou noussommes, l’employé. Mais… Hallo ! camarade. Quel est-il celuique vous avez mis aux fers ? Ce n’est pas notre homme.

– Pas notre homme ! crièrent-ils avec unevolée de jurons.

– Mais ce gaillard ferait deux hommes de lataille de l’employé, et il resterait de quoi faire le secrétaired’un magistrat. Vous pouvez le pendre, pour plus de sûreté, maisenfin ce n’est pas notre homme.

– Oui, qu’on le pende ! dit Pete leHollandais. Sapperment ! Faut-il que notre souterrain fasseparler de lui dans tout le pays ? Alors où ira-t-elle la jolieMaria, avec ses soieries, et ses satins, ses barils et sescaisses ? Faut-il risquer notre souterrain pour faire plaisirà cet individu ? En outre, est-ce qu’il ne m’a pas frappé à latête, n’a-t-il pas frappé la tête de votre tonnelier, comme s’ilavait tapé sur moi avec mon propre maillet. Est-ce que ça ne méritepas une cravate de chanvre ?

– Est-ce que ça ne mérite pas un grandrumbo ? s’écria Dicon. Avec votre permission,capitaine, je voudrais dire que nous ne sommes point une bande debrigands ni de petits voleurs, mais un équipage d’honnêtes marins,incapables de faire du mal excepté à ceux qui nous en font.L’employé de l’excise Westhouse a fait périr Dick le tonnelier etil est juste qu’il en soit puni par la mort, mais pour ce qui estde mettre à mort ce jeune soldat, je penserais plutôt à saborder lacoquette Maria ou à hisser le gros Roger à la pomme de sonmât.

Je ne sais quelle réponse on aurait faite à cediscours, car à ce moment même un coup de sifflet aigu retentit endehors du souterrain, et deux contrebandiers parurent portant entreeux le corps d’un homme.

Celui-ci se laissait aller d’un air si inerte,que d’abord je le crus mort, mais lorsqu’ils l’eurent jeté sur lesable, il remua, et enfin se mit sur son séant avec l’expressiond’un homme à demi tiré d’un évanouissement.

C’était un personnage trapu, à figure résolue,dont une longue cicatrice blanche traversait la joue.

Il était vêtu d’un habit bleu collant àboutons de cuivre.

– C’est l’homme de l’Excise, Westhouse,crièrent les voix avec ensemble.

– Oui, c’est l’homme de l’Excise, Westhouse,dit l’homme avec calme, en tordant le cou, comme s’il souffrait. Jereprésente la loi du Roi, et au nom de la loi, je vous arrête tous.Je déclare confisquées et saisies toutes les marchandises decontrebande que je vois autour de moi, conformément à la secondesection de la première clause du Statut sur le commerce illégal.S’il y a des honnêtes gens dans la compagnie, ils m’aideront àfaire mon devoir.

En parlant ainsi, il fit un effort pour semettre debout, mais il avait plus de courage que de force, et ilretomba sur le sable au milieu des bruyants éclats de rires desgrossiers marins.

– Nous l’avons trouvé étendu sur la route, enrevenant de chez le père Microft, dit un des nouveaux venus.

C’étaient ceux qui avaient emmené moncheval.

– Il a du passer aussitôt après vous. La cordel’a pris sous le menton et l’a fait tomber à une douzaine de pas.Nous avons vu sur son habit le bouton de l’Excise, c’est pourquoinous l’avons apporté. Par mon corps, il en a donné des coups depied et fait des ruades, jusqu’à ce qu’il fût aux trois quartsassommé.

– Avez-vous détendu la corde ? demanda lecapitaine.

– Nous avons dénoué un des bouts et laissél’autre en place.

– C’est bien. Nous aurons à le garder pour lecapitaine Venables. Mais maintenant il s’agit de notre premierprisonnier. Il faut le fouiller et examiner ses papiers, car il y atant de navires qui font voile sous un faux pavillon, que noussommes forcés d’être attentifs. Vous entendez, monsieur lesoldat ? Qu’est-ce qui vous amène dans ce pays et quel Roiservez-vous ? Car j’ai entendu parler d’une mutinerie et dedeux patrons qui se disputent le même grade dans le vieux vaisseauanglais.

