Mister Flow

Chapitre 10

 

Ainsi j’étais devenu Mister Flow ! MisterFlow lui-même !… L’homme aux cent visages, c’était moi !Ah ! on ne pouvait pas dire que je ne prenais pas les intérêtsde mon client ! Il pouvait reposer à l’abri de tout soupçondans sa cellule !

Tout d’abord, je n’éprouvai aucun orgueil decette magnifique transposition. Pour tout dire, je ployais sous lepoids de cette écrasante renommée, mais en traversant la gare, lesavenues, en passant devant les terrasses des cabarets, j’entendisde tels propos sur mon compte que je ne pus me défendre contre uncertain sentiment de fierté. Sur le pas de la porte, les ménagèress’interpellaient, le journal à la main. Il n’était question que demoi. Et aucun de ceux ou de celles qui s’entretenaient ainsi nedissimulait son admiration.

Par-dessus tout, cette histoire du théâtre desNouveautés leur procurait une joie sans mélange !« Croyez-vous, pendant qu’on les cherchait dans la cité, ilsétaient à Pas sur la bouche ! Eh bien, il ne s’enfait pas Mister Flow ! Ce qu’il m’aura fait rigoler,celui-là ! Je donnerais bien deux sous pour leconnaître !… »

Et partout, c’était la même antienne. Si bienque je me surprenais à passer devant eux avec le sourire, unsourire non dépourvu d’une certaine niaiserie et d’une grandefatuité. Moi qui avais toutes les raisons de vouloir resterinaperçu, je les frôlais, comme à plaisir. J’eusse volontiersattiré les regards. Je me retenais de ne point leur crier :« Mister Flow, c’est moi ! » Mais l’on ne m’auraitpas cru ! Je me serais fait ramasser de la belle façon !« Toi Mister Flow, eh ! va donc, mal venu ! Monsieura la folie des grandeurs ! »

Sur la place du Théâtre, je me dirigeai versl’hôtel Tortoni. La dépêche disait : « On est sur sestraces. » J’avais résolu d’attendre tranquillement, dans unechambre d’hôtel, la marée du soir pour prendre le bateau deTrouville. Je me présentai à l’hôtel sans bagages et même sanspaletot (j’avais jugé prudent de laisser celui-ci en consigne, carsa coupe et sa martingale avaient pu être remarquées cité Rougemontet lors de notre entrée au théâtre des Nouveautés). Je demandai unechambre que je payai d’avance en disant qu’un voiturier devaitapporter mes bagages, et, barricadé chez moi, je me jetai sur lelit. Je dormis d’un sommeil de plomb. Je me réveillai vers les deuxheures, et je me fis monter à déjeuner, après avoir pris un bain,ce qui me remit tout à fait en équilibre.

Chose singulière : toute inquiétudesemblait m’avoir fui. Le personnage de Mister Flow m’habitaitréellement, j’avais pleine confiance dans la façon dont je saurais,à tout hasard, me tirer d’affaire.

Je demandai les journaux, et je ne pusm’empêcher de goûter un certain plaisir à la lecture de mesexploits dont ils étaient pleins. Le temps ne me parut point long.Il y avait un bateau à neuf heures du soir. À huit, je descendis,la pipe au bec, résolu à faire un petit tour en ville avant de merendre sur le quai de l’avant-port. Les vitrines s’allumaientaussi. Toutefois, je ne m’aventurai point dans la rue de Paris, quiest la plus passante et la plus surveillée. Je pris par les petitesrues qui avoisinent Notre-Dame, et ainsi je gagnai la ligne desquais, m’assis tranquillement, dans l’ombre, à la terrasse d’uncabaret.

La soirée était douce et reposante, un petitvent frais venu du nord, signe de beau temps, soufflait surl’estuaire et promettait une agréable traversée. Je calculai qu’àdix heures j’aurais rejoint Helena au Royal. Deauvillem’apparaissait comme le port de refuge où, en toute sécurité, jepourrais reprendre terre. Là-bas, Helena, c’était LadySkarlett ! et moi, j’étais l’ami de Lady Skarlett, un intimede Sir Archibald. J’étais un personnage important, « plein auxas ». J’y avais des camarades pour me fêter. Le célèbrereporter mondain Harry me mettait dans ses chroniques et les I.B.F.voulaient me faire entrer dans leur comité, me nommerDragon-Fly ou même House-Fly.

Est-ce que Mr. Prim pouvait avoir affaire avecle cambrioleur de la cité Rougemont ? En toute sincérité, jevous le demande…

J’en étais là de mes heureuses réflexions, etje venais de jeter sur la table le prix de mon drink,quand une main se posa sur mon épaule. Je fus surpris,désagréablement surpris. J’eus même un petit haut-le-corps, maistout honnête homme aurait marqué la même répugnance devant uneaussi inattendue familiarité.

Après tout, c’était peut-être un ami deDeauville qui s’apprêtait à faire la traversée en même temps quemoi, et qui, m’ayant reconnu, m’en témoignait un peu trop rudementsa satisfaction. Pensées rapides comme l’éclair.

Ce n’était pas un ami de Deauville. C’était unagent de la Sûreté. Il me montrait sa carte dans le creux de lamain et avait l’outrecuidance de me demander mes papiers.

Instantanément, je me rappelai les leçonsd’Helena : « Ne te démonte jamais, et gagne dutemps ! » Je répondis : « Monsieur, vous vousméprenez étrangement, vous ne savez pas à qui vous avezaffaire !

– Je ne demande qu’à l’apprendre !

– Monsieur, je suis descendu à l’hôtelTortoni. Mes papiers sont à l’hôtel.

– Allons donc à Tortoni !

– Monsieur, j’allais vous le proposer. »Nous marchâmes côte à côte sans plus rien nous dire. J’avais dixminutes devant moi. Certes, j’étais dans mes petits souliers, maisnullement incapable de réfléchir. Je vous étonnerai bien en vousdisant que j’étais surtout préoccupé par la pensée de ce quepenserait de moi cette brave population du Havre, qui m’avait sipeu marchandé son admiration, si elle apprenait le lendemain matinque je m’étais fait prendre d’une façon aussi stupide ! Cen’était plus maître Antonin Rose qui pensait, c’était Mister Flowlui-même. Et voilà ce que Mister Flow trouva, aidé par le souvenirdu maître d’hôtel qu’Helena avait laissé dans sa chambre àParis-Plage, avec sa note impayée, tandis qu’elle me rejoignaitdans l’auto. Nous étions arrivés à l’hôtel. « Montons dans machambre », dis-je à l’agent.

