Sapho

Chapitre 8

 

Ils s’installèrent à Chaville, entre le hautet le bas pays, le long de cette vieille route forestière qu’onappelle le Pavé des Gardes, dans un ancien rendez-vous de chasse, àla porte du bois : trois pièces guère plus grandes que cellesde Paris, toujours leur mobilier de petit ménage, le fauteuilcanné, l’armoire peinte, et pour orner l’affreux papier vert deleur chambre, rien que le portrait de Fanny, car la photographie deCastelet avait eu son cadre cassé pendant le déménagement et sepâlissait dans les combles.

On n’en parlait plus guère, de ce pauvreCastelet, depuis que l’oncle et la nièce avaient interrompu leurcorrespondance. « Un joli lâcheur… » disait-elle, serappelant la facilité du Fénat à protéger la première rupture. Lespetites, seules, entretenaient leur frère de nouvelles, maisDivonne n’écrivait plus. Peut-être gardait-elle encore rancune àson neveu ; ou devinait-elle que la mauvaise femme étaitrevenue pour décacheter et commenter ses pauvres lettresmaternelles à gros caractères paysans.

Par moments, ils auraient pu se croire encorerue d’Amsterdam, quand ils se réveillaient avec la romance desHettéma redevenus leurs voisins et le sifflement des trains qui secroisaient continuellement de l’autre côté du chemin, visibles àtravers les branches d’un grand parc. Mais, au lieu du vitrageblafard de la gare de l’Ouest, de ses fenêtres sans rideauxmontrant des silhouettes penchées de bureaucrates, et du fracasronflant sur la rue en pente ils savouraient l’espace silencieux etvert au-delà de leur petit verger entouré d’autres jardins, demaisonnettes dans des bouquets d’arbres, dégringolant jusqu’au basde la côte.

Le matin, avant de partir, Jean déjeunait dansleur petite salle à manger, la croisée ouverte sur cette largeroute pavée, mangée d’herbe, bordée de haies d’épine blanche auxparfums amers. C’est par là qu’il allait à la gare en dix minutes,longeant le parc bruissant et gazouillant ; et, quand ilrevenait, cette rumeur s’apaisait à mesure que l’ombre sortait destaillis sur la mousse du chemin vert empourpré de couchant, et queles appels des coucous à tous les coins du bois traversaient detrilles de rossignols dans les lierres.

Mais voici que la première installation faiteet la surprise passée de cet apaisement des choses autour de lui,l’amant se reprenait à ses tourments de jalousie stérile etexplorante. La brouille de sa maîtresse avec Rosa, le départ del’hôtel avaient amené entre les deux femmes une explication àdouble entente monstrueuse, ravivant ses soupçons, ses plustroublantes inquiétudes ; et lorsqu’il s’en allait, qu’ilapercevait du wagon leur maison basse, en rez-de-chaussée surmontéd’une lucarne ronde, son regard fouillait la muraille. Il sedisait : « qui sait ? » et cela le poursuivaitjusque dans les paperasses de son bureau.

Au retour, il lui faisait rendre compte de sajournée, de ses moindres actes, de ses préoccupations, le plussouvent indifférentes, qu’il surprenait d’un « à quoipenses-tu ?… tout de suite… », craignant toujours qu’elleregrettât quelque chose ou quelqu’un de cet horrible passé,confessé par elle chaque fois avec la même indéconcertablefranchise.

Au moins lorsqu’ils ne se voyaient que ledimanche, avides l’un de l’autre, il ne prenait pas le temps de cesperquisitions morales, outrageantes et minutieuses. Maisrapprochés, avec la continuité de la vie à deux, ils se torturaientjusque dans leurs caresses, dans leurs plus intimes étreintes,agités de la sourde colère, du douloureux sentiment del’irréparable ; lui, s’épuisant à vouloir procurer à cetteblasée d’amour une commotion qu’elle ignorât encore, elle prête aumartyre pour donner une joie, qui n’eût pas été à dix autres, n’yparvenant pas et pleurant de rage impuissante.

Puis une détente se fit en eux ;peut-être la satiété. des sens dans le tiède enveloppement de lanature, ou plus simplement le voisinage des Hettéma. C’est que, detous les ménages campés sur la banlieue parisienne, pas unpeut-être ne goûta jamais comme celui-là les libertés campagnardes,la joie de s’en aller vêtus de loques, coiffés de chapeauxd’écorce, madame sans corset, monsieur dans des espadrilles ;de porter en sortant de table des croûtes aux canards, desépluchures aux lapins, puis sarcler, ratisser, greffer,arroser.

