Sapho

Chapitre 9

 

D’habitude leurs fâcheries ne duraient guère,fondues à un peu de musique, aux câlines effusions de Fanny ;mais, cette fois, il lui en voulut sérieusement, et plusieurs joursde suite garda le même pli au front, le même silence de rancune,s’installant à dessiner sitôt les repas, se refusant à toute sortieavec elle.

C’était comme une honte subite de l’abjectionoù il vivait, la crainte de rencontrer encore la petite charrettemontant l’allée et ce limpide sourire de jeunesse auquel ilsongeait constamment. Puis, avec un brouillement de rêve qui s’enva, de décor qui se casse pour les changements à vue d’une féerie,l’apparition devint confuse, se perdit dans son lointain de bois,et Jean ne la revit plus. Seulement il lui resta un fond detristesse dont Fanny crut savoir la cause, et résolut d’avoirraison… .

– C’est fait, lui dit-elle un jour toutejoyeuse… J’ai vu Déchelette… Je lui ai rendu l’argent… Il trouve,comme toi, que c’est plus convenable ainsi ; je me demandepourquoi, par exemple… Enfin, ça y est… Plus tard, quand je seraiseule, il pensera au petit… Es-tu content ?… M’en veux-tutoujours ?

Et elle lui raconta sa visite rue de Rome, sonétonnement de trouver au lieu du caravansérail bruyant et fou,traversé de bandes en délire, une maison bourgeoise paisible,gardée d’une consigne très sévère. Plus de galas, plus de balsmasqués ; et l’explication de ce changement, dans ces mots àla craie que quelque parasite éconduit et furieux avait écrits surla petite entrée de l’atelier : Fermé pour cause decollage.

– Et c’est la vérité, mon cher…Déchelette en arrivant s’est toqué d’une fille de skating, AliceDoré ; il l’a prise avec lui depuis un mois, en ménage,absolument en ménage… Une petite femme bien gentille, bien douce,un joli mouton… Ils ne font guère de bruit à eux deux… J’ai promisque nous irions les voir ; ça nous changera un peu du cor dechasse et des barcarolles… C’est égal, dis donc, le philosophe avecses théories… Pas de lendemain, pas de collage… Ah ! je l’aijoliment blagué !

Jean se laissa conduire chez Déchelette qu’iln’avait pas revu depuis leur rencontre à la Madeleine. On l’eûtbien surpris alors, en lui disant qu’il en arriverait à fréquentersans dégoût ce cynique et dédaigneux amant de sa maîtresse, àdevenir presque son ami. Dès la première visite, lui-mêmes’étonnait de se sentir si à l’aise, charmé par la douceur de cethomme au bon rire d’enfant dans sa barbe de cosaque, et d’unesérénité d’humeur que n’altéraient pas les cruelles crises de foiequi plombaient son teint, le tour de ses yeux.

Et comme on comprenait bien la tendresse qu’ilinspirait à cette Alice Doré, aux longues mains molles et blanches,à l’insignifiante beauté blonde, que relevait l’éclat de sa chairde Flamande, aussi dorée que son nom ; de l’or dans lescheveux, dans les prunelles, frangeant les cils, pailletant la peaujusque sous les ongles.

Ramassée par Déchelette sur l’asphalte duskating, parmi les grossièretés, les brutalités de la traite, lestourbillons de fumée que l’homme crache, avec un chiffre, dans lemaquillage de la fille, la politesse de celui-ci l’avait attendrieet surprise. Elle se retrouva femme, de pauvre bétail à plaisirqu’elle était, et quand il voulut la renvoyer au matin,conformément à ses principes, avec un bon déjeuner et quelqueslouis, elle eut le cœur si gros, lui demanda si doucement, sidésirément « garde-moi encore… » qu’il ne se sentit pasle courage de refuser. Depuis, moitié respect humain, moitiélassitude, il tenait sa porte close sur cette lune de miel dehasard, qu’il passait au frais et au calme de son palais d’été sibien aménagé pour le confortable ; et ils vivaient ainsi trèsheureux, elle de ces égards tendres qu’elle n’avait jamais connus,lui du bonheur qu’il donnait à ce pauvre être et de sareconnaissance naïve, subissant aussi sans qu’il s’en rendîtcompte, et pour la première fois, le charme pénétrant d’uneintimité de femme, le mystérieux sortilège de la vie à deux, dansune conformité de bonté et de douceur.

