Sapho

Chapitre 2

 

Il la garda deux jours ; puis ellepartit, lui laissant une impression de peau douce et de linge fin.Pas d’autre renseignement sur elle que son nom, son adresse etceci : « Quand vous me voudrez, appelez-moi… je seraitoujours prête… »

La toute petite carte, élégante, odorante,portait :

FANNY LEGRAND

6, rue del’Arcade

Il la mit à sa glace entre une invitation audernier bal des Affaires étrangères et le programmeenluminé et fantaisiste de la soirée de Déchelette, ses deux seulessorties mondaines de l’année ; et le souvenir de la femme,resté quelques jours autour de la cheminée dans ce délicat et légerparfum, s’évapora en même temps que lui, sans que Gaussin, sérieux,travailleur, se méfiant par-dessus tout des entraînements de Paris,eût eu la fantaisie de renouveler cette amourette d’un soir.

L’examen, ministériel aurait lieu en novembre.Il ne lui restait que trois mois pour le préparer. Après, viendraitun stage de trois ou quatre ans dans les bureaux du serviceconsulaire ; puis il s’en irait quelque part, très loin. Cetteidée d’exil ne l’effrayait pas ; car une tradition chez lesGaussin d’Armandy, vieille famille avignonnaise, voulait que l’aînédes fils suivît ce qu’on appelle la carrière, avecl’exemple, l’encouragement et la protection morale de ceux qui l’yavaient précédé. Pour ce provincial, Paris n’était que la premièreescale d’une très longue traversée, ce qui l’empêchait de noueraucune liaison sérieuse en amour comme en amitié.

Une semaine ou deux après le bal deDéchelette, un soir que Gaussin, la lampe allumée, ses livrespréparés sur la table, se mettait au travail, on frappatimidement ; et, la porte ouverte, une femme apparut entoilette élégante et claire. Il la reconnut seulement quand elleeut relevé sa voilette.

– Vous voyez, c’est moi… je reviens…

Puis surprenant le regard inquiet, gêné, qu’iljetait sur la besogne en train :

– Oh ! je ne vous dérangerai pas… je saisce que c’est…

Elle défit son chapeau, prit une livraison duTour du monde, s’installa et ne bougea plus, absorbée enapparence par sa lecture ; mais, chaque fois qu’il levait lesyeux, il rencontrait son regard.

Et vraiment il lui fallait du courage pour nepas la prendre tout de suite entre ses bras, car elle était biententante et d’un grand charme avec sa toute petite tête au frontbas, au nez court, à la lèvre sensuelle et bonne, et la maturitésouple de sa taille dans cette robe d’une correction touteparisienne, moins effrayante pour lui que sa défroque de filled’égypte.

Partie le lendemain de bonne heure, ellerevint plusieurs fois dans la semaine, et toujours elle entraitavec la même pâleur, les mêmes mains froides et moites, la mêmevoix serrée d’émotion.

– Oh ! je sais bien que je t’ennuie, luidisait-elle, que je te fatigue. Je devrais être plus fière… Si tucrois !… Tous les matins en m’en allant de chez toi, je jurede ne plus venir ; puis ça me reprend, le soir, comme unefolie.

Il la regardait, amusé, surpris dans sondédain de la femme, par cette persistance amoureuse. Celles qu’ilavait connues jusque-là, des filles de brasserie ou de skating,quelquefois jeunes et jolies, lui laissaient toujours le dégoût deleur rire bête, de leurs mains de cuisinières, d’une grossièretéd’instincts et de propos qui lui faisait ouvrir la fenêtre derrièreelles. Dans sa croyance d’innocent, il pensait toutes les filles deplaisir pareilles. Aussi s’étonnait-il de trouver en Fanny unedouceur, une réserve vraiment femme, avec cette supériorité – surles bourgeoises qu’il rencontrait en province chez sa mère – d’unfrottis d’art, d’une connaissance de toutes choses, qui rendaientles causeries intéressantes et variées.

