Mister Flow

Chapitre 12

 

Rule Britannia ! Jusqu’à la frontièred’Écosse, voyage dans le vert, couleur de l’espérance. Bellejournée d’automne, ciel d’opale que percent les flèches descathédrales, ces chercheuses d’azur. Les maisons gothiques debriques roses, à pignons et à windows, habillés de lierre taillé aucordeau, annonçant plutôt le confort moderne que les mystères dumoyen âge. Je vais vers Helena !

L’aventure continue. Tant mieux ! Toutplutôt que cette honte dans laquelle m’avait roulé, comme dans unebrûlante tunique, cet homme au sourire infâme. À nous deux,Durin ! J’ai moins œuvré pour toi que tu n’as travaillé pourmoi ! Et le fruit de ton long effort, depuis des années, jevais te le ravir avec le sourire de Lady Skarlett !

Elle m’appelle : « Ne m’abandonnepas ! » Me voilà, mon amour !

Et maintenant, assez de lyrisme. Du calme etde la prudence ! Helena m’y invite expressément dans sadernière lettre. N’a-t-elle pas été toute prudence, elle, depuisque Sir Archibald est venu la retrouver, cet été, àDeauville ?

Elle ne voulait pas me reconnaître ! Ellene m’écrivait pas ! Elle ne reculait pas devant la torturequ’elle m’infligeait : douleur passagère, qui nous sauvaittous les deux, car le temps était revenu alors de l’avocat, dupetit avocat dont elle allait avoir besoin ! Entre deux hommescomme Sir Archibald et Durin, de quelles précautions ne devait-ellepas s’entourer ?

Pauvre Helena ! Quelle vie ! quelleatroce comédie de tous les instants ! Ah ! comme jecomprenais qu’elle fût décidée cette fois à tout risquer pour yéchapper ! Je l’y aiderai, dussé-je y laisser ma peau !J’ai le goût du risque, maintenant ! Je ne suis plus un enfantque l’on berne ! Durin l’apprendra à ses dépens ! Dieuque cet affreux Durin m’a fait souffrir !…

Cette nuit noire, c’est l’Écosse. Je descendsà Stirling, à l’hôtel des Deux-Couronnes. Je ne puis dormir. LesSkarlett doivent venir me prendre ici demain matin en auto. À septheures, je suis déjà prêt. Trois heures à perdre. Un guide !Il se présente. Je le suis et il me raconte des histoires que jen’écoute pas, me montre des choses que je ne vois pas.

Quelques phrases me parviennent,cependant : rois d’Écosse… position inexpugnable… château duXIIIe… Un moment, il secoue mon indifférence, enrépétant : Heading hill !… heading hill !et son doigt désigne un rocher la colline de ladécapitation.Là, Jacques 1er, en 1421, fit couperla tête à son oncle, le duc d’Albany ; à son beau-père, lecomte de Lennox ; à ses deux fils, Walter et Alexandre Stuart,etc., qu’est-ce que vous voulez que ça me f… !

Bon, voilà un temple grec dans le petit jardindes Douglas. Drôle d’histoire. C’est dans ce petit enclos charmantque Jacques II planta dans le cœur de Douglas sa dague royale. CeDouglas faisait partie de la ligue des mécontents :« Pardieu, milord, lui dit le roi, si vous ne voulez pasrompre la ligue des mécontents, voilà qui la rompra ! »Et aïe donc !… un bon coup de couteau !… Morale :« Il ne faut jamais être mécontent ! »

Quelle heure est-il ? En vérité, il n’y aqu’une heure que ce bonhomme me rase ? Au centre d’unepelouse, des armoiries à demi effacées sur une pierre, je m’assiedsdessus. Le guide se précipite, haletant :

« Ne touchez pas à Douglas, il vousarriverait malheur ! »

Trop tard, mon bonhomme, et j’allumetranquillement ma pipe, bien calé sur les armes de « Douglasau cœur saignant ».

Breakfast ! J’ai faim ! vite àl’hôtel !… Mon guide court derrière moi. Il a encore quelquesassassinats à placer…

Helena est arrivée sans son mari. Elle étaitaccompagnée de l’éternelle Mrs. Tennyson. Je ne connaissais pas àLady Skarlett cette beauté funèbre. Dans les longs voiles dont satête est enveloppée, elle a quelque chose de la pleureuse antique.Toutes les ardeurs de ce bronze brûlant sont éteintes. Plus encoreque ses voiles, sa pâleur me la cache. Et quelle gravité dans sonaccueil ! Mais sa main serre longuement la mienne et je senstoute sa tendresse reconnaissante :

« Merci, Rudy, d’être venu !Rentrons tout de suite, voulez-vous ? Sir Archibald est trèssouffrant. »

Je m’assieds en face des deux femmes, tout àfait perplexe. Que se passe-t-il ? Helena déteste Archibald.Cependant, elle ne joue pas la comédie. Elle sait bien qu’elle m’atrop fait de confidences ! Alors, pourquoi cette figure fatalequand je sais que sa joie est parfaite de me revoir ?

« Sir Archibald se portait encore trèsbien, il y a trois jours, et puis il est tombé subitement en proieà d’atroces douleurs. On a diagnostiqué une crise hépatique.Maintenant, il va mieux, mais il est si faible, si faible !…Alors nous avons « décommandé » tous nos amis, exceptévous ! »

Pourquoi excepté moi ? Elle ne me le ditpas.

« Vous êtes là, Rudy ! Et cela medonnera du courage…

– On redoute donc une issue fatale ?

– Il faut tout prévoir, Rudy ! »Elle se tait ! Mais leur silence, à toutes deux, me semblecacher des choses… des choses. Je regarde Mrs. Tennyson, cette« Mina » devant laquelle Helena m’appelle si tendrement« Rudy ». Mais Mina ne compte pas ! C’est une petitestatuette d’Orient, aux yeux de verre. Des yeux dont le regardimmobile est le plus souvent tourné vers Helena, comme si elle enattendait un ordre, un signe : Je suis persuadé qu’Helena doitavoir vis-à-vis d’elle bien des caprices quand elle s’ennuie, etMina doit être là pour les supporter. Elle l’a recueillie à la mortde Mr. Tennyson. En dehors de cela, mystère !… Mina estpeut-être très heureuse, même quand Helena la fait souffrir. Maisce ne sont pas ses yeux qui le diront jamais. « La vie ne vapas être gaie pour vous à Black Rooks, cher Rudy. C’est bienégoïste de notre part de vous accaparer dans un pareil moment…

– Je suis votre ami, Helena. Tout ce que vousme demanderez, je le ferai. »

Elle mit sa main sur la mienne et l’y laissalongtemps et ceci est infiniment doux et me paie à l’avance dudrame dont je vois les portes s’entrouvrir devant moi…

Je suis décidé à les franchir sans un regarden arrière. Elle est si belle, cette fille de Satan ! Et samain qui presse la mienne me dit qu’elle m’aime… !

Étrange, étrange amour ! Ce que j’airencontré chez cette femme, c’est quelque chose qui est peut-êtrele contraire de l’amour, tel que nous l’entendons chez nous, et cen’en est peut-être pas moins de l’amour tout de même. Vaineformule, qui n’explique rien. Mais Helena est-elleexplicable ? Obéit-elle uniquement à des instincts qui laroulent dans un chaos où elle s’accroche à moi, par hasard ?Ou suit-elle une idée fixe quand elle m’entraîne dans ses cheminsde luxure ? Oublie-t-elle avec moi ? ouespère-t-elle ? ou, plus simplement, ne suis-je là que pourlui donner la joie de ma destruction ? Peut-être pourrais-turépondre à cette question, toi, la petite poupée aux yeux deverre ? Non ! garde ton silence ! Dès nos premièresnuits, à Deauville, quand nos baisers étaient un massacre, j’avaisdéjà l’intuition que cette atroce perplexité était un des éléments,assurément le plus puissant, de mon affreux plaisir. C’est parceque je ne sais rien que je reste son captif. Et je ne suis pas venupour me délier.

En cours de route, quelques paroles banales.Nous pénétrons dans le pays de Rob-Roy. Quelques souvenirs de ciné.Et puis, les lacs. Mes pensées n’étaient pas au paysage.

Des tours, des arches branlantes retenues pard’antiques rameaux, des architectures mélancoliquement penchéesau-dessus d’un précipice : de sinistres demeures féodales dontles échauguettes et les mâchicoulis surgissent au-dessus des forêtsde chênes et de bouleaux. J’ai déjà vu tout cela sur des cartespostales. Peinture anecdotique, chromos pour journaux illustrés.Tournons la page…

Soudain, au milieu de ce chaos de montagnes etde torrents, au sein de ces tristes bruyères, au bord des eauxvertes et du sommeil monotone des lacs où se mire quelque ruinesolitaire, je me sentis envahi d’une angoisse dont je n’étais pasmaître de secouer l’étreinte. C’est que je sentais peser à nouveausur ma main la main d’Helena, c’est que nos deux têtes étaientpenchées derrière la même glace, c’est que nos deux frontsrapprochés me faisaient l’esclave de sa pensée. Je me surpris àéprouver le même frisson devant certaines ruines ressuscitées ausein d’une nature dont la sauvagerie romantique m’eût laissécomplètement froid si je n’avais senti contre le mien ce beauvisage funèbre ! Il semblait, lui aussi, appartenir à cesépoques révolues. Les reines amoureuses et martyres, les noblesladies retenues prisonnières dans ces caveaux de pierre où chaquelégende a laissé sa trace ne devaient pas avoir une figure plustranquillement fatale, plus asservie à un inévitable destin que lafigure de Lady Skarlett.

Elle ressemblait à une de ces statues demarbre qui, au bord des tombeaux, dans les cimetières ou au fonddes cryptes, ont immobilisé la Peur. Il était inutile qu’elleparlât ! Elle était là et voilà qu’à mes yeux lesglens se repeuplaient ; je regardais avec elle,descendant des ruines dont la poussière du temps s’était envolée,les lairds cuirassés d’acier, les bards, lesclans dansleur tumulte guerrier. Par tous les sentiers, ils glissaient versla plaine qu’ils allaient rougir de leur sang. Tous les crimes dela guerre des Deux-Roses, les massacres de la Réforme, lesvengeances séculaires qui perpétuaient dans toutes les familles desmartyrs et des bourreaux, je les évoquais d’une façon d’autant plusprécise que je n’ignorais pas que les haines, encore aujourd’hui,n’étaient pas éteintes et que, s’il y avait des palaces àÉdimbourg, et des chantiers à Glasgow, il ne fallait pas pénétrerbien loin dans les Highlands, au bord des lochset dans lesglens pour retrouver sous les toits des hameaux etderrière les douves des châteaux forts, avec les mœurs de jadis,des inimitiés farouches qui ne reculaient devant rien pour sesatisfaire…

Nous devions ne plus être loin des Black Rooksquand Helena, me dit, sans préambule :

« Vous savez que les Skarlett sontapparentés aux Montrose et que Sir Archibald descend aussi, par lesfemmes, de Mac-Gregor, célèbre dans l’histoire d’Écosse sous le nomde Rob-Roy. C’est sans doute à cause de cette couronne de légendequ’il dédaigne tous les titres et ne porte que le plus humble,cependant qu’il se fait donner de « la seigneurie » parceux qu’il appelle encore ses vassaux et par ses laquais. Vous nesourirez pas de ces choses, Rudy ! Il ne faut pas lecontrarier… »

Mais comment donc ! Cela m’était siparfaitement égal, l’ascendance des Skarlett !