– Je sers sous le Roi Monmouth, répondis-je,voyant que la fouille en question aboutirait à la découverte de mespapiers.

– Sous le Roi Monmouth ! s’écria lecontrebandier. Non, mon ami, voilà qui a un air de mensonge. Le bonRoi a trop grand besoin de ses amis dans le Sud, à ce que j’ai ouidire, pour envoyer un aussi bon soldat à l’aventure le long de lacôte, comme un naufrageur de Cornouailles par un temps deSud-Ouest.

– Je porte, dis-je, des dépêches de la propremain du Roi, adressées à Henri, Duc de Beaufort, dans son châteaude Badminton. Vous pourrez les trouver dans ma poche de dedans,mais je vous prie de ne pas rompre le cachet, car cela jetterait dudiscrédit sur ma mission.

– Monsieur, cria l’employé de l’Excise, en sesoulevant sur son coude, je vous déclare pour cela en étatd’arrestation, sous l’accusation de trahison, de fauteur detrahison, de vagabond et d’individu sans maître aux termes duquatrième statut de l’Acte. En ma qualité de représentant de laloi, je vous somme de vous soumettre à mon mandat.

– Fermez-lui la gueule avec votre écharpe,Jim, dit Murgatroyd. Quand Venables viendra, il trouvera bientôt lemoyen d’enrayer son débit… Oui, reprit-il, en examinant le verso demes papiers, il y est écrit : « De la part de Jacques IId’Angleterre, connu jusqu’à ce jour sous le nom de Duc de Monmouth,à Henri, Duc de Beaufort, Président de Galles, par les mains ducapitaine Micah Clarke, du régiment d’infanterie du comté de Wilts,du colonel Saxon. » Enlevez les cordes, Dicon. Ainsi donc,Capitaine, vous voici redevenu libre, et je suis fâché que nousvous ayons maltraité sans le savoir. Nous sommes du premier audernier, de bons Luthériens, et plus disposés à vous aider qu’àvous entraver dans votre mission.

– Ne pourrions-nous pas en effet l’aider àfaire son voyage ? dit le lieutenant Silas. Pour mon compte,je ne craindrais pas de mouiller ma jaquette ou de barbouiller mamain de goudron en faveur de la cause, et je suis certain que vousêtes tous dans les mêmes dispositions que moi. Maintenant, aveccette brise, nous pourrions pousser jusqu’à Bristol et débarquer lecapitaine, le matin. Cela lui éviterait le danger d’être saisi auvol, par quelqu’un des requins de terre qui sont sur la route.

– Oui, oui, s’écria le grand John, lacavalerie du Roi bat le pays jusqu’au delà de Weston, mais ilpourrait leur brûler la politesse, s’il était à bord de laMaria.

– Bon, dit Murgatroyd, nous pourrions être deretour en trois longues bordées. Venables aura besoin d’un jour oudeux pour débarquer ses marchandises. Si nous devons naviguer decompagnie, nous aurons du temps de reste. Ce plan vousarrangera-t-il, capitaine ?

– Mon cheval, objectai-je.

– Il ne faut pas que cela nous arrête. Je peuxgréer une écurie confortable avec mes espars de rechange et dugrillage. Le vent est tombé. Le lougre pourrait être amené à lacôte de l’Homme Mort, et on y ferait entrer le cheval. Courez chezle vieux père, Jim, et vous, Silas, occupez-vous du bateau. Voicide la viande froide, capitaine, et du biscuit – l’ordinaire dumarin – avec un verre de vrai Jamaïque pour les faire descendre, etvous ne devez pas avoir l’estomac trop délicat pour des metsgrossiers.

Je m’assis sur un baril près du feu et étiraimes membres raidis et engourdis par leur immobilité pendant qu’undes marins lavait la coupure de ma tête avec un mouchoir mouillé etqu’un autre mettait de la nourriture sur une caisse devant moi.

