Micah Clarke – Tome II – Le Capitaine Micah Clarke

VII – Nouvelles reçues de Havant.

Après avoir donné mes ordres pour que Covenantfût sellé et harnaché le lendemain à la pointe du jour, j’étaisrentré dans ma chambre, et je me préparais pour une longue nuit derepos, quand Sir Gervas, qui couchait dans la même pièce, entra endansant et agitant au-dessus de sa tête un paquet de papiers.

– Trois devinettes, Clarke, cria-t-il.Qu’est-ce que vous désireriez le plus ?

– Des lettres de Havant, dis-je vivement.

– Juste ! répondit-il en les jetant surmes genoux. En voilà trois, et pas une qui soit d’une écritureféminine. Je veux être pendu si je comprends ce que vous avez faitde toute votre vie :

Comment un cœur jeune peut-il renoncer

À l’amour de la femme, au vin qui pétille ?

« Mais vous êtes si absorbé par vosnouvelles que vous n’avez pas remarqué ma transformation.

– Ah ! où donc avez-vous trouvé toutcela ? demandai-je, fort étonné.

Il était vêtu d’un costume de nuance prunetrès délicate avec des boutons et des bordures d’or, que faisaientressortir des culottes de soie et des souliers à l’espagnole avecdes roses sur le cou-de-pied.

– Cela sent plus la Cour que le camp, dit SirGervas en se frottant les mains et promenant sur sa personne desregards fort satisfaits. Je suis également ravitaillé en fait deratafia et d’eau de fleur d’oranger. En plus, j’ai deux perruques,une courte, et une de gala, une livre du tabac à priser impérialqui se vend à l’enseigne de « l’Homme noir », une boitede poudre à cheveux de De Crépigny, mon manchon en peau de renardet plusieurs autres choses indispensables. Mais je vous gêne dansvotre lecture.

– J’en ai vu assez pour être assuré que toutva bien à la maison, répondis-je en jetant un coup d’œil sur lalettre de mon père. Mais comment sont venues toutes ceschoses ?

– Des cavaliers sont arrivés de Petersfield etles ont apportées. Quant à ma petite caisse, garnie par un bon amique j’ai à la ville, elle a été expédiée à Bristol, où on supposeque je me trouve présentement, et où je serais en effet si jen’avais eu la bonne fortune de rencontrer votre troupe. La caisse anéanmoins trouvé le moyen d’arriver à l’Hôtellerie de Bruton, et labonne femme qui la dirige et dont je me suis fait une amie, a sus’arranger pour me la faire parvenir. C’est une règle utile àsuivre, Clarke, dans ce pèlerinage terrestre : il faut toujoursembrasser l’hôtelière. C’est peut-être peu de close, mais en sommela vie est faite de petites choses. J’ai peu de principes fixes, jele crains, mais il en est deux que je puis me flatter de ne jamaisvioler. Je suis toujours pourvu d’un tire-bouchon, et jamais je nemanque d’embrasser l’hôtelière.

– D’après ce que j’ai vu de vous, dis-je enriant, je pourrais me porter garant que ces deux devoirs sonttoujours accomplis.

– J’ai des lettres moi aussi, dit-il ens’asseyant sur le bord du lit, et parcourant un rouleau de papiers.« Votre Araminte au cœur brisé. » Hum ! la donzellene doit pas savoir que je suis ruiné. Sans quoi son cœur seraitbientôt raccommodé… Qu’est-ce que cela ? Un défi pour fairecombattre mon coq Julius contre le jeune coq de Lord Dorchester,enjeu cent guinées. Par ma foi, j’ai trop d’occupation à soutenirl’oiseau de Monmouth, pour l’enjeu du championnat… Un autrem’invite à une partie de chasse au cerf à Epping… Diantre, si jen’avais pas gagné au large, je me verrais moi-même aux abois, avecune meute de mâtins d’huissiers aux talons… Une lettre où mondrapier me réclame son dû. Il peut supporter cette perte. Je lui airéglé plus d’une note bien longue… Une offre de trois mille livresque me fait le petit Dicky Chichester ! Non, non, Dicky, pasde cela. Un gentleman ne doit pas vivre aux crochets de ses amis.On n’en est pas moins très reconnaissant… Qu’est-cemaintenant ? De Mistress Butterworth. Pas d’argentdepuis trois semaines : des garnisaires dans la maison ! Non,malédiction, voilà qui est trop fort !