Ma chambre était au second étage. Nousentrons. Je pose mon chapeau sur le lit et je tourne lecommutateur ; « Tiens ! fis-je, ils n’ont pas encoremonté mes bagages ! » Au mur, un appareil téléphonique.Je décroche et je lance : « Allô ! allô ! oui,le 52 ! Comment se fait-il qu’on n’ait pas encore monté mesbagages ? Hein ?… Oui. Tout de suite. Je lesattends !… Allô !… tout de suite, n’est-ce pas ?J’ai besoin immédiatement de la valise en cuir rouge ! »Et je raccroche…

« Asseyez-vous, je vous en prie !Vous permettez ?… »

J’ôte mon veston, je retrousse mes manchesjusqu’au coude, et je me lave les mains. Tranquillement, je lesessuie. La sonnerie du téléphone retentit. Je vais àl’appareil…

« La malle en moleskine ? Oui, c’estcela… et la valise rouge ! Hein ? quoi ? Il y a deuxvalises rouges ? Attendez ! Jedescends !… »

Et, ma serviette éponge dans la main, je passedevant l’agent qui n’a pas un geste pour me retenir. À sa figure,j’avais déjà vu qu’il redoutait d’avoir gaffé. Je dégringole quatreà quatre. Je passe comme une trombe à travers le vestibule. Unebicyclette est là, accrochée au coin du trottoir. Je saute dessus,et je pédale, je pédale…

Mais je n’ai pas passé la place que j’entendsdes cris : « Arrêtez-le ! Arrêtez-le ! »et « Au voleur ! Au voleur ! » Derrière moi, ungalop de gens qui hurlent… De tous les coins de la place, d’autresaccourent… et des bicyclistes sont déjà à mes trousses. Au coin dela rue de Paris, je fais un brusque crochet et j’enfile le quai quilonge le bassin du Commerce. Après le pont, j’entrerai dans lespetites rues à droite… je lâcherai ma bicyclette et je me perdraidans ce dédale, dans ce nid de tavernes louches…

Pas mal imaginé. Malheureusement, je suisbrusquement arrêté par un pont qui vient de s’ouvrir et me voilà enl’air sur ces dalles. C’est tout juste si j’ai le temps de freiner.Derrière accourt la meute des poursuivants avec des clameurs parmilesquelles je distingue parfaitement : MisterFlow !… C’est Mister Flow !…

Cette population qui m’adore veut sans douteme voir de plus près ! Elle a peur de ne pouvoir m’exprimer,comme il sied, son admiration. Cependant, elle voudrait me réduireen morceaux qu’elle ne crierait pas davantage. Il y a des bruteslà-dedans qui se croient déjà à la curée.

Je n’ai pas le choix ! Je fais celui quin’est pas maître de son équilibre et je bascule dans le bassin avecma bicyclette. À six ans, je traversais la Marne avec mon pèrequand nous passions l’été dans une petite propriété près de Meaux…J’allonge entre deux eaux… je passe sous un bateau, je viensrespirer entre deux carènes. Les cris n’ont pas cessé, très aucontraire… Des falots courent au long des bordages. De petitesbarques se détachent, des agents se jettent dans des canots. Et surtout le tour des quais un peuple se masse, se bouscule :Mister Flow !… Mister Flow !… C’est MisterFlow !…

Pendant ce temps, Mister Flow se débrouillecomme il peut… Il comprend qu’il doit renoncer à prendre pied surun escalier ou sur l’un des crochets de fer qui conduisent à quai.Il glisse entre deux eaux dans le carré des yachts de plaisance.L’un d’eux semble tout prêt à appareiller et la manœuvre accaparel’équipage. C’est justement celui contre lequel il se trouve. Ils’accroche d’une main à une échelle qui pend à flanc de muraille.Il y grimpe comme un singe. S’il pouvait se glisser à fond de caleet ne revoir le jour que sous des cieux plus propices ! Lesaventures de marins sont pleines de ces histoires-là, où le hérostrouve toujours à foison tout ce qu’il lui faut pour se sustenter.Mais, hélas ! mon aventure à moi n’est point un scénario deroman – Lady Helena a déjà eu l’occasion de me le démontrer – et,au lieu de disparaître dans une cale où personne n’aura le mauvaisesprit de me déranger, je me trouve rejeté par les circonstances etpar les mouvements de la manœuvre dans un petit escalier d’acajouque je descends sur le dos pour me relever en pleine lumière dansune étroite salle à manger, dont la table luxueusement servie etgarnie de fleurs n’attend plus que les convives. Sixcouverts ! C’est trop pour moi !… Je vais remonter, maisl’apparition d’un stewart au haut de l’escalier me faitouvrir au plus tôt la première porte qui me tombe sous la main. Unecabine à deux couchettes superposées disparaissant sous leslingeries et les robes jetées en vrac. Des cartons à chapeaux.Derniers achats avant le départ. Impossible de se cacherlà-dedans ! Une porte à droite… salle de bain, odeurs defemmes. Une dernière porte (toutes ces portes en face l’une del’autre dans une enfilade qui longe la salle à manger), c’est lefond du sac. Une dernière cabine, grande comme la main, trèssimple… deux couchettes, du linge, des tabliers garnis dedentelles… Je dois être chez la femme de chambre !…

Bruits de voix dans la salle à manger. Portesqui s’ouvrent, se referment. Je reste là, comme une bête traquée,mais nullement déprimé, la gueule méchante et les griffes prêtes.Cette poursuite féroce, ces cris, cette meute déchaînée m’avaientrendu comme fou. J’avais risqué un coup à me noyer. Les habitsdéchirés, ruisselant de l’eau du port, j’avais tout fait poursauver ma peau. Que n’eus-je fait encore ? Je n’ose ypenser.

Heureusement, la porte reste fermée. La femmede chambre devait suivre, sur le pont, les péripéties de mapoursuite qui continuait. Et, naturellement, les invités qui yavaient assisté étaient trop préoccupés de ce qui se passait dehorspour imaginer que l’homme que toute une ville cherchait aurait pus’asseoir à leur table. On commençait à dîner, à côté, et iln’était question que de Mister Flow. J’entendais tout à travers lacloison. J’avais une faim et une soif terribles. Le bruit descouverts, des bouteilles que l’on débouchait, tout ajoutait à monsupplice. Mais si je souffrais physiquement, les deux voixféminines que j’entendais étaient un délice pour mon amour-propre,et j’en étais, si j’ose dire, moralement réconforté. Quant auxhommes, c’étaient tous des mufles qui espéraient bien que jem’étais noyé. Il y avait surtout un nommé Sam (sans doute lepropriétaire du yacht, car il donnait souvent des ordres austewart),qui se distinguait par sa goujaterie. Il osaitinterrompre ces dames dans leur dithyrambe, pour émettre desopinions d’une platitude cruelle. Il déclarait qu’un cambrioleurcomme Mister Flow aurait dû être plus sévèrement traité qu’unassassin. « Ceux-ci sont moins dangereux ! prétendait-il,car tout de même, ils vous font peur ! Mais les autres, vousles encouragez. Ils vous font rire : ils vous amusent, ilsvous enchantent, et les journaux le savent si bien qu’ils n’ontgarde de heurter des sentiments aussi hideux. Vos héros leurfournissent le meilleur de leur copie !… Si les jurés et mêmeles magistrats leur sont si indulgents, c’est que leurs femmesl’exigent, sur l’oreiller, après avoir fait de l’œil à l’accusé,pendant l’audience ! Que ce Mister Flow, ou l’un de sesacolytes, me tombe sous la main, je vous jure moi, que je ne leraterai pas : je l’abattrai comme un lapin !… »

Ça n’était pas très réconfortant ce quej’entendais là, mais je sentais que j’avais dans la place deuxvraies amies. Et je pensai tout de suite que deux femmes valentbien six hommes.

