Mister Flow

Chapitre 3

 

Je pus rentrer chez moi par le même chemin quim’avait servi à l’aller, sans éveiller l’attention de personne. Jeme déshabillai hâtivement, jetant au hasard les frusques de SirArchibald et je tombai sur mon lit. J’étais incapable de penser.Devais-je me réjouir, devais-je m’inquiéter de ce : « Jesais ! » qui était bien la dernière parole quej’attendais de la bouche d’Helena ? Mon aventure m’échappaitde plus en plus. Voilà ce que je pouvais constater. Cela mesuffisait pour le moment et je m’endormis comme une brute.

Il était deux heures quand on frappa à maporte. Je n’ouvris pas. Lady Skarlett me faisait savoir que, dansune heure, elle m’emmènerait faire une promenade dans son auto. Jen’avais pas de temps à perdre pour redevenir Mr. J. A. L. Prim.Cela m’était maintenant plus pénible que tout. J’avais hâte de meretrouver moi-même avec mes soixante-dix mille francs, ma chance aujeu et mon amour. Mais, il y avait les autres et le personnel del’hôtel !…

Ça n’allait pas durer longtemps, heureusement,cette singulière mascarade !… Helena m’aiderait à en sortir.Mais comment avait-elle pu savoir que… Ah ! j’avais hâte de larevoir ! On en avait des choses à se dire, tous lesdeux !…

Un garçon de chambre vint me prévenir quej’étais attendu. Je trouvai Lady Helena sur le seuil du vestibule,bavardant avec Harry et un inconnu, dans une ravissantetoilette-redingote beige et coiffée d’une cloche de Bangkok.

Harry fut le premier à m’apercevoir et poussades cris d’orfraie parce que je ne portais pas son petit insignebleu. « Et notre petit bouton ? My dearBlue-Bottle-Fly, vous serez à l’amende, ce soir, d’une tournéede bambous-cocktails, s’il vous plaît ! » Mais Helenam’entraînant tout de suite me poussa dans sa « Voisin »conduite intérieure.

Elle conduisait elle-même. J’étais à sescôtés : « Regardez ici, mon chéri. En vérité, vous êtesfou, you are mad, vous montrer avec une têtepareille !… Ce n’est pas cela du tout, no !… notLawrence at all ! Et la cicatrice. La chérie petitecicatrice ! Elle ne passe pas derrière l’oreille ! Ilfaut que vous sachiez ! Je vous apprendrai. Vous avez votrepetite mixtion ?…

– Helena, je ne veux plus être Lawrence,jamais !…

– Of course. Je comprends cela !Je comprends cela entièrement bien, chéri ! À cela aussi, noustravaillerons tous les deux !…

– Il faut que vous me disiez, Helena, commentvous saviez… mais, savez-vous bien qui je suis ?…

– Naturally, my dear ! vous êtesl’honorable « barriste » Maître Rose ! Et comment vavotre client, voudriez-vous me le dire ?

– Vous vous intéressez donc bien àlui ?… » Elle jura un oh hell ! parce qu’unchauffard maladroit, dans une embardée, avait frôlé son garde-boue…Je la regardai. Elle conduisait avec une sûreté, une décision, uneheureuse audace effrayante. Son regard était fermé, dur. Plus devolupté dans ces yeux-là. Où était la langueur d’hier ? Elleme paraissait tous nerfs tendus et ce n’était point, certes, parcequ’elle était au volant qu’elle avait pris cet aspect-là.

Quelle prodigieuse énigme était cettefemme !… Elle savait tout de moi, j’ignorais tout d’elle, endehors de son tempérament, qui avait dû lui faire voir du pays. Jefus bien étonné quand elle me dit, sans tourner la tête :« Dear, vous ne m’avez pas embrassée !…Venez sur, embrassez-moi vivement. » Et elle metendit ses lèvres sans ralentir son allure. Je ne me livrai àaucune fantaisie. Elle dut me trouver froid : « Votrepetit nom, je vous prie ?