– Qu’y a-t-il ? demandai-je eninterrompant la lecture de mes propres lettres.

La figure pâle du baronnet avait pris unelégère coloration, et il arpentait la pièce d’un air furieux, unelettre froissée à la main.

– C’est une honte abominable, Clarke,s’écria-t-il. Par la corde, elle aura ma montre, qui sort de chezTompion, à l’enseigne des Trois-Couronnes, dans la Cour deSaint-Paul, et qui a coûté toute neuve cent livres ! Celapourra assurer son existence pendant quelques mois… Pour celaMortimer aura à se mesurer à l’épée avec moi. J’écrirai le mot devilain sur lui avec la pointe de ma rapière.

– Je ne vous ai jamais vu en colère jusqu’à cejour, dis-je.

– Non, répondit-il en riant. Bien des gensm’ont fréquenté pendant des années et me donneraient un certificatd’égalité d’humeur. Mais cela est trop fort. Sir Edward Mortimerest le frère cadet de ma mère, mais il n’est pas mon aîné debeaucoup. Un jeune homme convenable, tiré à quatre épingles, à lavoix douce, le voilà tel qu’il fut toujours. En conséquence dequoi, il a réussi dans le monde, et a joint les terres aux terres,selon le langage de l’Écriture. Au temps jadis, je l’ai aidé de mabourse, mais il n’a pas tardé à devenir plus riche que moi, car ilgardait tout ce qu’il gagnait. Moi au contraire, tout ce que jegagnais… Bah ! cela s’est dissipé comme la fumée de la pipeque vous allumez en ce moment. Lorsque je m’aperçus qu’il n’y avaitplus rien, je reçus de Mortimer un prêt qui était suffisant pour mepermettre de me rendre dans la Virginie, ainsi que je le désirais,et de faire emplette d’un cheval et d’un équipement. La chancepouvait tourner de telle sorte, Clarke, que les domaines des Jérômelui revinssent, s’il m’arrivait un accident. Aussi ne voyait-ilaucun inconvénient à ce que je partisse pour le pays des fièvres etdes couteaux à scalper. Non, ne hochez pas la tête, mon chercampagnard, vous êtes peu au fait des malices du monde.

– Faites-lui crédit, jusqu’à ce que le piresoit prouvé, dis-je en m’asseyant sur le lit, et fumant, meslettres étalées devant moi.

– Il est prouvé, le pire, dit Sir Gervas, dontla figure s’assombrit. Comme je l’ai dit, j’ai rendu à Mortimerquelques services, dont il aurait bien dû garder le souvenir,quoique je ne juge pas convenable de les lui rappeler. CetteMistress Butterworth a été ma nourrice, et ma familleavait l’habitude de pourvoir à son entretien. Je ne pouvais mefaire à l’idée que la ruine de ma fortune lui ferait perdre une oudeux pauvres guinées par semaine, sa seule ressource contre lafaim. Je demandai donc à Mortimer une seule chose, au nom de notreancienne amitié, c’était de continuer cette aumône. Je lui promisque si je réussissais, je le rembourserais entièrement. Ce vilainau cœur bas me serra la main avec chaleur et jura de le faire.Combien la nature humaine est chose vile, Clarke ! Pour cettemisérable somme, lui, un homme riche, il a manqué à son engagement.Il a abandonné cette pauvre femme à la mort par la faim. Mais il mepaiera cela. Il me croit sur l’Atlantique. Si je marche sur Londresavec ces braves garçons, je dérangerai l’harmonie de sa pieuseexistence jusqu’à ce jour… Je me contenterai des cadrans solaires,et ma montre ira aux mains de la mère Butterworth. Bénis soient sesamples seins ! J’ai goûté de bien des liquides, mais jeparierais volontiers que le premier de tous était le plussalutaire. Eh bien ? Et vos lettres ? Vous avez eu desfroncements et des sourires comme un jour d’Avril.

– En voici une de mon père, à laquelle ma mèrea ajouté un mot, dis-je. La seconde est d’un vieil ami à moi,Zacharie Palmer, le charpentier du village. La troisième est deSalomon Sprent, un marin retiré, pour qui j’ai de l’affection et durespect.