Puis elle était musicienne, s’accompagnait aupiano et chantait, d’une voix de contralto un peu fatiguée,inégale, mais exercée, quelque romance de Chopin ou de Schumann,des chansons de pays, des airs berrichons, bourguignons ou picardsdont elle avait tout un répertoire.

Gaussin, fou de musique, cet art de paresse etde plein air où se plaisent ceux de son pays, s’exaltait par le sonaux heures de travail, en berçait son repos délicieusement. Et deFanny, cela surtout le ravissait. Il s’étonnait qu’elle ne fût pasdans un théâtre, et apprit ainsi qu’elle avait chanté auLyrique.

– Mais pas longtemps… Je m’ennuyais trop…

En elle effectivement rien de l’étudié, duconvenu de la femme de théâtre ; pas l’ombre de vanité ni demensonge. Seulement un certain mystère sur sa vie au-dehors,mystère gardé même aux heures de passion, et que son amantn’essayait pas de pénétrer, ne se sentant ni jaloux ni curieux, lalaissant arriver à l’heure dite sans même regarder la pendule,ignorant encore la sensation de l’attente, ces grands coups àpleine poitrine qui sonnent le désir et l’impatience.

De temps en temps, l’été étant très beau cetteannée-là, ils s’en allaient à la découverte de tous ces jolis coinsdes environs de Paris dont elle savait la carte précise etdétaillée. Ils se mêlaient aux départs nombreux, turbulents, desgares de banlieue, déjeunaient dans quelque cabaret à la lisièredes bois ou des eaux, évitant seulement certains endroits tropcourus. Un jour qu’il lui proposait d’aller aux Vaux-de-Cernay.

– Non, non… pas là… il y a trop depeintres…

Et cette antipathie des artistes, il serappela qu’elle avait été l’initiation de leur amour. Comme il endemandait la raison :

– Ce sont, dit-elle, des détraqués, descompliqués qui racontent toujours plus de choses qu’il n’y en a…Ils m’ont fait beaucoup de mal…

Lui protestait :

– Pourtant, l’art, c’est beau… Rien de telpour embellir, élargir la vie.

– Vois-tu, m’ami, ce qui est beau, c’estd’être simple et droit comme toi, d’avoir vingt ans et de biens’aimer…

Vingt ans ! on ne lui eût pas donnédavantage, à la voir si vivante, toujours prête, riant à tout,trouvant tout bon.

Un soir, à Saint-Clair, dans la vallée deChevreuse, ils arrivèrent la veille de la fête et ne trouvèrent pasde chambre. Il était tard, il fallait une lieue de bois dans lanuit pour rejoindre le prochain village. Enfin on leur offrit unlit de sangle, resté libre au bout d’une grange où dormaient desmaçons.

– Allons-y, dit-elle en riant… ça merappellera mon temps de misère.

Elle avait donc connu la misère.

Ils se glissèrent à tâtons entre les litsoccupés dans la grande salle crépie à la chaux, où fumait uneveilleuse au fond d’une niche sur la muraille ; et toute lanuit serrés l’un contre l’autre, ils étouffaient leurs baisers etleurs rires, en entendant ronfler, geindre de fatigue cescompagnons, dont les bourgerons, les lourdes chaussures de travailtraînaient tout près de la robe de soie et des fines bottes de laParisienne.

Au petit jour, une chatière s’ouvrit au bas dularge portail, un rai de lumière blanche frôla la sangle des lits,la terre battue, pendant qu’une voix enrouée criait :« Ohé ! la coterie… » Puis il se fit, dans la grangeredevenue obscure, un remue-ménage pénible et lent, des bâillées,des étirements, de grosses toux, les tristes bruits humains d’unechambrée qui s’éveille ; et lourds, silencieux, les Limousinss’en allèrent, un par un, sans se douter qu’ils avaient dormi prèsd’une belle fille.