– Antonin !…

– C’est vilain. Je ne veux pas Antonin. Il vaavec votre petit costioume. Nous allons à Rouen, pour voshabits !… Assurément, vous ne pouvez rester comme cela,no !… J’ai honte pour vous ; laissezfaire ! Cela m’amuse énormément ! Vous êtes unepoupée ! a pretty puppet ! Je vous appellerai,dans le baiser, Rudy !…

– Évidemment, Rudy, c’est plusjoli !…

– Yes ! Et c’est plus facileaussi !… » J’étais horriblement vexé. « C’est unemanie, dis-je, vous appelez tous vos domestiques Achille… Vousappelez, sans doute, tous… » Je m’arrêtai, épouvanté de ce quej’allais dire, mais elle éclata de rire… « Très drôle !Oh ! Vous êtes un tel régal, my dear ! »Même en riant, même en m’embrassant, son regard restait dur,dur !… Qu’avait-elle ? « C’est Durin, fis-je aprèsquelques minutes de silence, qui vous a dit que vous recevriez lavisite de son avocat !…

– Yes !…

– Et il vous avait prévenue que je meprésenterais avec le visage de Mr. Prim ?

– Nope !… Je pense qu’il nesavait pas encore comment vous alliez venir. Mais je savais quevous ne pouviez venir me voir officiellement, vos règlementsd’Ordre, je crois, s’y opposant. « Ne soyez pas surprise,m’a-t-il écrit, et attendez-vous à la visite d’un ami. » Il amême ajouté : « Il est charmant ce jeunehomme ! » Yes !il a écrit cela, je vousmontrerai la lettre. Je l’ai reçue hier matin. Mais je ne pensaisplus à cela, non, quand on m’a passé la carte de Mr. Prim ! Cebon vieil ami d’il y a deux ans !… J’étais heureuse, ofcourse. Mais je m’attendais de sa part à plus… plusd’expansion ! Lawrence est un expansif, très ! Et vousétiez si embarrassé, si drôle dans votre petit ridicule costioume…je vous regardais… et puis votre choix !… je me suisdit : « Voici le petit avocat, cela est lui. » Jevous trouvais très gentil malgré votre figure de steaksous-cuit ! Oui, under done ! Justimaging ! Un déguisement pareil !… Il faut savoir leporter, sans une faute ! Et vous étiez plein de fautes !et si drôle ! Quelle plaisanterie ! Mais, consolez-vous,cher !… Ne faites pas cette bobine ! Au bout de dixminutes, c’eût été même résultat. On peut donner le change enpassant, quickly, quickly, vite ! Mais un homme qui aété si expansif ne peut tromper longtemps une femme comme moi, niaucune autre, qui a connu les mêmes… les mêmes sentiments.Don’t you think so, Rudy dear ?

– Cependant, il y a des génies dutravestissement, Lady Helena.

– Venez sur, Rudy ! Appelez-moiHelena. I prefer ! Of course il y a des génies, pourle cinéma !

– Où avez-vous connu Mr. Prim ?

– À Milan. C’est Sir Archibald qui me l’aprésenté…

– Vous l’aviez vu avant ?…

– Jamais !…

– Et combien de temps, à Milan ?

– Six semaines, je crois.

– Il n’a pas perdu son temps !

– No !

– Vous ne m’avez pas compris,Helena ! Je dis qu’il n’a pas perdu son temps, car il a trouvéle moyen de faire entrer Durin à votre service… Et Durin, combiende temps l’avez-vous gardé ?

– Well ! Deux ans !…

– Il vous approchait tous lesjours ? » Je la dévorais des yeux. Impassible, elles’occupait de sa « conduite » et ma question neparaissait nullement la gêner…

« Tous les jours, mon Dieu, oui !…Je n’ai guère quitté Archibald, pendant ces deux ans !…

– Eh bien, Helena, apprenez que Mr. J. A. L.Prim, votre honorable Lawrence, votre très cher Lawrence et Durinne font qu’un seul et même personnage !…

– Really ? Cela aussi est drôle,vous savez ! » Je ne pus retenir un mouvementd’impatience… « Look out, dear, vous allez me fairecasser nos figures…

Pitié, please, pour ce pauvreLawrence que j’aime, depuis hier seulement, de tout moncœur !… » Bone Deus ! mais quelle femmeest-ce donc ?… Nous en avons trop dit… Bas les masques !Tous les masques !…

« Helena ! je ne vous connaissaispas. Mais moi, son avocat, je connais Dunn. Et si j’ai accepté cedéguisement ridicule, c’était pour vous sauver ! pour voussauver de Durin ! Vous ne savez pas qui est Durin !… Vousne connaissez pas ce monstre !