Toutefois, comme Helena me regardait avecinsistance, je voulus bien me rappeler, en faisant appel à messouvenirs d’écolier renouvelés par mes lectures de l’OldMortality de Walter Scott, que le fameux outlaw Rob-Roys’appelait de son vrai nom Mac-Gregor et qu’il n’était devenubandit qu’à la suite de ses démêlés avec le duc de Montrose…

« Voilà qui est pour le mieux,fis-je ; la paix est faite entre les deux races, puisque SirArchibald Skarlett, par sa mère, unit le sang des deux famillesennemies. »

Sans me répondre directement, lady Helena medit encore :

« Rob-Roy laissa cinq fils. Les Gregor,comme on continuait ainsi à appeler les descendants de Rob-Roy, necessaient point, depuis plus de deux cents ans, de faire une guerresourde aux descendants des Montrose, quand Elisabeth qui était uneGregor se prit d’amour pour le père de Sir Archibald et se mariaavec lui malgré la volonté paternelle. Le père de Sir Archibald,Sir Édouard Skarlett, ne faisait pas une méchante affaire, car ilétait à peu près ruiné. Le père d’Elisabeth passait pour fortriche, ayant mis de gros capitaux dans les premiers chantiers de laClyde ; il possédait également d’immenses terrains dans lesHighlands, plus le château des Black Rooks, dont Rob-Roy s’étaitjadis emparé. Mais il décida qu’il ne donnerait aucune dot à safille et qu’il défendait à son héritier, le petit David (il n’avaitque ces deux enfants), de jamais venir en aide à sa sœur.

« Or, ce Gregor, beau-père d’ÉdouardSkarlett, mourut à quelque temps de là de mort subite, et l’onparla de poison. Le petit David hérita, mais, à quinze ans, ilpérit lui-même une nuit d’hiver où il s’était égaré pendant unechasse. On découvrait, le lendemain, son cadavre à moitié dévorépar les loups. Du coup, le père de Sir Archibald héritait.

« Aujourd’hui, Sir Archibald, fils aînéd’Édouard, a réuni dans sa main toute la fortune des Gregor ethabite les Black Rooks, devenus sa propriété.

« Les Gregor étaient très aimés dans lepays. Les Skarlett y sont détestés. Sir Archibald a réuni sur satête toutes les haines accumulées par son père. C’est ce qui lui afait rechercher son haut emploi aux Indes. Il en est revenu,espérant que son absence avait tout apaisé. Au fond, depuis quenous sommes arrivés, nous n’avons pas à nous plaindre.

Mais le pays nous regarde passer avec uneindifférence sous laquelle on sent une hostilité toujours prête. Jevous dis tout cela, Rudy, pour que vous soyez au courant des choseset que vous ne fassiez pas de gaffes. »

Elle m’avait dit tout cela dans le plus purfrançais. À cela, je devais comprendre que le propos étaitd’importance. Ah ! elle ne m’avait pas appelé pour s’amuser.J’aimais mieux cela, mais quelle femme !…

« Je vous remercie, Helena. Je comprendsmieux maintenant la tristesse qu’il y a pour vous à vivre dans unepareille atmosphère…

– Vous avez saisi, Rudy. » Depuis quelquetemps, la route montait en lacet sur la haute terre, le tempss’assombrissait ; un brouillard s’élevait sur notre gauche,masquant l’emplacement où dormait lugubrement le loch Catherine.Des nuées basses, chassées par le vent d’ouest, s’effilochaientau-dessus de nos têtes, traversées par le vol lourd des corbeauxaux cris lamentables, et quand la voiture pénétra sous une hautefutaie d’où nous ne devions plus sortir que pour nous trouver aupied des Black Rooks, nous fûmes plongés dans une demi-obscuritéplus triste que la nuit. À un carrefour, le chauffeur cala sonmoteur, et nous crûmes à quelque panne, mais il restait sur sonsiège, l’oreille tendue. Puis il se tourna vers nous et nousmontra, à travers la glace, une tête pâle et des yeux égarés.Helena baissa rapidement la vitre. « Qu’y a-t-il,Olivier ?…

– Milady n’a pas entendu ?…balbutia-t-il… on a crié…

– Eh bien, Olivier ! laissez crier…

– Oh ! Milady, on a crié à la mort !Assurément, c’était la bandshie…

– Vous êtes fou, Olivier !… En route, jevous prie ! » Elle remonta la glace, et Olivier repartiten vitesse, comme ayant hâte de sortir de cette forêt « quicriait à la mort »… Quoi qu’elle en dît, Helena n’avait pointreçu la singulière confidence du chauffeur, sans émoi. Je lesentais bien, moi qui avait repris sa main. « Qu’est-ce, labandshie ?demandai-je.

– C’est personne ! fit-elle. C’est uneimagination du pays. Chaque demeure de famille noble a sabandshie. C’est un esprit femelle dont les gémissementspassent pour être un avertissement certain de la mort d’un chef.Notre bandshie à nous s’appelle Jenny. Jenny theweaver. Jenny la fileuse. Elle est apparue, pour la dernièrefois aux Black Rooks, lors de la mort d’Édouard Skarlett. Vouscomprenez, Rudy, combien tout cela est absurde, mais de vivre nuitet jour au milieu de ces fables, cela impressionne, envérité ! Ces gens me rendent malade. Ils ne vivent qu’avec lesmorts. »

Pour chasser la bandshie, je netrouvais rien de mieux que de déposer un baiser bien vivant sur lachair glacée de Lady Helena, au-dessus du gant. Elle me ditencore : « Oh ! heureusement !heureusement ! Rudy, que vous êtes venu !… Vous êtes maseule consolation, ici-bas, je vous assure ! »

Et puis, elle me retira sa main, car nousarrivions aux Black Rooks. C’était moins un château qu’uneforteresse à laquelle nulle architecture moderne, du moins dans soncadre extérieur, n’avait ôté de sa rudesse et de sa farouchehostilité.

Sombre demeure pavée de froides dalles,enfumée plutôt que chauffée par des cheminées colossales. Étroitesfenêtres datant d’une époque où l’on enlevait les châssis enl’absence du seigneur, tant les carreaux de verre étaient alors unluxe rare et coûteux. Alors, le vent et les fantômes étaient lesseuls maîtres de ces « salles maudites ». Les fosséstaillés dans le granit étaient pleins d’une eau maussade. Au-dessusdes murs, dominant tout le pays d’alentour, une énorme tour formantdonjon dressait encore sa lourde silhouette menaçante…

Je ne pus retenir un soupir :« Oh ! Helena !… » et je lui serrai la maindans un geste de poignante commisération…

« Vous comprenez, n’est-cepas ?…

– Oh ! oui, Helena !… pauvre,Helena ! » Le son d’un cor s’était fait entendre, et laporte de la cour d’honneur s’était ouverte. Un homme se précipita.Son aspect était désordonné. Et il m’apparut tel que je n’eusse pumieux l’imaginer si j’avais voulu me représenter l’habitant d’unpays sauvage et troublé par les tempêtes, avec les pommettes de sesjoues fouettées perpétuellement par les vents, avec ses cheveuxépars, avec sa voix forte aux notes dissonantes :

« My god ! gémit Helena,il est mort ! »

Et elle se renversa presque dans mes bras.Cependant, les paroles que proférait le rustre la rendirent bientôtà elle-même : « Milady ! Milady ! Le seigneurest sauvé !… Le seigneur est sauvé !…

– Le Ciel soit béni ! murmura Helena.Oh ! mon ami, soupira-t-elle en se tournant vers moi, quandj’ai vu arriver Patrick, j’ai bien cru que tout étaitfini ! »

Je ne lui répondis point, car jamaisl’inexplicable Helena ne m’avait paru aussi impénétrable. Je merefusai d’emblée à croire à la sincérité de son désespoir. En quoij’avais tort : je devais en avoir la preuve le jour même.

Nous ne fîmes que traverser la salle desgardes transformée en un immense et froid vestibule. Tout cerez-de-chaussée n’avait guère été plus transformé à l’intérieurqu’à l’extérieur.

Ce n’est qu’au premier étage que le luxeapparut, mais un luxe d’un autre siècle, avec des tentures auxcouleurs effacées et des meubles sculptés peu confortables. Lestables, les crédences supportaient des urnes d’argent, des coupesénormes, des joyaux éteints dans des coffrets fanés. Des armes, deslances brisées, d’énormes claymores garnissaient les murs sous lesarmoiries répétées des Gregor. Des armures se tenaient debout aucoin des portes. Tout cela avait son histoire. Elle nem’intéressait pas. J’ai trop vu de musées et de bric-à-brac. Jevous jure que je ne pénétrai pas dans ce grand salon d’honneur avecune âme d’antiquaire. Je n’étais pas disposé à m’en laisser conterpar toutes ces vieilleries. Je rassemblais même mon énergie pouréchapper à l’emprise d’une atmosphère dont j’avais un instant sentile poids en me penchant un peu trop ; au cours de la route,sur la mystérieuse angoisse de Lady Helena.

Son attitude inattendue à l’aspect d’unPatrick désordonné m’avait à nouveau séparé d’elle. Si j’avaisassisté à une crise géniale d’hypocrisie, c’était à douter deconnaître jamais son vrai visage et si sa douleur était sincère,pourquoi ne m’avait-on pas laissé chez moi ? J’essayaifroidement de peser le pour et le contre. Je faisais mon dossier.Maître Antonin Rose se demandait finalement s’il avait eu raison derépondre avec tant d’empressement à l’appel de son client.

Tel était mon nouvel état d’esprit quand onm’eut laissé seul dans une chambre du second étage, aux murs nus, àdemi lambrissés, où le jour ne pénétrait que par une étroitefenêtre garnie de petits carreaux enchâssés dans un quadrillage deplomb. Sur les murs, dans des cadres de bois verni, des gravures dechasse coloriées et modernes. Une croix de bois au-dessus de macouchette. Je ne m’attendais point à cette cellule, et j’étaisd’assez méchante humeur quand Durin, poussant ma porte, m’apportama valise.

Il paraissait lui-même assez mal enpoint ; cependant, il me demanda fort respectueusement desnouvelles de ma santé et m’exprima le plaisir qu’il avait à merevoir.

« Lady Skarlett s’excuse auprès deMonsieur, me dit-il. Monsieur déjeunera seul. Madame est avec lesmédecins, dans la chambre de Sir Archibald.

– J’ai appris qu’il allait mieux !…fis-je.

– Lui ! s’écria-t-il avec un ricanementsinistre que je n’oublierai de ma vie, il nous enterratous !… »

Là-dessus, il me quitta en claquant la ported’une façon assez indécente, mais il ne paraissait plus maître deses mouvements.