Pour Gaussin, l’atelier de la rue de Rome futune diversion au milieu bas et mesquin où traînait sa vie de petitemployé en faux ménage ; il aimait la conversation de cesavant aux goûts d’artiste, de ce philosophe en robe persane,légère et lâche comme sa doctrine, ces récits de voyages queDéchelette esquissait avec le moins de mots possible, et si bien àleur place parmi les tentures orientales, les Bouddhas dorés, leschimères de bronze, le luxe exotique de ce hall immense où le jourtombait d’un haut vitrage, vraie lumière de fond de parc, remuéepar le feuillage grêle des bambous, les palmes découpées desfougères arborescentes, et les énormes feuilles des strilligiasmêlées à des philodendrons aux minces flexibilités de plantesd’eau, cherchant l’ombre et l’humide.

Le dimanche surtout, avec cette large baie surune rue déserte du Paris d’été, le frisson des feuilles, l’odeur deterre fraîche au pied des plantes, c’était la campagne et lesous-bois presque autant qu’à Chaville, moins la promiscuité et latrompe des Hettéma. Il ne venait jamais de monde ; une foispourtant Gaussin et sa maîtresse, arrivant pour dîner, entendirentdès l’entrée l’animation de plusieurs voix. Le jour baissait, onprenait le raki dans la serre, et la discussion semblaitvive :

– Et moi je trouve que cinq ans de Mazas, lenom perdu, la vie détruite, c’est assez payer cher un coup depassion et de folie… Je signerai votre pétition, Déchelette.

– C’est Caoudal… dit Fanny tout bas, entressaillant.

Quelqu’un répondait avec la sécheressecassante d’un refus :

– Moi, je ne signe rien, n’acceptant aucunesolidarité avec ce drôle…

– La Gournerie, maintenant…

Et Fanny, serrée contre son amant,murmurait :

– Allons-nous-en, si ça t’ennuie de lesvoir…

– Pourquoi donc ! mais pas du tout…

En réalité, il ne se rendait pas bien comptede l’impression qu’il aurait à se trouver en face de ces hommes,mais il ne voulait pas reculer devant l’épreuve, désireux peut-êtrede savoir le degré actuel de cette jalousie qui avait fait sonmisérable amour.

« Allons ! » dit-il, et ils semontrèrent dans une lumière rose de fin de jour, éclairant lescrânes chauves, les barbes grisonnantes des amis de Déchelettejetés sur les divans bas, autour d’une table d’Orient en escabeauoù tremblait, dans cinq ou six verres, la liqueur anisée etlaiteuse qu’Alice était en train de verser. Les femmess’embrassèrent :

– Vous connaissez ces messieurs,Gaussin ? demanda Déchelette, au mouvement berceur de sonfauteuil à bascule.

S’il les connaissait !… Deux au moins luiétaient familiers à force d’avoir dévisagé pendant des heures leursportraits aux vitrines de célébrités. Comme ils l’avaient faitsouffrir, quelle haine il s’était sentie contre eux, une haine desuccession, une rage à sauter dessus, à leur manger la figure,lorsqu’il les rencontrait dans la rue !… Mais Fanny disaitbien que cela lui passerait ; maintenant c’était pour lui desvisages de connaissance, presque des parents, des oncles lointainsqu’il retrouvait.

« Toujours beau, le petit !… »dit Caoudal, allongé de toute sa taille géante et tenant un écranau-dessus de ses paupières pour les garantir du vitrage. « EtFanny, voyons ?… » Il se leva sur le coude, cligna sesyeux d’expert :

– La figure tient encore ; mais lataille, tu fais bien de la ficeler… enfin, console-toi, ma fille,La Gournerie est encore plus gros que toi.

Le poète pinça dédaigneusement ses lèvresminces. Assis à la turque sur une pile de coussins – depuis sonvoyage en Algérie il prétendait ne pouvoir se tenir autrement –,énorme, empâté, n’ayant plus d’intelligent que son front solidesous une forêt blanche, et son dur regard de négrier, il affectaitavec Fanny une réserve mondaine, une politesse exagérée, comme pourdonner une leçon à Caoudal.

Deux paysagistes à têtes hâlées et rustiquescomplétaient la réunion ; eux aussi connaissaient la maîtressede Jean, et le plus jeune lui dit dans un serrement demain :

– Déchelette nous a conté l’histoire del’enfant, c’est très gentil ce que vous avez fait là, ma chère.

