Sapho

Chapitre 15

 

Nerveux, trépidant, sous vapeur, déjà particomme tous ceux qui s’apprêtent au départ, Gaussin est depuis deuxjours à Marseille où Fanny doit venir le rejoindre et s’embarqueravec lui. Tout est prêt, les places retenues, deux cabines depremière pour le vice-consul d’Arica voyageant avec sa bellesœur ; et le voilà qui arpente le carreau dérougi de lachambre d’hôtel, dans la double attente fiévreuse de sa maîtresseet de l’appareillage.

Il faut qu’il marche et s’agite sur place,puisqu’il n’ose sortir. La rue le gêne comme un criminel, comme undéserteur, la rue marseillaise mêlée et grouillante où il luisemble qu’à chaque tournant son père, le vieux Bouchereau vont semontrer, lui mettre la main sur l’épaule pour le reprendre et leramener.

Il s’enferme, mange là sans même descendre àla table d’hôte, lit sans fixer ses yeux, se jette sur son lit,distrayant ses vagues siestes avec le Naufrage de La Pérouse, laMort du capitaine Cook pendus aux murs, piquetés de mouches, et desheures entières s’accoude au balcon en bois vermoulu, abrité d’unstore jaune aussi rapiécé que la voile d’un bateau de pêche.

Son hôtel, l’« hôtel du JeuneAnacharsis », dont le nom pris au hasard sur le Bottin l’atenté quand il convenait du rendez-vous avec Fanny, est une vieilleauberge point luxueuse ni même très propre, mais qui donne sur leport, en pleine marine, en plein voyage. Sous ses fenêtres, desperruches, des cacatoès, des oiseaux des îles au doux ramageinterminable, tout l’étalage en plein air d’un oiselier dont lescages empilées saluent le jour levant d’une rumeur de forêt vierge,couverte et dominée, à mesure que la journée s’avance, par lesbruyants travaux du port, réglés au bourdon de NotreDame-de-la-Garde.

C’est une confusion de jurons dans toutes leslangues, de cris de bateliers, de portefaix, de marchands decoquillages, entre les coups de marteau du bassin de radoub, legrincement des grues, le heurt sonore des « romaines »rebondissant sur le pavé, cloches de bords, sifflets de machines,bruits rythmés de pompes, de cabestans, eaux de cale qu’on dégorge,vapeur qui s’échappe, tout ce fracas doublé et répercuté par letremplin de la mer voisine, d’où monte de loin en loin lemugissement rauque, l’haleine de monstre marin d’un grandtransatlantique qui prend le large.

Et les odeurs aussi évoquent des payslointains, des quais plus ensoleillés et chauds encore quecelui-ci ; les bois de santal, de campêche qu’on décharge, leslimons, les oranges, pistaches, fèves, arachides, dont l’âcresenteur se dégage, monte avec des tourbillons de poussièresexotiques dans une atmosphère saturée d’eau saumâtre, d’herbesbrûlées, des graisses fumeuses des Cook-house.

Le soir venu, ces rumeurs s’apaisent, cesépaisseurs de l’air retombent et s’évaporent ; et tandis queJean, rassuré par l’ombre, le store relevé, regarde le port endormiet noir sous l’entre-croisement en hachures des mâts, des vergues,des beauprés, quand le silence n’est traversé que du clapotis d’unerame, de l’aboi lointain d’un chien de bord, au large, tout aularge, le phare de Planier projette en tournant une longue flammerouge ou blanche qui déchire l’ombre, montre en un clignotementd’éclair des silhouettes d’îles, de forts, de roches. Et ce regardlumineux guidant des milliers de vies à l’horizon, c’est encore levoyage, qui l’invite et lui fait signe, l’appelle dans la voix d’unvent, les houles de la pleine mer, et la rauque clameur d’unsteamboat qui râle et souffle toujours à quelque point dela rade.

Encore vingt-quatre heuresd’attente ; Fanny ne doit le rejoindre que dimanche. Ces troisjours trop tôt au rendez-vous, il devait les passer près des siens,les donner aux bien-aimés qu’il ne reverra de plusieurs années,qu’il ne retrouvera plus peut-être ; mais dès le soir de sonarrivée à Castelet, quand son père a su que le mariage était rompuet qu’il en a deviné les causes, une explication a eu lieu,violente, terrible.