– Aoh !… je ne choisirai jamais vous,maître Rose, pour avocat !

– Je vous conjure de cesser de plaisanter,Helena ! Vous pourriez chercher dans votre vie une heure plusgrave que celle-ci, vous ne la trouveriez pas !…Écoutez ! Je comprends tout ! Et je suis surtout prêt àtout comprendre ! Le palais est une bonne école pour instruirela jeunesse, et déjà, à mon âge, on ne s’étonne plus degrand-chose. Enfin, l’aventure que je vis depuis trois jours m’aouvert de singuliers horizons. Helena, ne m’en veuillez pas si jevous dis des choses. Mais votre salut l’exige… ne croyez pas uneseconde que je me permets de vous juger !… De tous temps, lesreines de beauté ont vécu au-dessus de la commune humanité et lerang de l’esclave qu’elles ont eu la passagère fantaisie d’éleverjusqu’à elles peut déterminer l’étonnement des imbéciles. Rien nesaurait entamer votre majesté à mes yeux !

– Pas tant d’histoares ! Durin vous adit… car, enfin, j’imagine que vous n’avez pas décacheté notrecorrespondance ?…

– Oui, Durin m’a dit… et c’est pour voussauver l’honneur que je suis ici !

– Oh ! thank you, littledarling, merci pour mon honneur !… Vous avez une façontrès jolie de sauver l’honneur des dames. »

Et elle me donna encore ses lèvres… mais sonbaiser, aussi, était dur !…

« Je sens que je suis de plus en plusridicule.

– Vous exagérez, cher, très cher Rudy.

(Encore un nom auquel il faudra que je mefasse… j’en change tellement depuis quelques jours que je m’yperds.)

– Si, très ridicule ! mais peut-être leserai-je moins tout à l’heure, quand vous saurez !

– Quand je saurai ?what ?

– Qui est Durin !

– Durin, petit chéri, c’est Achille !

– Durin est un bandit de droit commun,recherché par toutes les polices de la terre ! Ah ! vousne plaisantez plus, Lady Helena ! Durin, ce n’est passeulement Lawrence, ce n’est pas seulement Mr. Prim, Durin, c’estcent autres, sous le masque et sous le nom desquels il a traverséles deux continents comme un vagabond ! Durin, c’est l’hommeaux cent visages ! C’est l’illustre Mister Flow !…

– No ! really ? vous êtessûr de cela ? Quite certain ?

– Si vous en doutez, je vous donnerai la clefde cette valise qu’il vous prie de garder si précieusement jusqu’àsa libération et vous serez édifiée ! Vous y trouverez d’abordune merveilleuse trousse de cambrioleur et tous les dossiersconcernant chacun de ses déguisements, chacune de sespersonnalités. Vous en faut-il davantage ?

– Je suis suffoquée, petit chéri… tout à faitsuffoquée !… Se peut-il vraiment que cette toute petite chosede Durin soit cette énorme chose de Mister Flow !… Cela estau-dessus de moi ! What really !…qui eût pensécela ? It is admirable !

Simply magnificent !… Ce Durindevient très intéressant ! très ! très !… »

J’avais les poings fermés ! J’auraisvoulu qu’elle les sentît sur son visage.

Ne sachant plus ce que je faisais, je luicriai d’arrêter. Nous étions en pleins champs. Elle s’arrêta, je melevai en lui jetant une injure. Elle me rattrapa de son bras autourdu cou.

