Sapho

Chapitre 4

 

Ils achevaient de dîner, la fenêtre ouverte,au long sifflement des hirondelles saluant la tombée de la lumière.Jean ne parlait pas, mais il allait parler et toujours de la mêmecruelle chose qui le hantait, et dont il torturait Fanny, depuis larencontre avec Caoudal. Elle, voyant ses yeux baissés, l’airfaussement indifférent qu’il prenait pour de nouvelles questions,devina et le prévint :

– écoute, je sais ce que tu vasme dire… épargne-nous, je t’en prie… on s’épuise à la fin… puisquec’est mort, tout ça, que je n’aime que toi, qu’il n’y a plus quetoi au monde…

– Si c’était mort comme tu dis, tout cepassé…

Et il la regardait au fond de ses beaux yeuxd’un gris frissonnant et changeant à chaque impression :

– … Tu ne garderais pas des choses qui te lerappellent… oui, là-haut dans l’armoire…

Le gris se velouta d’un noird’ombre :

– Tu sais donc ?

Tout ce fatras de lettres d’amour, deportraits, ces archives galantes et glorieuses sauvées de tant dedébâcles, il allait donc falloir s’en défaire !

– Au moins me croiras-tu après ?

Et sur un sourire incrédule qui la défiait,elle courut chercher le coffret de laque dont les ferrures ciseléesentre les piles délicates de son linge avaient si fort intrigué sonamant depuis quelques jours.

– Brûle, déchire, c’est à toi…

Mais il ne se pressait pas de tourner lapetite clef, regardait les cerisiers à fruits de nacre rose et lesvols de cigognes incrustés sur le couvercle qu’il fit sauterbrusquement… Tous les formats, toutes les écritures, papiers decouleur aux en-têtes dorés, vieux billets jaunis cassés auxpliures, griffonnages au crayon sur des feuilles de carnet, descartes de visite, en tas, sans ordre, comme en un tiroir souventfouillé et bousculé où lui-même enfonçait maintenant ses mainstremblantes…

– Passe-les-moi. Je les brûlerai sous tesyeux.

Elle parlait fiévreusement, accroupie devantla cheminée, une bougie allumée par terre, à côté d’elle.

– Donne…

Mais lui :

– Non… attends…

Et plus bas, comme honteux :

– Je voudrais lire…

– Pourquoi ? tu vas te faire malencore…

Elle ne songeait qu’à sa souffrance et non àl’indélicatesse de livrer ainsi les secrets de passion, laconfession sur l’oreiller de tous ces hommes qui l’avaientaimée ; et se rapprochant, toujours à genoux, elle lisait enmême temps que lui, l’épiait du coin de l’œil.

Dix pages, signées La Gournerie, 1861, d’uneécriture longue et féline, dans lesquelles le poète, envoyé enAlgérie pour le compte-rendu officiel et lyrique du voyage del’empereur et de l’impératrice, faisait à sa maîtresse unedescription éblouissante des fêtes.

Alger débordant et grouillant, vraie Bagdaddes Mille et Une Nuits ; toute l’Afrique accourue, entasséeautour de la ville, battant ses portes à les rompre, comme unsimoun. Caravanes de nègres et de chameaux chargés de gomme, tentesde poil dressées, une odeur de musc humain sur toute cette singeriequi bivouaquait au bord de la mer, dansait la nuit autour de grandsfeux, s’écartait chaque matin devant l’arrivée des chefs du Sudpareils à des Rois Mages avec la pompe orientale, les musiquesdiscordantes, flûtes de roseau, petits tambours rauques, le goumentourant l’étendard du Prophète aux trois couleurs ; etderrière, menés en laisse par des nègres, les chevaux destinés enprésent à l’Emberour, vêtus de soie, caparaçonnésd’argent, secouant à chaque pas des grelots et des broderies…

Le génie du poète rendait tout cela vivant etprésent ; les mots brillaient sur la page, comme ces pierressans monture que jugent les joailliers sur du papier. Vraiment ellepouvait être fière, la femme aux genoux de qui l’on jetait cesrichesses. Fallait-il qu’elle fût aimée, puisque, malgré lacuriosité de ces fêtes, le poète ne songeait qu’à elle, mourait dene pas la voir :

– Oh ! cette nuit, j’étais avec toi surle grand divan de la rue de l’Arcade. Tu étais nue, tu étais folle,tu criais de joie sous mes caresses, quand je me suis réveillé ensursaut roulé dans un tapis sur ma terrasse, en pleine nuitd’étoiles. Le cri du muezzin montait d’un minaret voisin en claireet limpide fusée voluptueuse plutôt que priante, et c’est toi quej’entendais encore en sortant de mon rêve…