Je ne touchai guère au lunch qui me fut servidans une salle à manger haute et froide. Les énormes bûches quifaisaient leur braise dans une cheminée tenant la moitié du mur neparvenaient pas à me réchauffer. Le vent gémissait par intervallesavec une violence subitement déchaînée, comme une meute qui serapproche, accourt, aboyante et rageuse, puis s’éloigne pourrevenir encore. La fumée des braises, souvent rabattue,tourbillonnait, envahissait la salle. J’étais obligé de m’écarter.Les ancêtres devaient saurir dans cette boucane.

Mais ça ne les gênait pas, paraît-il. Lemaître d’hôtel que l’on avait fait monter d’Édimbourg pour lasaison des chasses me narrait que lorsque les lairds auxquels sejoignaient quelquefois ceux des petites îles du Nord, étaientréunis tout venait sur la table par paires : les énormesmorceaux de porc rôtis, les gigots et les poissons qui étaienttoujours d’une taille prodigieuse. En manière de hors-d’œuvre, onservait à chacun une douzaine de bêtes à plumes. On ne buvait quedu porto et de l’eau-de-vie, fournis par les contrebandiers oupirates. Et c’étaient des paris extravagants pour vider les pots.Tel engageait sa femme, son château, et l’on fumait les pieds surla table, en chantant en chœur des ballades. Pas de dames. Ilsroulaient à tour de rôle par terre. Le dernier debout étaitproclamé roi de la fête. Maintenant, tout a bien dégénéré, lesgentlemen farmers de la côte ont voyagé et en remontreraient à lagentry d’Édimbourg. Toutefois, on retrouve ces mœurs danscertains coins perdus des Highlands et quelques westernsquires d’aujourd’hui se montrent les dignes descendants deschefs de clan d’autrefois.

« Ce n’est pas chez Sir Archibald,fis-je, que l’on trouverait pareille compagnie…

– Sir Archibald est un grand seigneurd’aujourd’hui. Mais il y a certains soirs de chasse, ajouta-t-ilavec son plus fin sourire, où, quand les dames sont parties, LeursHonneurs mettent encore leurs pieds sur la table… »

J’en étais réduit à cette conversation. Onm’avait abandonné à ce domestique. Je ne m’en plaignais pas dureste, car c’est sans entrain que j’aurais accueilli comme compagnede captivité cette étrange et toujours muette Mrs Tennyson, que jen’ai jamais pu regarder sans malaise.

Je remontai dans ma cellule. C’est làqu’Helena vint me trouver. Elle était enveloppée d’un manteau demontagne et tout encapuchonnée d’une toque qui lui cachait lesoreilles :

« Venez, Rudy, j’ai dit à Sir Archibaldque j’allais vous faire faire un tour avant le thé. Il voussouhaite la bienvenue. Il se fera un plaisir de vous voir ce soir.Il va beaucoup mieux. Il va beaucoup mieux qu’avant !Ce n’était qu’une crise hépatique, mais il devra suivre un régimesévère… »

Elle me disait tout cela en m’entraînant. Elleme faisait passer par de petits couloirs, des escaliers quitournaient sur eux-mêmes. « Excusez-moi, nous irons plus vitepar ici… » Elle me fit traverser la cour d’honneur presque encourant et ne s’arrêta pour me laisser souffler que lorsque nousfûmes sortis de cette sombre demeure…

Elle-même respira longuement, et puis nousreprîmes notre course dans le vent, fouettés par une petite pluieglacée.

« Je m’imagine, Rudy, que nous fuyons cechâteau pour toujours, et que je ne le reverrai plus jamais !…jamais !… Never more !…Ah ! darling !… if you only knew !…si vous saviez ! »

Elle eut une plainte si désespérée que jevoulus emprisonner sa douleur dans mes bras, mais elle s’échappa etse reprit à courir, fuyant les Black Rooks et m’appelant :« Viens ! viens ! »

Et j’allais, j’allais à travers le vent, àtravers la pluie, comme si elle m’avait pris au lasso, comme sij’obéissais au fil invisible avec lequel elle m’avait noué à sespas. Et elle grimpait à travers les roches, toujours plus haut,toujours plus haut, avec une sûreté de chevrier.

Ainsi arrivâmes-nous à une étroite plate-formed’où nous dominions tout le pays. Alors, là, elle m’étreignit et medit, ses yeux sur les miens, ses pauvres grands yeux hagards surles miens : « Jure !… jure que nous fuironsensemble !… quoi qu’il arrive ! Quoi qu’ilarrive !… Oh swear it ! You must swearit !… »Je jurai. Alors, desserrant sonétreinte, elle me dit : « Tu as bien fait de jurer,Rudy ! sans quoi nous appartenions tous les deux au« gilymore » !

– Au gilymore ?…

– Oui, au gilymore, le plus grandpage, porteur de l’épée, l’écuyer de Jacques, le petit-fils deRob-Roy. Le gilymore faisait la cour à sa femme. Il les ajetés tous les deux au «saut des Black Rooks ! ». Voilàpourquoi je te dis que le gilymore nous attendait, là,en bas !… »

Et elle me désigna le bord. escarpé sur lequelnous nous trouvions. Je Jetai un coup d’œil au-dessous de moi… etaussitôt je reculai devant l’abîme, m’accrochant à elle.

Étourdi, j’essayai néanmoins de plaisanter.« Ne faites pas l’enfant, Rudy ! Nous allons fuirensemble, et le plus tôt possible, car je crois bien qu’il se doutede quelque chose. » Alors nous descendions et nous traversionsune futaie épaisse, qui nous garantissait de la pluie, mais quinous plongeait dans une demi-obscurité, où elle ne me vit paspâlir. Je fus quelque temps avant de pouvoir parler, comme si« le saut du gilymore » se fût à nouveau trouvé sous mespieds… « Qu’est-ce qui ? qu’est-ce qui vous fait croirecela Helena ?

– Darling, quand vous m’avez écrit àDeauville, Sir Archibald y était de retour. Vous savez, cettepetite lettre où vous me disiez : « Viens », et quevous aviez signée Rudy, me donnant votre adresse « MaîtreAntonin Rose, la Délivrande… »

– Oui, eh bien ?…

– Darling, je crois, en vérité, quecette lettre avait déjà été ouverte quand je la trouvai dans moncourrier…

– N… de D…

– Yes ! Damn ! Et puis,nous n’avons, n’est-il point vrai, Rudy ?… nous n’avons pastoujours été très prudents avec Fathi… « Nous l’avons pris unpeu trop facile » !

– Il est ici, Fathi ?

– Non ! Fathi est mort. Je crois, envérité, qu’il lui est arrivé un accident. Durin l’a peut-êtreempoisonné, mais ça n’a pas d’importance. Un domestique ! Cequi est important, darling, c’est l’amitié soudaine etextraordinaire, en vérité, que Sir Archibald vous a manifestée,cette invitation inattendue de venir à ses chasses aux BlackRooks ! Cela ne s’indiquait pas nécessairement. Ce n’est pasvotre avis, Rudy darling ?

– Ah ! vous me faites entrevoir deschoses…

– Il est tout à fait possible qu’il ait vouluvous attirer chez lui, n’est-ce pas ? Mais nous allonsfuir !… »

Nous étions arrivés au château. Je pense bienque nous allions fuir ! et même j’aurais bien fui tout desuite, et sans elle, malgré mon serment. Comment avais-je été assezbête pour écrire cette lettre ? La nuit était tout à faittombée. Des valets nous entouraient, guidant nos pas et nousdébarrassant, dans la salle des gardes, de nos manteauxtrempés.

« Darling, je vous attends authé !… »

En même temps, Durin apparaissait et meconduisait dans ma chambre. Il ne semblait plus nerveux du tout,mais une singulière détermination avait comme momifié sa durephysionomie. Ah ! ce n’était plus le niais, Durin, et nousétions loin des pleurnicheries de l’audience. Du reste, pendant moncourt séjour au château, il ne fit jamais allusion au procès et metraita en valet de grand style.

Le thé se passa sans incident. Mrs. Tennyson yassistait. Je fus étonné d’entendre sa voix. Ce fut pour dire àHelena qu’en notre absence il y avait eu un gros émoi à l’office.Patrick était remonté tout pâle des sous-sols où il logeait, enprétendant qu’il avait entendu distinctement la plainte de labandshie. D’autres domestiques firent chorus, affirmantl’avoir entendue, eux aussi, sous la fenêtre de la Dame verte.The Green Lady… Ils faisaient un tel tapage que, finalement,Mrs. Tennyson avait dû se fâcher et disperser cette valetaille.J’étais tellement préoccupé de ce qu’Helena m’avait dit que je neprêtai nulle attention à ces histoires de fantômes et de revenants,qui hantent toutes les cervelles dans les Highlands et sontl’éternel sujet des conversations du bas peuple. J’entendisseulement Helena qui prononçait d’une voix blanche : « Ilfaut leur pardonner, Mina. La dernière fois que labandshie a été entendue sous la fenêtre de la Dameverte, c’était la veille de la mort de Sir Edward, le père deSir Archibald. La maladie du baronnet achève de leur faire perdrela tête, et ce n’est pas Patrick, avec la vie qu’on lui fait menerici, qui a le cerveau le plus solide. »

Je ne demandai même point ce que c’était que« la fenêtre de la Dame verte ».

Au surplus, Durin venait me chercher pour meconduire auprès de Sir Archibald. Je ne pus m’empêcher detressaillir, et je fus accompagné jusqu’à la porte par le regardplein d’angoisse d’Helena.

Le baronnet avait son appartement sur le carréouest du château. Un vestibule le séparait de la chambre de LadyHelena, qui occupait toute la surface circulaire de la grosse tour.Dans la minute que je mis à me rendre en ces lieux, je m’efforçaide rassembler tout mon sang-froid : « Il faut êtrenaturel ! naturel ! Car, au fond, il ne se doutepeut-être de rien. Présentons-nous à lui comme si Lady Helena nem’avait rien dit, comme je serais venu à lui ce matin même, en ami,en invité ordinaire !… Et je me répétai : comme si Helenane m’avait rien dit ! en invité absolumentordinaire ! »

Cependant, je ne parvenais pas à maîtriser lesmouvements de mon cœur.

Durin ne semblait au courant de rien. Il happadeux coups légers à la porte, et un enfant d’une douzaine d’annéesà la tête intelligente et éveillée, mais au regard triste, nousouvrit. Durin disparut aussitôt. L’enfant poussa le verrou derrièremoi et me fit signe de le suivre. Je n’étais pas rassuré du tout,du tout ! Nous traversâmes une première pièce, puis l’enfantouvrit la porte de la chambre. Aussitôt, j’aperçus, sur son lit,Sir Archibald, qui tendait les mains vers moi. Ses grands yeuxétaient encore plus pâles, plus effacés, bien qu’il les ouvrît toutgrands sur moi, immenses et pâles. Il me regardait comme derrièreune vitre froide et claire, claire. Sa mine était celle d’un hommequi avait beaucoup souffert, mais son aspect général, celui d’unhomme parfaitement vivant et qui ne tient point à mourir desitôt.