Oh ! l’arrosage…

Les Hettéma s’y mettaient sitôt que le marirentré échangeait son costume de bureau contre une veste deRobinson ; après dîner, ils s’y reprenaient encore, et la nuitvenue depuis longtemps, dans le noir du petit jardin d’où montaitune buée fraîche de terre mouillée, on entendait le grincement dela pompe, les heurts des grands arrosoirs, et d’énormes souffleserrant à toutes les plates-bandes avec un ruissellement quisemblait tomber du front des travailleurs dans leurs pommesd’arrosage, puis de temps en temps un cri de triomphe :

– J’en ai mis trente-deux aux poisgourmands !…

– Et moi quatorze aux balsamines !…

Des gens qui ne se contentaient pas d’êtreheureux, mais se regardaient l’être, dégustaient leur bonheur àvous en faire venir l’eau à la bouche ; l’homme surtout, parla façon irrésistible dont il racontait les joies de l’hivernage àdeux :

– Ce n’est rien maintenant, mais vous verrezen décembre !… On rentre crotté, mouillé, avec tous lesembêtements de Paris sur le dos ; on trouve bon feu, bonnelampe, la soupe qui embaume et, sous la table, une paire de sabotsremplis de paille. Non, voyez-vous, quand on s’est fourré uneplatée de choux et de saucisses, un quartier de gruyère tenu aufrais sous le linge, quand on a versé là-dessus un litre deginglard qui n’a pas passé par Bercy, libre de baptême et d’entrée,ce que c’est bon de tirer son fauteuil au coin du feu, d’allumerune pipe, en buvant son café arrosé d’un caramel à l’eau-de-vie, etde piquer un chien en face l’un de l’autre, pendant que le verglasdégouline sur les vitres… Oh ! un tout petit chien, le tempsde laisser passer le gros de la digestion… Après on dessine unmoment, la femme dessert, fait son petit train-train, lacouverture, le moine, et quand elle est couchée, la place chaude,on tombe dans le tas, et ça vous fait par tout le corps une chaleurcomme si l’on entrait tout entier dans la paille de ses sabots…

Il en devenait presque éloquent dematérialité, ce géant velu, à lourde mâchoire, si timide àl’ordinaire qu’il ne pouvait pas dire deux mots sans rougir et sansbégayer.

Cette timidité folle, d’un contraste comiqueavec cette barbe noire et cette envergure de colosse, avait faitson mariage et la tranquillité de sa vie. À vingt-cinq ans,débordant de vigueur et de santé, Hettéma ignorait l’amour et lafemme, quand un jour, à Nevers, après un repas de corps, descamarades l’entraînèrent à moitié gris dans une maison de filles etl’obligèrent à faire son choix. Il sortit de là bouleversé, revint,choisit la même, toujours, paya ses dettes, l’emmena, ets’effrayant à l’idée qu’on pourrait la lui prendre, qu’il faudraitrecommencer une nouvelle conquête, il finit par l’épouser.

– Un ménage légitime, mon cher… disait Fannydans un rire de triomphe à Jean qui l’écoutait terrifié… Et, detous ceux que j’ai connus, c’est encore le plus propre, le plushonnête.

Elle l’affirmait dans la sincérité de sonignorance, les ménages légitimes où elle avait pu pénétrer neméritant sans doute pas d’autre jugement ; et toutes sesnotions de la vie étaient aussi fausses et sincères quecelle-là.

D’un calmant voisinage ces Hettéma, l’humeurtoujours égale, capables même de services pas trop dérangeants,ayant surtout l’horreur des scènes, des querelles où il fautprendre parti, et en général de tout ce qui peut troubler uneheureuse digestion. La femme essayait d’initier Fanny à l’élevagedes poules et des lapins, aux joies salubres de l’arrosage, maisinutilement.

La maîtresse de Gaussin, faubourienne passéepar les ateliers, n’aimait la campagne qu’en échappées, en parties,comme un endroit où l’on peut crier, se rouler, se perdre avec sonamant. Elle détestait l’effort, le travail ; et ses six moisde gérance ayant épuisé pour longtemps ses facultés actives, elles’amollissait dans une torpeur vague, une griserie de bien-être etde plein air qui lui ôtait presque la force de s’habiller, de secoiffer, ou même d’ouvrir son piano.

Le soin de leur intérieur laissé tout entier àune ménagère du pays, quand, le soir venu, elle résumait sa journéepour la raconter à Jean, elle ne trouvait rien qu’une visite àOlympe, des potins par-dessus la clôture, et des cigarettes, destas de cigarettes dont les débris salissaient le marbre devant lacheminée. Déjà six heures !… à peine le temps depasser une robe, de piquer une fleur à son corsage pour allerau-devant de lui par le chemin vert…

Mais avec les brouillards, les pluiesd’automne, la nuit qui tombait de bonne heure, elle eut plus d’unprétexte pour ne pas sortir ; et souvent il la surprenait auretour dans une de ces gandouras de laine blanche à grands plisqu’elle mettait le matin, les cheveux relevés comme quand il étaitparti. Il la trouvait charmante ainsi, la nuque restée jeune, sachair tentante et soignée qu’il sentait toute prête, sans entraves.Pourtant cet aveulissement le choquait, l’effrayait comme undanger.