Quelle force mauvaise le poussait donc àcontinuer sa lecture malgré l’horrible jalousie qui blanchissaitses lèvres, contractait ses mains ? Doucement, câlinement,Fanny essayait de lui reprendre la lettre ; mais il la lutjusqu’au bout, et après celle-là une autre, puis une autre, leslaissant tomber au fur et à mesure avec un détachement de mépris,d’indifférence, sans regarder la flamme qui s’avivait dans lacheminée aux effusions lyriques et passionnées du grand poète. Etquelquefois, dans le débordement de cet amour exagéré à latempérature africaine, le lyrisme de l’amant s’entachait de quelquegrosse obscénité de corps de garde dont auraient été surprises etscandalisées les lectrices mondaines du Livre de l’Amour,d’un spiritualisme raffiné, immaculé comme la corne d’argent de laYungfrau.

Misères du cœur ! c’est à ces passagessurtout que Jean s’arrêtait, à ces souillures de la page, sans sedouter des tressauts nerveux qui chaque fois agitaient sa figure.Même il eut le courage de ricaner à ce post-scriptum qui suivait lerécit éblouissant d’une fête d’Aïssaouas : « Je relis malettre… il y a vraiment des choses pas mal ; mets-la-moi decôté, je pourrai m’en servir… »

– Un monsieur qui ne laissait rientraîner ! fit-il en passant à un autre feuillet de la mêmeécriture où, sur un ton glacé d’homme d’affaires, La Gournerieréclamait un recueil de chansons arabes et une paire de babouchesen paille de riz.

C’était la liquidation de leur amour.Ah ! il avait su s’en aller, il était fort, celui-là…

Et sans s’arrêter, Jean continuait à drainerce marécage d’où montait une haleine chaude et malsaine. La nuitvenue, il avait mis la bougie sur la table, et parcourait desbillets très courts, illisiblement tracés comme au poinçon par detrop gros doigts qui à tous moments, dans une brusquerie de désirou de colère, trouaient et déchiraient le papier. Les premierstemps d’une liaison avec Caoudal, rendez-vous, soupers, parties decampagne, puis des brouilles, de suppliants retours, des cris, desinjures ignobles et basses d’ouvrier, coupées tout à coup dedrôleries, de mots cocasses, de reproches sanglotés, toute lafaiblesse mise à nu du grand artiste devant la rupture etl’abandon.

Le feu prenait cela, allongeait de grands jetsrouges où fumaient et grésillaient la chair, le sang, les larmesd’un homme de génie ; mais qu’importait à Fanny, toute aujeune amant qu’elle surveillait, dont l’ardente fièvre la brûlait àtravers leurs vêtements. Il venait de trouver un portrait à laplume signé Gavarni, avec cette dédicace : àmon amie Fanny Legrand, dans une auberge de Dampierre, un jourqu’il pleuvait. Une tête intelligente et douloureuse, aux yeuxcaves, quelque chose d’amer et de ravagé.

– Qui est-ce ?

– André Dejoie… J’y tenais à cause de lasignature…

Il eut un « Garde-le, tu es libre »,si contraint, si malheureux, qu’elle prit le dessin, le jeta au feuen chiffon, pendant que lui s’abîmait dans la correspondance duromancier, une suite navrante, datée de plages d’hiver, de villesd’eaux, où l’écrivain envoyé pour sa santé se désespérait de sadétresse physique et morale, se forant le crâne pour y trouver uneidée loin de Paris, et mêlait à des demandes de potions,d’ordonnances, à des inquiétudes d’argent ou de métier, envoisd’épreuves, de billets renouvelés, toujours le même cri de désir etd’adoration vers ce beau corps de Sapho que les médecins luidéfendaient.

Jean murmurait, enragé et candide :

– Mais qu’est-ce qu’ils avaient donc tous pourêtre après toi comme ça ?…

C’était pour lui la seule signification de ceslettres désolées, confessant le désarroi d’une de ces existencesglorieuses qu’envient les jeunes gens et dont rêvent les femmesromanesques… Oui, qu’avaient-ils donc tous ? Et que leurfaisait-elle boire ?… Il éprouvait la souffrance atroce d’unhomme qui, garrotté, verrait outrager devant lui la femme qu’ilaime ; et, pourtant, il ne pouvait se décider à vider d’uncoup, les yeux fermés, ce fond de boîte.

À présent, venait le tour du graveur qui,misérable, inconnu, sans autre célébrité que celle de laGazette des Tribunaux, ne devait sa place dans lereliquaire qu’au grand amour qu’on avait eu pour lui.Déshonorantes, ces lettres datées de Mazas, et niaises, gauches,sentimentales comme celles du troupier à sa payse. Mais on ysentait, à travers les poncifs de romance, un accent de sincéritédans la passion, un respect de la femme, un oubli de soi-même quile distinguait des autres, ce forçat ; ainsi, quand ildemandait pardon à Fanny du crime de l’avoir trop aimée, ou quanddu greffe du Palais de Justice, tout de suite après sacondamnation, il écrivait sa joie de savoir sa maîtresse acquittéeet libre. Il ne se plaignait de rien ; il avait eu prèsd’elle, grâce à elle, deux ans d’un bonheur si plein, si profond,que le souvenir en suffirait pour remplir sa vie, adoucir l’horreurde son sort, et il terminait par la demande d’un service :

« Tu sais que j’ai un enfant au pays,dont la mère est morte depuis longtemps ; il vit chez unevieille parente, dans un coin si perdu qu’on n’y saura jamais riende mon affaire. L’argent qui me restait, je le leur ai envoyé,disant que je partais très loin, en voyage, et c’est sur toi que jecompte, ma bonne Nini, pour t’informer de temps en temps de cepetit malheureux et m’envoyer de ses nouvelles… »

Comme preuve de l’intérêt de Fanny, suivaitune lettre de remerciements et une autre, toute récente, ayant àpeine six mois de date : « Oh ! tu es bonne d’êtrevenue… Que tu étais belle, comme tu sentais bon, en face de maveste de prisonnier dont j’avais si grand’honte !… » etJean s’interrompait, furieux :

– Tu as donc continué à le voir ?

– De loin en loin, par charité…

– Même depuis que nous sommesensemble ?

– Oui, une fois, une seule, au parloir… on neles voit que là.

– Ah ! tu es une bonne fille…

Cette idée que, malgré leur liaison, ellevisitait ce faussaire, l’exaspérait plus que tout. Il était tropfier pour le dire ; mais un paquet de lettres, le dernier,noué d’une faveur bleue sur des petits caractères fins et penchés,une écriture de femme, déchaîna toute sa colère.

« Je change de tunique après la coursedes chars… viens dans ma loge… »

– Non, non… ne lis pas ça…

Elle sautait sur lui, arrachait et jetait aufeu toute la liasse, sans qu’il eût compris d’abord même en lavoyant à ses genoux, empourprée du reflet de la flamme et de lahonte de son aveu :

– J’étais jeune, c’est Caoudal… ce grand fou…Je faisais ce qu’il voulait.

Alors seulement il comprit, devint trèspâle.

– Ah ! oui… Sapho… toute la lyre…

Et la repoussant du pied, comme une bêteimmonde :

– Laisse-moi, ne me touche pas, tu me soulèvesle cœur…

Son cri se perdit dans un effroyablegrondement de tonnerre, tout proche et prolongé, en même tempsqu’une lueur vive éclairait la chambre… Le feu !… Elle sedressa épouvantée, prit machinalement la carafe restée sur latable, la vida sur cet amas de papiers dont la flamme embrasait lessuies du dernier hiver, puis le pot à l’eau, les cruches, et sevoyant impuissante, des flammèches voletant jusqu’au milieu de lachambre, elle courut au balcon en criant :

– Au feu ! au feu !

Les Hettéma arrivèrent les premiers, ensuitele concierge, les sergents de ville. On criait :

– Baissez la plaque !… montez sur letoit !… De l’eau, de l’eau !… non, unecouverture !…

Atterrés, ils regardaient leur intérieurenvahi et souillé ; puis, l’alerte finie, le feu éteint, quandle noir attroupement en bas, sous le gaz de la rue, se fut dissipé,les voisins rassurés, rentrés chez eux, les deux amants au milieude ce gâchis d’eau, de suie en boue, de meubles renversés etruisselants, se sentirent écœurés et lâches, sans force pourreprendre la querelle ni faire la chambre propre autour d’eux.Quelque chose de sinistre et de bas venait d’entrer dans leurvie ; et, ce soir-là, oubliant leurs répugnances anciennes,ils allèrent coucher à l’hôtel.

Le sacrifice de Fanny ne devait servir à rien.De ces lettres disparues, brûlées, des phrases entières retenuespar cœur hantaient la mémoire de l’amoureux, lui montaient auvisage en coups de sang comme certains passages de mauvais livres.Et ces anciens amants de sa maîtresse étaient presque tous deshommes célèbres. Les morts se survivaient ; les vivants, onvoyait leurs portraits et leurs noms partout, on parlait d’euxdevant lui, et chaque fois il éprouvait une gêne, comme d’un liende famille douloureusement rompu.

Le mal lui affinant l’esprit et les yeux, ilarrivait bientôt à retrouver chez Fanny la trace des influencespremières, et les mots, les idées, les habitudes qu’elle en avaitgardés. cette façon d’avancer le pouce comme pour façonner, pétrirl’objet dont elle parlait avec un « Tu vois ça d’ici… »appartenait au sculpteur. À Dejoie, elle avait pris la manie desqueues de mots, et les chansons populaires dont il avait publié unrecueil, célèbre à tous les coins de la France ; à LaGournerie, son intonation hautaine et méprisante, la sévérité deses jugements sur la littérature moderne.

Elle s’était assimilé tout cela, superposantles disparates, par ce même phénomène de stratification qui permetde connaître l’âge et les révolutions de la terre à ses différentescouches géologiques ; et, peut-être, n’était-elle pas aussiintelligente qu’elle lui avait semblé d’abord. Mais il s’agissaitbien d’intelligence ; sotte comme pas une, vulgaire et de dixans plus vieille encore, elle l’eût tenu par la force de son passé,par cette jalousie basse qui le rongeait et dont il ne taisait plusles irritations ni les rancœurs, éclatant à tout propos contre l’unet l’autre.

Les romans de Dejoie ne se vendaient plus,toute l’édition traînait le quai à vingt-cinq centimes. Et ce vieuxfou de Caoudal s’entêtant à l’amour à son âge…

– Tu sais qu’il n’a plus de dents… Je leregardais à ce déjeuner de Ville d’Avray… Il mange comme leschèvres, sur le devant de la bouche.

Fini aussi le talent. Quel four, sa Faunessedu dernier Salon ! « Ça ne tenait pas… » Un mot quilui venait d’elle, « Ça ne tenait pas… » et qu’elle-mêmegardait du sculpteur. Quand il entreprenait ainsi un de ses rivauxdu temps passé, Fanny faisait chorus pour lui plaire ; et l’onaurait entendu ce gamin ignorant de l’art, de la vie, de tout, etcette fille superficielle, frottée d’un peu d’esprit à ces artistesfameux, les juger de haut, les condamner doctoralement.

Mais l’ennemi intime de Gaussin, c’étaitFlamant le graveur. De celui-là, il savait seulement qu’il étaittrès beau, blond comme lui, qu’on lui disait « m’ami »,qu’on allait le voir en cachette, et que lorsqu’il l’attaquaitcomme les autres, l’appelant « le Forçat sentimental » ou« le Joli réclusionnaire », Fanny détournait la tête sansun mot. Bientôt il accusa sa maîtresse de garder une indulgencepour ce bandit, et elle dut s’en expliquer doucement, mais avec unecertaine fermeté.

– Tu sais bien que je ne l’aime plus, Jean,puisque je t’aime… Je ne vais plus là-bas, je ne réponds pas à seslettres ; mais tu ne me feras jamais dire du mal de l’hommequi m’a adorée jusqu’à la folie, jusqu’au crime…

à cet accent de franchise, cequ’il y avait de meilleur en elle, Jean ne protestait pas, mais ilsouffrait d’une haine jalouse, aiguisée d’inquiétude, qui leramenait parfois rue d’Amsterdam en surprise, au milieu du jour.« Si elle était allée le voir ! »

Il la trouvait toujours là, casanière,inactive dans leur petit logis comme une femme d’Orient, ou bien aupiano, donnant une leçon de chant à leur grosse voisine, madameHettéma. On s’était lié depuis le soir du feu avec ces bonnes gens,placides et pléthoriques, vivant dans un perpétuel courant d’air,portes et fenêtres ouvertes.

Le mari, dessinateur au Musée d’artillerie,apportait de la besogne chez lui, et chaque soir de la semaine, ledimanche toute la journée, on le voyait penché sur sa large table àtréteaux, suant, soufflant, en bras de chemise, secouant sesmanches pour y faire circuler l’air, de la barbe jusque dans lesyeux. Près de lui, sa grosse femme en camisole s’évaporait aussi,quoiqu’elle ne fît jamais rien ; et, pour se rafraîchir lesang, ils entamaient de temps en temps un de leurs duosfavoris.

L’intimité s’établit vite entre les deuxménages. Le matin, vers dix heures, la forte voix d’Hettéma criaitdevant la porte : « Y êtes-vous, Gaussin ? » Etleurs bureaux se trouvant du même côté, ils faisaient routeensemble. Bien lourd, bien vulgaire, de quelques degrés sociauxplus bas que son jeune compagnon, le dessinateur parlait peu,bredouillait comme s’il avait eu autant de barbe dans la bouche quesur les joues ; mais on le sentait brave homme, et le désarroimoral de Jean avait besoin de ce contact-là. Il y tenait surtout àcause de sa maîtresse vivant dans une solitude peuplée de souvenirset de regrets plus dangereux peut-être que les relations auxquelleselle avait volontairement renoncé, et qui trouvait dans madameHettéma, sans cesse préoccupée de son homme, et de la surprisegourmande qu’elle lui ferait pour dîner, et de la romance nouvellequ’elle lui chanterait au dessert, une relation honnête etsaine.

Pourtant, quand l’amitié se resserra jusqu’àdes invitations réciproques, un scrupule lui vint. Ces gensdevaient les croire mariés, sa conscience se refusait au mensonge,et il chargea Fanny de prévenir la voisine, pour qu’il n’y eût pasde malentendu. Cela la fit beaucoup rire… Pauvre bébé ! il n’yavait que lui pour des naïvetés pareilles…

– Mais ils ne l’ont pas cru une minute quenous étions mariés… Et ce qu’ils s’en moquent !… Si tu savaisoù il a été prendre sa femme… Tout ce que j’ai fait, moi, c’est dela Saint-Jean à côté. Il ne l’a épousée que pour l’avoir à lui toutseul, et tu vois que le passé ne le gêne guère…

Il n’en revenait pas. Une ancienne, cettebonne mère aux yeux clairs, au petit rire d’enfant sur des traitsde chair tendre, aux provincialismes traînards, et pour qui lesromances n’étaient jamais assez sentimentales, ni les mots tropdistingués ; et lui, l’homme, si tranquille, si sûr dans sonbien-être amoureux ! Il le regardait marcher à son côté, lapipe aux dents, avec de petits souffles de béatitude, pendant quelui-même songeait toujours, se dévorait de rage impuissante.

« Ça te passera, m’ami… » lui disaitdoucement Fanny aux heures où l’on se dit tout ; et ellel’apaisait, tendre et charmante comme au premier jour, mais avecquelque chose d’abandonné, que Jean ne savait définir.

C’était l’allure plus libre et la façon des’exprimer, une conscience de son pouvoir, des confidences bizarreset qu’il ne lui demandait pas sur sa vie passée, ses débauchesanciennes, ses folies de curiosité. Elle ne se privait plus defumer maintenant, roulant entre ses doigts, posant sur tous lesmeubles l’éternelle cigarette qui aveulit la journée des filles, etdans leurs discussions elle émettait sur la vie, l’infamie deshommes, la coquinerie des femmes, les théories les plus cyniques.Jusqu’à ses yeux, dont l’expression changeait, alourdis d’une buéed’eau dormante, où passait l’éclair d’un rire libertin.

Et l’intimité de leur tendresse setransformait aussi. D’abord réservée avec la jeunesse de son amantdont elle respectait l’illusion première, la femme ne se gênaitplus après avoir vu l’effet, sur cet enfant, de son passé dedébauche brusquement découvert, la fièvre de marécage dont elle luiavait allumé le sang. Et les caresses perverses si longtempsretenues, tous ces mots de délire que ses dents serrées arrêtaientau passage, elle les lâchait à présent, s’étalait, se livrait dansson plein de courtisane amoureuse et savante, dans toute la gloirehorrible de Sapho.

Pudeur, réserve, à quoi bon ? Les hommessont tous pareils, enragés de vice et de corruption, ce petit-làcomme les autres. Les appâter avec ce qu’ils aiment, c’est encorele meilleur moyen de les tenir. Et ce qu’elle savait, cesdépravations du plaisir qu’on lui avait inoculées, Jean lesapprenait à son tour pour les passer à d’autres. Ainsi le poisonva, se propage, brûlure de corps et d’âme, semblable à cesflambeaux dont parle le poète latin, et qui couraient de main enmain par le stade.

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