Il m’embrassa presque en me remerciant d’êtrevenu, et en regrettant que les circonstances ne lui eussent paspermis de me faire un meilleur accueil. Puis il se tourna versl’enfant et lui fit signe de disparaître. Celui-ci aussitôt ouvritune porte au fond de la pièce et nous laissa seuls.

« C’est, dit-il, mon petit page (mylittle page). Il répéta plusieurs fois : « Mylittle page ! » le seul être qui m’aime au monde, leseul en qui j’ai confiance ! Un enfant ! un enfant !Voilà mon seul soutien ici-bas. C’est le fils de mon vieuxserviteur Patrick… Je l’ai toujours gâté… Oui, assurément, je n’aiplus confiance qu’en lui, car il m’aime. »

Soudain, il se souleva et m’attirant contre safigure, il me dit d’une voix sourde :

« Je crois bien qu’on a voulum’empoisonner !… »

Je reculai, frappé d’horreur, mais ilm’attirait plus près de lui encore, et son regard blancm’épouvantait :

« M’empoisonner ! M’empoisonner… quedites-vous de cela ?… »

Je claquai des dents. Il reprenait :

« Ah ! ce Durin ! ceDurin ! Oh ! je ne mourrai pas ! Avant de mourir, jeveux savoir ! N’est-ce pas, c’est bien mon droit ?Répondez !… Mais répondez-moi donc ! »

Je balbutiai :

« Ce que vous me dites est tellementépouvantable !… »

Il eut un ricanement singulièrement diabolique(du moins je l’entendis tel, ce qui me fit fléchir sur mes jambes,mes pauvres jambes) :

« Vraiment ! vous trouvez vraimentcela épouvantable ! »

Pour apprécier tout à fait ma situation etcomprendre mon état d’âme, il ne faut pas oublier que Sir Archibaldme retenait toujours par les mains. Certainement, je l’eusse voulu,que je n’aurais pas pu me dégager. J’étais totalement incapable dumoindre effort physique.

« Sir Archibald ! suppliai-je.Sortez de ce cauchemar ! Vous avez été malade, trèsmalade !

– Ce n’est pas ce que je vous demande !Vous connaissez bien Durin, vous ! Vous avez plaidépour lui !…

– Sir Archibald, je l’ai vu deux fois. C’estun malheureux dont vous avez eu pitié. Il vous est dévoué depuislongtemps. Comment avez-vous pu avoir une penséepareille ? »

Je m’arrêtai, glacé, parce que j’avais lasensation subite que je le défendais trop, dans ma peur, dans malâcheté. Car, au fond, je savais que Durin était tout à faitcapable de ce crime. Mais j’en écartais la pensée de celui quej’aurais dû mettre en garde pour ne pas être mêlépersonnellement à une abomination pareille ! Et puis,voilà qu’enme défendant j’allais peut-être me perdre pourl’avoir trop défendu. Lui !… Non ! Non ! je n’auraispas dû prendre aussi chaudement sa défense ! C’était unefaute, cela !… une faute incalculable !… et peut-êtreun crime !…

Ce qui finit de m’épouvanter, c’est que SirArchibald, tout en écoutant mes protestations véhémentes, s’étaitmis à siffler. Oui ! il sifflait… froidement. Et moi, jen’avais pas besoin de cela pour sentir tout tourner autour de moi.Brusquement, Sir Archibald s’arrêta de siffler, et je fus encoreplus épouvanté. Il me disait :

« Qui vous fait penser que j’aie eu pitiéde lui ? » En vérité, je ne savais que répondre. Je vousle demande.

Que vouliez-vous que je répondisse à une tellequestion posée sur un ton pareil, le ton d’une réflexion profondeet infiniment sournoise. Alors, il continua comme si je lui eusserépondu :

« Vous me dites : l’audience ?…Eh bien, l’audience ! J’ai fait ce que je devais fairepour ramener Durin chez moi ! Vous avez cru que jevoulais sauver son âme ? Me prenez-vous pour unimbécile ? Que son âme aille au diable ! Mais passans ma permission ! Voilà pourquoi il estici ! »

Et moi, pensais-je, pourquoi suis-jeici ? Pourquoi m’a-t-il, moi aussi, « ramené »ici ? Ah ! Helena avait raison ! Helena avaitraison !

Le malade continuait, implacable :

« Durin s’en doute, allez. Il s’en doute,puisqu’il a voulu m’empoisonner ! Je vous dis celaentre nous ! tout à fait entre nous ! Vous êtes un hommed’honneur, un avocat à la cour, un homme de loi. On peut avoirconfiance en un homme de loi. Vous, je vous ai fait venir pour vousconsulter, pour avoir votre avis sur tout ceci. Et pour complétervotre instruction. Écoutez bien, cher monsieur et ami : vousavez cru défendre un brave honnête homme de voleur, mais quediriez-vous si vous aviez défendu un assassin ? Un hommequi avait décidé de le devenir ! Enfin quelque chosecomme Mister Flow ? Ah ! ceci est entre nous ! toutà fait entre nous, je le répète ! Surtout que Sir Philip n’ensache rien ! Mon frère n’avait point le droit de se mêler decette affaire. Son intervention publique est ma honte. Il s’estdressé contre le chef de famille ! Mon frère Philip avoulu détruire la famille ! Vous m’avez compris ? Jene sais pas si vous m’avez compris ! »

Ah ! si j’avais compris ! maisavais-je tout compris ?… Et lui, avait-il tout compris ?(Mais que dire ? que dire ? puisque je ne pouvais nidéfendre ni attaquer Durin !)

J’eus encore le tort de vouloir m’en tireravec des paroles banales. Il n’y a pas de paroles banales à desheures pareilles. Non, il n’y en a pas : « Je souhaite,pour votre repos, Sir Archibald, que vous vous soyez trompé. Sivous avez des soupçons, il me semble que l’audience aurait dû vousles faire écarter… »

L’affreux ricanement reprit :

« Je vous attendais bien là, très chermonsieur, oui, je vous y attendais. Mais réfléchissez un peu, jevous prie, que tout s’expliquerait si Durin avait inventé, pendantqu’il était en prison, un faux Mr. Prim !… Ah !vous avez saisi ? Je vois que vous avez saisi. Maisasseyez-vous, je vous tiens là debout ! Je vousfatigue !… Pardonnez-moi !… J’avais tant besoin, dans unesituation aussi pénible, de dire ces choses à un homme de loi, à untout jeune homme de loi… Un véritable maître m’eût déjà fait taire,oui, il eût déjà fait taire ce vieux fou, assurément ! Maisvous, vous m’écoutez. Je sens que vous ne perdez aucune de mesparoles !

« Je répète ! reprit-il en agitantun index qui me faisait loucher, un autre Mr. Prim !Un acolyte… un complice !… Eh bien, cher jeune ami, je crois,en vérité, l’avoir trouvé. Et je vais vous dire son nom à vous toutseul, et tout à fait entre nous… et par amitié pour vous… car enfinsi je disparaissais avant d’être très correctement sûr d’un fait decette importance… avant d’avoir nettement et honorablement terminécette affaire, je serais heureux de savoir qu’un homme comme vousse ferait un point d’honneur de soulever le dernier masque quicache la vérité.

« … Je dis bien un point d’honneur, car,mon cher maître, vous avez trompé tout le monde en vous trompantvous-même ! Durin s’est joué de vous d’une façon qui nepardonne pas. Par le truchement de ce damné faux Mr. Prim !…Je vais donc vous dire le nom de cet homme, ou tout au moins decelui que je soupçonne être cet homme », conclut-il en cessantd’agiter son insupportable index et en se penchant au-dessus de moiavec une brusquerie de polichinelle qui se casse en deux,contorsions qui m’eussent fait sourire en d’autres temps.Certainement, je me serais bouché les oreilles si mes mainsn’eussent été occupées à me maintenir sur ma chaise avec uneénergie forcenée, et, du reste, tout à fait inconsciente…

– Il s’agissait d’un certain… d’un certainVictor !

– Vous… vous dites ?…

– Un certain Victor… Victor Bermont, vous neconnaissez pas cela ? C’est un garçon coiffeur, place de laBourse, et ça habite rue Notre-Dame-des-Victoires. Il prend desparis pour les courses, et il était à Deauville cetété ! »

Je revenais de loin, je crois que je n’étaisjamais revenu d’aussi loin ! Certes, le bonhomme était sur lapiste, et, en toute autre circonstance, je ne m’en fusse guèreréjoui. Mais j’avais tellement eu peur d’autre chose ! d’autrechose de définitif, d’irrémédiable ! Maintenant, j’avais aumoins le temps de me retourner, de réfléchir. Depuis qu’il avaitprononcé le nom de Victor, mes pensées recommençaient à prendreforme. Dans la solitude, elles allaient se grouper à nouveau, lespensées « pour» d’un côté, les pensées « contre » del’autre… Et ensuite, à moi de me tracer une ligne, une ligne defuite, assurément ! Mais prudente, très prudente. Une fautepouvant tout précipiter… ouf !…

Profitant de la respiration qui m’étaitrendue, je dis, à tout hasard (et vraiment de telles paroless’imposaient dans la bouche d’un homme de loi) :

« Pourquoi n’en avez-vous pas fait part àla police ?… »

J’ai cru qu’il allait sauter de son lit. Ilagita ses bras qui me parurent démesurés, et, pour se calmer, avantde me répondre, il vida la moitié d’une potion qui remplissait unverre laissé par « le petit page » sur la table de nuit,avant de nous quitter.

De fait, Sir Archibald devint tout de suite àpeu près normal. Il me dit simplement :

« La police n’a rien à faire dans toutceci. Les Skarlett ont toujours réglé leurs affaires enfamille. Ils n’ont besoin de personne !… »

Simplement, je le répète, ceci était dit, maiscette simplicité-là était tranchante comme les lames de rasoir deVictor.

Nous restâmes en face l’un de l’autre encorequelque temps sans rien nous dire. Puis, il reprit, avec un effortassez mélancolique :

« Celle qu’il faut plaindre dans toutecette affreuse histoire, c’est Lady Skarlett !…Connaissez-vous quelque chose au monde de plus noble, de plusmagnifique, de plus digne d’un grand nom et d’une grande fortuneque Lady Skarlett ? Je vous prie de me répondre à cela, cherami…

– Non ! fis-je un peu oppressé…non ! Lady Skarlett est une grande dame et une digneépouse…

– La plus grande, mon petit ami, et la plusdigne !… » Je baissai la tête tout à fait désireux de nerien ajouter à ce terrible entretien et aspirant de toute mon âme àle voir se terminer au plus tôt. Il me semblait que j’étais danscette chambre depuis mille ans… Cependant, comme le silence seprolongeait indéfiniment, je crus que je pouvais me lever etprendre congé. Alors, je m’aperçus que Sir Archibald dormaitprofondément. La potion dont il avait bu, sans modération,produisait de toute évidence son effet. Je remuai pour avertir« le petit page » ou même pour réveiller Sir Archibald,car, enfin, j’étais assez embarrassé de ma personne. Mais le maladesemblait en plomb, et personne ne venait me tirer de là si bien queje finis par ouvrir la porte qui avait livré passage à l’enfant queje trouvai dans la pièce à côté feuilletant un livre d’images. Ilvint à mon appel. Je lui montrai Sir Archibald et lui dis qu’ils’était subitement endormi. Alors, le petit regarda le verre etdit :

« Sa Seigneurie a pris de la potion. Celala calme instantanément. Sa Seigneurie a eu une crise ?