– Oui, fit Caoudal à Gaussin, oui, très chic,l’adoption… Pas province du tout.

Elle semblait embarrassée de ces éloges, quandon buta contre un meuble dans l’atelier obscur, et une voix,demanda :

– Personne ?

Déchelette dit :

– Voilà Ezano.

Celui-là, Jean ne l’avait jamais vu ;mais il savait quelle place ce bohème, ce fantaisiste, aujourd’huirangé, marié, chef de division aux Beaux-Arts, avait tenue dansl’existence de Fanny Legrand, et il se souvenait d’un paquet delettres passionnées et charmantes. Un petit homme s’avança, creusé,desséché, la démarche raide, qui donnait la main de loin, tenaitles gens à distance par une habitude d’estrade, de figurationadministrative. Il parut très surpris de voir Fanny, surtout de laretrouver belle après tant d’années :

« Tiens !… Sapho… » et unerougeur furtive égaya ses pommettes.

Ce nom de Sapho qui la rendait au passé, larapprochait de tous ses anciens, causa une certaine gêne.

« Et M. d’Armandy qui nous l’aamenée… » fit Déchelette vivement pour prévenir le nouveauvenu. Ezano salua ; on se mit à causer. Fanny rassurée de voircomme son amant prenait les choses, et fière de lui, de sa beauté,de sa jeunesse, devant des artistes, des connaisseurs, se montratrès gaie, très en verve. Toute à sa passion présente, à peine sesouvenait-elle de ses liaisons avec ces hommes ; des années decohabitation pourtant, de vie en commun où l’empreinte se faitd’habitudes, de manies, gagnées à un contact et lui survivant,jusqu’à cette façon de rouler les cigarettes qu’elle tenait d’Ezanocomme sa préférence du Job et du maryland.

Jean constatait sans le moindre trouble cepetit détail qui l’eût exaspéré jadis, éprouvant à se trouver aussicalme, la joie d’un prisonnier qui a limé sa chaîne, et sent que lemoindre effort lui suffira pour l’évasion.

– Hein ! ma pauvre Fanny, disait Caoudald’un ton blagueur en lui montrant les autres… quel déchet !…sont-ils vieux, sont-ils raplatis !… il n’y a que nous deux,vois-tu, qui tenions le coup.

Fanny se mit à rire :

– Ah ! pardon, colonel – on l’appelaitquelquefois ainsi à cause de ses moustaches –, ce n’est pas tout àfait la même chose… je suis d’une autre promotion…

– Caoudal oublie toujours qu’il est unancêtre, dit La Gournerie ; et sur un mouvement du sculpteurqu’il savait toucher au vif : Médaillé de 1840, cria-t-il desa voix stridente, c’est une date, mon bon !…

Il restait entre ces deux anciens amis un tonagressif, une sourde antipathie qui ne les avait jamais séparés,mais éclatait dans leurs regards, leurs moindres paroles, et celadepuis vingt ans, du jour où le poète enlevait sa maîtresse ausculpteur. Fanny ne comptait plus pour eux, ils avaient l’un etl’autre couru d’autres joies, d’autres déboires, mais la rancunesubsistait, creusée plus profonde avec les années.

– Regardez-nous donc tous les deux, et ditesfranchement si c’est moi qui suis l’ancêtre !…

Serré dans le veston qui faisait saillir sesmuscles, Caoudal se campait debout, la poitrine cambrée, secouantsa crinière flamboyante où ne se voyait pas un poilblanc :

– Médaillé de 1840… cinquante-huit ans danstrois mois… Et puis, qu’est-ce que ça prouve ?… Est-ce l’âgequi fait les vieux ?… Il n’y a qu’à la Comédie-Française et auConservatoire que les hommes bafouillent à la soixantaine, enbranlant la tête, et petonnent, le dos rond, les jambes molles,avec des accidents séniles. À soixante ans, sacrebleu ! onmarche plus droit qu’à trente, parce qu’on se surveille ; etla femme vous gobe encore pourvu que le cœur reste jeune, etchauffe, et remonte toute la carcasse…

– Crois-tu ? fit La Gournerie quiregardait Fanny en ricanant.