– Voilà un rare trio de porteurs de nouvelles,Clarke. Je voudrais connaître votre père. D’après ce que vousdites, ce doit être un solide bloc de chêne anglais. Je disais, iln’y a qu’un instant, que vous ne connaissiez guère le monde, maisvraiment il peut se faire que dans votre village on voit l’humanitéexempte de tout vernis, et qu’ainsi on en vienne à mieux voir lebon côté de la nature humaine. Avec ou sans vernis, le mauvaisfinit toujours par percer à jour. Or, sans aucun doute, cecharpentier et ce marin se montrent tels qu’ils sont. On peutconnaître, pendant toute la durée d’une existence, mes amis de lacour sans jamais pénétrer jusqu’à leur nature réelle, et peut-êtreaussi se trouverait-on mal récompensé de cette recherche.Peste ! voilà que je deviens philosophe, ce qui fut toujoursle refuge de l’homme ruiné. Qu’on me donne un tonneau, je lemettrai sur la Piazza de Covent-Garden, et je serai le Diogène deLondres. Je ne demande pas à redevenir riche, Micah ! Que ditdonc le vieux couplet :

Notre argent ne sera pas notre maître,

Et ne nous traînera pas à Goldsmith Hall.

Ni pirates ni naufrages ne peuvent nous effrayer,

Nous qui ne possédons point de domaines,

Qui ne redoutons ni pillages ni impôts,

Qui n’avons nul besoin de fermer nos portes à clef.

Quand on est à terre, on ne risque plus de tomber.

« Ce dernier vers ferait une jolie devisepour un asile de mendiants.

– Vous allez réveiller Sir Stephen, dis-jepour le mettre sur ses gardes, car il chantait à tue-tête.

– Pas de danger. Lui et ses apprentiss’exerçaient au sabre dans le hall, lorsque je l’ai traversé. C’estun coup d’œil qui en vaut la peine. Le vieux qui bat du pied, quibrandit son arme et crie : Ha ! en l’abaissant.Mistress Ruth et l’ami Lockarby sont dans la chambre auxtapisseries. Elle est occupée à filer, et lui à lire à haute voixun de ces divertissants ouvrages qu’elle aurait voulu me voir lire.M’est avis qu’elle a entrepris de le convertir, et cela finirapeut-être en ceci : que c’est lui qui la convertira de fille enfemme mariée. Ainsi donc vous allez trouver le Duc deBeaufort ! Eh bien, je serais charmé de faire le voyage avecvous, mais Saxon ne voudra rien entendre, et je dois m’occuperavant tout de mes mousquetaires. Que Dieu vous ramène sain etsauf ! Où sont ma poudre au jasmin et ma boite àmouches ? Lisez-moi vos lettres, s’il y a quelque chosed’intéressant. J’ai cassé le cou à une bouteille, à l’auberge, encompagnie de notre vaillant colonel, et il m’en a dit assez longsur votre intérieur à Havant pour me faire désirer de le mieuxconnaître.

– C’est un intérieur un peu sérieux,dis-je.

– Non, j’ai l’esprit tourné aux chosessérieuses. Allez-y, quand même il y aurait là toute la philosophieplatonicienne.

– Celle-ci est du vénérable charpentier qui aété pendant de longues années mon conseiller et mon ami. Cet hommeest religieux sans rien du sectaire, philosophe sans être attaché àun parti, affectueux sans faiblesse.

– Un modèle, vraiment, s’écria Sir Gervas,occupé à manier sa brosse à sourcils.

– Voici ce qu’il dit, repris-je.

Puis, je me mis à lire la lettre même que jevous transcris maintenant :

« Ayant appris par votre père, mon chergarçon, qu’il y avait quelque possibilité de vous faire parvenirune lettre, j’ai écrit celle-ci, que je vous envoie par les soinsdu digne John Packingham, de Chichester, qui part maintenant pourl’Ouest.

« J’espère que vous êtes sain et sauf,avec l’armée de Monmouth, et que vous y avez obtenu un emploihonorable.

« Je suis certain que vous trouverezparmi vos camarades un certain nombre de sectaires excessifs, ainsique d’autres qui sont des railleurs et des incroyants.

« Suivez mes conseils, ami, écartez-vousdes uns et des autres.

« Car le fanatique est l’homme qui nes’en tient pas à défendre la liberté de son propre culte, ce qui neserait que justice, mais veut encore s’imposer à la conscienced’autrui, et par là tombe dans cette même erreur contre laquelle ilcombat.