« Oh ! le petit chéri ! il estjaloux de Durin ! il est jaloux de Lawrence ! Mais,puisque vous savez que c’est le même ! qu’est-ce que cela peutfaire à vous, je demande ?… Rudy !… MéchantRudy !… vous seul, j’aime ! Yes, I love you, youalone ! »

Et, cette fois, un baiser qui me fait retomberpantelant dans la voiture. Nous avons repris notre route. Je ne displus un mot, elle non plus… Je regarde ses petits pieds sur lespédales. Est-il au monde quelque chose de plus joli que deuxadorables souliers de femme, découvrant un pied où transparaît lachair, sous le bas de soie fin, commandant d’un mouvement léger àce monstre de fer, à ce dévorateur d’espace qu’est le moteur d’uneauto de grand luxe !… Moi aussi je suis sous ces pieds-là etils peuvent me faire courir loin et longtemps… d’autantqu’au-dessus du pied il y a la jambe ! Et quelles jambes, sousle bout de jupe étroite, enserrant les genoux… C’en est fait demoi ! Je suis un jouet pour cette femme… Le jouet d’une heurede ces petits pieds là. Que deviendrai-je quand ils s’en irontailleurs ? Je deviens bête à pleurer. Ma parole, mes prunelless’obscurcissent quand je pense à la toute petite chose que je suis…Ah ! je finis par comprendre qu’on ait de l’admiration pourDurin !… Je l’envie ce domestique. J’ai cru en détournerHelena avec horreur… Je n’ai peut-être fait que raviver sondésir !… Et c’était cela, ma grande affaire !… Monva-tout !… la terrible partie au bout de laquelle Helena,sauvée par moi et reconnaissante… Sombre idiot !…Bourgeois ! Regarde-toi en face de Mister Flow !… Tu doisbien l’amuser !…

Les petits pieds, les jambes !… Pourcombien de temps encore ma caresse, le long de cettejambe ?…

Qu’est-ce qu’ils vont faire de moi, elleet Durin ?… Car, enfin, ils ont peut-être partie liéeensemble pour ce petit intermède-là !…

« Ah ! Darling, quelle estla matière ? Vous pleurez ?…

– Excusez-moi, Helena, je me sens si peu dechose entre vos mains… Tout à l’heure, je voulais partir,maintenant j’ai peur que vous me laissiez au bord de laroute ! Où allons-nous ?

– À Rouen, faire de mon petit chéri ungentleman ! Voyons, petit amour joli, donne tes yeux sur meslèvres… Thank you… J’aime tes larmes. Elles sont salées…Tu pleures comme une femme, ça me plaît !… Et maintenantcontez-moi comment vous avez pris la figure de Lawrence… cela nousfera passer un bon moment, voulez-vous ? Go onthen !

– Mais comment donc ! Je vous assure,Helena, que c’est encore plus drôle que tout ce que vous pouvezimaginer… Tenez-vous bien ! »

Et c’est avec un acharnement sadique que jedépèce mon aventure ! Je lui en sers tous les morceaux,saignants, chapitre par chapitre… Auteur Durin. Du beau travail. Unbel engrenage. Et je ne connais pas la fin !…

Elle rit ! Ellerit !

« Oh ! this Durin !this Durin ! »

Singulière mentalité ! Elle ne voit dansmon histoire qu’une farce parfaitement réussie. Le côté tragique del’aventure lui échappe tout à fait. Se rend-elle compte de lasituation inextricable où je me trouve ? Des risques que jecours ? De l’accusation de complicité à laquelle jene pourrais échapper si le Parquet apprenait jamais dans quellesconditions j’ai rendu les plus singuliers services à monclient ? Conçoit-elle qu’il suffit d’un mot de Durin pour queje sombre à jamais ? Et que me voilà, par cela même, sachose, pour le temps qu’il voudra ?… Pour le temps qu’illui plaira ? Non ! rien de tout ceci ne sauraitl’intéresser. Une bonne farce ! Il en adviendra ce que lesdieux voudront ! Elle aura bien ri !… « ThisDurin ! »