– Non ! il n’a pas eu à proprement parlerde crise…

– Alors, Sa Seigneurie la sentait venir !Dans une demi-heure, elle se réveillera. »

Sur quoi, il me conduisit jusqu’à la porte duvestibule, me l’ouvrit et me souhaita le bonsoir. Puis jel’entendis qui tirait le verrou.

Je regardai la chambre. Durin avait déjàdéposé sur mon lit mon linge de soirée et mon diningjacket. Je le congédiai. Il ne me posa aucune question. Ilétait de plus en plus fermé. Quand je fus seul, je poussai unsoupir énorme : « Ah ! je ne vais pas moisirici ! » Où allais-je courir ? Je n’en savaisrien !

Mais un océan ne me paraissait pas de tropentre les hôtes des Black Rooks et votre serviteur.

J’étais habillé quand on frappa discrètement àma porte, et je me trouvai en face de Mrs. Tennyson, en toilette dedîner, qui me faisait un signe. Je la suivis. Sa chambre était àquelques pas de là, juste au-dessus de celle de Lady Helena.Celle-ci m’attendait chez son amie avec impatience. Aussitôtqu’elle m’eut introduit, Mina disparut.

« Rassurez-vous, lui dis-je, il estencore très agité, certes, et le cerveau rempli de sombresimaginations, mais il m’a tenu sur vous des propos pleins derespect et d’admiration !

– L’affreux hypocrite ! Je ne puis entrerdans sa chambre sans être surveillée par Boby, son hideuxlittle page, sa petite fouine ! et je trouve Patrickderrière toutes les portes ! Mais laissons cela, parlez-moi devous. Que vous a-t-il dit ?…

– Il m’a dit qu’il m’avait fait venir pourcertaines confidences. Je vous dirai lesquelles. Elles sont desplus redoutables, mais il m’a donné l’impression qu’il n’est aucourant de rien ! »

Elle haussa les épaules. « Il saittout ! Vous serez donc toujours un enfant, Rudy ! Ceque vous appelez des confidences, c’était uneépreuve ! Puissiez-vous vous en être tiré à peu prèsconvenablement ! Et puis, à quoi bon ! Il est fixé !et ce qu’il y a de terrible, c’est que je ne sais pas ce qu’ilnous prépare !…Allons dîner !… »

Je me laissai conduire, de nouveau fortaccablé. Ses dernières paroles et la façon dont elle les avaitprononcées me replongeaient dans un abîme de perplexité etd’effroi.

Au dîner, Helena s’efforça de montrer de lagaieté, ma parole !… Son aspect funèbre avait disparu avec leretour à la vie de Sir Archibald. Mais si sa bouche se parait d’unmagnifique et hautain sourire, ses yeux brûlaient d’une flammenoire et menaçante… menaçante pour qui ?…

Elle évitait de me regarder, de me frôler,elle se montrait exquisément polie, ce qui me causait une gêneinsupportable. Ma détresse, devant cet apparent abandon, ne fit quecroître. « Ce qu’il y a de terrible, c’est que je ne saispas, ce qu’il nous prépare ! » C’est à cela qu’ellepensait !… et moi aussi ! Comment aurais-je cessé depenser à cela une seconde ?

Ce dont j’aurais voulu être sûr, c’est qu’ellene pensait pas à se tirer de là toute seule. Elle m’avait biendit : « Nous partirons ensemble !… » Moi nonseulement je l’avais dit aussi, mais je l’avais juré. Et cependant,un moment, j’avais pensé à fuir tout seul, et je l’aurais fait sij’avais pu !… À moins d’être un professionnel du sauvetage, unhéros à trois rangées de médailles, chacun s’en tire comme il peut,à travers la flamme, sans plus se préoccuper du voisin et même enl’écrasant.

Revenons à la gaieté factice de Lady Skarlett,à son odieux badinage, qui, pour moi, ne trompait même pas leslaquais, et semblait particulièrement sans effet sur la correctiontrès glacée (ce soir) d’Arthur, le maître d’hôtel que Sir Archibaldavait fait venir de son hôtel d’Édimbourg. Lady Helena eut le tortde demander en plaisantant si l’on avait réentendu labandshie.

Les trois valets de pied parurentimmédiatement changés en statues. Et le maître d’hôtel prononça, lalèvre sèche :

« Milady ignore sans doute ce que l’onraconte. La bandshiene cesse de se faire entendre depuisla nuit qui a précédé la maladie de Sa Seigneurie. Cette nuit-là,on a rendu visite à la Dame verte !… »

Helena ne put me cacher, à moi, à moi quicommençais à la connaître, à sentir comme elle, et aussi àpressentir comme elle, non, elle ne put me cacher la sortede convulsion où chavira tout son être intérieur, quand elle eutentendu cette phrase : « On a rendu visite à la Dameverte ! »

Quand elle se fut ressaisie, quand elle eutencore une fois redressé sa barque, d’un coup de barre si dur quej’en voyais trembler son poignet fragile, elle questionna d’unevoix sourde :

« Qui ? On ?…

– Il faudrait le demander à Patrick,Milady !… Patrick seul le sait exactement ! Mais Patrick,qui est comme fou depuis, se refuse à toute confidence et profèremême des paroles incompréhensibles… »

Helena dit à Mrs. Tennyson ; « C’estbien ce que je disais. La bandshie est en train de rendrefou Patrick ! Et tout le monde y passera. Pour peu que celacontinue, ce château deviendra un asile d’aliénés !…

– Mais enfin, m’exclamai-je, qu’est-ce quec’est que cette Dame verte ?…

– Eh ! mon ami, c’est unevieille légende comme il y en a mille en Écosse ! Chaquechâteau a sa légende, sa chambre mystérieuse… sa Dameverte ! (Il paraît que c’est précisément la couleur de labandshie.) Pour votre instruction, voici l’histoire de laDame verte des Black Rooks. Depuis plusieurs générations, dans lescaveaux de Black Rooks, il y a une chambre que l’on croit toujourshantée. Le soir, les fenêtres s’éclairent et tout semble indiquerqu’une existence humaine y est confinée dans une réclusionvolontaire ou forcée. Et il est exact que lorsqu’un invité s’arrêteavec trop d’obstination en face des fenêtres de la chambre secrèteque l’on aperçoit en se penchant au-dessus des douves, lesseigneurs propriétaires, depuis plusieurs générations, le prennentà part et lui demandent comme un service de ne plus s’occuper decette partie du château. Ainsi ai-je vu faire à Sir Archibald.Inutile d’ajouter, n’est-ce pas, que la curiosité des hôtes estmise à une rude épreuve, et que l’on a tenté l’impossible pourpercer le mystère. Nul ne pénètre jamais dans cette chambre que ledomestique qui en a la garde. Et ce fut un domestique de la mêmefamille depuis des générations jusqu’à Patrick qui fut installé làpar le père de Sir Archibald, Sir Édouard Skarlett. J’ai questionnéSir Archibald qui m’a répondu : « Il ne faut jamaisdéranger la bandshie, et cela porte malheur, même deparler d’elle ! » Qu’en conclure de plus que cettecellule a servi jadis de prison à quelque malheureuse épouse d’unchef de clan, ou même d’un Gregor (mais je crois que la légende estplus vieille que Rob-Roy), et que la malheureuse a expié là quelquecrime réel ou imaginaire contre son seigneur et époux. À sa mort,la cellule a été certainement transformée en chapelle, et legardien n’est là que pour entretenir le feu des cierges… Cettepiété pour les victimes de l’orgueil écossais cruellement traitéesde leur vivant est tout à fait dans les mœurs. On en pourrait citercent exemples ! Naturellement, on dit que l’âme de la Dameverte habite toujours la cellule. C’est ce fantôme que les paysansont appelé Jenny la fileuse. Inutile de dire qu’ellesouffre et qu’elle se lamente, et que ses gémissements percent lesmurs quand le malheur plane sur la maison…

– J’ai entendu dire, prononça Mrs. Tennyson(je suis toujours étonné d’entendre sa voix, sa voix enfantine,d’une douceur de souffle, et si rare) que, dans cette chambreinaccessible, vivait un être difforme, informe plutôt. On a mêmeraconté que ce monstre aurait une tête de grenouille…

– Voilà nos Highlands ! conclut Helena ense tournant vers moi ! Pays des légendes, du glen etdes bruyères, et d’une gaieté folle… Darling, vous ensavez aussi long que moi ! Parlons maintenant d’autrechose… »

Elle mentait ! J’en savais moins longqu’elle, mais la nuit ne devait pas se passer sans que je fusse aucourant de tout ! de tout !…

J’ai dit l’indifférence de son attitude. Ellene s’en départit point pendant toute la soirée. Aussi, quand je meretrouvai dans ma chambre, j’eus une impression de solitude etd’abandon qui m’étreignit affreusement. J’aurais été déjà enfermédans un cachot des Black Rooks que je ne me serais pas vu plusmisérable ! Et comment partir ? Je ne pouvais rien sansHelena. Comment franchir ces murs, toutes ces portes gardées…Comment me guider dans ces escaliers, dans ces couloirs étroits,dont l’enchevêtrement semblait avoir été créé pour mieux vousperdre ?… Et, après, comment traverser ce pays que je neconnaissais pas ?… Et si je m’enfuyais ainsi comme un voleur,quel aveu ! Mon désastre était parfait de quelque côté quej’essayasse de l’envisager. Je n’espérais plus qu’une chose. Jevous ai dit que je commençais à mieux connaître Lady Helena.J’avais le souvenir qu’elle n’apparaissait jamais si proche de moique lorsqu’elle semblait s’en être retirée, pour une raison ou pourune autre, soit par caprice, soit par prudence.

Au fond de mon abîme, c’était la dernièrelueur, le dernier feu clignotant d’une lanterne qui s’éteignait aufur et à mesure que s’écoulaient ces minutes atroces. Et il arrivaenfin que l’on frappa légèrement à ma porte : c’était encoreMrs. Tennyson !