Que sommes-nous donc, que sont nos affectionsles plus tendres, les plus près de notre cœur, pour qu’une colèrequi passe entre deux êtres de même chair, de même sang, arrache,torde, emporte leur tendresse, les sentiments de nature aux racinessi profondes et si fines, avec la violence aveugle, irrésistible,d’un de ces typhons des mers de Chine dont les plus durs marinsn’osent se souvenir et disent en pâlissant :

– Ne parlons pas de ça…

Il n’en parlera jamais, mais il s’ensouviendra toute sa vie de cette horrible scène sur la terrasse deCastelet où s’est passée son enfance heureuse, devant cet horizonsplendide et calme, ces pins, ces myrtes, ces cyprès qui seserraient immobiles et frissonnants autour de la malédictionpaternelle. Toujours il reverra ce grand vieillard, aux jouesconvulsées et remuantes, marchant sur lui avec cette bouche dehaine, ce regard de haine, proférant les paroles qu’on ne pardonnepas, le chassant de la maison et de l’honneur :

– Va-t’en, pars avec ta gueuse, tu es mortpour nous !…

Et les petites bessonnes criant, se traînant àgenoux sur le perron, demandant grâce pour le grand frère, et lapâleur de Divonne, sans un regard, sans un adieu, pendant quelà-haut, derrière la vitre, le doux et anxieux visage de la maladedemandait pourquoi tout ce bruit et son Jean s’en allant si vite etsans l’embrasser.

Cette idée qu’il n’avait pas embrassé sa mèrel’a fait revenir à mi-route d’Avignon ; il a laissé Césaireavec la voiture au bas du pays, pris la traverse et pénétré dansCastelet par le clos, comme un voleur. La nuit était sombre ;ses pas s’empêtraient dans la vigne morte, et même il finissait parne plus pouvoir s’orienter, cherchant sa maison dans les ténèbres,déjà étranger chez lui. La blancheur des murs crépis le guidaitenfin d’un reflet vague ; mais la porte du perron étaitfermée, les fenêtres partout éteintes. Sonner, appeler ? Iln’osait, par crainte de son père. Deux ou trois fois il a fait letour du logis, espérant trouver l’issue d’un volet mal clos.Partout la lanterne de Divonne avait passé comme chaque soir ;et après un long regard à la chambre de sa mère, l’adieu de toutson cœur à sa maison d’enfance qui le repousse elle aussi, il s’estenfui désespéré avec un remords qui ne le quitte plus.

D’ordinaire, pour ces absences de durée, cestraversées aux dangereux hasards de la mer et du vent, les parents,les amis, prolongent les adieux jusqu’à l’embarquementdéfinitif ; on passe la dernière journée ensemble, on visitele bateau, la cabine du partant afin de mieux le suivre dans saroute. Plusieurs fois par jour, Jean voit passer devant l’hôtel deces affectueuses reconduites, parfois nombreuses etbruyantes ; mais il s’émeut surtout d’un groupe familial àl’étage au-dessous du sien. Un vieux, une vieille, des gens decampagne à tournure aisée, en veste de drap et cambrésine jaune,sont venus accompagner leur garçon, l’assistent jusqu’au départ dupaquebot ; et penchés à leur fenêtre, dans le désœuvrement del’attente, on les voit tous les trois, se tenant par le bras, lematelot au milieu, bien serrés. Ils ne parlent pas, ilss’étreignent.

Jean songe en les regardant au beau départqu’il aurait eu… Son père, ses petites sœurs, et, s’appuyant surlui d’une douce main frémissante, celle dont les beauprés au largeentraînaient le vif esprit et l’âme aventureuse… Regrets stériles.Le crime est accompli, son destin sur les rails, il n’a qu’à partiret à oublier…

Qu’elles lui semblèrent lentes et cruelles lesheures de la dernière nuit ! Il se tournait, se retournaitdans son lit d’auberge, guettait le jour sur la vitre auxdécroissements lents du noir au gris, puis au blanc d’aube que lephare piquait encore d’une étincelle rouge effacée au soleillevant.

Alors seulement il s’endormit, réveillé tout àcoup par un éclaboussement de rayons dans sa chambre, les crisconfondus des cages de l’oiselier avec les innombrables carillonsdu dimanche de Marseille, répandus par les quais élargis, toutesmachines au repos, des oriflammes flottant aux mâts… Déjà dixheures ! Et l’express de Paris arrive à midi, vite ils’habille pour aller au-devant de sa maîtresse ; ilsdéjeuneront en face de la mer, puis on portera les bagages à bordet à cinq heures, le signal.

Un jour merveilleux, un ciel profond où lesmouettes passent en taches blanches, la mer d’un bleu plus foncé,d’un bleu minéral, sur lequel, à l’horizon, des voiles, des fumées,tout est visible, tout miroite et tout danse ; et comme lechant naturel de ces rives de soleil aux transparences d’atmosphèreet d’eau, des harpes sonnent sous les croisées de l’hôtel, un airitalien d’une facilité divine, mais dont la note pincée et traînéesur les cordes émeut cruellement les nerfs. C’est plus que de lamusique, c’est la traduction ailée de ces allégresses du Midi, cesplénitudes de vie et d’amour gonflées jusqu’aux larmes. Et lesouvenir d’Irène passe dans la mélodie, vibrant et pleurant. Commec’est loin !… Quel beau pays perdu, quel regret pour toujoursdes choses brisées, irréparables !