Et Déchelette, avec son bon sourire :

– Pourtant tu dis toujours qu’il n’y a que lajeunesse, tu en rabâches…

– C’est ma petite Cousinard qui m’a faitchanger d’idée… Cousinard, mon nouveau modèle… Dix-huit ans, desronds, des fossettes partout, un Clodion… Et si bon enfant, sipeuple, du Paris de la Halle où sa mère vend de la volaille… Ellevous a de ces mots bêtes à l’embrasser, de ces mots… L’autre jour,dans l’atelier, elle trouve un roman de Dejoie, regarde letitre : Thérèse, et le rejette avec sa joliemoue : « Si ça s’était appelé Pauv’ Thérèse, je l’auraislu toute la nuit !… » J’en suis fou, je vous dis.

– Du coup te voilà en ménage ?… Et danssix mois encore une rupture, des larmes comme le poing, le dégoûtdu travail, des colères à tout tuer…

Le front de Caoudal s’assombrit :

– C’est vrai que rien ne dure… On se prend, onse quitte…

– Alors pourquoi se prendre ?

– Eh bien, et toi ?… Crois-tu donc que tuen as pour la vie avec ta Flamande !…

– Oh ! nous autres, nous ne sommes pas enménage… pas vrai, Alice ?

– Certainement, répondit d’une voix douce etdistraite la jeune femme montée sur une chaise, en train decueillir des glycines et des verdures pour un bouquet de table.

Déchelette continua :

– Il n’y aura pas de rupture entre nous, àpeine une quitterie… Nous avons fait un bail de deux mois à passerensemble ; le dernier jour on se séparera sans désespoir etsans surprise… Moi je retournerai à Ispahan – je viens de retenirmon sleeping – et Alice rentrera dans son petitappartement de la rue Labruyère qu’elle a toujours gardé.

– Troisième au-dessus de l’entresol, tout cequ’il y a de plus commode pour se fiche par la fenêtre !

En disant cela, la jeune femme souriait,rousse et lumineuse dans le jour tombant, sa lourde grappe defleurs mauves à la main ; mais l’accent de sa parole était siprofond, si grave, que personne ne répondit. Le vent fraîchissait,les maisons d’en face semblaient plus hautes.

– Allons nous mettre à table, cria le colonel…Et disons des choses folâtres…

– Oui, c’est cela, gaudeamusigitur… amusons-nous pendant que nous sommes jeunes,n’est-ce pas, Caoudal ?… dit La Gournerie avec un rire quisonnait faux.

Jean, quelques jours après, passait de nouveaurue de Rome, il trouvait l’atelier fermé, le grand rideau de coutildescendu sur la vitre, un silence morne des caves jusqu’à latoiture en terrasse. Déchelette était parti, à l’heure indiquée, lebail fini. Et lui pensait :

– C’est beau de faire ce qu’on veut dansl’existence, de gouverner sa raison et son cœur… Aurai-je jamais cecourage ?…

Une main se posa sur son épaule :

– Bonjour, Gaussin !…

Déchelette, l’air fatigué, plus jaune et plusfroncé que d’habitude, lui expliqua qu’il ne partait pas encore,retenu à Paris par quelques affaires, et qu’il habitait leGrand-Hôtel, l’atelier lui faisant horreur depuis cette histoireépouvantable…

– Quoi donc ?

– C’est vrai, vous ne savez pas… Alice estmorte… Elle s’est tuée… Attendez-moi, que je regarde si j’ai deslettres…

Il revint presque aussitôt, et tout en faisantsauter des bandes de journaux d’un doigt nerveux, il parlaitsourdement, comme un somnambule, sans regarder Gaussin qui marchaitprès de lui :

– Oui, tuée, jetée par la fenêtre, comme ellel’avait dit le soir où vous étiez là… Qu’est-ce que vousvoulez ?… moi, je ne savais pas, je ne pouvais pas me douter…Le jour où je devais partir, elle me dit d’un air tranquille :« Emmène-moi, Déchelette… ne me laisse pas seule… je nepourrai plus vivre sans toi… » Ça me faisait rire. Mevoyez-vous avec une femme, là-bas, chez ces Kurdes… Le désert, lesfièvres, les nuits de bivouac… à dîner, elle merépétait encore : « Je ne te gênerai pas, tu verras commeje serai gentille… » Puis, voyant qu’elle me faisait de lapeine, elle n’a plus insisté… Après, nous sommes allés aux Variétésdans une baignoire… tout cela convenu d’avance… Elle paraissaitcontente, me tenait la main tout le temps et murmurait :« Je suis bien… » Comme je partais dans la nuit, je laramenai chez elle en voiture ; mais nous étions tristes tousdeux, sans parler. Elle ne me dit même pas merci pour un petitpaquet que je lui glissai dans la poche, de quoi vivre tranquilleun an ou deux. Arrivés rue Labruyère, elle me demande de monter… Jene voulais pas. « Je t’en prie… jusqu’à la porteseulement. » Mais là je tins bon, je n’entrai pas. Ma placeétait retenue, mon sac fait, puis j’avais trop dit que jepartirais… En descendant, le cœur un peu gros, j’entendais qu’elleme criait quelque chose comme « … plus vite que toi… »mais je ne compris qu’en bas, dans la rue… Oh !…