Lui-même, après un grand effort de travailpour augmenter un peu leurs ressources sans recourir à Castelet,des veillées passées sur des plans, des reproductions de piècesd’artillerie, de caissons, de fusils nouveau modèle qu’il dessinaitau compte d’Hettéma, se sentit envahi tout à coup par cetteinfluence dissolvante de la campagne et de la solitude à laquellese laissent prendre les plus forts, les plus actifs, et dont sapremière enfance dans un coin perdu de nature avait mis en lui legerme engourdissant.

Et la matérialité de leurs gros voisinsaidant, se communiquant à eux dans de perpétuelles allées et venuesd’une maison à l’autre, avec un peu de leur abaissement moral et deleur appétit monstrueux, Gaussin et sa maîtresse en vinrent euxaussi à discuter gravement la question des repas et l’heure ducoucher. Césaire ayant envoyé une pièce de son vin de grenouille,ils passèrent tout un dimanche à le mettre en bouteilles, la portede leur petit caveau ouverte sur le dernier soleil de l’année, unciel bleu où couraient des nuées roses, d’un rose de bruyère desbois. L’heure n’était pas loin des sabots remplis de paille chaude,ni du petit somme à deux, de chaque côté d’un feu de souches.Heureusement il leur arriva une distraction.

Il la trouva un soir très émue. Olympe venaitde lui raconter l’histoire d’un pauvre petit enfant, élevé auMorvan par une grand-mère. Le père et la mère à Paris, marchands debois, n’écrivaient plus, ne payaient plus depuis des mois. Lagrand-mère morte subitement, des mariniers avaient ramené le miochepar le canal de l’Yonne pour le remettre à ses parents ; mais,plus personne. Le chantier fermé, la mère partie avec un amant, lepère ivrogne, failli, disparu… Ils vont bien les ménageslégitimes !… Et voilà le pauvre petit, six ans, un amour, sanspain ni vêtements, à la rue.

Elle s’émouvait jusqu’aux larmes, puis tout àcoup :

– Si nous le prenions… veux-tu ?

– Quelle folie !

– Pourquoi ?…

Et, de bien près, le câlinant :

– Tu sais comme j’ai désiré un enfant detoi ; on élèverait celui-là, on l’instruirait. ces petitsqu’on ramasse, au bout d’un temps on les aime comme s’ils étaient àvous…

Elle invoquait aussi la distraction que ceserait pour elle, seule tout le jour à s’abêtir en remuant des tasde vilaines idées. Un enfant, c’est une sauvegarde. Puis, le voyanteffrayé de la dépense :

– Mais ce n’est rien, la dépense… Songe donc,à six ans !… on l’habillera avec tes vieux effets… Olympe, quis’y entend, m’assurait que nous ne nous en apercevrions mêmepas.

– Que ne le prend-elle alors ! dit Jeanavec la mauvaise humeur de l’homme qui se sent vaincu par sa proprefaiblesse.

Il essaya pourtant de résister, à l’aide del’argument décisif :

– Et quand je ne serai plus là ?…

Il en parlait rarement de ce départ pour nepas attrister Fanny, mais y pensait, s’en rassurait contre lesdangers du ménage et les tristes confidences de De Potter.

– Quelle complication que cet enfant, quellecharge pour toi dans l’avenir !…

Les yeux de Fanny se voilèrent :

– Tu te trompes, m’ami, ce serait quelqu’un àqui parler de toi, une consolation, une responsabilité aussi qui medonnerait la force de travailler, de reprendre goût àl’existence…

Il réfléchit une minute, la vit toute seule,dans la maison vide :

– Où est-il, ce petit ?

– Au Bas-Meudon, chez un marinier qui l’arecueilli pour quelques jours… Après, c’est l’hospice,l’assistance.

– Eh bien ! va le chercher, puisque tu ytiens…

Elle lui sauta au cou, et d’une joie d’enfanttout le soir, fit de la musique, chanta, heureuse, exubérante,transfigurée. Le lendemain, en wagon, Jean parla de leur décisionau gros Hettéma qui paraissait instruit de l’affaire, mais désireuxde ne pas s’en mêler. Enfoncé dans son coin et dans la lecture duPetit Journal, il bégayait du fond de sa barbe :

– Oui, je sais… ce sont ces dames… ça ne meregarde pas…

Et montrant sa tête au-dessus de la feuilledépliée :

– Votre femme me paraît très romanesque,dit-il.