Le reste de la bande s’était rendu à l’entréede la caverne pour mettre le lougre en état, à l’exception de deuxou trois qui gardaient l’infortuné employé de l’Excise.

Il était assis le dos contre la paroi de lacaverne, les bras croisés sur sa poitrine, jetant de temps à autresur les contrebandiers des regards menaçants, tels qu’un vieuxmâtin plein de courage en jetterait à une meute de loups quil’auraient terrassé.

Je me demandais intérieurement s’il ne seraitpas possible de tenter quelque chose pour le tirer d’affaire, quandMurgatroyd survint, et plongeant une tasse de fer blanc dans lebaril de rhum défoncé, la vida au succès de ma mission.

– J’enverrai Silas Bolitho avec vous, dit-il,pendant que je resterai ici à attendre Venables, qui commande monnavire compagnon. Si je puis faire quelque chose pour vous faireoublier ce mauvais traitement…

– Une seule chose, dis-je avec vivacité. C’estautant, ou plus encore pour vous que pour moi, que je vous ledemande. Ne laissez pas tuer ce malheureux.

La figure de Murgatroyd s’empourpra decolère.

– Vous avez le langage franc, dit-il. Ce n’estpoint un meurtre, mais un acte de justice. Quel mal faisons-nousici ? Il n’y a pas dans tout le pays une seule vieilleménagère qui ne nous bénisse. Où achètera-t-elle son souchong, ouson eau-de-vie, si ce n’est chez nous ? Nous demandons unfaible profit, et n’imposons nos marchandises à personne. Noussommes de paisibles commerçants. Et pourtant cet homme et sespareils sont sans cesse à aboyer sur nos talons. On dirait deschiens marins après un banc de morues. Nous avons été harcelés,pourchassés. Nous avons reçu des balles, au point qu’il nous afallu chercher un abri dans des cavernes comme celle-ci. Il y a unmois, quatre de nos hommes portaient un baril, de l’autre côté dela montagne au fermier Black, qui a fait des affaires avec nousdepuis ces cinq dernières années. Tout à coup surgissent unedizaine de cavaliers, conduits par cet employé de l’Excise. Ilsjouent de la pointe et du tranchant, fendent le bras au grand Johnet font prisonnier Dick le tonnelier.

« Dick a été traîné dans la prisond’Ilchester, et pendu après les assises, comme on pend une fouinesur la porte d’un garde-chasse. Nous avons appris que ce mêmeemployé de l’Excise passerait par là, et il ne se doutait guère quenous le guetterions. Qu’y a-t-il d’étonnant à ce que nous lui ayonstendu un piège et qu’après l’avoir pris, nous lui fassions subir lamême justice qu’il a infligée à nos camarades !

– Il n’est qu’un serviteur, objectai-je ;ce n’est pas lui qui a fait la loi ; c’est son devoir del’appliquer. C’est avec la loi elle-même que vous êtes enquerelle.

– Vous avez raison, dit le contrebandier d’unair sombre. C’est surtout avec le juge Moorcroft que nous aurons àrégler le compte. Il se peut que dans sa tournée il passe sur cetteroute. Fasse le ciel qu’il prenne ce chemin ! Mais nouspendrons aussi l’employé de l’Excise. Maintenant il connaît notresouterrain, et ce serait folie de le laisser partir.

Je vis qu’il était inutile d’argumenter pluslongtemps.

Aussi je me contentai de laisser tomber moncouteau de poche sur le sable à portée de la main du prisonnierdans l’espoir que cela pourrait lui servir.

Ses gardes riaient et plaisantaient ensemble,et ne s’occupaient guère de leur captif, mais l’employé avaitl’esprit suffisamment en éveil, car je vis sa main se fermer sur lecouteau.

J’avais passé environ une heure à me promeneren fumant, lorsque le lieutenant Silas reparut, annonçant que lelougre était prêt, et le cheval à bord.

Je dis adieu à Murgatroyd, et hasardais enfaveur de l’employé de l’Excise quelques mots qui furent accueillispar un froncement de sourcils et un serrement de main où il y avaitde la mauvaise humeur.