« D’autre part, le simple railleur sanscervelle est inférieur à la bête des champs, car il n’en a pasl’instinctif respect de soi-même et l’humble résignation…

– Par ma foi, s’écria le baronnet, le vieuxgentleman a un côté de la langue assez rude.

« Prenons la religion par sa base la pluslarge, car la vérité a plus de largeur que nous ne sommes capablesd’en concevoir.

« La présence d’une table prouvel’existence d’un charpentier, et de même la présence de l’universprouve celle d’un être qui a fait l’univers, quelque soit ce nomqu’on lui donne.

« Jusque là vous avez sous les pieds unsol très ferme, sans qu’il y ait besoin d’inspiration,d’enseignement, ni d’une aide quelconque.

« Dès lors, puisqu’il doit y arriver unauteur de l’univers, jugeons de sa nature par son œuvre.

« Nous ne pouvons observer les gloires dufirmament, son étendue infinie, sa beauté, et l’art divin aveclequel il a été pourvu aux besoins de toutes les plantes, de tousles animaux, et ne point voir qu’il est plein de sagesse,d’intelligence et de puissance.

« Nous somme encore ici, vous lereconnaîtrez, sur un terrain solide, sans avoir besoin d’appeler ànotre aide autre chose que la pure raison.

« Quand nous sommes parvenus à ce point,demandons-nous pour quelle fin l’univers a été fait et pour quellefin nous y avons été mis.

« La nature tout entière nous enseigneque ce doit être pour nous perfectionner, pour tendre plus haut,pour croître en vertu véritable, en science, en sagesse.

« La Nature est un prédicateur muet quise fait entendre les jours de la semaine comme le jour duSabbat.

« Nous voyons le gland grandir en unchêne, l’œuf produire l’oiseau, la chenille devenir papillon.

« Dès lors, douterons-nous que l’âmehumaine, de toutes les choses la plus précieuse, ne soit aussi surla route qui monte.

« Et comment l’âme peut-elle faire duprogrès, sinon en cultivant la vertu et l’empire surelle-même ?

« Peut-il exister une autrevoie ?

« Il n’en est aucune.

« Ainsi donc nous pouvons dire avecconfiance que nous sommes placés ici-bas pour croître en science eten vertu.

« Voilà l’essence intime de la religion,et pour aller jusque-là, il n’est pas besoin de foi.

« Cela est aussi vrai et aussisusceptible de démonstration qu’aucun des exercices d’Euclide quenous avons étudiés ensemble.

« Sur ce terrain commun les hommes ontélevé bien des édifices différents.

« Le Christianisme, la religion deMahomet, la croyance des Orientaux, toutes ont une mêmesubstance.

« Les diversités se trouvent dans lesformes et les détails.

« Tenons-nous en à notre foi chrétienne,la doctrine de l’amour, celle qui est si belle, qui a été souventenseignée, et rarement mise en pratique, mais ne méprisons pointnos semblables, car tous nous sommes les branches issues d’une mêmeracine, la vérité.

« L’homme quitte les ténèbres pour lalumière : il y passe quelque temps, puis il retourne dans lesténèbres.

« Micah, mon garçon, les jours passent,pour moi comme pour toi.

« Qu’ils ne se passent point en pureperte !

« Leur nombre est bien petit.

« Que dit Pétrarque ? : À celuiqui y entre, la vie parait l’infini ; à celui qui la quitte,le néant.

« Que chaque jour, chaque heure soientemployés à seconder les vues du Créateur, à mettre en œuvre toutesles puissances du bien qui sont en vous.

« Qu’est-ce que la douleur, le travail,le chagrin ?

« C’est le nuage qui passe devant lesoleil. Ce qui est tout, c’est le résultat de l’œuvre bienfaite.

« Il est éternel ; il vit ets’accroît de siècle en siècle.

« Ne vous arrêtez pas pour vousreposer.

« Le repos viendra quand sera achevéel’heure du travail.

« Que Dieu vous protège et vousgarde !

« Il n’y a pas grand-chose denouveau.

« La garnison de Portsmouth est partiepour l’Ouest.

« Sir John Lawson, le magistrat, est venuici et a fait des menaces à votre père et à d’autres, mais il nepeut faire grand-chose faute de preuves.

« L’Église et les Dissenters se prennentà la gorge, comme toujours.