Ce Durin lui a envoyé une poupée pour sesvacances, pour qu’elle s’ennuie moins de lui, peut-être, pendantqu’on le garde au frais dans sa cellule. Elle va habiller sapoupée !… Nous avons passé trois heures à Rouen. Elle m’aconduit où elle a voulu, chez le tailleur, chez le chausseur, chezle chemisier, dans dix magasins. Elle n’était jamais contente. Rienn’était trop beau. Je n’avais rien à dire. C’est elle quicommandait, discutait, essayait. Elle me tournait, me retournait…me faisait prendre des poses, choisissait les étoffes, palpait lestissus. Elle ne me consultait point. Elle disait :« Croyez-vous que cela lui aille ? » Pourle vêtement tout fait qui devait remplacer mon « ridiculepetit costume », ce fut un drame. Elle exigeait des retouchesimpossibles à faire dans les deux heures. Et personne ne saurajamais ce qu’elle put dire de désagréable aux commis, auxdirecteurs, ni dans quelle langue !

Sur un signe, je dus lui passer une liasse debillets et elle réglait tout, après un contrôle exact, ramassant lamonnaie dans son sac. Je crois que nous parcourûmes tout Rouen à larecherche de cravates. Son irritation, à la vue de celles qu’on luiexhibait, prenait des proportions inquiétantes : « Je neveux pourtant pas aller en chercher rue de la Paix ; j’ai un« appontement » au Royal avec le petit Duc ! »Enfin elle mit la main sur des imitations de cachemire aveclesquelles Mary saurait me tailler quelque chose d’à peu prèsconvenable : « À Deauville, ils n’ont que de la camelotepour la plage, pour joueurs de tennis… Je ne veux pas que vous ayezl’air gigolo, you understand ?… Ne vous occupez pasde la perle pour la cravate. J’en ai une de grande beauté. Jedirai à Fathi de vous la prêter, mais il faudra la lui rendre tousles soirs ! »

Cette dernière phrase m’avait un peu bousculé.Elle s’en aperçut. Après une tasse de thé à l’hôtel d’Angleterre,comme nous étions sur le chemin du retour, et qu’elle me voyaitgisant dans mon coin, encore tout étourdi, elle me dit :

« Darling, il ne faut pas vousétonner s’il faut rendre la magnifique épingle de cravate à Fathitous les soirs. Vous n’avez pas remarqué, car il faisait une bellenuit d’amour noire, hier, que, lorsque je vous ai rejoint sur laterrasse, je n’avais plus mon collier. Je l’avais donné à Fathi, auvestiaire. Et la maid, yes, la dame de la toilette, avaitdécousu les bijoux de ma robe… Ainsi, Fathi nous a laissé la paix.C’est le règlement de Sir Archibald qui tient beaucoup aux bijouxqu’il m’a donnés. Tous les soirs, quand je vais au lit, Fathim’attend pour mettre mes bijoux dans un coffret et il va dormiravec la boîte… C’est encore le règlement de Sir Archibald… et celaest très sage, very very really, par ce temps de voleurs.Je regrette tout de même parce que je voudrais tout vous donner,yes, darling, tout vous donner, parce que je vousaime !… »

En attendant, elle ne me parlait toujourspoint de mes cent mille francs et tout ce qu’elle me racontait neparvenait pas à dissiper ma mélancolie.

« Pourquoi cette tristesse, puisque jevous aime ! Vous serez beau, Rudy dear ! cen’est pas Lawrence que j’ai habillé, dear little puppet,c’est Rudy ! Quittez cette figure de malheur, si vous voulezme faire plaisir… »

Sa physionomie, une fois encore, avait changé.Son profil n’avait plus cette dureté de métal qui m’avait surpriset inquiété en quittant Deauville. Ses yeux avaient retrouvé touteleur langueur ; l’eau trouble, qui les baignait d’une voluptési communicative, s’était répandue de nouveau à l’ombre des cilschargés d’un noir cosmétique, car les onguents et les fardssemblaient avoir été inventés pour la parure de cette icônerayonnant le désir. Elle voulut avoir ma tête sur son épaule etelle menait notre émoi lascif à quatre-vingt-dix à l’heure…

M’aime-t-elle vraiment ? J’ai tout pourle croire.