D’autant qu’elles ne se laissent nullementaccabler. Georgette, surtout, paraissait comme enragée. Ce qu’ellepouvait servir à Sam, c’était à rêver ! Elle devait ledétester, cet homme-là, et je pensais que si ce Sam était son mari,j’aurais quelque plaisir à le… vous m’avez compris !

Quant à l’autre dame, qu’ils appelaient« ma chère d’Armor », elle paraissait plus pondérée danssa façon de s’exprimer et elle avait une voix de contralto. Sespropos étaient de haute tenue. Elle parlait comme un professeur, etprouvait en cinq points que le cambriolage était un art qui envalait bien d’autres. Elle le mettait au-dessus de celui descomédiens, par exemple, qui étonnent les braves gens par de vainesgrimaces, et elle le préférait au jeu savant, d’une politesseraffinée et d’une séduction sournoise, par lequel certains hommesdu monde parviennent à capter la fortune. Le succès d’un MisterFlow auprès des femmes s’expliquait en ce que son arts’accompagnait de risques sans nombre et souvent d’un courage àtoute épreuve. Je buvais du lait.

Georgette applaudissait. Ce fut undéchaînement, et je pus croire qu’ils allaient se battre. Georgetteleur jeta encore : « Vous pouvez dire tout ce que vousvoudrez !… il n’est pas banal, au moins,celui-là !… » (Ça, c’était pour Sam, évidemment.) Et lecontralto résuma : « Vous ne nous comprendrezjamais ! »

Depuis longtemps, la houle très légère, et latrépidation de l’hélice m’avaient enseigné que nous avions quittéle port. J’étais tranquille du côté de la ville. Mais avec cevilain bonhomme de Sam, je n’en étais guère plus avancé.

Cependant, mon plan fut vite tracé. Lesconvives s’étaient levés et étaient remontés sur le pont. Sam etGeorgette étaient restés les derniers. J’entendis Georgette dire àSam : « Non, laisse-moi ! Tu es un mufle ! J’aimal à la tête, je me couche ! Qu’est-ce que ça te faisait deretarder le départ ?…

– Retarder le départ pour Mister Flow !Vous devenez toutes folles !…

– J’aurais tant voulu le voir !…

– Mais tu sais bien qu’il s’estnoyé !…

– Penses-tu !… » Et une porteclaqua, la porte de la cabine dont je n’étais séparé que par lasalle de bain, et j’entendis la voix irritée de Georgette :« Eh va donc ! marchand de bougies ! » En cemoment, j’étais en train d’écrire, j’avais trouvé quelques feuilleset un crayon sur une tablette. Je continuai hâtivement. Et puis jeme ravisai. Georgette était seule. Je n’hésitai plus. Je mis dansma poche le papier que je destinais à Mme Sam. Je traversai lasalle de bain et j’ouvris la porte de la cabine de Georgette. Elleétait à demi nue. J’eus tout juste le temps de l’empêcher de crieret je lui jetai à travers son épouvante : « Ayez pitié deMister Flow ! » Georgette (Mme Sam : bougiesDidier-Sam, la D.S. : la Déesse : bonaffichage), Georgette est une petite blonde délicieuse, aux cheveuxà la garçon. Un profil charmant, le nez pas trop parigot, des yeuxbleu vert propres à exprimer les sentiments les plus tendres.J’apercevais, au-dessus de sa chemisette, une épaule dorée, ferme,magnifique, et un commencement de poitrine d’une fraîcheur… Elleallait passer un pyjama qu’elle avait jeté devant sa demi-nudité,et dont la ceinture à glands d’or était venue fouetter ma figure…Sa bouche tremblait encore.

Maintenant, c’est le silence entre nous deux.Elle me dévisage. Elle n’a pas d’assez grands yeux pour me voir.Elle les ouvre ! elle les ouvre !… Je lui souris.L’effroi qui était peint sur ce visage charmant s’efface. Et elleme regarde… me regarde encore… et puis elle fait :« Oh !… »

Enfin, elle tombe assise sur sacouchette : « Ah ! bien, ah ! bien !…alors, c’est vous Mister Flow ?

– C’est moi, Mister Flow ! n’avez-vouspas désiré me voir ? Me voici !… »

Elle court à la porte dont elle pousse leverrou, puis elle revient s’asseoir sur le lit : « Commevous êtes jeune ! » finit-elle par dire. Mon bainprolongé m’avait débarrassé de mon maquillage, et rendu àmoi-même.

« Madame, j’ai commencé si tôt ! Àpeine sorti des bancs du collège… »

Elle m’interrompt, mutine :« Oh ! je sais ! je sais… je connais votre histoire…je la connais par cœur ! Eh bien, je vous croyais plusterrible que ça, vous savez ! Vous n’avez pas l’air méchant dutout ! Mais, j’y pense… comment êtes-vous ici ?

– Eh bien voilà, madame ! Je désiraisvous voir !

– Mon Dieu, qu’il est drôle ! On ledisait bien, monsieur que vous étiez drôle ! Je suis biencontente que vous ne vous soyez pas noyé, vous savez ! Mais ceque vous êtes trempé, par exemple !

– Un peu… » À ce moment, on frappa à laporte, et elle sursauta. Puis, reprenant ses esprits et me faisantsigne de ne pas bouger, elle demanda sur un ton des plusdésagréables : « Qu’est-ce qu’il y a ?…

– C’est moi, Trompette !

– Je suis couchée ! Et je désire qu’on melaisse tranquille. Je n’ai plus besoin de toi ! Que font cesmessieurs ?…

– Ils sont sur le pont. Ils ont fait dresserla table de poker.

– C’est bien ! Bonsoir,Trompette ! » Et tout bas, elle me dit :« C’est ma femme de chambre !… » Alors, je luisoufflai :

« Je meurs de faim et de soif. »

Elle rappela Trompette.

« Apporte-moi tout de même une aile depoulet et du champagne.

– Madame, vous savez qu’on dit qu’il s’estnoyé, le pauvre garçon !… et elle s’éloigna.

– Je vous inonde ! fis-je.

– Oh ! Trompette arrangera cela… On va“vous changer”. » Je lui baisai les mains. Mais elle suivaitson idée :

« Maintenant, qu’est-ce que nous allonsfaire de vous ? Nous sommes partis en croisière pour les côtesd’Espagne. Je crois que nous ferons une station à Saint-Sébastien,s’il y a une course de taureaux. Comment vous cacherjusque-là ? Mon mari couche ici… et vous l’avez entendu,n’est-ce pas ? Il y a bien une couchette au-dessus deTrompette, et personne ne va dans sa cabine. »

Elle parut réfléchir, et puis :« Non, pas ça ! » Elle me regardait en dessous.

« Pourquoi ? fis-je. On pourraitmettre Mlle Trompette dans la confidence… elle ne paraît pas maldisposée… »

Alors, avec le même regard :

« C’est qu’elle est gentille,Trompette ! Et j’ai répondu d’elle à sa mère. C’est notreconcierge, à Paris.

– Oh ! Madame ! Pour qui meprenez-vous ? Je vous jure que ça n’est pas mon genre…

– Oui. Paraît que vous travaillez dans lesfemmes du monde. » Je ne répondis pas, mais mon silence étaitd’une fatuité… « Quel coquin vous faites ! »Trompette frappait à la porte. Georgette me poussa dans la salle debain et ouvrit à sa femme de chambre. « Monsieur ne t’a riendemandé ?

– Si. Je lui ai dit que vous dormiez, pourqu’il vous fiche la paix.

– Est-il frais, au moins, ton champagne ?Pose ça là ! Dis donc, Trompette… Je pense à Mister Flow. Moi,je ne crois pas qu’il se soit noyé… Il a pu se hisser à bord d’unnavire…

– Je l’espère pour lui !

– Ça ne te fait pas peur, à toi, l’idée qu’ilpourrait être ici ?

– Oh ! si, madame ! Je vais en rêvertoute la nuit !

– Alors, s’il était là et que tu le saches, tule livrerais ?

– Pensez-vous ! Je suis de l’avis de cesdames, moi ! c’est un type épatant ! Quand est-ce qu’onaura de ses nouvelles ?

– Veux-tu en avoir tout de suite ?Tiens ! Le voilà ! »

Et Georgette poussa la porte derrière laquelleje me trouvais. Trompette recula en poussant un petit cri… Elle medévisageait maintenant comme l’autre, absolument comme l’autre.C’était plutôt rassurant.

« Ah ! bien, ah ! bien…

– Ah ! bien, quoi ? demandaGeorgette.

– Ah ! bien, ce qu’il est mouillé… !et puis, ce qu’il est gentil ! Il n’a pas l’air méchant !Vous êtes sûre que c’est lui ! Ça n’est pas une blague queMadame me fait ?… »

À ce moment, les nerfs détendus, épuisé,vaincu par le gros effort physique et moral que je venais defournir, je chancelai. Elles durent me soutenir…

« Mais il ne peut pas rester trempé commeça !… » Ce furent elles qui me changèrent, mefrictionnèrent : « Regardez donc, madame, il a la peaublanche comme un poulet !

– Du poulet ! implorai-je.

– Mon Dieu ! il meurt defaim ! » gémit Georgette. Alors, elles me firent manger…Elles me gavaient comme un enfant, et elles me forçaient à absorberde grands verres de champagne… J’avais une chemise de nuit deTrompette, et elles m’avaient passé un pantalon de toile deM. Sam. J’allais maintenant tout à fait mieux, et nous nousmîmes à rire en sourdine tous les trois… « On voit bien quec’est un homme du monde, observa Trompette. Regardez ce qu’il estsoigné… ses mains… ses pieds… comme une petite maîtresse… et çafait ce métier-là, c’est drôle ! Quand je pense qu’ilsauraient pu le tuer ! »

Elles avaient les yeux humides…

« Écoute ! fit Georgette. Nousn’avons pas le choix. Il couchera dans ta cabine. Mais vous serezconvenables, tous les deux !…

– Oh ! Madame !…

– Tu sais ce que j’ai dit à ta mère !

– Mais je suis une honnête fille,Madame ! Nous lui sauvons la vie et il ne voudrait pas abuserde moi, bien sûr ! N’est-ce pas, Mister Flow ?

– Mademoiselle, j’ai mon honnêteté, moiaussi. » Il n’y avait que Georgette qui ne parlât point de sonhonnêteté. Elle mit Trompette à la porte. « Laisse-nous,maintenant ! et qu’on ne me dérange plus, j’ai mal à latête ! » Trompette nous quitta en nous regardant d’unesingulière façon. Sur la serrure, sa main tremblait. « Etmaintenant, Mister Flow, dit Georgette, il faut aller vous reposer.Vous devez en avoir besoin ! » Je la pris dans mes bras,elle poussa un petit cri et ferma les yeux. Puis elle me pria detourner le commutateur… Ce ne fut qu’un peu plus tard qu’elle medemanda mon petit nom.

« Appelez-moi comme vous voudrez, luirépondis-je… Ça n’a pas d’importance…

– Eh bien, je t’appellerai Léon, çava ?

– Va pour Léon ! (je n’en suis plus à unnom près).

– C’est le nom d’un petit jeune homme quiétait amoureux de moi…

– Oh ! Georgette, ne me faites passouffrir…

– Mon chéri ! » Je ne pouvaism’empêcher de faire des comparaisons. La couche d’Helena, brûlantecomme le Vésuve, m’avait fait goûter toutes les joies du martyr.Mes amours dans l’étroite couchette de Georgette me donnaient lasensation d’être tombé dans un panier de pêche ! Quand j’eusfait mon dessert de cette chair savoureuse, je ne pensai plus qu’àregagner ma couchette. Mais elle me retint goulûment. Elle devaitse méfier de Trompette ou de moi ! Elle prenait sesprécautions. Et puis, il fallait lui raconter des histoires,particulièrement mes aventures avec les femmes du monde. Elleexigeait des détails. Elle me citait des noms que j’entendais pourla première fois. Elle était tout étonnée que ces grandes damesdont on lit les noms dans les journaux ne fissent pas partie de monsérail… « Eh bien, tu sais, tu n’aurais qu’un signe à faire.Ce sont toutes des grues ! Et aux Indes, tu as dû en avoir deshistoires ! » Je lui en inventais d’extravagantes, maisrien ne l’étonnait de ma part. Je crois que je n’ai jamais autantmenti que cette nuit-là.

« Tu connais leKâma-Soutra ? finit-elle par me demander.

– Mon Dieu, oui, comme tout le monde,répondis-je avec épouvante…

– Moi je l’ai lu ! C’est tout à faitextraordinaire, et d’un précis ! Je rougissais en lelisant !… »

Et ce que je redoutais arriva. Cette histoirede Kâma-Soutra nous mena loin… jusqu’à trois heures dumatin. Cette nuit-là, j’appris que la douceur pouvait être aussiredoutable que le gril de Saint-Laurent. Cette Georgette était unefemme qui, dans les jeux les plus aimables, ne se fatiguait jamais.Elle passait de l’un à l’autre avec un intérêt charmant et uneraisonnable palpitation :

« Nous pouvons être bien tranquillespendant qu’ils sont au poker. Rien ne te presse, chéri. Sanscompter que la d’Armor, à elle seule, est aussi joueuse qu’euxtous… Tu vas voir comme je vais t’arranger une bonne petiteexistence ici. Tu sais, je ne veux pas que tu nous quittes àSaint-Sébastien… Nous te ramènerons avec nous !