Un canot était tiré sur le sable en dedans dusouterrain, près du bord de l’eau.

J’y entrai, comme on me dit de le faire, avecmon sabre et mes pistolets, qui m’avaient été rendus.

L’équipage le poussa au large et s’y embarquad’un saut dès qu’il fut en eau profonde.

À la faible lueur de la torche unique queMurgatroyd tenait sur l’extrême bord, je vis que le toit de lagrotte s’abaissait rapidement au-dessus de nous, pendant que nousramions du côté de l’entrée. Il finissait par baisser tellementqu’il y avait à peine quelques pieds de distance entre lui et lamer, et qu’il nous fallut courber la tête pour éviter les rochersqui nous dominaient.

Les rameurs donnèrent deux bons coupsd’aviron, et nous passâmes brusquement sous le rideau vertical,pour nous trouver au grand air, sous les étoiles, qui brillaientd’un éclat trouble, et la lune, qui se montrait en un contour vagueet indécis, à travers un brouillard de plus en plus dense.

Juste en face de nous se présentait une tachefoncée, mal délimitée, qui à notre approche prit la forme d’unlougre de grande taille se soulevant et s’abaissant suivant lespulsations de la mer.

Ses vergues longues et minces, le réseaudélicat des cordages montaient au-dessus de nous pendant que nousnous glissions sous la voûte, et que le grincement des poulies, lefroissement des câbles, indiquaient qu’il était prêt à accomplir cevoyage.

Il allait d’une allure légère et gracieuse,pareil à un gigantesque oiseau de mer déployant une aile, puisl’autre, pour se préparer à prendre son vol.

Les bateliers nous mirent bord à bord etattachèrent le canot, pendant que j’escaladais les bastingages etmettais le pied sur le pont.

C’était un navire spacieux, très large aumilieu, avec une élégante courbure aux bans, et des mâts d’unehauteur bien supérieure à tous ceux que j’avais vus aux navires dece genre sur le Solent.

Il était ponté à l’avant, mais avait l’arrièrefort profond, avec des cordages figés sur toute la longueur descôtés pour assujettir les barils, lorsque la soute étaitpleine.

Au milieu de cet arrière-pont, les marinsavaient établi une solide écurie où se tenait debout mon bravecheval devant un seau d’avoine.

Mon vieil ami frotta ses naseaux contre mafigure, dès que je fus à bord, et poussa un hennissement de joie enretrouvant son maître.

Nous étions encore à échanger des caresses,lorsque la tête grisonnante du lieutenant Bolitho apparutbrusquement à l’écoutille de la cabine.

– Nous voici en bon chemin, Capitaine Clarke,dit-il, la brise est tout à fait tombée, comme vous pouvez le voir,et il pourra s’écouler assez longtemps avant que nous soyonsarrivés à votre port. N’êtes-vous pas fatigué ?

– Je suis un peu las, avouai-je. J’ai encoredes battements dans la tête par suite de la fêlure que j’ai attrapéquand votre corde m’a jetée à terre.

– Une heure ou deux de sommeil vous rendrontaussi dispos qu’un poulet de la mère Carey. Votre cheval est biensoigné, et vous pouvez le quitter sans crainte. Je chargerai unhomme de s’occuper de lui, bien que, à dire la vérité, les coquinss’entendent en bonnettes et en drisses, mieux qu’en ce qui regardeles chevaux et leurs besoins. En tous cas, il ne peut lui survenirrien de fâcheux. Aussi ferez-vous mieux de descendre etd’entrer.

Je descendis donc les marches raides quiconduisaient à la cabine basse de plafond du lougre.

Des deux côtés un enfoncement dans la paroiavait été aménagé en couchette.

– Voici votre lit, dit-il, en me montrantl’une d’elles. Nous vous appellerons quand nous aurons du nouveau àvous apprendre.

Je n’eus pas besoin d’une seconde invitation.Je m’étendis aussitôt sans me déshabiller, et au bout de quelquesminutes je tombai dans un sommeil sans rêves, que ne purentinterrompre ni le doux mouvement du navire, ni les piétinements quirésonnaient au-dessus de ma tête.

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