Derrière eux, elle se leva, mit sa robe àtâtons, tordit ses cheveux en hâte : « Reste là… jereviens… » Elle rentrait au bout d’un moment avec une énormebrassée de fleurs des champs inondées de rosée. « Maintenantdormons… » dit-elle en éparpillant sur le lit cette odorantefraîcheur de la flore matinale qui ravivait l’atmosphère autourd’eux. Et jamais elle ne lui avait paru si jolie qu’à cette entréede grange, riant dans le petit jour, avec ses légers cheveux toutenvolés et ses herbes folles.

Une autre fois, ils déjeunaient àVille-d’Avray devant l’étang. Un matin d’automne enveloppait debrume l’eau calme, la rouille des bois en face d’eux ; etseuls dans le petit jardin du restaurant, ils s’embrassaient enmangeant des ablettes. Tout à coup, d’un pavillon rustique branchédans le platane au pied duquel leur table était mise, une voixforte et narquoise appela : « Dites donc, les autres,quand vous aurez fini de vous bécoter… » Et la face de lion,la moustache rousse du sculpteur Caoudal se penchait dansl’embrasure en rondins du chalet.

– J’ai bien envie de descendre déjeuner avecvous… Je m’ennuie comme un hibou dans mon arbre…

Fanny ne répondait pas, visiblement gênée dela rencontre ; lui, au contraire, accepta bien vite, curieuxde l’artiste célèbre, flatté de l’avoir à sa table.

Caoudal, très coquet dans une apparencenégligée, mais où tout était calculé depuis la cravate en crêpe dechine blanc pour éclaircir un teint sabré de rides et decouperoses, jusqu’au veston serré sur la taille encore svelte etles muscles en saillie, Caoudal lui parut plus vieux qu’au bal deDéchelette.

Mais ce qui le surprit et même l’embarrassaitun peu, ce fut le ton d’intimité du sculpteur avec sa maîtresse. Ill’appelait Fanny, la tutoyait.

– Tu sais, lui disait-il en installant soncouvert sur leur nappe, je suis veuf depuis quinze jours. Maria estpartie avec Morateur. Ça m’a laissé assez tranquille les premierstemps… Mais ce matin, en entrant à l’atelier, je me suis sentifaignant comme tout… Impossible de travailler… Alors j’ai lâché mongroupe et je suis venu déjeuner à la campagne. Fichue idée, quandon est seul… Un peu plus je larmoyais dans ma gibelotte…

Puis regardant le Provençal dont la barbefollette et les cheveux bouclés avaient le ton du sauternes dansles verres :

– Est-ce beau, la jeunesse !… Pas dedanger qu’on le lâche, celui-là… Et ce qu’il y a de plus fort,c’est que ça se gagne… Elle a l’air aussi jeune que lui…

– Malhonnête !… fit-elle en riant ;et son rire sonnait bien la séduction sans âge, la jeunesse de lafemme qui aime et veut se faire aimer.

« Étonnante… Étonnante… » murmuraitCaoudal, qui l’examinait tout en mangeant, avec un pli de tristesseet d’envie grimaçant au coin de sa bouche.

– Dis donc, Fanny, te rappelles-tu un déjeunerici… c’est loin, dam !… nous étions Ezano, Dejoie, toute labande… tu es tombée dans l’étang. On t’a habillée en homme, avec latunique du garde-pêche. Ça t’allait richement bien…

– Rappelle plus… fit-elle froidement, et sansmentir ; car ces créatures changeantes et de hasard ne sontjamais qu’à l’heure présente de leur amour. Nulle mémoire de ce quiprécéda, nulle crainte de ce qui peut venir.

Caoudal, au contraire, tout au passé, dévidaità coups de sauternes ses exploits de robuste jeunesse, d’amour etde beuverie, parties de campagne, bals à l’Opéra, chargesd’atelier, batailles et conquêtes. Mais, en se tournant vers euxavec l’éclair remonté à ses yeux de toutes les flammes qu’ilremuait, il s’aperçut qu’ils ne l’écoutaient guère, occupés àégrener des raisins aux lèvres l’un de l’autre.