– Qui est-ce que cette d’Armor ? fis-je.Elle a bien joliment pris ma défense.

– Une poseuse ! Elle le fait à la femmede lettres ! Ça a un salon où fréquentent de vieux professeurset de tout jeunes gens. Un bas bleu. Je la soupçonne de tous lesvices… Méfie-toi.

– Qu’est-ce que j’ai à craindre ?

– Si elle te mettait le grappin dessus, ondébarquerait ton cadavre !…

– Bien ! bien ! Il vaut mieux êtreaverti ! » Enfin, elle me laissa partir. « Surtout,ne fais pas de bruit, et ne réveille pas Trompette ! »Elle m’introduisit dans la cabine de la femme de chambre quireposait, en effet, la tête tournée du côté de « lamuraille ». Je grimpai au-dessus. Georgette m’envoya un baiseret disparut.

J’entendis encore qu’elle fermait la porte decommunication à clef, et qu’elle emportait cette clef. Bientôt, Samla rejoignait, très gai. Il avait dû gagner. Puis le silence…

Soudain, il me sembla que j’entendaisquelqu’un qui pleurait. Je ne pus longtemps m’y tromper. C’étaitau-dessous de moi. C’était Trompette qui pleurait. Elle avait degros soupirs d’enfant… On eût dit aussi qu’elle étouffait… Elleavait dû mettre un mouchoir dans sa bouche, mais elle n’arrivaitpoint à faire taire une si grande douleur, et je finis par en avoirpitié, bien que j’eusse donné tout le gain de Sam pour dormir. Jel’interpellai. Elle ne me répondit point, et les soupirs cessèrent.Puis, comme je me taisais, ils reprirent de plus belle, alors jedescendis de ma couchette et je me penchai sur celle de la pauvreenfant :

« Qu’avez-vous à pleurer comme ça, petiteTrompette ? »

Deux bras nerveux vinrent m’enchaîner lecou.

« Oh ! le méchant ! leméchant ! le méchant ! »

Quelques minutes plus tard, petite Trompettene pleurait plus. Elle en voulait encore un peu à sa maîtresse,mais elle me promettait de me pardonner tous mes crimes, à moi« si je lui racontais des histoires !… ».

« Demain, petite Trompette,demain ! »

C’était un joli fruit vert, une belle petitepomme d’api ; le dessert était complet.

** *

Ah ! l’heureux voyage ! Et l’aimableprison ! Je souhaite à Mister Flow de trouver souvent deschaînes aussi douces, dans sa captivité, que celles qui meretenaient à bord de la Déesse (de la marque de la bougieD. S. Didier-Sam). Je passai là de curieux jours et desingulières nuits ! Georgette, Trompette ! L’une mereposant de l’autre, si j’ose dire, et je m’en tirai à mon honneur.Je n’étais qu’à bout d’imagination pour les histoires dont elles nese lassaient jamais. Et il fallait qu’elles fussent terribles, leplus terrible possible « pour nous faire peur !… ».Quelles enfants adorables ! Elles tremblaient d’effroi dansmes bras : « Dis encore ! Disencore ! »

Trompette me déclarait le plus sérieusement dumonde qu’elle n’aimerait jamais que moi, et que, lorsque je laquitterais, elle entrerait au couvent. Elle me faisait des scènes àcause de Georgette.

« Elle ne t’aime pas comme moi,elle ! Et ça se comprend. Elle en a eu tant et plus, tandisque moi, tu es le premier (tu penses), et tu seras ledernier ! »

À la vérité, cette animosité de Trompettecontre sa maîtresse était assez compréhensible, car Georgette ne segênait nullement devant elle. On eût dit même qu’elle prenait unméchant plaisir à voir souffrir la pauvre enfant. Elle ne perdaitpas une occasion de lui prouver notre familiarité. C’était sansdoute sa façon de se venger de nous deux, et d’une situationqu’elle était bien obligée d’accepter. Car enfin, toutes les nuits,quand on entendait le Sam descendre de son éternel poker, elleétait dans la nécessité de me renfermer dans la cabine deTrompette, et c’était une femme trop avertie pour que je pussel’égarer sur la nature de mes relations avec la petite pommed’api.

Je passerai sous silence toutes les gâteriesdont je fus l’objet. Ah ! Georgette ! Ah !Trompette ! Vous ne me laissiez point le temps de regretter ladangereuse lady et ses sauvages amours ! Il y avait tant dechoses charmantes dans votre commerce que je m’abandonnai à laquiète volupté de ces heures divines, comme si elles eussent dûêtre éternelles.

J’avais la journée pour reprendre mes forceset quelque peu mes esprits. Le temps continuait à se maintenir aubeau. On ne s’était pas arrêté à Saint-Sébastien. Je soupçonnaiGeorgette d’y être bien pour quelque chose. Mais je ne me plaignaispas de la prolongation de ce voyage enchanté. La mer nous berçaitde son doux murmure (cliché appréciable). Par le hublot, j’aspiraisl’air du large où j’apercevais quelque pointe d’Espagne. C’est surces entrefaites que j’appris que par un caprice de Sam nous allionsremettre le cap sur les eaux de France. On devait s’arrêter àBiarritz. C’est ce que me confia Trompette en me recommandant biende n’en rien dire à Madame, qui lui avait fait promettre lesilence.

Cette bonne Georgette avait certainement peurde me voir lui échapper si près de terre. Tant est que ce fut ellequi m’en donna l’idée. Dame ! Je ne tenais pas à débarquer auHavre, moi ! Un événement des plus ridicules, mais des plusgraves pour ma sécurité devait, dès le lendemain, affermir marésolution.

Jusque-là, je ne m’étais plaint de rien que decrampes dans les jambes. Vint un soir où je n’y tins plus. J’auraisrisqué bien des choses pour une petite promenade sur le pont.Georgette n’était pas encore descendue, retenue là-haut par lecapitaine, qui lui faisait un cours d’astronomie. Les autresfaisaient, avec Sam, leur poker, dans le fumoir. La chaleur étaitforte et la nuit sans lune, je dis à Trompette, instruite de monimpérieux désir :

« Va voir là-haut ce qui se passe !et si je puis, sans danger, faire un petit tour… »

Après cent observations, elle se décida àfaire ce que je lui demandais. J’avais laissé la porte de la cabineentrouverte sur la salle à manger. Je vis une ombre réapparaître auhaut de l’escalier. Je crus que c’était Trompette, et je m’avançaidans l’ombre. Mais le commutateur fut aussitôt tourné, et je metrouvai en face d’une femme que je ne connaissais pas, mais dontj’avais entendu souvent la voix. C’était Adélaïde d’Armor, le basbleu.

Elle poussa un cri d’effroi, et je me rejetaiinstinctivement dans la cabine de Georgette. Aussitôt, j’entendisla voix de Georgette et les deux femmes entrèrent derrièremoi :

« Taisez-vous, je vous enconjure ! » suppliait Georgette.

Et elle ne trouva rien de mieux, pour sauverla situation, que de dire à Mme d’Armor qui j’étais. Adélaïdeétait une grande femme sèche, suave comme un coup de trique, figureen lame de couteau, les cheveux courts ramenés à la Titus sur lefront et sur de grands yeux vitreux et inquiétants. Elle avait aumoins quarante-cinq ans et un peu de moustache.

« Je vous ai dit de ne jamais sortir dela cabine de la femme de chambre ! me jeta Georgette sur unton des plus sévères ! Allez-vous y enfermer, et qu’on ne vousvoie plus ! »

Le lendemain, comme j’étais dans la cabine deTrompette, la porte qui faisait communiquer cette cabine avec lasalle de bain s’ouvrit, et je vis entrer Mme d’Armor. Ellevenait soi-disant pour m’interviewer, et elle tomba dans mes bras.Je veux dire qu’elle me prit dans les siens : je me dégageaiavec une certaine énergie.

Mais elle se cramponna en me soufflant dans lecou des phrases de roman. Je fus impitoyable. Deux, ça allait bien,mais trois ! Elle fut plus maltraitée que la femme dePutiphar. Je m’étais sauvé chez Georgette. Elle m’y rejoignit. Jeretournai chez Trompette. Alors, elle renonça à ma conquête et jel’entendis gravir l’escalier avec des propos menaçants.

Je n’étais pas fier. La dame à la moustache netarderait pas à se venger.

Dans le moment, il y eut une manœuvre à bord,nous diminuâmes de vitesse, et j’entendis que nous étions en facede Saint-Jean-de-Luz. J’allais être dénoncé par le bas bleu. Il n’yavait pas à hésiter. Je savais où Trompette cachait ses économies.Je me les appropriai en me jurant de les lui rendre plus tard, avecun petit cadeau de supplément. Je me faufilai à quatre pattes surle pont, je jetai un coup d’œil vers la lumière de la côte, et jeme laissai glisser à la mer…

Une demi-heure plus tard, j’abordai. J’avaispris tout mon temps, et je n’étais pas trop fatigué. Ce bain, ensomme, m’avait ragaillardi, et je marchai sur la plage déserte.J’avisai bientôt des cabines de bains, et je résolus d’aller m’ysécher et d’y attendre quelques heures avant de me risquer enville.

En sortant de là, j’avais mon plan. Il étaitdans les deux heures du matin. Je me risquai sur le port. Presquetous les établissements étaient fermés. Seul un cabaret étaitencore ouvert. Deux autos de luxe attendaient devant la porte. Jem’approchai prudemment. Par la porte, j’apercevais deux chauffeursen bras de chemise, qui jouaient au billard dans la salle du fond.Je portai mon choix sur la première auto qui était pleine depaquets, et aussi parce que le chauffeur avait jeté sur le siège,en descendant, sa livrée blanche et sa casquette. J’attendis unediscussion assez animée à propos de deux billes qui se touchaientou ne se touchaient pas, et je me glissai sur le siège. Ledémarrage automatique. Rien n’accroche. Je partis comme le vent.Ah ! la bonne voiture ! Je retiens la marque.

Sans arrêter, je passai l’uniforme de moncollègue, me coiffai de la casquette… et remis en quatrième…

Du bruit, derrière moi. Ce sont mes hommes quiarrivent dans la seconde voiture. J’aurais dû y penser etfarfouiller un peu dans le moteur, avant de partir. Ce sera uneleçon pour une autre fois. Maintenant, nos distances semaintiennent sensiblement. Pour les semer, le mieux est d’entrerdans Biarritz, que je ne connais pas, mais, avec quelques crochetsdans les petites artères, je puis brouiller le jeu. C’est ce que jefais et toujours en vitesse…

Comment me retrouvai-je hors de laville ? Je n’en sais rien. Sur quelle route suis-je ? Jen’en sais rien ! Mais je cours vers le nord, vers Paris !Ah ! la rue des Bernardins ! je voudrais y êtredéjà ! Je n’ai plus ma moustache à la Charlot, et j’ai laissépousser ma barbe à bord ; malgré tout ce qu’ont pu me direTrompette et Georgette, qui préfèrent les messieurs bien rasés.Toute la nuit, je dévorai la route. J’avais de bons phares, et j’enusai, car je n’avais plus personne à mes trousses. Du moins, je lecroyais. Je fis de l’essence à l’aurore, dans une petite ville dontj’ignore le nom. Je m’aperçus alors que ma carrosserie était d’unbeau rouge. Couleur peu discrète. Les chauffeurs devaient déjàavoir déposé leur plainte, et pour peu que Mme Putiphar y eûtmis du sien, on devait déjà avoir signalé dans les principauxcentres, le nouveau coup de Mister Flow.

Je résolus d’abandonner la route de Paris, etde remonter vers la Bretagne, en évitant les voies directes.J’avais consulté la carte du chauffeur. Je n’étais pas loind’Angoulême. Encore une ville à éviter. Soudain, en me retournant,j’aperçus derrière moi un nuage de poussière et une auto montée partrois hommes, dont un en bras de chemise, qui s’agitait, debout,dans la voiture… Ça y est ! ce sont mes chauffeurs !…

Le coup de Biarritz m’avait trop bien réussipour ne pas le recommencer dans Angoulême. Ah ! cette damnéevoiture rouge ! C’était elle qui m’avait sauvé ! Est-cequ’elle allait me perdre ? Soudain, en plein cœur de la ville,je m’arrête devant un garage. De l’audace, N. de D. J’entre dans legarage, j’arrête le directeur et je lui dis :

« Avez-vous un homme deconfiance ?

– Pour quoi faire ?

– Voici : j’avais promis à un de mes amisde lui ramener sa voiture aujourd’hui même à Rennes. Mais je viensde trouver un télégramme ici, qui me force à rester à Angoulême.Avez-vous un homme qui pourrait conduire à Rennes, cetteauto ? Je le paierais bien. Et là-bas, on lui donnerait un bonpourboire. Mais il faut qu’il en mette, car les paquets qui sont làsont attendus d’urgence.

– L’homme, je l’ai, et j’en réponds comme demoi-même ! Mais j’en ai besoin !…

– Je donne cinq cents francs…

– Ça va ! » Il fait signe à unemployé qui nous avait écoutés : « Tu as saisi ?