Il s’arrêta, les yeux à terre, devantl’horrible vision que le trottoir lui présentait maintenant àchaque pas, cette masse inerte et noire qui râlait…

– Elle est morte deux heures après, sans unmot, sans une plainte, me fixant de ses prunelles d’or.Souffrait-elle ? m’a-t-elle reconnu ? Nous l’avionscouchée sur son lit, tout habillée, une grande mantille de dentelleenveloppant la tête d’un côté, pour cacher la blessure du crâne.Très pâle, avec un peu de sang sur la tempe, elle était encorejolie, si douce… Mais comme je me penchais pour essuyer cettegoutte de sang qui revenait toujours, inépuisable – son regard m’asemblé prendre une expression indignée et terrible… Une malédictionmuette que la pauvre fille me jetait… Aussi qu’est-ce que ça mefaisait de rester quelque temps encore ou de l’emmener avec moi,prête à tout, si peu gênante ?… Non, l’orgueil, l’entêtementd’une parole dite… Eh bien, je n’ai pas cédé, et elle est morte,morte de moi qui l’aimais pourtant…

Il se montait, parlait tout haut, suivi del’étonnement des gens qu’il coudoyait en descendant la rued’Amsterdam ; et Gaussin, passant devant son ancien logis dontil apercevait le balcon, la véranda, faisait un retour vers Fannyet leur propre histoire, se sentait pris d’un frisson, pendant queDéchelette continuait :

– Je l’ai conduite à Montparnasse, sans amis,sans famille… J’ai voulu être seul à m’occuper d’elle… Et depuis,je suis là, pensant toujours à la même chose, ne pouvant me déciderà partir avec cette idée obsédante, et fuyant ma maison où j’aipassé deux mois si heureux à côté d’elle… Je vis dehors, je cours,j’essaye de me distraire, d’échapper à cet œil de morte quim’accuse sous un filet de sang…

Et s’arrêtant, buté à ce remords, avec deuxgrosses larmes qui glissaient sur son petit nez camard si bon, siépris de la vie, il disait :

– Voyons, mon ami ; je ne suis pourtantpas méchant… C’est un peu fort tout de même que j’aie fait ça…

Jean essayait de le consoler, rejetant toutsur un hasard, un mauvais sort ; mais Déchelette répétait ensecouant la tête, les dents serrées :

– Non, non… Je ne me pardonnerai jamais… Jevoudrais me punir…

Ce désir d’une expiation ne cessa de lehanter, il en parlait à tous ses amis, à Gaussin qu’il venaitprendre à la sortie du bureau.

« Allez-vous-en donc, Déchelette…Voyagez, travaillez, ça vous distraira… » lui répétaientCaoudal et les autres, un peu inquiets de son idée fixe, de cetacharnement à leur faire répéter qu’il n’était pas méchant. Enfinun soir, soit qu’il eût voulu revoir l’atelier avant de partir, ouqu’un projet très arrêté d’en finir avec sa peine l’y eût amené, ilrentra chez lui et au matin des ouvriers descendant des faubourgs àleur travail le ramassèrent, le crâne en deux, sur le trottoirdevant sa porte, mort du même suicide que la femme, avec les mêmesaffres, le même fracassement d’un désespoir jeté à la rue.

Dans l’atelier en demi-jour, une foule sepressait, d’artistes, de modèles, de femmes de théâtre, tous lesdanseurs, tous les soupeurs des dernières fêtes. C’était un bruitpiétiné, chuchoté, une rumeur de chapelle sous la flamme courte descierges. On regardait à travers les lianes, les feuillages, lecorps exposé dans une étoffe de soie ramagée de fleurs d’or, coifféen turban pour la hideuse plaie de la tête, et tout de son longétendu, les mains blanches en avant qui disaient l’abandon, ledéliement suprême, sur le divan bas ombragé de glycines où Gaussinet sa maîtresse s’étaient connus là nuit du bal.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer