Micah Clarke – Tome II – Le Capitaine Micah Clarke

XI – La querelle au conseil.

Au moment où je me présentai, le Conseil duRoi Monmouth était réuni, et mon entrée causa une joyeuse surprise,car on venait justement d’apprendre ma situation périlleuse.

La présence du Roi lui-même ne put empêcherplusieurs membres et parmi eux les deux vieux soldats de fortune,de se lever brusquement et de me serrer la main avec chaleur.

Monmouth dit, lui aussi, quelques mots pleinsde grâce et m’invita à m’asseoir à la table avec les autres.

– Vous avez conquis le droit de prendre placedans notre Conseil, dit-il, et pour qu’il ne naisse point dejalousie parmi d’autres capitaines, en vous voyant au milieu denous, je vous octroie présentement le titre spécial de commandantdes éclaireurs, fonction qui n’ajoutera que peu, sinon rien, àvotre tâche actuelle, dans l’état où sont maintenant nos forces,mais qui vous donnera la préséance sur vos camarades. Nous avonsappris que vous avez été accueilli par Beaufort de la façon la plusrude et que vous étiez en terrible situation dans ses prisons. Maisvous êtes arrivé sain et sauf, sur les talons mêmes de l’homme quia apporté la nouvelle. Dites-nous ce qui vous est survenu depuis lepremier moment jusqu’à la fin.

J’aurais voulu me borner à parler de Beaufortet de son message, mais comme le Conseil semblait désireuxd’entendre tout le récit de mon voyage, je dis en langage aussibref, aussi simple que possible, les divers incidents qui m’étaientarrivés, l’embuscade des contrebandiers, la caverne, la capture del’employé de l’Excise, le voyage à bord du lougre, comment j’avaisfait la connaissance du fermier Brown, comment j’avais été jeté enprison et en avais été délivré, le message que j’étais chargéd’apporter.

Tout cela fut écouté par le Conseil avec laplus grande attention.

De temps à autre, un juron mal contenu d’uncourtisan, un gémissement et une prière d’un Puritain, montraientavec quel ardent intérêt on suivait les phases diverses de monaventure. Mais ce qui attira le plus l’attention, ce fut le langagede Beaufort.

On m’interrompit plus d’une fois quand oncroyait que je passais sur quelqu’une des choses dites ou faitessans donner le temps de l’apprécier.

Lorsque je fus enfin arrivé au bout, tout lemonde resta silencieux.

On se regardait les uns les autres, à attendreque quelqu’un formulât une opinion.

– Sur ma parole, dit Monmouth, voici un jeuneUlysse, bien que son Odyssée n’ait exigé que trois jours pours’accomplir. Scudéry ne serait pas aussi ennuyeuse si elles’inspirait de cette caverne, de contrebandiers et de ce panneau àcoulisse. Qu’en dites-vous, Grey ?

– En effet, il a eu sa part d’aventures,répondit le gentilhomme, et il a accompli sa mission en hérautintrépide et zélé. Vous dites que Beaufort ne vous a rien donné parécrit ?

– Pas un seul mot, Mylord, répondis-je.

– Et son message confidentiel consistait àdire qu’il était bien disposé pour nous et qu’il se joindrait ànous, si nous étions dans son pays.

– C’était bien le sens de ses paroles,Mylord.

– Et cependant, devant son conseil, il aprononcé des paroles amères contre nous. Il a fait un affront auRoi et il a traité fort légèrement ses justes appels à la loyautéde sa noblesse.

– Il l’a fait, répondis-je.

– Il voudrait bien se trouver à la fois desdeux côtés de la haie, dit le Roi Monmouth. Un homme de cette sortefinira probablement par n’être ni de l’un ni de l’autre côté, maisau milieu des ronces. Il peut cependant se faire que nous ayonsavantage à faire un mouvement de son côté, de manière à lui donnerla possibilité de se déclarer.

– En tout cas, Votre Majesté se souvient, ditSaxon, que nous avons décidé de marcher dans la direction deBristol et de faire une tentative sur la ville.

– On s’occupe à fortifier les ouvrages,dis-je, et il s’y trouve cinq mille volontaires du Comté deGloucester. En passant, j’ai vu les ouvriers au travail sur lesremparts.

– Si nous gagnons Beaufort, nous aurons laville, dit Sir Stephen Timewell. Il s’y trouve déjà nombre de genspieux et honnêtes, qui se réjouiraient de voir une arméeprotestante dans leurs murs. Si nous avions à faire le siège, nouspourrions compter sur leur concours.

– Grêle et éclairs ! s’écria le guerrierallemand avec une impatience que ne pouvait contenir la présencemême du Roi, comment nous parler de sièges et de blocus, alors quenous n’avons pas même une pièce de siège avec nous.