– Oui, je brûle la route, quoi ! » Àlui, je lui donne deux cents francs, et sur un bout de papier, uneadresse fantaisiste.

« Ça va ! »

J’ai la joie de le voir disparaître au coin dela place. Les autres ne doivent pas être loin ! Ils doiventmême déjà tourner dans Angoulême, se demandant ce que je suisdevenu.

Je quitte le directeur :

« Il faut que je retourne autélégraphe… »

Cinq minutes plus tard, j’ai la satisfactiond’apercevoir mes chauffards arrêtés avec leur voiture, au milieud’un groupe, et demandant si l’on n’a pas vu passer une auto rouge.Je m’avance :

« Une auto rouge ? Si. Elle s’estmême arrêtée au coin de la place. Une auto pleine de valises et depaquets…

– C’est ça ! N. de D. ! fit l’un deschauffeurs, écumant.

– L’homme était tout en blanc, une casquetteblanche.

– Mes frusques ! Ah ! lecochon ! En route !…

– Attendez ! Il demandait, je crois bien,la route de Rennes.

– Merci ! Reculez-vous, nom deDieu ! Ah ! je vais y passer quelque chose !… Il y alongtemps ?

– Pas plus de dix minutes !… » Etils repartirent comme des fous. Courez après l’auto rouge, mesamis, courez après l’auto rouge. Elle vous mènera loin etlongtemps. Moi, je descends à la gare et je prends un trainomnibus. Pendant trente-six heures, ce que j’en ai pris des trainsomnibus et des correspondances invraisemblables. Enfin, j’arrivedans un petit patelin bien tranquille, au-dessus de Caen… De toutesles économies de la pauvre Trompette, il me reste un billet decinquante francs !… Il n’y a pas de quoi faire la noce !et j’ai plutôt l’air d’un vagabond depuis que je me suis débarrasséde ma livrée… Aussi, je ne me vois pas à Deauville ! Mais jen’en suis pas loin, et je vais pouvoir avertir Helena…

Je ne me risque pas sur la côte. Mais, à deuxkilomètres de Luc-sur-Mer, je loue, pour quarante-huit heures,payée d’avance, une mansarde dans une auberge de la Délivrande. Jen’en sors pas pendant deux jours, vautré sur mon grabat avec unemiche de pain, un pot de cidre et un morceau de fromage sur latable.

Je n’ai pas écrit à Helena. J’ai mangé et j’aidormi. Pourquoi n’ai-je pas écrit à Helena ? De me savoir siprès d’elle, cependant, je sens le retour de mon désir vers cettebelle, cette diabolique, cette unique maîtresse. Elle m’a procurédes heures incomparables. La déchéance où je suis tombé(momentanément, je crois) est impuissante à me les faire oublier.Et, sincèrement, je ne regrette rien ! Elle m’a fait faire unmétier de sacripant, mais je le faisais à ses côtés. Elle a fait demoi un homme ! un homme qui se bat dans la vie, qui se défend,qui attaque. J’ai beau faire le tour de mes exploits, ce n’est nile souvenir de l’hôtel Boieldieu, ni celui de la cité Rougemont quime troublent. Je n’arrive à m’attendrir que sur ma dernièrevictime, la pauvre Trompette, qui m’aimait si follement. Et encoresi mon cœur s’émeut, ce n’est pas d’avoir payé par le vol de sespetites économies le plus rare dévouement et les plus tendrescaresses, mais de l’avoir laissée, elle, dans les larmes. Celle-là,j’en suis sûr, n’est pas près de se consoler. Quant à sonporte-monnaie, ma conscience me laisse en repos, puisque j’aidécidé de rembourser Trompette à la première occasion. Je nesaurais trop recommander ce dictame (la bonne intention) aux âmespusillanimes, qui hésitent sur un acte nécessaire, sous prétexteque leur meilleur ami aurait à en souffrir.

Non ! Si je n’ai pas écrit à Helena,c’est que j’ai honte de me montrer dans l’état où je suis.

À propos, la pension de cent cinquante francsque m’octroie la charité d’un vieux parent ne m’a pas été versée cemois-ci. Elle a dû lui être retournée, puisque je suis parti envacances sans laisser d’adresse. C’est à lui que je vaisécrire.

Trois jours plus tard, je reçus une lettrechargée payable à domicile. J’ai donné mon vrai nom à l’auberge. Masignature sur le registre du facteur est le premier acte qui merend à mon véritable état-civil.

Ma barbe a encore poussé. J’ai maintenant unsoyeux collier sur les joues et autour du menton, qui me donne unpetit air 1830, qui me sied à ravir. « C’est lui, c’est donCarlos, c’est toi mon bien-aimé ! » Mister Prim a disparupour toujours. Du moins, je l’espère.

J’ai acheté un pantalon de treillis et unevareuse. Je suis sortable. Je vais me promener à Luc. Je ne redouteplus de rencontrer un collègue. Je remonte de Luc à Lion-sur-Mer.Ce nom me fait souvenir tout à coup que mes deux voisines de la ruedes Bernardins ont « leur villa » non loin d’ici, entreLion-sur-Mer et Saint-Aubin, sur le bord de la grève. J’irai demainleur dire un petit bonjour.

Car, ce soir, je veux écrire à Helena. Elledoit être de plus en plus fière de moi ! Les journauxentretiennent ma renommée. Mister Flow n’a jamais été aussi enforme ! Cette damnée Adélaïde m’a vendu à la police basque. EtTrompette a dû avouer qu’elle m’avait donné l’hospitalité, dans sacabine, depuis Le Havre, à l’insu de sa maîtresse. Adélaïde etGeorgette se sont ainsi sauvé la mise, et Trompette a dû être bienpayée. La voilà avec de nouvelles économies, la chèrepetite !

Ce n’est pas sans une certaine satisfactionque j’apprends que le yacht la Déesse est reparti pour unelongue croisière en Méditerranée. Ces dames connaissent mon vraivisage. Tant que ma barbe ne sera pas entièrement repoussée, je nesouhaite point de me retrouver en face d’elles. J’ai hâte deredevenir poilu comme avant. Alors, je serai méconnaissable ou àpeu près… Un coup qui a fait sensation est celui de l’auto rouge.Il paraît que mes chauffeurs n’ont pu la rejoindre qu’à Rennes, oùils se trouvèrent en face du bonhomme d’Angoulême, qui necomprenait rien à son aventure. Ils la lui expliquèrent. Mais on nes’ennuya pas à la terrasse des cafés. Ce sacré Mister Flow en avaitdans son sac ! Le toupet que j’avais eu de renseigner moi-mêmesur son auto le chauffeur volé mettait un peuple entier dans lajubilation.