Allons !

Sur le seuil, en sortant, Jean rencontre ungarçon !

– Une lettre pour M. le consul… Elle estarrivée le matin, mais M. le consul dormait siprofondément !

Les voyageurs de distinction sont rares àl’hôtel du Jeune Anacharsis ; aussi les bravesMarseillais font-ils sonner à tout propos le titre de leurpensionnaire… Qui peut lui écrire ? Personne ne connaît sonadresse, à moins que Fanny… Et regardant mieux l’enveloppe, ils’épouvante, il a compris.

« Eh bien, non ! je ne parspas ; c’est une trop grande folie dont je ne me sens pas laforce. Pour des coups pareils, mon pauvre ami, il faut la jeunesseque je n’ai plus, ou l’aveuglement d’une passion folle qui nousmanque à l’un comme à l’autre. Il y a cinq ans, aux beaux jours, unsigne de toi m’aurait fait te suivre de l’autre côté de la terre,car tu ne peux nier que je t’aie aimé passionnément. Je t’ai donnétout ce que j’avais ; et lorsqu’il a fallu m’arracher de toij’ai souffert, comme jamais pour aucun homme. Mais ça use, vois-tu,un amour pareil… Te sentir si beau, si jeune, toujours trembler,tant de choses à défendre !… Maintenant je n’en peux plus, tum’as trop fait vivre, trop fait souffrir, je suis à bout.

« Dans ces conditions, la perspective dece grand voyage, de ce déménagement d’existence, me fait peur. Moiqui aime tant ne pas bouger et qui ne suis jamais allée plus loinque Saint-Germain, tu penses ! Et puis les femmes vieillissenttrop vite au soleil, et tu n’aurais pas encore trente ans que jeserais jaunie et fripée comme maman Pilar ; c’est pour le coupque tu m’en voudrais de ton sacrifice et que la pauvre Fannypayerait pour tout le monde. écoute, il y a un paysd’Orient, j’ai lu ça dans un de tes Tour du Monde, où,quand une femme trompe son mari, on la coud vivante avec un chat,en une peau de bête toute fraîche, puis on lâche le paquet sur laplage hurlant et bondissant en plein soleil. La femme miaule, lechat griffe, tous deux s’entre-dévorent pendant que la peau seracornit, se resserre sur cette horrible bataille de captifs,jusqu’au dernier râle, jusqu’à la dernière palpitation du sac.c’est un peu le supplice qui nous attendait ensemble… »

Il s’arrêta une minute, écrasé, stupide. Àperte de vue le bleu de la mer étincelait. Addio…chantaient les harpes auxquelles s’était jointe une voix chaude etpassionnée comme elles… Addio… Et le néant de sa viedétruite, ravagée, toute de débris et de larmes, lui apparut, lechamp ras, les moissons faites sans espoir de retour, et pour cettefemme qui lui échappait…

« J’aurais dû te dire cela plus tôt, maisje n’osais pas, te voyant si monté, si résolu. Ton exaltation megagnait ; puis la vanité de la femme, la fierté bien naturellede t’avoir reconquis après la rupture. Seulement, tout au fond demoi, je sentais que ça n’y était plus, quelque chose de fini, decraqué. Comment veux-tu ? après des secousses pareilles… Et nete figure pas que ce soit à cause de ce malheureux Flamant. Pourlui comme pour toi et tous les autres, c’est fini, mon cœur estmort ; mais il reste cet enfant dont je ne peux plus me passeret qui me ramène auprès du père, pauvre homme qui s’est perdu paramour et m’est revenu de Mazas aussi fervent et tendre qu’à notrepremière rencontre. Figure-toi que, lorsque nous nous sommes revus,il a passé toute la nuit à pleurer sur mon épaule ; tu voisqu’il n’y avait guère de quoi te monter la tête…

« Je te l’ai dit, mon cher enfant, j’aitrop aimé, je suis rompue. À présent j’ai besoin qu’on m’aime à montour, qu’on me choie, et m’admire, et me berce. Celui-là sera àgenoux, ne me verra jamais de rides ni de cheveux blancs ; ets’il m’épouse, comme il en a l’intention, c’est moi qui lui feraiune grâce. Compare… Surtout pas de folies. Mes précautions sontprises pour que tu ne puisses me retrouver. Du petit café de lagare d’où je t’écris, je vois à travers les arbres la maison oùnous avons eu de si bons et de si cruels moments, et l’écriteau quise balance sur la porte, attendant de nouveaux hôtes… Te voilàlibre, tu n’entendras plus jamais parler de moi… Adieu, un baiser,le dernier, dans le cou…, m’ami… »

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