« Vraiment l’austère Loi de Moïse règneplus longtemps que les douces paroles du Christ.

« Adieu, mon cher garçon, recevez lesmeilleurs souhaits de votre ami à la tête grisonnante.

« ZACHARIE PALMER »

– Corbleu ! s’écria Sir Gervas, pendantque je repliais la lettre, j’ai entendu Stillingfleet et Tenison,mais je n’ai jamais écouté un meilleur sermon. Celui-là, c’est unévêque déguisé en charpentier. Mais voyons notre ami le marin.Est-ce un théologien en droit, un docteur en droit canon parmi lesloups de mer ?

– Salomon Sprent est un personnage toutdifférent, bien qu’il soit fort bon en son genre, dis-je, mais vousallez juger de lui par sa lettre.

– Maître Clarke.

« La dernière fois que nous fûmes decompagnie, j’ai couru sous les batteries, en service d’enlèvement,pendant que vous restiez au large et attendiez les signaux.

« M’étant arrêté pour me radouber etpasser l’examen de ma prise, qui s’est trouvée être en bonnecondition pour le gréement et la charpente…

– Que diable veut-il dire ? demanda SirGervas.

– C’est d’une demoiselle qu’il parle, PhébéDawson, la sœur du forgeron. Il est resté pendant plus de quaranteans presque sans mettre le pied sur la terre ferme. Aussis’exprime-t-il en ce jargon maritime, tout en s’imaginant qu’ilparle un anglais aussi pur que n’importe qui dans le Hampshire.

– Alors, continuez, dit le baronnet.

« Lui ayant lu les règlements de guerre,je lui ai expliqué les conditions d’après lesquelles nous devionsnaviguer de conserve dans le voyage de la vie, savoir :

« Premièrement : elle obéira aux signauxsans faire de questions, dès qu’ils seront reçus.

« Deuxièmement : elle gouvernera d’aprèsmon calcul.

« Troisièmement : elle me soutiendra enfidèle navire de conserve, qu’il fasse mauvais temps, ou dans labataille, ou dans le naufrage.

« Quatrièmement : elle se mettra à l’abrisous mes canons, en cas d’attaque par des bandits, corsaires, ougarde-côtes.

« Cinquièmement : j’aurai à la tenir enbon état, à la mettre en cale sèche de temps en temps, et pourvoirà ce qu’elle soit bien repeinte, approvisionné de parois,d’étamine, ainsi qu’il convient pour un coquet navired’agrément.

« Sixièmement : je m’interdirai deprendre à la remorque aucun autre bateau, et s’il s’en trouve unqui me soit amarré présentement, je couperai les aussières.

« Septièmement : je devrai la ravitaillerchaque jour.

« Huitièmement : si par hasard ellevenait à avoir une voie d’eau, ou à se trouver échouée etprisonnière dans un banc de sable, j’aurai à la soutenir, la videravec la pompe, et la redresser.

« Neuvièmement : arborer le pavillonprotestant à la pomme du grand mât pendant la traversée de la vie,et tracer notre route vers le grand port, avec l’espoir derencontrer un amarrage et un fond propre à jeter l’ancre, pour deuxnavires de construction anglaise, quand ils seront désarmés pourl’éternité.

« Le huitième coup du quart de midiallait sonner quand ces articles ont été signés et scellés.

« Ensuite, lorsque j’ai piqué sur vous,je n’ai pas seulement aperçu le bout de notre hunier.

« Bientôt après, j’ai appris que vousétiez parti pour servir comme soldat, en compagnie de ce bâtimentefflanqué, dégingandé, aux longs espars, à la mine de corsaire, quej’avais vu quelques jours auparavant dans le village.

« Je trouve que vous ne vous êtes pastrop bien conduit envers moi, en partant sans même me saluer devotre pavillon.

« Mais peut-être que la marée étaitfavorable, et que vous ne pouviez pas attendre.

« Si je n’avais pas été affligé d’un mâtde fortune, un de mes espars coupé, j’aurais eu le plus grandplaisir à ceindre mon sabre d’abordage et à sentir encore la poudreà canon.

« Et je le ferais encore, malgré ma pattede bois et le reste, sans mon vaisseau compagnon, qui pourrait seplaindre de la violation du contrat et dès lors s’esquiver.

« Il faut que je suive le feu de sa poupejusqu’au jour où nous serons légalement unis.

« Adieu, matelot !