– Le Seigneur nous fournira des pièces desiège, s’écria Ferguson, de sa voix étrange et nasillarde. LeSeigneur n’a-t-il point brisé les tours de Jéricho sans l’aide dela poudre à canon. Le Seigneur n’a-t-il pas fait surgir le braveRobert Ferguson ? Ne l’a-t-il pas sauvé malgré trente-cinqsommations à comparaître et vingt-deux proclamations desimpies ? Quelle chose lui est impossible ?Hosannah ! Hosannah !

– Le Docteur a raison, dit un Indépendantanglais à la face carrée, à la peau tannée, nous parlons trop desmoyens de la chair, des chances du siècle, et nous comptons sanscette bienveillance céleste qui devrait nous servir de bâton surles routes pleines de cailloux et de fondrières… Oui, messieurs,reprit-il, en élevant la voix et regardant les courtisans assis del’autre côté de la table, vous pouvez accueillir d’un air moqueurles paroles pieuses, mais je vous le dis, c’est vous, avec vospareils, qui attirerez sur cette armée la colère de Dieu.

– Et moi aussi, je le dis, cria d’un tonfarouche un autre sectaire.

– Et moi aussi… Et moi aussi, crièrentplusieurs autres, parmi lesquels était Saxon.

– Est-ce que Votre Majesté trouve bon que noussoyons insultés à la table de votre propre Conseil ? s’écriaun des courtisans, en se levant tout à coup, la figure rougie.Faudra-t-il que nous supportions encore longtemps cette violence,parce que nous avons la religion du gentilhomme, et que nouspréférons la pratiquer dans le secret de nos cœurs plutôt qu’aucoin des rues, avec ces Pharisiens.

– Ne parlez pas contre les Saints de Dieu,s’écria un Puritain d’un ton haut et farouche. J’entends au-dedansde moi une voix qui me dit qu’il vaudrait mieux te frapper à mort,oui, même en présence du Roi, plutôt que de te permettre de semerle mépris sur ceux qui ont été régénérés.

Plusieurs, des deux côtés, s’étaientlevés.

Les mains étaient posées sur les poignées desépées et l’on échangeait des regards plus terribles que des coupsde rapières.

Mais les conseillers plus calmes et plusraisonnables réussirent à rétablir la paix et à faire rasseoir àleurs places les adversaires qui se chamaillaient.

– Qu’est-ce à dire, messieurs, s’écria le Roi,la figure assombrie par la colère, quand le silence fut enfinrétabli. Est-ce là que s’arrête mon autorité, au point qu’onbavarde et qu’on se dispute comme si la salle de mon Conseil étaitcelle d’une taverne de Fleet-Street ? Est-ce ainsi que vousrespectez ma personne ? Je vous le dis, j’aimerais mieuxrenoncer pour toujours à mes justes droits sur la couronne, etretourner en Hollande, ou consacrer mon épée à la défense de laChrétienté contre le Turc que de souffrir pareille indignité. Siquelqu’un est convaincu d’avoir excité la discorde chez les soldatsou parmi les citoyens sous couleur de religion, je sais ce quej’aurai à faire à son égard. Que chacun prêche aux siens, que nulne se mêle du troupeau de son prochain. Quant à vous, Mr Bramwell,et Mr Joyce, ainsi que vous, Mr Henry Nuttall, nous vousregarderons comme dispensés d’assister à ces réunions jusqu’au jouroù nous songerons de nouveau à vous. Vous pouvez maintenant vousséparer et rentrer chacun dans vos quartiers. Demain matin, avecl’aide de Dieu, nous nous mettrons en route dans la direction duNord, pour voir quelle fortune attend notre entreprise dans cescontrées.

Le Roi s’inclina pour faire entendre que laréunion officielle était terminée, et prenant Lord Grey à part,dans une embrasure de fenêtre, il s’entretint avec lui d’un airpréoccupé.

Les Courtisans, qui comptaient parmi euxplusieurs Anglais et des gentilshommes étrangers, venus avecquelques esquires des comtés de Devon et de Somerset, sortirent enmasse, l’air provocateur, avec un grand bruit d’éperons et desabres.

Les Puritains se groupèrent, la mine grave, etpartirent, après eux, non point avec des façons réservées, et lesyeux baissés, comme ils le faisaient d’ordinaire, mais avec lestraits farouches, les sourcils froncés, et tels que les Juifsd’autrefois se montraient quand l’appel « À vos tentes,Israël » vibrait encore à leurs oreilles.

Véritablement la discorde religieuse, l’ardeursectaire étaient dans l’air.

Au dehors, sur la pelouse du château, les voixdes prédicants montaient comme un bourdonnement d’insectes.

Tous les chariots, les barils, les caisses quele hasard avait mis à leur disposition étaient changés en autant dechaires, chacune ayant son orateur et son petit cercle d’auditeursempressés.

Ici c’était un volontaire de Taunton, encostume de bure, en bottes montantes et à bandoulière, quidissertait sur la Justification par les œuvres.

Ailleurs un grenadier de la milice, à l’habitd’un rouge flamboyant, aux buffleteries blanches, s’enfonçait dansle mystère de la Trinité.