Chose curieuse, j’étais très embarrassé pourécrire à Helena. Je ne savais que lui dire. Je me trouvais tour àtour niais, romantique, trop littéraire ou trop brutal. J’arrachaitrois lettres de potache. Finalement, je lui donnai mon adresse àla Délivrande et je lui dis simplement : « Jet’attends ! »

Le lendemain, je découvris la« villa » de Nathalie et de Clotilde. C’était bien lapetite baraque sur la dune qu’elles m’avaient décrite faite deplanches et de boîtes de conserves. Plus de coquillages, de moulesque de fleurs dans le jardin qui n’était qu’une cour de sable.Mais, en revanche, sur les fils de fer de clôture, beaucoup delinge blanc qui séchait, dont des draps, des serviettes, desmaillots de bain.

Cela s’appelait Nos Délices. Unefumée odoriférante sortait du tuyau de poêle qui coiffait le toitrevêtu de papier goudronné. C’était l’heure du déjeuner. Quandelles m’aperçurent, elles poussèrent les hauts cris. Leur accueil,plein de gaieté, me réjouit le cœur et je ne fis point de manièrepour partager leur repas.

Elles me firent les honneurs de leur petitdomaine avec une grâce touchante. La cabane était divisée en deux.Dans la première pièce, qui servait à la fois de cuisine, de salon,de salle à manger et de chambre à coucher, j’eus quelque peine àtrouver la place de mes pas. La seconde était le studio,c’est-à-dire que l’on y trouvait deux tables en bois blanc. Ici,des codes, des livres de lois et des dossiers ; là, unemachine à écrire. Nathalie continuait à faire de la copie pendantses vacances. Hiver comme été, c’est elle qui travaillait pournourrir sa sœur et lui permettre de continuer tranquillement sesétudes. Plus tard, Clotilde lui rendrait cela au centuple.Solidarité adorable, sublime amitié ! Et tout cela sisimple ! L’air de la mer leur avait rendu les plus fraîchescouleurs. Elles étaient exquises toutes les deux, mais Clotildeavait ce quelque chose de dominateur dans le regard qui m’atoujours séduit chez les belles personnes. En mangeant noscrevettes et nos moules qu’elles avaient pêchées le matin même,Clotilde me parla sérieusement et me donna les plus sagesconseils.

« Vous suivez une voie qui ne vous mèneraà rien, me dit-elle. Aujourd’hui, il faut se spécialiser. Moi, j’aifait mon choix. Tout en restant au palais, j’irai, à la rentrée,passer quatre heures tous les jours dans une grande banque où je mefamiliariserai avec le contentieux. Dans ce milieu, je trouveraibien l’occasion de lever quelques procès intéressants, surtout sij’entre en même temps dans le cabinet d’un avocat d’affaires. Maismon dessein – si je le réalisais pleinement – serait de me marieravec mon avocat qui plaiderait les dossiers que je lui apporterais.Alors, je me consacrerais entièrement au contentieux d’unétablissement de premier ordre où j’aurais su jouer descoudes. »

Elle me dit cela simplement, sans rougir, enme regardant bien en face. C’était déjà une femme d’affaires qui meproposait un traité. C’est moi qui rougis. Elle n’eût pas l’air des’en apercevoir et elle me demanda comment j’avais passé mesvacances.

Je lui dis que j’avais fui un palais désert etque, n’ayant guère d’argent, je m’étais mis à voyager sur lesroutes, vagabond par plaisir. J’inventai un itinéraire et levagabond passa très congrûment sans effort. Je leur appris quej’étais pour le moment dans une mansarde, à la Délivrande, et queje m’apprêtais à reprendre la route de Paris, car ma poche était àsec.

« Ne vous pressez pas, me dit-elle ;nous vous offrons ici le couvert. Vous viendrez pêcher avec nous etnous vous nourrirons du fruit de nos travaux ! »

Mon Dieu ! j’acceptai, n’ayant riend’autre à faire pour le moment et je revins les jours suivants. Ilne fut plus jamais question de choses sérieuses et j’avais là deuxcompagnes exquises, toujours de la meilleure humeur du monde. Queljoyeux repas, après la pêche et le bain !…

Je ne pensais presque plus à Helena, n’enayant reçu aucune réponse quand un jour, comme nous goûtions sur ladune d’un morceau de pain et de fromage, arrosés d’une bolée decidre, notre attention fut attirée par des voix, venant d’un groupequi longeait la mer et passait près de nous. Des hommes et desfemmes, toilettes claires. Une auto de luxe suivait doucementderrière, sur la route. Je reconnus tout de suite Helena. Elleavait un costume de flanelle blanche et s’était coiffée d’unecasquette marine. Belle à se mettre à genoux…

Le premier mouvement fut plus fort que mavolonté. Je me levai précipitamment puis, les jambes cassées, je merassis entre mes deux compagnes. Mais Helena m’avait vu.J’attendais un signe qui ne vint point. Elle passa avec uneindifférence si parfaite qu’elle n’eût point agi autrement si elleavait croisé un inconnu. Elle était avec une jeune femme dedémarche assez singulière et que je reconnus à ses yeux bridés.C’était Mrs. Rennyson, l’ex-danseuse annamite avec laquelle nousavions dîné un soir aux Ambassadeurs. Derrière, venait un long, secgentleman, aux cheveux blancs et aux yeux pâles vers lequel elle seretournait et avec qui elle s’entretenait en anglais. Ilsdisparurent derrière la dune.

« Vous connaissez cespersonnes ? » me demanda Clotilde.

Mon cœur battait dur. J’arrivai cependant à mefaire entendre sans trop montrer mon émoi.

« J’avais cru reconnaître quelqu’un. Jeme suis trompé.

– C’est la clique de Deauville ! »dit Nathalie. Et il n’en fut plus question. Je rentrai à laDélivrande encore tout plein de ma rage. En route, je jetais touthaut des injures à Helena. Et les pires. Il ne faisait plus dedoute que la noble lady avait fini de « jouer avec moa ».Maintenant, elle devait avoir passé à d’autres exercices. Je n’endemandai pas moins à l’auberge s’il n’y avait rien à mon adresse.Pas un mot. Ah ! C’est propre le grand monde ! Voilà unefemme qui a failli, il y a trois semaines, me faire jeter dans lepanier à salade et elle ne se soucie pas plus de moi que de sonpremier soulier de bal ! Tout de même, il y a des moments oùon est heureux de constater qu’il y a encore d’honnêtes gens sur laterre et des femmes qui ne sont pas des filles publiques.L’événement me donna une grande affection pour Nathalie etClotilde. Je goûtai de plus en plus la propreté physique et moralede ces deux jeunes filles qui partaient d’un pas si solide sur leschemins de la vie. Et je me pris à penser qu’il y avait de la placepour un brave garçon dans le programme que m’avait développé moncharmant confrère de la rue des Bernardins. Ce sentiment ne fit quecroître et embellir avec ma barbe. La fin de septembre approchait.Nous rentrâmes ensemble à Paris et je fus tout heureux de meretrouver maître Antonin Rose et de reprendre le chemin du palais,ma serviette sous le bras.

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