– Est-ce assez rasant ce que je vous racontelà… Mais si, mais si, je vous assomme… Ah ! nom d’un chien…C’est bête d’être vieux…

Il se leva, jeta sa serviette

– Pour moi, le déjeuner, père Langlois…cria-t-il vers le restaurant.

Il s’éloigna tristement, traînant les pieds,comme rongé d’un mal incurable. Longtemps les amoureux suivirent salongue taille qui se voûtait sous les feuilles couleur d’or.

« Pauvre Caoudal !… c’est vrai qu’ilse tasse… » murmura Fanny d’un ton de doucecommisération ; et comme Gaussin s’indignait que cette Maria,une fille, un modèle, pût s’amuser des souffrances d’un Caoudal etpréférer au grand artiste… qui ?… Morateur, un petit peintresans talent, n’ayant pour lui que sa jeunesse, elle se mit àrire : « Ah ! innocent… innocent… » et luirenversant la tête à deux mains sur ses genoux, elle le humait, lerespirait, dans les yeux, dans les cheveux, partout, comme unbouquet.

Le soir de ce jour-là, Jean pour la premièrefois coucha chez sa maîtresse qui le tourmentait à ce sujet depuistrois mois :

– Mais enfin, pourquoi ne veux-tupas ?

– Je ne sais… ça me gêne.

– Puisque je te dis que je suis libre, que jesuis seule…

Et la fatigue de la partie de campagne aidant,elle l’entraîna rue de l’Arcade, tout près de la gare. À l’entresold’une maison bourgeoise d’apparence honnête et cossue, une vieilleservante en bonnet paysan, l’air revêche, vint leur ouvrir.

– C’est Machaume… Bonjour Machaume… dit Fannylui sautant au cou. Tu sais, le voilà mon aimé, mon roi… jel’amène… Vite, allume tout, fais la maison belle…

Jean resta seul dans un tout petit salon auxfenêtres cintrées et basses, drapées de la même soie bleue banalequi couvrait les divans et quelques meubles laqués. Aux murs troisou quatre paysages égayaient et aéraient l’étoffe ; tousportaient un mot de dédicace : « à FannyLegrand », « à ma chère Fanny… ».

Sur la cheminée, un marbre demi-grandeur de laSapho de Caoudal, dont le bronze est partout, et que Gaussin dès sapetite enfance avait vu dans le cabinet de travail de père. Et à lalueur de l’unique bougie posée près du socle, il s’aperçut de laressemblance, affinée et comme rajeunissante, de cette œuvre d’artavec sa maîtresse. ces lignes du profil, ce mouvement de taillesous la draperie, cette rondeur filante des bras noués autour desgenoux lui étaient connus, intimes ; son œil les savouraitavec le souvenir de sensations plus tendres.

Fanny, le trouvant en contemplation devant lemarbre, lui dit d’un air dégagé : « Il y a quelque chosede moi, n’est ce pas ?… le modèle de Caoudal meressemblait… » Et tout de suite elle l’emmena dans sa chambre,où Machaume en rechignant installait deux couverts sur unguéridon ; tous les flambeaux allumés, jusqu’aux bras del’armoire à glace, un beau feu de bois, gai comme un premier feu,flambant sous le pare-étincelles, la chambre d’une femme quis’habille pour le bal.

– J’ai voulu souper là, dit-elle en riant…nous serons plus vite au lit.

Jamais Jean n’avait vu d’ameublement aussicoquet. Les lampes Louis XVI, les mousselines claires des chambresde sa mère et de ses sœurs ne donnaient pas la moindre idée de cenid ouaté, capitonné, où les boiseries se cachaient sous des satinstendres, où le lit n’était qu’un divan plus large que les autres,étalé au fond sur des fourrures blanches.