Arrivés au palace, son impatience attenditqu’elle ait fait réapparaître, sous les éponges, mon vraivisage : « C’est celui que j’aime, seul,celui-là ! » Et, quand nous fûmes un peu calmés, cefurent encore ses mains, tremblantes de luxure, qui me refirent lesjoues brûlées de gin de cet insupportable Mr. Prim !

Si je ne me trompe, cette comédie qui acommencé par l’amuser finit par l’exaspérer autant que moi. Je veuxsavoir. Elle me renvoie sans répondre : « Allez voushabiller !

Revenez me chercher à neuf heures et la demie.Et surtout, ne jouez plus ! Allons, dépêchez-vous,Look sharp ! Voici dix minutes que le duc attend dansle salon ! Now, ne me regardez pas ainsi ! Leduc s’en va ; il m’apporte ses hommages d’adieu. J’ai refuséde l’accompagner sur son yacht. Je tiens à ma réputation et jen’aime pas le duc, non, en vérité !… »

Mary me fait passer par une porte de service.Une demi-heure plus tard, je suis au casino et je joue. Et j’ensors sans un sou. Plus rien des soixante-dix mille de la veille. Çan’a pas duré un quart d’heure ! et j’ai joué prudemment, nefaisant les bancos qu’au coup de trois. Je suis tombé sur un jouroù tous les coups de trois réussissent pour le donneur… Eh bien, jen’avais pas pensé qu’une pareille chose fût possible. J’avaisencore trouvé ce petit système-là pour gagner trente mille francstous les jours. J’étais raisonnable. Au jeu, il ne faut pas êtreraisonnable.

Je sors de la salle sous le coup de cetincident inattendu. Il n’est que neuf heures. J’ai une hâte fébrilede revoir Helena. Je vais tout lui dire… Elle comprendra… Elle merendra aussitôt mes cent mille francs !…

Neuf heures et quart, je suis dans son salon.J’attends cinq minutes et Mary m’introduit. Helena est prête. Ellem’adresse un sourire adorable : « Comment metrouvez-vous ? » Elle est à peu près nue dans une robe enmousseline rose fanée, brodée, en plusieurs tons de rose, gris,bleu et or, de motifs où les paillettes, le strass, les perlesfines, les diamants, les verres de couleur forment les dessins lesplus singuliers. À chaque mouvement, cette joaillerie chante lelong de ses jambes gantées haut de soie chair que l’on aperçoitjusqu’aux cuisses dans les entre-deux… Un poème…

Dans ses cheveux noirs, un diadème avec uneémeraude énorme. Et encore, naturellement, le fameux collier.

« Ceci vous plaît-il ? Je ne veuxplus m’habiller que pour vous, amour chéri ! »

Mary est là. Helena ne se gêne pas devantelle. Je baise les mains de la noble dame ; elle laisse sesmains sous mes lèvres. Mon silence, mon baiser secret sontsuffisamment éloquents. Elle me comprend :« Laissez-nous, Mary ! » Quand elle veut, rien n’estplus majestueux que son geste, sa parole. C’est une grande, trèsgrande dame. Elle me dit : « Oh ! Par le chemin, jedois vous dire, j’ai écrit à Durin. Je lui ai dit que vous m’avieztout raconté… et que nous avions bien ri de votre petitehistoare ! »

Ah ! elle m’ennuie ! elle m’ennuieavec sa façon de prononcer : votre petitehistoare !… Et puis cette lady qui écrit au valet dechambre de son mari, dans sa prison… Tout de même, j’ai beauvouloir me mettre à la page, il y a des choses qui medépassent !… Encore une fois, je suis précipité…Raccrochons-nous aux choses sérieuses.