De nouveau, je la suivis, je croyais trouverHelena dans sa chambre. Mais elle n’y était point, et« Mina » repoussait le verrou de sa porte, d’un gesteprécis et nullement précipité. Elle ajoutait à ma peur, cettepetite mécanique ! Qu’allait-elle faire de moi ? PourquoiHelena n’était-elle pas là ? Mina ne me regardait même pas.Elle s’en fut à un paravent qu’elle déplaça, souleva une petitetrappe dans le plancher et me fit un signe. Il y avait là unescalier tournant en bois, léger comme une échelle. J’avaiscompris ! Je descendais chez Helena ! Je tremblais d’unejoie dans laquelle l’espérance de la volupté n’était pour rien, jevous assure. La trappe s’était refermée au-dessus de ma tête. Etmoi, je descendais dans une ombre au fond de laquelle était Helena,car son parfum qui n’avait fait, depuis mon retour, quem’effleurer, comme un lointain souvenir de nos joies abolies, mereprenait, m’assiégeait soudain avec une violence brutale.Cependant, j’étais au centre d’une telle tragédie que ce ne futpoint l’amant qui se jeta sur son sein nu, mais un enfant pitoyablequi se mit à gémir comme dans le giron de sa mère :« Helena ! Helena ! dans quelle horreur m’avez-vousentraîné ?… »

Elle me caressa avec une douceur dont je lacroyais incapable, essuyant mes larmes, me couvrant de baiserscomme la plus tendre des épouses, me berçant dans ses bras auxquelsje m’accrochais comme à mon dernier refuge :

« Ne pleure pas, mon amour !Don’t cry my love !J’ai tout préparé. Oui ! unehorreur ! Une horreur et plus encore que tu ne peux croire,Rudy, une horreur au fond de laquelle je suis avec toi, mais dontnous sortirons ensemble ! Cela je le jure !

– Mais quand ?… quand ?…

– Demain soir. Pas plus tard que demainsoir !…

– Ah ! Oui, le plus tôt possible,Helena ! Tout ce que vous m’avez dit… Et quand je pense aussià ce que m’a dit cet homme, votre mari, Helena !… Je saisqu’un épouvantable danger nous menace !

– Hélas ! Rudy !

– Vous voyez bien ! Vous voyezbien ! Savez-vous ce qu’il m’a dit ? Il me dit qu’on avoulu l’empoisonner !… » Elle se redressa,égarée :

« Ah ! j’en étais sûre ! j’enétais sûre qu’il devait penser cela. Et qu’a-t-il dit exactement,Rudy ? Rappelle-toi ! Rappelle-toi bien ses paroles.

– Il a dit : on !…

– Oui !… On !… Mais moi je suis,dans ce on ! Je sais comment il me regarde, maintenant !Je suis dans ce on ! C’est terrible, Rudy ! Car il sepeut qu’en effet on ait voulu l’empoisonner ! Moi-même je l’aicru ! Je l’ai cru !… Tu comprends que Durin en a assezd’attendre ! Et puis, il sait aussi maintenant pourquoil’autre est revenu le chercher là-bas, à Paris… Il devine ce quil’attend ici. Ah ! quand Archibald a eu sa crise, sa grandecrise, j’ai cru que ça y était ! que l’autre était passé parlà ! J’ai cru qu’il avait empoisonné Archibald pour m’épouser.Horreur ! Horreur !… J’étais sacrifiée, que je levoulusse ou non ! Eh bien, non ! Pas ça ! Pasça !… Pas cette abomination ! Pas cette saleté !…Pas de crime au bout duquel pend un lacet… Durin est devenu unmonstre ! Moi qui l’ai tant aimé ! Quand il était unjeune et brave et gai chevalier ! Et il va falloir m’allier àce hideux personnage après avoir fait cemal !Ah ! Rudy ! Rudy ! Tu m’asvue !… Tu te disais : « Où est mon Helena ! mabelle Helena ! » Je ne suis plus qu’un fantôme qui erreentre des tombeaux ! Comprends-tu, maintenant, ma joie et madéfaillance quand ce Patrick est venu m’annoncer qu’Archibald étaitsauvé ? Ah ! Rudy, mes malheurs dépassent tout ce quel’on peut imaginer ; j’en suis réduite à me réjouir du salutd’un homme que j’ai toujours détesté, que je hais, que je hais, aumoins autant que je hais Durin ! Et maintenant, écoute :y a-t-il eu empoisonnement ? Ce n’est pas sûr, mais ce qui esttout à fait sûr, c’est qu’il va y avoirempoisonnement ! L’empoisonnement ou autre chose, maisles jours d’Archibald sont comptés ! Tu as vu la figure deDurin ?…

– Oui ! Oui ! Helena, oui, je l’aivue !…

– Et qu’est-ce qu’elle t’a dit ?

– Elle m’épouvante… Tout m’épouvante, ici,tout !…

– Elle dit « crime ». Voilà cequ’elle dit ! Eh bien, il ne faut pas que nous soyons là àl’heure du crime ! Do you understand ?

– Ah ! Helena ! sauvons-nous !Pourquoi pas cette nuit même ?…

– Pour ton salut à toi, Rudy, j’ai bien penséà tout, bien tout prévu ! Du moins, je le crois. Il ne fautpas que tu aies l’air de fuir ! Tu es un invité. Tu t’en irascomme un invité ! Et le plus naturellement du monde.

– C’est possible, cela Helena ? C’estvraiment possible ?…

– Écoute, demain après-midi, tu recevras unedépêche. Une dépêche de Paris te rappelant d’urgence là-bas. J’aiencore arrangé cela. Tu écris alors un mot d’adieu à Sir Archibald,qui repose, tu laisses la dépêche qui fait foi de lanécessité où tu es de partir, et je te conduis moi-même en auto àStirling, où tu es censé prendre le train pour Londres…

– Pourquoi ne prendrais-je pas letrain ?

– Parce que tu reviens avecmoi !

– Je reviens avec toi ? Auchâteau ?…

– Oui, au château. L’important, comprends-tu,c’est que maître Antonin Rose soit parti naturellement et qu’il nesoit plus au château quand il s’y passera ce que je vais tedire. »

Je la laissais aller, maintenant… J’agonisaislittéralement sur son sein, et elle continuait de me dorloter commeune pauvre petite chose.

« Ne crains rien, baby mine, cequi reste à faire est peu de chose, en vérité, et tu ne feras pasun pas sans que je sois à tes côtés. Tu comprends bien que nous nepouvons pas partir sans argent ! Comme fortune personnelle, jen’ai toujours que mes bijoux, mes bijoux à moi, à moi, les bijouxqu’il m’a volés !…

– Qui, il ?

– Eh bien, Sir Archibald, ofcourse ! Mon collier, mes bijoux, il ne s’en sépare plusdepuis la mort de Fathi. Il les atoujours sur lui. En ce moment,ils sont enfermés dans un petit sac de cuir qu’il a glissé sous sontraversin ! Il y a mis aussi autre chose, un grand papier surlequel il a écrit depuis deux jours on ne sait quoi, mais dont j’aiquelque idée tout de même. Cela pourrait bien être notre histoire àtous les trois ! Une précaution qu’il a prise s’il luiarrivait malheur avant qu’il en ait terminé avec Durin, avec LadyHelena et avec le petit chéri darling de LadyHelena !… Un papier qu’il veut remettre lui-même aupasteur !Au pasteur d’Oak, tu sais, ce petit village quigrimpe comme un escalier, au flanc des Black Rooks ! Lepasteur est en ce moment chez son frère à Édimbourg, mais onl’attend d’un moment à l’autre, et Sir Archibald a fait savoir au« parsonage »,au presbytère, qu’il ait à seprésenter au château dès son retour, de jour ou de nuit, et quelleque soit l’heure. Ici, on a l’ordre de l’introduire dans sa chambreaussitôt son arrivée au château, et de l’y laisser seul avec lui,même s’il dort. L’honnête clergyman attendra à son chevet le réveilde Sa Seigneurie. Et que fera Sa Seigneurie quand elle seraréveillée ? Elle confiera le sac et tout ce qu’il y a dedans,mes bijoux, mon déshonneur et toute l’histoire de Mister Flow et deMr. Prim et d’Antonin Rose… tout cela… Tout cela à l’honnêteclergyman. Voilà pourquoi, petit ami, j’emmène à Stirlingmaître Antonin Rose, et je ramène à Black Rooks cet excellentpasteur !… Chéri darling,vous serez très bien enpasteur, je vous assure !… »

Je ne me révoltai pas, je ne protestai pas. Jem’accrochai encore à elle comme un pauvre enfant auquel on demandeun effort impossible pour son âge. Cette terrible femme trouvaitque tout était simple. Et elle m’accablait de travauxsurhumains.

« Épargne-moi, Helena !Épargne-moi ! Je n’en puis plus ! Comment veux-tu que jeprenne ce sac sous ce traversin !… C’est impossible !C’est impossible ! Et aux premiers mots que je prononcerai,Sir Archibald m’aura reconnu. Il me reconnaîtra, même si je ne disrien !… Aie pitié de moi !…

– Tu n’auras rien à dire. Pas un mot àprononcer. Et Sir Archibald ne te reconnaîtra pas ! Ildormira ! Comprends donc que nous reviendrons à une heureoù il dort. Il prend sa potion à des heures fixes ! Alors, ildort d’un sommeil de plomb. Tu es seul avec lui. Tu prends le sac,tu sors par le vestibule sans que le little page qui estdans la pièce d’à côté se doute de quelque chose. Tu me trouves, jet’accompagne, je te fais ouvrir les portes. Tu es dehors ! Tues sauvé !… Nous sommes sauvés ! car je ne tarde pas à terejoindre… But, it’s the only solution !

– Mais, Helena, si, par hasard il ne dort pas,s’il se réveille ?

– Je te dis que tu n’as rien de cela àcraindre… Absolument rien !… Et même, s’il se réveille, il esttoujours quelque temps dans une demi-somnolence. Tu peux toujourslui dire que ton frère, le pasteur d’Oak, est pour quelques joursencore à Édimbourg, et qu’il t’a envoyé pendant ce temps leremplacer à Oak. Il ne connaît pas ce frère. Enfin, tu lui dirasn’importe quoi ! Tu ne t’attarderas pas… Il ne te retiendrapas. Il n’a rien à dire au frère du pasteur. Tu t’en vas… Et leschoses se passent correctement. Enfin, mon chéri, il faut bienrisquer quelque chose pour sortir de cette horreur ! Jamais jene t’ai vu dans un état aussi pitoyable ! Tu n’es plus unhomme, Rudy !… Come on, be yourself !

– Pardonne-moi, Helena !… Oui, je saisqu’il faut faire quelque chose, mais pourquoi ne pas attendre quele pasteur, le vrai pasteur ne sorte du château avec le sac ?Alors, on lui prend le sac entre les Black Rooks et Oak. Il y a làun coin de forêt tout à fait propice à cela, et tout seradit ! Voilà qui est encore beaucoup plus simple, ne trouves-tupas ?…

– Impossible ! Parce que le pasteur d’Oakne rentrera pas, je le sais, avant quatre jours, et que avantquatre jours, tout sera terminé !

– C’est épouvantable ! C’estépouvantable !…

– Tu te fais des idées, je t’assure… Unelongue redingote de clergyman, un gilet boutonné par-derrière, uncol retourné, un chapeau, une perruque blanche, moi à tes côtés quite fais entrer, qui te fais sortir, Sir Archibald qui dort !Je ne comprends pas ce que tu peux voir d’épouvantablelà-dedans !…

– Helena, encore un mot : es-tu tout àfait sûre que Sir Archibald sait absolument à quoi s’en tenir surmon rôle ? Tu ne sais pas ce qu’il m’a dit sur le fameux Mr.Prim ? Il m’a dit que le rôle avait été tenu par Victor, legarçon coiffeur de Durin ! »

Helena eut un sursaut. « Et tu l’ascru ? Tu as cru qu’il était sincère en te disant cela ?Mais c’est Victor qui a trahi Durin… Ça a dû coûter cher, parexemple ! C’est par Victor que Sir Archibald a su que c’étaittoi qui faisais figure de Mr. Prim à Deauville !…

– Mon Dieu !…

– Eh bien, agiras-tu, maintenant ?