Délicieuse, cette caresse de lumière, dechaleur, de reflets bleus allongés dans les glaces biseautées,après leur course à travers champs, l’ondée qu’ils avaient reçue,la boue des chemins creux sous le jour qui tombait. Mais ce quil’empêchait de déguster en vrai provincial ce confort de rencontre,c’était la mauvaise humeur de la servante, le regard soupçonneuxdont elle le fixait, au point que Fanny la renvoya d’un mot :« Laisse-nous Machaume… nous nous servirons… » Et commela paysanne jetait la porte en s’en allant : « N’y faispas attention, elle m’en veut de trop t’aimer… Elle dit que jeperds ma vie… ces gens de campagne, c’est si rapace !… Sacuisine, par exemple, vaut mieux qu’elle… goûte-moi cette terrinede lièvre. »

Elle découpait le pâté, débouchait lechampagne, oubliait de se servir pour le regarder manger, faisant àchaque geste remonter jusqu’à l’épaule les manches d’une gandourad’Alger, de laine souple et blanche, qu’elle portait toujours à lamaison. Elle lui rappelait ainsi leur première rencontre chezDéchelette ; et serrés sur le même fauteuil, mangeant dans lamême assiette, ils parlaient de cette soirée.

– Oh ! moi, disait-elle, dès que je t’aivu entrer, j’ai eu envie de toi… J’aurais voulu te prendre,t’emmener tout de suite, pour que les autres ne t’aient pas… Ettoi, qu’est-ce que tu pensais, quand tu m’as vue ?…

D’abord elle lui avait fait peur ; puisil s’était senti plein de confiance, en intimité complète avecelle.

– Au fait, ajouta-t-il, je ne t’ai jamaisdemandé… Pourquoi t’es-tu fâchée ?… Pour deux vers de LaGournerie ?…

Elle eut le même froncement de sourcils qu’aubal, puis un geste de tête :

– Des bêtises !… n’en parlons plus…

Et les bras autour de lui :

–C’est que j’avais un peu peur, moi aussi…j’essayais de me sauver, de me reprendre… mais je n’ai pas pu, jene pourrai jamais…

– Oh ! jamais.

– Tu verras.

Il se contenta de répondre avec le souriresceptique de son âge, sans s’arrêter à l’accent passionné, presquemenaçant, dont lui fut jeté ce « tu verras… ». Cetteétreinte de femme était si douce, si soumise ; il croyaitfermement n’avoir qu’un geste à faire pour se dégager…

Même à quoi bon se dégager ?… Il était sibien dans le dorlotement de cette chambre voluptueuse, sidélicieusement étourdi par cette haleine en caresse sur sespaupières qui battaient, lourdes de sommeil, pleines de visionsfuyantes, bois rouillés, prés, meules ruisselantes, toute leurjournée d’amour à la campagne…

Au matin, il fut réveillé en sursaut par lavoix de Machaume criant au pied du lit, sans le moindremystère :

– Il est là… il veut vous parler…

– Comment ! il veut ?… Je ne suisdonc plus chez moi !… tu l’as donc laissé entrer…

Furieuse, elle bondit, s’échappa de lachambre, à moitié nue, la batiste ouverte :

– Ne bouge pas, m’ami… je reviens…

Mais il ne l’attendit pas et ne sentittranquille que lorsqu’il fut levé à son tour, et vêtu, ses piedssolides dans ses bottes.

Tout en ramassant ses vêtements dans lachambre hermétiquement close où la veilleuse éclairait encore ledésordre du petit souper, il entendait le bruit d’un débat terribleétouffé par les tentures du salon. Une voix d’homme, irritéed’abord, puis implorante, dont les éclats s’écrasaient en sanglots,en larmoyantes faiblesses, alternait avec une autre voix qu’il nereconnut pas tout de suite, dure et rauque, chargée de haine et demots ignobles arrivant jusqu’à lui comme d’une dispute de brasseriede filles.