« Helena, j’ai joué !… j’ai toutperdu. » Elle me regarde avec un véritable effroi…« Really ! dit-elle, nous en sommeslà ? Je vous avais dit de ne pas jouer… Ah ! ce queje regrette nos cent mille francsd’hier !… »

Elle avait déjà son manteau sur les épaules.Elle le laissa tomber et rappela la femme de chambre :« Mary ! déshabillez-moi, je vous prie, je ne sors pas,ce soir ! Mr. Prim et moi, nous dînerons dans le salon.Avertissez le maître d’hôtel et Fathi. » Et quand nous sommesseuls : « Comprenez, chéri, my little love, quenous allons tout à fait manquer d’argent de poche… why,yes !… Je n’ai plus un sou, non plus, moi ! J’aitapé tout le monde. Je ne trouverais pas cinq louis. Je dois déjàdix mille francs à Mary. Je sais bien qu’il y a le portier, mais,me sachant gênée, il a osé me faire de telles propositions de lapart… Oh ! je peux bien vous le dire… Du petit Valentino… cinqcent mille, little darling, pour une nuit !…Disgusting ! Pour qui meprend-on ? I am a lady. Non, décidément, leportier, je ne peux pas ! »

Je n’en croyais pas mes oreilles !

« Mais, saprelotte, Helena, télégraphiezà Sir Archibald !

– Il ne m’enverrait pas une guinée,pas un shilling !

– Il vous laisse sans argent !…

– Toujours ! Oh ! vous devezcomprendre que je commence à en avoir assez. N’est-il pasvrai ?…

– Je ne comprends rien, Helena, absolumentrien !

– Parce que vous n’avez pas l’habitude dumonde, Rudy !… Les princes ! Les princesses… les grandsde la terre n’ont pas besoin d’argent… Vous ne les voyez jamaispayer. Cela regarde quelque domestique, butlerou autre…Pour moi, c’est Fathi qui règle toutes mes notes… Oh ! SirArchibald est le plus généreux des hommes !… Je peux m’offrirtoutes les fantaisies « except » celle d’avoir six pencedans ma petite bourse !… Je ne pourrais donner un penny à unpauvre ! C’est Fathi qui le donne pour moi !…

– Eh bien, tapez Fathi !…

– Silly ! Fathi estincorruptible !… Fathi ne connaît que sa consigne. Il doittout régler, mais défense de me donner de l’argent de poche… Etdéfense de régler les petites dettes contractées pour l’argentprêté de la main à la main !

– Écoutez, c’est inimaginable ! Vous avezdû faire de grosses bêtises…

– Je m’ennuierais tant si je ne faisais pas degrosses bêtises, petit chéri !

– Sir Archibald, en agissant de la sorte, avoulu vous garantir contre le jeu…

– Peut-être, darling. Mais, pourcela, ou pour autre chose, que deviendrons-nous tous lesdeux ? Nous allons avoir besoin de Fathi tout le temps,derrière nous, pour l’addition !

Combien c’est triste, j’avais pensé que nousferions des promenades tous les deux, dans les environs, comme desamoureux, des simples loversau village, sur le penchant dela colline. Mais avec l’homme et son turban, nous serions tout àfait ridicules ! Et je dois tant à mon chauffeur… j’ai enviede pleurer, darling ! »

À ce moment, Fathi fit son entrée, se courbajusqu’à terre et tendit un coffret dans lequel Helena déposa soncollier, ses bracelets, tous ses bijoux, même ceux qui setrouvaient sur sa robe et que Mary décousait d’un coup de ciseaux,tandis que le gros Hindou les comptait méticuleusement. Puis ce futle diadème. Fathi referma le coffret et s’en alla, satisfait, aprèss’être courbé à nouveau avec les manifestations du plus grandrespect.

J’avais remarqué qu’Helena n’avait pas debagues. J’avais pensé à une coquetterie de plus, car ses mains nuesétaient fort belles. Elle m’expliqua qu’Archibald avait consenti àce qu’on lui laissât ses bagues et quelques anneaux de bras sansvaleur excessive. Tout cela est parti, liquidé par elle, enquelques jours. Le jeu avait tout pris. Moi j’écoutais tout cela,dans un abrutissement parfait, pensant tout le temps à mes centmille francs :

« Écoute, petit chéri, console-toi,cheer up ! nous irons nous promener avec Fathi !Prends ton tabac, tu fumeras une cigarette. »

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