Sur certains points, où les chairesimprovisées étaient trop rapprochées, les sermons avaient tourné enune ardente discussion entre les deux prédicateurs, et l’auditoirey participait par des murmures sourds, des gémissements, et chacunapplaudissait le champion dont les doctrines étaient les plusconformes aux siennes.

Ce fut à travers cette scène, rendue plusfrappante encore par la lueur rouge et tremblotante des feux debivouacs, que je me frayai passage, le cœur lourd, car je sentaiscombien il était vain d’espérer le succès, quand régnait tant dediscorde.

Quant à Saxon, ses yeux brillaient.

Il se frottait les mains avecsatisfaction.

– Le ferment opère, dit-il, et ce fermentproduira des résultats.

– Je ne vois pas ce qui peut en sortir, si cen’est du désordre et de la faiblesse, répondis-je.

– Il en sortira de bons soldats, mon garçon,dit-il. Ils sont en train de s’aiguiser, chacun de la façon qui luiest propre, sur la pierre de la religion. Ces disputes engendrentdes fanatiques, et le fanatique est l’étoffe dont sont fait lesconquérants. N’avez-vous pas entendu dire que l’armée du Vieux Nollétait divisée entre Presbytériens, Indépendants, Antinomiens,Hommes de la Cinquième Monarchie, Brownistes, et une vingtained’autres sectes, dont les querelles ont créé les plus beauxrégiments qui se soient jamais alignés sur un champ debataille.

Ainsi que le font ceux qui établissent leur foi

Sur l’épée et le fusil comme texte sacré.

« Vous connaissez ce distique du vieuxSamuel. Je vous le dis, j’aime mieux les voir occupés à cela qu’àleur exercice, avec toutes leurs bisbilles et leur vacarme.

– Mais ce désaccord au Conseil ?demandai-je.

– Ah ! cela c’est chose plus grave.Toutes les religions peuvent se souder ensemble. Mais le Puritainet le Libertin, c’est comme l’huile et l’eau. Mais le Puritain,c’est l’huile, car il est toujours en haut. Ces courtisans n’ont envue qu’eux-mêmes ; tandis que les autres ont derrière euxl’élite, le nerf de l’armée. Il est heureux qu’on se mette enmarche demain. Les troupes royales, ainsi quel je l’ai appris,affluent dans la plaine de Salisbury, mais leur artillerie et leursconvois de vivres les retardent. Elles savent bien qu’elles doiventapporter tout ce qui leur est nécessaire et qu’elles doiventcompter fort peu sur le bon vouloir des paysans de la contrée.Ah ! l’ami Buyse, comment cela va-t-il ?

– Gans gut, dit le gros Allemand, quisurgit devant nous dans l’obscurité. Mais Sapperment ! Quellesclameurs ! quels croassements, on dirait une volée decorneilles au moment du coucher. Vous autres Anglais, vous êtes…oui, tonnerre et éclair ! un singulier peuple. Il n’y en a pasdeux d’entre vous sous le ciel qui soient du même avis surn’importe quel sujet. Le Cavalier tient à son bel habit et à sonfranc-parler. Le Puritain vous coupera la gorge plutôt que derenoncer à son costume sombre et à sa Bible. « Le Roi JacquesI » crient les uns. « Le Roi Monmouth » crient lespaysans. « Le Roi Jésus » disent les Hommes de lacinquième Monarchie : « À bas tous les Rois ! »crient Maître Wade et quelques autres qui tiennent pour laRépublique.

« Depuis le jour où je me suis embarqué àAmsterdam sur le Helderenbergh, je me suis toujours senti la têtetourner quand j’ai taché de comprendre ce que vous voulez, caravant que l’un ait fini d’expliquer son affaire, et que je commenceà voir un peu clair dans le Finsterniss (les ténèbres), unautre arrive avec une autre histoire, et me voilà dans le mêmeembarras qu’au premier moment. Mais vous, mon jeune Hercule, jesuis vraiment content de vous voir revenu sain et sauf. J’hésite unpeu à vous tendre ma main, après le traitement que vous lui avezfait subir récemment. J’espère que vous ne vous en portez quemieux, malgré les dangers que vous avez courus.

– À vrai dire, répondis-je, je me sens lespaupières très lourdes. À part une heure ou deux sur le lougre et àpeu près autant de temps sur la couchette de la prison, je n’ai pasfermé l’œil depuis que j’ai quitté le camp.

– Rassemblement au second coup de clairon,vers huit heures ! dit Saxon. Donc nous allons vous quitterpour que vous puissiez vous reposer de vos fatigues.

Les deux vieux soldats, après m’avoir fait dela tête un signe d’adieu, se dirigèrent ensemble à grands pas versla rue encombrée qui se nommait Fore Street, pendant que je mefrayais passage de mon mieux pour gagner la demeure hospitalière duMaire.

Et il me fallut recommencer mon récit d’unbout à l’autre, avant qu’on me permît enfin de rentrer dans machambre.

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Le dernier épisode de ce roman a pour titre : LaBataille de Sedgemoor.

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