Tout ce luxe amoureux en était souillé,dégradé d’un éclaboussement de taches sur de la soie ; et lafemme salie aussi, au niveau d’autres qu’il avait mépriséesauparavant.

Elle rentra haletante, tordant d’un beau gestesa chevelure répandue :

– Est-ce bête un homme qui pleure !…

Puis le voyant debout, habillé, elle eut uncri de rage :

– Tu t’es levé !… recouche-toi… tout desuite… Je le veux…

Subitement radoucie, et l’enlaçant du geste etde la voix :

– Non, non… ne pars pas… tu ne peux pas t’enaller comme ça… D’abord je suis sûre que tu ne reviendraisplus.

– Mais si… Pourquoi donc ?…

– Jure que tu n’es pas fâché, que tu viendrasencore… oh ! c’est que je te connais.

Il jura ce qu’elle voulut, mais ne se recouchapas malgré ses supplications et l’assurance réitérée qu’elle étaitchez elle, libre de sa vie, de ses actes. À la fin elle sembla serésigner à le voir partir, et l’accompagna jusqu’à la porte,n’ayant plus rien de la faunesse en délire, bien humble aucontraire, cherchant à se faire pardonner.

Une longue et profonde caresse d’adieu lesretint dans l’antichambre.

« Alors… quand ?… » luidemandait-elle, les yeux tout au fond des yeux. Il allait répondre,mentir sans doute, dans sa hâte d’être dehors, quand un coup desonnette l’arrêta. Machaume sortit de sa cuisine, mais Fanny luifit signe : « Non… n’ouvre pas… » Et ils restaientlà, tous les trois, immobiles, sans parler.

On entendit une plainte étouffée, puis lefroissement d’une lettre glissée sous la porte, et des pas quidescendaient lentement.

– Quand je te disais que j’étais libre…tiens !…

Elle passa à son amant la lettre qu’ellevenait d’ouvrir, une pauvre lettre d’amour, bien basse, bien lâche,crayonnée en hâte sur une table de café et dans laquelle lemalheureux demandait grâce pour sa folie du matin, reconnaissaitn’avoir aucun droit sur elle que celui qu’elle voudrait bien luilaisser, priait à deux mains jointes qu’on ne l’exilât pas sansretour, promettant d’accepter tout, résigné à tout… mais ne pas laperdre, mon Dieu ! ne pas la perdre…

« Crois-tu !… » dit-elle avecun mauvais rire ; et ce rire acheva de lui barrer le cœurqu’elle voulait conquérir. Jean la trouva cruelle. Il ne savait pasencore que la femme qui aime n’a d’entrailles que pour son amour,toutes ses forces vives de charité, de bonté, de pitié, dedévouement absorbées au profit d’un être, d’un seul.

« Tu as bien tort de te moquer… cettelettre est horriblement belle et navrante… » et tout bas,d’une voix grave, en lui tenant les mains :

– Voyons… pourquoi le chasses-tu ?…

– Je n’en veux plus… Je ne l’aime pas.

– Pourtant c’était ton amant… Il t’a fait celuxe où tu vis, où tu as toujours vécu, qui t’est nécessaire.

– M’ami, dit-elle avec son accent defranchise, quand je ne te connaissais pas, je trouvais tout celatrès bien… Maintenant c’est une fatigue, une honte ; j’enavais le cœur qui me levait… Oh ! je sais, tu vas me dire quetoi ce n’est pas sérieux, que tu ne m’aimes pas… Mais ça, j’en faismon affaire… Que tu le veuilles ou non, je te forcerai bien dem’aimer.

Il ne répondit pas, convint d’un rendez-vouspour le lendemain, et se sauva, laissant quelques louis à Machaume,le fond de sa bourse d’étudiant, en paiement de la terrine. Pourlui, c’était fini maintenant. De quel droit troubler cetteexistence de femme, et que pouvait-il lui offrir en échange de cequ’il lui faisait perdre ?

Il lui écrivit cela, le jour même, aussidoucement, aussi sincèrement qu’il put, mais sans lui avouer que deleur liaison, de ce caprice léger et aimable, il avait senti sedégager tout à coup quelque chose de violent, de malsain, enentendant après sa nuit d’amour ces sanglots d’amant trompé quialternaient avec son rire à elle et ses jurons deblanchisseuse.

Dans ce grand garçon, poussé loin de Paris, enpleine garrigue provençale, il y avait un peu de la rudessepaternelle, et toutes les délicatesses, toutes les nervosités de samère à laquelle il ressemblait comme un portrait. Et pour ledéfendre contre les entraînements du plaisir s’ajoutait encorel’exemple d’un frère de son père, dont les désordres, les foliesavaient à demi ruiné leur famille et mis l’honneur du nom enpéril.

L’oncle Césaire ! Rien qu’avec ces deuxmots et le drame intime qu’ils évoquaient, on pouvait exiger deJean des sacrifices autrement terribles que celui de cetteamourette à laquelle il n’avait jamais donné d’importance. Pourtantce fut plus dur à rompre qu’il ne se l’imaginait.

Formellement congédiée, elle revint sans sedécourager de ses refus de la voir, de la porte fermée, desconsignes inexorables. « Je n’ai pas d’amour-propre… »lui écrivait-elle. Elle guettait l’heure de ses repas aurestaurant, l’attendait devant le café où il lisait ses journaux.Et pas de larmes, ni de scènes. S’il était en compagnie, elle secontentait de le suivre, d’épier le moment où il restait seul.

« Veux-tu de moi, ce soir ?…Non ?… Alors ce sera pour une autre fois. » Et elle s’enallait avec la douceur résignée du forain qui reboucle sa balle,lui laissant le remords de ses duretés et l’humiliation du mensongequ’il balbutiait à chaque rencontre. « L’examen tout proche…le temps qui manquait… Après, plus tard, si ça la tenaitencore… » De fait, il comptait, sitôt reçu, prendre un mois devacances dans le Midi et qu’elle l’oublierait pendant cetemps-là.

Malheureusement, l’examen passé, Jean tombamalade. Une angine, gagnée dans un couloir de ministère, et qui,négligée, s’envenima. Il ne connaissait personne à Paris, à partquelques étudiants de sa province, que son exigeante liaison avaitéloignés et dispersés. D’ailleurs il fallait ici plus qu’undévouement ordinaire, et dès le premier soir ce fut Fanny Legrandqui s’installa près de son lit, ne le quittant de dix jours, lesoignant sans fatigue, sans peur ni dégoût, adroite comme une sœurde garde, avec des câlineries tendres, qui parfois, aux heures defièvre, le reportaient à une grosse maladie d’enfance, luifaisaient appeler sa tante Divonne, dire « merci,Divonne », quand il sentait les mains de Fanny sur la moiteurde son front.

– Ce n’est pas Divonne… c’est moi… je teveille…

Elle le sauvait des soins mercenaires, desfeux éteints maladroitement, des tisanes fabriquées dans une logede concierge ; et Jean n’en revenait pas de ce qu’il y avaitd’alerte, d’ingénieux, d’expéditif, dans ces mains d’indolence etde volupté. La nuit elle dormait deux heures sur le divan, – undivan d’hôtel du Quartier, moelleux comme la planche d’un poste depolice.

– Mais, ma pauvre Fanny, tu ne vas donc jamaischez toi ?… lui demandait-il un jour… Je suis mieux à présent…Il faudrait rassurer Machaume.

Elle se mit à rire. Beau temps qu’ellecourait, Machaume, et toute la maison avec. On avait tout vendu,les meubles, la défroque, même la literie. Il lui restait la robequ’elle avait sur le dos et un peu de linge fin, sauvé par sabonne… Maintenant s’il la renvoyait, elle serait à la rue.

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