– Ah ! Helena, si je ne t’avais pas, quedeviendrais-je ? Dirige-moi ! secours-moi !

– Laisse-moi faire, petit chéridarling ! Tu verras la belle vie que nous nousreferons tous les deux. Et quant à ce Victor, j’ai comme une idéeque son compte est bon, à celui-là ! Durin s’enchargera ! Chut ! silence ! » me souffla-t-elletout à coup en me mettant une main sur la bouche…

Elle sauta du lit, s’enveloppa rapidement d’unmanteau, souleva une tenture et disparut par une petite porte quidonnait sur l’escalier de pierre de la grosse tour et descendaitaux caveaux. Elle m’avait fait signe de ne pas bouger. Je restaisoulevé sur la couche, en proie à de nouvelles transes.

Au bout de dix minutes, elle réapparut et seglissa auprès de moi. Elle était glacée.

« Ah ! chéri, me souffla-t-elle,que nous prépare-t-il ? Que nousprépare-t-il ? »

Elle, si brave, frissonnait… frissonnait…, etce n’était pas seulement de froid.

« C’est bien lui qui est allé rendrevisite à la bandshie !Et il est encore descendu cesoir. Personne n’est entré chez la bandshiedepuis la mortde Sir Edward… personne !

– Mais enfin, ma chérie, qu’y a-t-il de siterrible, chez la bandshie ?

– Ce qu’il y a ! Il n’y a que troispersonnes au monde qui le savent exactement, exactement,depuis la mort de la malheureuse Kate : Sir Archibald, Patricket moi.

– Mais qui est-ce, Kate ? Et qu’est-ceque tout ceci a à faire avec notre histoire à nous ?

– Ah ! Tu vas voir, Rudy, tu vasvoir ! Je vais te dire un secret de famille, chéri ! Tusais bien, le petit David, le dernier descendant des Mac-Gregor, ehbien, il n’a pas été dévoré par des loups ! Ce fut une fableinventée par Sir Edward, le père d’Archibald, pour faire croire àsa mort. De fait, Sir Edward, qui voulait hériter de toute lafortune des Gregor, avait décidé la mort du petit David, mais safemme, la femme de Sir Edward, qui était une Gregor, cetteElisabeth dont je t’ai parlé, réussit par ses supplications àobtenir qu’on laissât la vie à son frère. Et il fut enfermé jusqu’àsa mort, attaché avec des chaînes, dans la chambre de la Dameverte,dont personne n’approchait, dont nul n’osait approcher…Un paysan d’Oak fut enfermé dans le château avec sa fille Kate, quiétait alors une enfant, pour veiller à ce qu’on n’approchât pas dela chambre où gémissait le malheureux, et pour lui porter sanourriture. Il vieillit ainsi dans le château.

« Mais la petite Kate eut pitié duprisonnier, elle l’aima et eut un enfant de lui. Sir Edward appritla chose et fit élever l’enfant par la petite Kate, dans la celluledu père… Et sitôt qu’il put les porter, le pauvre bébé eut deschaînes. Il grandit à son tour, et ils vieillirent ainsi en facel’un de l’autre, attachés au mur par des chaînes, le cou pris dansun carcan. Le père et le fils ! Ce sont des choses que l’onn’invente pas en Écosse, ce sont des choses tout à fait écossaises.Et le père mourut… et l’enfant, le dernier des derniers Gregor, ladernière goutte du sang de Rob-Roy, y est peut-êtreencore !… »

Elle continua, dans un souffle :« Le gardien mourut et fut remplacé par Patrick en disant sonsecret à Sir Archibald, mais Kate ne mourut point sans me le dire àmoi. Patrick, âme damnée de Sir Archibald, veille-t-il sur uneombre ? N’est-il plus là que pour entretenir la flamme descierges ? Il n’y a pas bien longtemps que Kate est morte, etelle pensait que son enfant vivait toujours. Eh bien, maintenant,Sir Archibald descend dans ce coin de l’enfer ! Crois-tu quec’est pour prier pour le repos de l’âme de Gregor ? Je vais tedire, moi, ce que je crois… Sir Archibald se prépare à rendre auprisonnier la fortune des Gregor… Dans la haine de son frèrePhilip, il va tout avouer au clergyman et lui donner tout pouvoirpour la restitution… En ce qui me concerne, moi, il ne saurait êtrequestion de ma ruine ! Il me prépare autrechose ! Il nous prépare à tous les trois autre chose quiarrivera avant sa mort ! Quelque chose qui ne tarderapas !… quelque chose qui fera que j’aurai disparu à montour ! Mais, pour disparaître, mon chéri, je n’attendrai pasla permission de Sir Archibald ! Comprends-tu maintenant qu’ilfaut fuir ? Fuir avec les bijoux, mes bijoux, c’est tout cequi me reste : ton amour et mes bijoux !

– Oui, nous fuirons, nous fuirons, monHelena ! Loin !… Loin !… Mais que crois-tu donc« qu’il nous prépare » ?…

– Oh ! quelque chose de très simple, detout à fait dans l’ordre… Je suis descendue derrière lui et j’aientendu le bruit de ses pas et de ceux de Patrick. J’étais restéeau coin de l’escalier. Il est entré dans la chambre de labandshie, et Patrick ramassa des chaînes avant d’ypénétrer, des chaînes qu’il avait déjà apportées là ! Tucomprends, si l’héritier des Gregor retrouve son rang… il n’y auraplus personne dans la chambre de la bandshie… Eh bien,cela n’est pas dans l’ordre ; tout sera dans l’ordre quandnous y serons attachés tous les deux ! Et nous nousregarderons mourir comme le pauvre petit Gregor regardait mourirson père David. Je connais l’Archibald ! Je l’ai vu à l’œuvreaux Indes ! Il trouvera bien, pour passer le temps, quelquepetit supplément de torture, histoire de sauver nos âmes !…Quant à Durin, qu’est-ce qu’il va lui faire ?…

– Mais je m’en f…, de Durin ! Tout ce quetu me racontes est atroce !…

– J’y pense ! interrompit-elle en seredressant… Le clergyman… Il fait peut-être venir le clergyman pourles dernières prières… avant de nous murer !…

– Ah ! ne parle pas !… ne parleplus !… » Elle se tut, nous étions comme ivres deterreur. Elle nous pénétrait. Elle nous brûlait. Et soudain, nousnous ruâmes dans les bras l’un de l’autre pour y échapper !…Mais nos haleines nous consumaient ! Ce fut un désordre, unedémence, une torture, une volupté affreuse et désespérée !…Unis dans le destin qui nous menaçait, et dans la volonté farouchede nous y soustraire, nous épuisions la douleur d’aimer au fond decette géhenne avant de risquer le suprême élan où nous allionspeut-être briser nos os ! Quand je sortis de ses bras, jen’étais plus qu’un automate qu’elle manœuvra comme il lui plut. Etelle me prouva dans la journée qui suivit, journée qui devait avoirune influence terrible sur toutes les heures d’une existence qui neconnaîtrait plus le repos, qu’une affaire intelligemment conçue,bien préparée, ne demandait pour être réalisée qu’un minimumd’efforts dans un minimum de risques et, mon Dieu ! un peu desang-froid.

Les choses se passèrent comme elle me lesavait annoncées. Le télégramme de Paris vint me toucher à l’heuredite. Je m’excusai en quelques lignes auprès de Sir Archibald, dontje ne voulais pas troubler le repos, et Helena me conduisitelle-même en auto à Stirling. Toujours accompagné par elle, je prismon billet, et nous passâmes sur le quai en attendant le rapidepour Londres. Il faisait alors nuit noire. Au bout du quai, Helename fit pousser un portillon qui donnait sur un passage à niveau, etnous nous trouvâmes hors de la gare.

Puis, ce fut le retour dans l’auto. Elle mepassa elle-même le déguisement dont elle s’était munie, et elle euttôt fait de me camoufler. Je fus clergyman des pieds à la tête.

Sous ma couronne de cheveux blancs, je n’avaisplus qu’une pensée : réussir. Au bord du gouffre où j’avaisglissé, je n’avais plus pour tout espoir de salut qu’unredressement qui me permettrait de fuir au plus loin ses bordsdangereux. Devais-je fuir sans le sou ou avec des millions ?La question ne se posait plus !

Tout de même, quand la porte des Black Rooksse rouvrit devant nous, cette affreuse crispation de la gorge,cette sensation d’étouffement que j’avais déjà ressentie au momentde l’action ne me fut pas épargnée. Au fond, je suis très nerveux.Mais cela ne dura qu’un instant.

Helena me conduisit à la porte del’appartement de Sir Archibald et frappa doucement. Le littlepage vint ouvrir, un doigt sur la bouche. Sa Seigneuriedormait. L’enfant ne parut nullement étonné de me voir et me priad’entrer tandis qu’il refermait la porte, après d’honnêtes excuses,sur le nez de Lady Helena, laquelle ne protesta point.

Une minute après j’étais seul en face dumalade, qui était réellement plongé dans le plus profond sommeil.Boby avait été exactement instruit de ce qu’il devait faire. Ilm’avait prié d’attendre le réveil de Sa Seigneurie, qui m’avaitdemandé plusieurs fois dans la journée.

La chambre était dans une pénombrepropice.

Une veilleuse sur une table ; la potion,et ce vieillard sous l’influence du narcotique.

Je fis plusieurs mouvements pour m’assurer que« je pouvais y aller ». Rien ne bougea. Alors, jen’hésitai plus, je glissai ma main sous le traversin, et jerencontrai tout de suite le sac que je tirai à moi fortprécautionneusement. Je l’enfouis aussitôt dans une des vastespoches de ma redingote, et, sans un coup d’œil en arrière, jeregagnai la porte du vestibule dont je n’eus qu’à tirer lesverrous, puis je refermai.

La porte de la chambre d’Helena étaitentrouverte. Elle était là. Je courus m’enfermer avec elle, je luipassai le sac. Cette fois, j’espérais bien que nous n’aurions plusla douloureuse surprise que nous avait réservée l’ouverture ducoffret. En vérité, les bijoux et le fameux collier étaient bienlà ! Helena renversa le tout sur son lit. Un lourd papier, unedouble feuille pliée en quatre glissa du sac avec toute cettejoaillerie :

« Qu’est-ce que je t’avais dit,Rudy ? »

Je vis combien son trouble était grand en lelisant. Elle ne le dissimulait pas, du reste.

« Ah ! il n’était que temps,darling ! »

Assurément, il n’était que temps !…

Et sans me montrer le papier, elle le jeta auxflammes de la cheminée. Il se tordit sur les branches embrasées.Elle ne releva la tête que lorsqu’il fut tout à fait consumé, puis,du bout des pincettes, elle en mêla les cendres aux cendres dufoyer.

