Sapho

Chapitre 11

 

Au milieu de ces alternatives, il trouvait auministère, sur sa table, la carte d’un monsieur venu déjà deux foisdans la matinée, disait l’huissier avec un certain respect de lanomenclature suivante :

C. GAUSSIND’ARMANDY

Président des Submersionnistes de laVallée du Rhône,

Membre du Comité central d’étude et devigilance,

Délégué départemental, etc.,etc.

L’oncle Césaire à Paris !… Le Fénatdélégué, membre d’un comité de vigilance !… Sa stupeur duraitencore, quand l’oncle parut, toujours brun comme une pomme de pin,ses yeux fous, son rire au coin des tempes, sa barbe du temps de laLigue, mais au lieu de l’éternelle veste de futaine à côtes, uneredingote en drap neuf bridant sur le ventre et donnant au petithomme une majesté vraiment présidentielle.

Ce qui l’amenait à Paris ? L’achat d’unemachine élévatoire pour l’immersion de ses nouvelles vignes – ilprononçait le mot « élévatoire » avec une conviction quile grandissait à ses propres yeux –, puis la commande de son busteque ses collègues lui demandaient pour orner la salle duconseil.

– Tu as vu, ajouta-t-il d’un air modeste, ilsm’ont nommé président… Mon idée de submersion bouleverse le Midi…Et dire que c’est moi, le Fénat, qui suis en train de sauver lesvins de France !… Il n’y a que les toqués, vois-tu.

Mais le but principal de son voyage, c’étaitla rupture avec Fanny. Comprenant que l’affaire traînait enlongueur, il venait donner un coup de main.

– Je m’y connais, tu penses… QuandCourbebaisse a lâché la sienne pour se marier…

Avant d’attaquer son histoire, il s’arrêta et,déboutonnant sa redingote, il en tira un petit portefeuillerondement tendu :

– D’abord, débarrasse-moi de ceci… Béoui ! l’argent… la libération du territoire…

Il se trompa au geste de son neveu, compritqu’il refusait par discrétion :

– Prends donc ! prends donc !… C’estma fierté de pouvoir rendre au fils un peu de ce que le père a faitpour moi… D’ailleurs, Divonne le veut ainsi. Elle est au courant del’affaire, et si contente que tu penses à te marier, à secouer tonvieux crampon !

Dans la bouche de Césaire, après le serviceque sa maîtresse lui avait rendu, Jean trouva « vieuxcrampon » un peu injuste, et c’est avec une pointe d’amertumequ’il répondit :

– Reprenez votre portefeuille, mon oncle… voussavez mieux que personne combien ces questions sont indifférentes àFanny.

– Oui, c’était une bonne fille… dit l’oncle enoraison funèbre, et il ajouta, clignant sa patte d’oie : Gardetoujours l’argent… Avec les tentations de Paris, je l’aime mieuxentre tes mains que dans les miennes ; et puis il en faut pourles ruptures comme pour les duels…

Il se leva là-dessus, déclarant qu’il mouraitde faim et que cette grosse question se discuterait mieux, lafourchette à la main, en déjeunant. Toujours la légèretégouailleuse du Méridional à traiter les affaires de femme.

– Entre nous, petit…

Ils étaient attablés dans un restaurant de larue de Bourgogne, et l’oncle s’épanouissait, la serviette aumenton, tandis que Jean grignotait du bout des dents, l’estomacserré.

– … Je trouve que tu prends la chose trop autragique. Je sais bien que le premier coup est dur, l’explicationennuyeuse ; mais, si cela te coûte trop, ne dis rien, faiscomme Courbebaisse. Jusqu’au matin du mariage, la Mornas a toutignoré. Le soir, en sortant de chez sa future, il allait chercherla chanteuse à son beuglant, et la reconduisait chez elle. Tu mediras que ça n’est pas très régulier ni bien loyal non plus. Maisquand on n’aime pas les scènes, et avec des femmes terribles commePaola Mornas !… Il y avait près de dix ans que ce grand beaugarçon tremblait devant cette petite moricaude. Pour le décrochage,il fallait ruser, manœuvrer…

Et voici comme il s’y était pris.

La veille du mariage, un Quinze Août, le jourde la fête, Césaire proposa à la petite d’aller pêcher une frituredans l’Yvette. Courbebaisse devait venir les rejoindre pourdîner ; et l’on s’en retournerait tous trois le lendemainsoir, quand Paris aurait évaporé son odeur de poussière, decarcasses de fusées et d’huile à lampions. Ça va. Les voilà tousdeux étendus dans l’herbe au bord de cette petite rivière quifrétille et luit entre ses berges basses, fait les prairies sivertes et les saules si feuillus. Après la pêche, le bain. Cen’était pas la première fois qu’il leur arrivait de nager ensemble,Paola et lui, en bons garçons, en camarades ; mais ce jour-là,cette petite Mornas, les bras, les jambes nues, son corps demaugrabine fait au moule, que la mouillure du costume plaquait departout… peut-être aussi l’idée que Courbebaisse lui avait donnécarte blanche… Ah ! la mâtine… Elle se retourna, le regardadans les yeux, durement.

– Vous savez, Césaire, n’y revenez plus.

Il n’insista pas, de peur de gâter sonaffaire, et se dit : « Ce sera pour après dîner. »Très gai, le dîner, sur le balcon en bois de l’auberge, entre lesdeux drapeaux que le patron avait arborés en l’honneur du QuinzeAoût. Il faisait chaud, les foins sentaient bon, et l’on entendaitles tambours, les pétards, la musique de l’orphéon qui courait lesrues.

– Est-il embêtant, ce Courbebaisse, den’arriver que demain, disait la Mornas, qui s’étirait les bras avecun coup de champagne dans les yeux…, j’ai envie de m’amuser, moi,ce soir.

– Et moi, donc !

Il était venu s’appuyer à côté d’elle sur larampe du balcon, encore brûlante du soleil de la journée, etsournoisement, en sondeur, il passait le bras autour de sataille :

– Oh ! Paola… Paola…

Cette fois, au lieu de se fâcher, la chanteusese mit à rire, mais si fort, de si bon cœur qu’il finit par enfaire autant. Même tentative repoussée de la même façon, le soir,en rentrant de la fête où ils avaient dansé, tiré desmacarons ; et comme leurs chambres étaient voisines, elle luichantait à travers la cloison : T’es trop p’tit, t’es tropp’tit…, avec toutes sortes de comparaisons désobligeantesentre lui et Courbebaisse. Il se tenait pour ne pas lui répondre,l’appeler la veuve Mornas ; mais c’était encore trop tôt. Lelendemain, par exemple, en s’installant devant un bon déjeuner,pendant que Paola s’impatientait et s’inquiétait, à la fin, de nepas voir arriver son homme, ce fut avec une certaine satisfactionqu’il tira sa montre et dit solennellement :

– Midi, c’est fait…

– Quoi donc ?

– Il est marié.

– Qui ?

– Courbebaisse.

Vlan !

– Ah ! mon ami, quelle gifle… Dans toutesmes aventures galantes je n’ai jamais rien reçu de pareil. Et, toutde suite, la voilà qui veut partir… Mais, pas de train avant quatreheures… Et pendant ce temps l’infidèle brûlait les rails duP.-L.-M. vers l’Italie avec sa femme. Alors, dans sa rage,elle repique, m’abîme de coups et de griffes ; – cettechance !… moi qui nous avais enfermés à clef ; – puiselle s’en prend à la vaisselle et tombe enfin dans une crise denerfs épouvantable. À cinq, on la porte sur son lit, on lamaintient, tandis que tout éraflé, comme si je sortais d’un buissonde ronces, je cours pour trouver le médecin d’Orsay… Dans cesaffaires-là, c’est comme sur le terrain, il faudrait toujours avoirun médecin avec soi. Me vois-tu, par les routes, à jeun, et unsoleil !… Il faisait nuit quand je le ramenai… Tout à coup, enapprochant de l’auberge, une rumeur de foule, un rassemblement sousles fenêtres… Ah ! mon Dieu, elle s’est suicidée ? Elle atué quelqu’un ? Avec la Mornas c’était plus vraisemblable… Jeme précipite, et qu’est-ce que je vois ?… Le balcon chargé delanternes vénitiennes et la chanteuse debout, consolée et superbe,enroulée dans un des drapeaux et gueulant la Marseillaise,en pleine fête impériale, au-dessus du peuple qui acclamait. Etvoilà, mon petit, comment s’est terminée la liaison deCourbebaisse ; je ne te dirai pas que tout a été fini d’unefois. Après dix ans de fers, il faut toujours compter un peu desurveillance. Mais enfin, le plus fort s’était passé sur moi ;et j’en recevrai bien autant de la tienne, si tu veux.

– Ah ! mon oncle, ce n’est pas le mêmegenre de femme.

– Va donc, dit Césaire décachetant une boîtede cigares qu’il approchait de son oreille pour s’assurer s’ilsétaient secs, tu n’es pas le premier qui la quitte…

– C’est pourtant vrai…

Et Jean se rattrapait avec bonheur à ce motqui l’eût navré quelques mois auparavant. Au fond, l’oncle et sonhistoire comique le rassuraient un peu, mais ce qu’il n’admettaitpas, c’était le mensonge en partie double pendant des mois, cettehypocrisie, ce partage, il ne pourrait jamais s’y résoudre etn’avait que trop attendu.

– Alors, comment veux-tu faire ?…

Pendant que le jeune homme se débattait dansces incertitudes, le membre du conseil de vigilance lissait sabarbe, essayait des sourires, des effets, des ports de tête, puisd’un air négligent :

– C’est loin d’ici qu’il demeure ?

– Qui donc ?

– Mais cet artiste, ce Caoudal dont tu m’asparlé pour mon buste… On pourrait aller voir ses prix, pendantqu’on est ensemble…

Caoudal, bien que célèbre, grand mangeurd’argent, occupait toujours rue d’Assas l’atelier de ses premierssuccès. Césaire, tout en allant, s’informait de sa valeurartistique ; il y mettrait le prix, certainement, mais cesmessieurs du comité tenaient à une œuvre de premier ordre.

– Oh ! ne craignez rien, mon oncle, siCaoudal veut bien s’en charger…

Et il lui énumérait les titres du sculpteur,membre de l’Institut, commandeur de la Légion d’honneur et d’unefoule d’ordres étrangers. Le Fénat ouvrait de grands yeux.

– Et vous êtes amis ?

– Très amis.

– Ce Paris, pas moins !… comme on y faitde belles connaissances.

Gaussin aurait eu pourtant quelque honte àavouer que Caoudal était un ancien amant de Fanny, et qu’elle lesavait mis en relation. Mais on eût dit que Césaire ypensait :

– C’est lui l’auteur de cette Sapho que nousavons à Castelet ?… Alors il connaît ta maîtresse, et pourraitt’aider peut-être à la rupture. L’Institut, la Légion d’honneur, çaimpressionne toujours une femme…

Jean ne répondit pas, songeant aussi peut-êtreà utiliser l’influence du premier amant.

Et l’oncle continuait d’un bon rire :

– à propos, tu sais, le bronzen’est plus chez ton père… Quand Divonne a su, quand j’ai eu lemalheur de lui dire que ça représentait ta maîtresse, elle n’a plusvoulu qu’il fût là… Avec les manies du consul, ses difficultés aumoindre changement, ce n’était pas commode, surtout sans laissersoupçonner le motif… Oh ! les femmes… Elle a si bien manœuvréqu’à cette heure M. Thiers préside sur la cheminée de tonpère, et la pauvre Sapho se ronge de poussière dans la chambre duvent, avec les vieux chenets et les meubles hors d’usage ;même qu’elle a reçu un atout dans le transport, le chignon cassé etsa lyre qui ne tient plus. La rancune de Divonne, sans doute, quilui aura porté malheur.

Ils arrivaient rue d’Assas. Devant l’aspectmodeste et travailleur de cette cité d’artistes, ces ateliers auxportes de remises numérotées, s’ouvrant de chaque côté d’une longuecour que terminent les bâtiments vulgaires d’une école communaleaux perpétuelles mélopées de lecture, le président dessubmersionnistes eut de nouveaux doutes sur le talent d’un hommeaussi médiocrement logé ; mais sitôt entré chez Caoudal, ilsut à quoi s’en tenir : « Pas pour cent mille francs, paspour un million !… » hurlait le sculpteur au premier motde Gaussin ; et soulevant à mesure son grand corps du divan oùil s’allongeait dans le désordre et l’abandon de l’atelier :« Un buste !… Ah bien ! oui… mais regardez donclà-bas cet écrasement de plâtre en mille miettes… ma figure duprochain Salon que je viens de démolir à coups de maillet… Voilà lecas que j’en fais, de la sculpture, et si tentante que soit labinette du monsieur…

– Gaussin d’Armandy… président…

L’oncle rassemblait tous ses titres, mais il yen avait trop, Cadoual l’interrompit, et tourné vers le jeunehomme :

– Vous me regardez, Gaussin… Vous me trouvezvieilli ?… »

C’est vrai qu’il avait bien son âge dans cejour tombé d’en haut sur les balafres, les creux et meurtrissuresde sa tête viveuse et surmenée, sa crinière de lion montrant desrâpes de vieux tapis, ses bajoues pendantes et flasques, et samoustache aux tons de métal dédoré qu’il ne se donnait plus lapeine de friser ni de teindre… à quoi bon ?…Cousinard, le petit modèle, venait de partir.

– Oui, mon cher, avec mon mouleur, un sauvage,une brute, mais vingt ans !…

L’intonation rageuse et ironique, il arpentaitl’atelier, bousculant d’un coup de botte l’escabeau qui le gênaitau passage. Tout à coup, arrêté devant le miroir enguirlandé decuivre au-dessus du divan, il se regardait avec une affreusegrimace :

– Suis-je assez laid, assez démoli, en voilàdes cordes, des fanons de vieille vache !…

Il prenait son cou à poignée, puis dans unaccent lamentable et comique, une prévoyance de vieux beau qui sepleure :

– Et dire que je regretterai ça, l’anprochain !…

L’oncle restait effaré. Cet académicien qui setirait la langue racontait ses basses amours ! Il y avait doncdes toqués partout, même à l’Institut ; et son admiration pourle grand homme s’amoindrissait de la sympathie qu’il ressentaitpour ses faiblesses.

– Comment va Fanny ?… Êtes-vous toujoursà Chaville ?… fit Caoudal subitement apaisé et venants’asseoir à côté de Gaussin dont il tapotait familièrementl’épaule.

– Ah ! la pauvre Fanny, nous n’avons pluslongtemps à vivre ensemble…

– Vous partez ?

– Oui, bientôt… et je me marie avant… Il fautque je la quitte.

Le sculpteur eut un rire féroce :

– Bravo ! Je suis content… Venge-nous,mon petit, venge-nous de ces coquines-là. Lâche-les, trompe-les, etqu’elles pleurent, les misérables ! Tu ne leur feras jamaisautant de mal qu’elles en ont fait aux autres.

L’oncle Césaire triomphait :

– Tu vois, monsieur ne prend pas les chosesaussi tragiquement que toi… Comprenez-vous cet innocent… ce qui leretient de s’en aller, c’est la peur qu’elle se tue !

Jean avoua très simplement l’impression quelui avait faite le suicide d’Alice Doré.

– Mais ce n’est pas la même chose, dit Caoudalvivement… Celle-là, c’était une triste, une molle aux mainstombantes… une pauvre poupée qui manquait de son… Déchelette a eutort de croire qu’elle mourait pour lui… Un suicide par fatigue etennui de vivre. Tandis que Sapho… ah ! ouiche, se tuer… Elleaime bien trop l’amour et brûlera jusqu’au bout, jusqu’auxbobèches. Elle est de la race des jeunes premiers qui ne changentjamais de rôle, et finissent sans dents, sans cils, dans leur peaude jeunes premiers… Regardez-moi donc… Est-ce que je me tue ?…J’ai beau avoir du chagrin, je sais bien que, celle-là partie, j’enprendrai une autre, qu’il m’en faudra toujours… Votre maîtressefera comme moi, comme elle a déjà fait… Seulement, elle n’est plusjeune, et ce sera plus difficile.

L’oncle continuait à triompher :

– Te voilà rassuré, hein ?

Jean ne disait rien, mais ses scrupulesétaient vaincus et sa résolution bien prise. Ils partaient, quandle sculpteur les rappela pour leur montrer une photographieramassée sur la poussière de sa table et qu’il essuyait d’un reversde manche.

– Tenez, la voilà !… Est-elle jolie, lacoquine… à se mettre à genoux devant… Ces jambes, cettegorge !

Et c’était terrible le contraste de ces yeuxardents, de cette voix passionnée avec le tremblement sénile desgros doigts en spatule où grelottait l’image souriante, aux charmescapitonnés de fossettes, de Cousinard le petit modèle.

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