« Dans l’action, suivez le conseil d’unvieux marin, gardez la position du vent, et à l’abordage !

« Dites cela à votre amiral le jour de labataille.

« Dites-le lui tout bas, à l’oreille.

« Dites-lui : gardez la position duvent et allez-y : à l’abordage.

« Dites-lui aussi qu’il frappe vite,qu’il frappe fort, qu’il frappe toujours.

« C’est ainsi que parlait ChristopheMinga, et jamais on ne mit à la mer un homme meilleur, bien qu’ilait eu à grimper à travers le tuyau à aussière.

« Bien à vous et à vos ordres.

« SALOMON SPRENT »

Pendant toute la lecture de cette épître, SirGervas n’avait fait que rire en dedans, mais la dernière partienous fit rire aux éclats.

– Qu’il soit à terre ou à bord, il veutabsolument que toute bataille soit un combat naval, dit lebaronnet. Il aurait fallu que vous eussiez ce sage conseil àproposer dans la réunion convoquée aujourd’hui par Monmouth. Sijamais il vous demande votre avis, répondez-lui : « Gardez laposition du vent et montez à l’abordage !»

– Il faut que je dorme, dis-je en posant mapipe. Je dois me mettre en route dès la pointe du jour.

– Non, je vous en prie, mettez le comble àvotre bonté en me permettant d’entrevoir votre respectable père, laTête-Ronde.

– Il n’y a que quelques lignes, répondis-je.Il a toujours été bref dans son langage, mais puisqu’elles vousintéressent, je vais vous le lire :

« Je vous envoie la présente, mon cherfils, par un homme pieux, pour vous dire que j’espère que vous vouscomportez ainsi qu’il vous convient.

« Dans toutes les difficultés et tous lesdangers, ne comptez pas sur vous, mais invoquez l’aide d’enhaut.

« Si vous exercez un commandement,enseignez à vos hommes à chanter des psaumes au moment où ils serangent en bataille, selon la bonne vieille coutume.

« Dans l’action, usez de la pointe plutôtque du tranchant.

« Un coup d’estoc doit parer un coup detaille.

« Votre mère et les autres vous envoientleur affection.

« Sir John Lawson a tourné autour d’icicomme un loup affamé, mais il n’a pu trouver aucune preuve contremoi.

« John Marchbank, de Bedhampton, a étéjeté en prison.

« Véritablement l’Antéchrist règne sur lepays, mais le royaume de la lumière est proche.

« Frappez avec entrain pour la vérité etla conscience.

« Votre père affectueux,

« JOSEPH CLARKE »

« Post-scriptum (de ma mère) :J’espère que vous vous rappelez ce que je vous ai dit au sujet devos caleçons et aussi des larges collets de toile, que voustrouverez dans le sac.

« Il n’y a guère plus d’une semaine quevous êtes parti, et pourtant cela paraît une année.

« Quand vous aurez froid ou que vousserez mouillé, prenez dix gouttes de l’élixir de Daffy dans unpetit verre d’eau de vie.

« Si les pieds vous cuisent, frottez lededans de vos bottes avec du suif.

« Rappelez-moi à Maître Saxon, et àMaître Lockarby, s’il est avec vous.

« Son père a été dans une rage folle parsuite de son départ, car il avait à brasser une grande quantité debière et personne pour surveiller la cuve à fermentation.

« Ruth a fait cuire un gâteau, mais lefour lui a joué un mauvais tour, et le dedans est resté en pâtemolle.

« Un millier de baisers, cher cœur, de lapart de votre tendre mère.

« M. C. »

– Un couple de gens sensés, dit Sir Gervasqui, après avoir achevé sa toilette, s’était mis au lit. Maintenantje commence à comprendre comment vous êtes fabriqué, Clarke. Jevois les fils dont on s’est servi pour vous tisser. Votre pèreveille à vos besoins spirituels ; votre mère se préoccupe desbesoins matériels. Mais je crois que le prêche du vieux charpentierest plus à votre goût. Vous êtes un infâme latitudinaire, monhomme. Sir Stephen crierait haro sur vous et Josué Pettigrue vousrenierait. Bon ! éteignons la lumière, car nous devons tousles deux être en mouvement au chant du coq. Voilà notre religionpour le moment.

– Celle des premiers Chrétiens,suggérai-je.

Sur quoi on rit tous les deux.

Puis, on s’endormit.

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