Enfin, elle me dit :

« Allons, Rudy, je crois que nous sommessauvés ! »

Et, après avoir ramassé les bijoux, le collierdans le sac qu’elle dissimula soigneusement dans une armoire, elleme prit la tête et me baisa les lèvres avec toute la force d’unamour reconnaissant.

Cependant, le moment n’était point auxexpansions ! Elle comprit que je ne demandais qu’à achever auplus tôt le programme :

« Oui, oui ! Rudy ! ne nousattardons pas ! »

Et nous retraversâmes le château dans uneattitude de recueillement tout à fait propre à inspirer le respect.Pas de lumière. Un ou deux domestiques qui s’inclinèrent. Et ainsi,elle me fit ouvrir la porte.

« Vous ne voulez pas que l’on vousreconduise, mon révérend ?… »

Je secouai la tête : « Oak est siprès !… » Tout ceci avait été bien réglé entre nous. Enarrivant au château, elle avait fait en sorte que le portier crûtqu’elle venait de me rencontrer à un demi-mille des Black Rooks, etqu’elle m’avait fait ainsi monter dans sa voiture. Enfin, elle mequittait sur le seuil de sa tour. De cette façon, elle pouvaitfaire croire sans difficulté qu’elle avait été trompée comme toutle monde sur la personnalité du faux clergyman auquel on nemanquerait point naturellement, dès le lendemain, d’attribuer lelarcin. Je vous dis que tout, tout était merveilleusement combinépar la très intelligente Helena !

Moi, avec ma lanterne (car le faux pasteurétait venu avec une lanterne), je continuai ma route. Mais laissantOak, je pris, suivant ses indications précédentes, une directionopposée, et, une heure plus tard, j’arrivai dans un petit bourg queles touristes avaient mis à la mode et qui avait son garage. Jen’eus aucune explication à donner. Je m’étais débarrassé de monattirail de clergyman. Ce fut le patron lui-même qui me conduisit àÉdimbourg. D’Édimbourg, je me fis conduire, après avoir changé unefois encore de costume, et, mon Dieu ! un peu de tête(je commence à me mettre sérieusement au camouflage), je me fisconduire à Dundee… Là, je pris un bateau pour la Hollande, où jedevais attendre à Rotterdam Lady Skarlett. Elle m’avait promisqu’elle m’aurait rejoint dans les quarante-huit heures. La premièrechose que je fis en arrivant en Hollande fut de me jeter sur lesjournaux anglais…

Je faillis avoir, comme on dit, un coup desang en tombant sur ce titre : ASSASSINAT DE SIR ARCHIBALDSKARLETT, suivi de ce sous-titre : L’assassin avait prisl’habit d’un clergyman ! Enfin, dernier sous-titre :L’assassin se serait enfui avec trente millions debijoux !…

Ah ! je n’avais pas besoin de lirel’article ! Je l’aurais fait ! Et je pouvais l’attendre,Lady Skarlett ! Elle n’avait plus besoin de fuir, niDurin ! Ils étaient tout à fait tranquilles, maintenant,dans leur château des Black Rooks ! Personne neviendrait les y déranger ! Et Durin pouvait enfin goûter avecHelena, dans la paix et au sein des richesses, la récompense de mestravaux d’Hercule ! Quelle belle fin de carrière ! Etquel coup de maître comme adieu à la vie de forban !M’avoir fait voler les bijoux dans la chambre du mari, m’avoirfait fuir, avoir étranglé le mari derrière moi et faire ainsiretomber sur moi du même coup et le vol etl’assassinat !…

Ah ! by jove ! Ilss’entendaient bien tous les deux, ce monstre et cette louve !Et pour couronner l’aventure Helena avait trouvé encore le moyen deme faire partir les mains vides ! et au trot !

Il n’y avait plus qu’à s’incliner, c’était dugrand art ! Comme aussi du grand art, cette atmosphère deterreur dont elle avait su m’envelopper, ces histoires devengeances héréditaires, ces caveaux habités par des spectres,cette cellule que l’on préparait et qui verrait pourrir nos vieuxos ! Ah !… Elle m’avait bien fait marcher ! Je coursencore !…

Je restai dix jours en Hollande à me cacher.C’était bien inutile. Je n’avais à craindre que leur dénonciation,et ils avaient autant d’intérêt à se taire que moi-même ! Ilsm’avaient scellé la bouche d’une cire brûlante et touterouge ! toute rouge !…

Cette fois, je ne fus entrepris d’aucune rage.J’étais comme hébété, stupide de désespoir et d’accablement, jerestais des heures entières, l’œil fixé sur les journaux quidonnaient encore de temps à autre quelques lignes à l’affaire desBlack Rooks !

On avait retrouvé dans un petit étang ladéfroque du clergyman, mais le clergyman lui-même restaitintrouvable. L’inspecteur Petit-Jean avait fait le voyage, iln’avait pas eu de peine à démontrer que c’était encore ce damnéMister Flow qui avait fait le coup ! Le ruffian avait été plusheureux qu’à Deauville, mais ça lui avait coûté cher… unassassinat ! On savait qu’il n’aimait pas ça ! Maisenfin, il avait prouvé que, l’occasion s’offrant, il ne savait riense refuser !…

Le journal d’Édimbourg avait publié un articletout à fait sensationnel sur la grande douleur de Lady Skarlett.Ses amies l’avaient trouvée inconsolable. Elle se répandait enlouanges sur le défunt. Celui-ci, du reste, était pleuré de tousses domestiques. Le pauvre Durin, qui devait tant à la générositéde son maître lorsqu’on lui avait fait la mauvaise plaisanterie dele mettre dans la peau de Mister Flow, semblait devenu complètementidiot. Encore une belle intelligence qui sombrait dans le plusaffreux désespoir.

Le dernier crime de Mister Flow était venuencore attester l’innocence de ce faible d’esprit, puisque Durinn’avait pas quitté son service au château, cependant que leclergyman assassin y entrait et en ressortait avec cette audaceavec laquelle l’homme aux cent visages s’est créé dans le mondeentier une réputation inattaquable…

Durin prit congé et nul ne sut ce qu’il étaitdevenu… si l’on en veut bien excepter celui qui écrit ces lignes…J’avais repris ma place au palais, ma pauvre petite place. Quelquesmois plus tard, j’appris par le courrier mondain, d’un journal deParis qui avait osé risquer l’indiscrétion que Lady Skarlett, dontle deuil n’avait pas encore pris fin, s’était fiancée dansl’intimité à un gentleman d’origine écossaise venu du Canada toutexprès pour l’épouser, après avoir vu sa photo publiée dans unmagazine, et ce fiancé s’appelait : Sir DouglasCherfild !… »

Or, moi, maître Antonin Rose, je sais qui estce Douglas ! Ah ! Helena !… Helena !… Tu l’asretrouvé ton Doug ! Ton Doug et ton collier !…Mais prends garde à certain collier dont ce cher Doug pourrait tefaire cadeau, certaine nuit… certaine nuit où les doigts de Douglascaresseraient trop étroitement ton cou nu, trop nu, trop nu…Helena ! Prends garde ! Ne vois-tu pas aux doigts de Dougun collier qui a déjà servi ! Ô veuve d’Archibald ! Moiaussi j’ai connu tes nuits, Helena ! Tes nuits de joie et deterreur, tes nuits de mensonges !… Mensonges ?… Justesdieux ! étaient-ce bien des nuits de mensonge, ces heuresnoires, ces heures ardentes où tu gémissais sur mon épaule ta hainede Durin ?

Non ! Non ! Je ne veux plus penser àcela !

Mais, cependant, pour être sincère, pour êtretout à fait sincère, il y a des moments de mes nuits actuelles oùje me réveille pour crier : « Et si ce n’étaient pas desmensonges !

S’il n’y avait à Black Rooks qu’uneprisonnière de plus ! La prisonnière de Durin !…L’éternelle victime de Durin !… Et si… si… si ellem’appelait dans ses nuits rouges, rouges du sang d’Archibald, sielle clamait vers moi ! Grand Dieu ! c’est peut-être savoix que j’entends, quand je me réveille avec ce mot qui peuple mesténèbres sans les éclairer… « Mensonges !… »

Seul, plus seul que jamais, cette année s’estécoulée pour le pauvre maître Antonin Rose… seul au palais, seuldans son pauvre cabinet de la rue des Bernardins… Les deuxcharmantes sœurs (pourquoi vous en parler ? elles me sont, jevous assure, devenues tout à fait indifférentes, mais je vous enparle parce que j’ai reçu la visite de Clotilde, hier)… Je vousdisais donc que les deux charmantes sœurs ont déménagé, pour serapprocher du grand établissement de crédit dans lequel est entréela doctoresse en droit… Je n’entends plus dactylographier, pour larue Henner, de l’autre côté du mur… Tant mieux, j’ai d’autresbruits dans la tête… Mais parlons de la visite de Clotilde.

« Les vacances sont proches, me dit-elle.Vous reverrons-nous, cet été, dans notre villa deLion-sur-Mer ? Vous savez que votre couvert y sera toujoursmis ! »

Je remerciai. Ni oui, ni non ! Est-ce queje sais ?

« Ça va, les affaires ?

– Ni plus ni moins ! Ah !mademoiselle Clotilde. Je m’ennuie ! je m’ennuie !…

– Venez avec nous, je vous donnerai des leçonsde droit financier. » Je l’ai laissée partir ! Ellem’ennuie, celle-là, avec son droit financier. Mais elle est biencharmante tout de même…

Et elles sont arrivées, les vacances. Et merevoilà au même point que l’an dernier… Et, dans mes dossiersd’office, je ne retrouve plus un Durin ! Tout de même, je nevais pas le regretter !… Ah ! ces couloirs déserts, cessalles abandonnées… ces gagistes qui vous regardent passer avec unmauvais sourire pour votre misère !… Il y a des dates, quicomptent pour moi ! L’an dernier, ce jour-là, tu te trouvaispour la première fois en face de Durin !… Tu te souviens, lanuit, au bord de la mer, sur le sable noir et chaud… Et cette nuitoù tu gagnais un million !… Un million !…Et lesouper dans l’hôtel Boieldieu, le litre de rouge sur la table de lacuisine, après… après l’affaire ! Et le coup du départ del’hôtel de Paris-Plage, Mon Dieu ! avons-nous ri !… Ettrompette ! Et Georgette !… Ah ! tais-toi !tais-toi, mon cœur !… Là-bas, un garde me fait signe… Tâchonsde gagner notre dîner… Et puis, non, zut ! je n’ai pas lecaractère ouvrier aujourd’hui ! « Renvoi aprèsvacations ! Renvoi après vacations ! » Un télégrammepour moi ! Un télégramme de Deauville… mon cœur bat… mon cœurbat ! Oh ! Helena !… Oh ! Helena !… :« Faisons un tour le long de la côte ; pensez à nous.Clotilde. »

Je la déteste, cette Clotilde !…

C’est ton appel que j’attends, Helena !…ton appel !… ton appel qui m’apprendra peut-être enfin lavérité… toute la vérité… Viendra-t-il ?… N’ai-je plus rien àapprendre ?…

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