Romanesque ou non, elle était le soirconsternée, à genoux, une assiette de soupe à la main, essayantd’apprivoiser le petit gars morvandiau, qui debout, dans une posede recul, la tête basse, une tête énorme aux cheveux de chanvre,refusait énergiquement de parler, de manger, même de montrer safigure et répétait d’une forte voix étranglée etmonotone :

– Voir ménine, voirménine.

– Ménine, c’est sa grand-mère, jepense… Depuis deux heures, je n’ai pas pu en tirer autre chose.

Jean s’y mit aussi à vouloir lui faire avalersa soupe, mais sans succès. Et ils restaient là, agenouillés tousdeux à sa hauteur, tenant l’un l’assiette, l’autre la cuiller,comme devant un agneau malade, à répéter des encouragements, desmots de tendresse pour le décider.

– Mettons-nous à table, peut-être nousl’intimidons ; il mangera si nous ne le regardons plus…

Mais il continua à se tenir immobile, ahuri,répétant sa plainte de petit sauvage, « voir ménine »,qui leur déchirait le cœur, jusqu’à ce qu’il se fût endormi, deboutcontre le buffet, et si profondément qu’ils purent le déshabiller,le coucher dans la lourde berce campagnarde empruntée à unvoisin, sans qu’il ouvrît l’œil une seconde.

« Vois comme il est beau… » disaitFanny très fière de son acquisition ; et elle forçait Gaussinà admirer ce front têtu, ces traits fins et délicats sous leur hâlepaysan, cette perfection de petit corps aux reins râblés, aux braspleins, aux jambes de petit faune, longues et nerveuses, déjàduvetées dans le bas. Elle s’oubliait à contempler cette beautéd’enfant.

« Couvre-le donc, il va avoirfroid… » dit Jean dont la voix la fit tressaillir, comme tiréed’un rêve ; et tandis qu’elle le bordait tendrement, le petitavait de longs soupirs sanglotés, une houle de désespoir malgré lesommeil.

La nuit, il se mit à parler toutseul :

– Guerlaude mé, ménine…

– Qu’est-ce qu’il dit ?… écoute…

Il voulait être guerlaudé ; maisque signifiait ce mot patois ? Jean, à tout hasard, allongeale bras et se mit à remuer la lourde couchette ; à mesurel’enfant se calmait et il se rendormit en tenant dans sa grossepetite main rugueuse, la main qu’il croyait être celle de sa« ménine », morte depuis quinze jours.

Ce fut comme un chat sauvage dans lamaison, qui griffait, mordait, mangeait à part des autres, avec desgrondements quand on s’approchait de son écuelle ; lesquelques mots qu’on en tirait étaient d’un langage barbare debûcherons morvandiaux, que jamais sans les Hettéma, du même paysque lui, personne n’aurait pu comprendre. Pourtant, à force de bonssoins, de douceur, on parvint à l’apprivoiser un peu, « unpso », comme il disait. Il consentit à changer les guenillesdans lesquelles on l’avait amené contre les vêtements chauds etpropres dont l’approche, les premiers jours, le faisait« querrier » de fureur, en vrai chacal qu’on voudraitaffubler d’un manteau de levrette. Il apprit à manger à table,l’usage de la fourchette et de la cuiller, et à répondre, quand onlui demandait son nom, qu’au pays « i li disionJosaph ».

Quant à lui donner les moindres notionsélémentaires, il n’y fallait pas songer encore. Élevé en pleinbois, sous une hutte de charbonnage, la rumeur d’une naturebruissante et fourmillante hantait sa caboche dure de petitsylvain, comme le bruit de la mer la spirale d’un coquillage ;et nul moyen d’y faire entrer autre chose, ni de le garder à lamaison, même par les temps les plus durs. Dans la pluie, la neige,quand les arbres dénudés se dressaient en coraux de givre, ils’échappait, battait les buissons, fouillait les terriers avecd’adroites cruautés de furet chasseur, et lorsqu’il rentrait,rabattu par la faim, il y avait toujours dans sa veste de futainemise en loques, dans la poche de sa petite culotte crottée jusqu’auventre, quelque bête engourdie ou morte, oiseau, taupe, mulot, ou,à défaut, des betteraves, des pommes de terre arrachées dans leschamps.

Rien ne pouvait vaincre ces instinctsbraconniers et chapardeurs, compliqués d’une manie paysanne,d’enfouir toutes sortes de menus objets luisants, boutons decuivre, perles de jais, papier de plomb du chocolat, que Josaphramassait en fermant la main, emportait vers des cachettes de pievoleuse. Tout ce butin prenait pour lui un nom vague et générique,la denrée, qu’il prononçait denraie ; et niraisonnements, ni taloches n’auraient pu l’empêcher de faire sadenraie aux dépens de tout et de tous.

Les Hettéma seuls y mettaient bon ordre, ledessinateur gardant à portée de sa main, sur sa table autour delaquelle rôdait le petit sauvage attiré par les compas, les crayonsde couleur, un fouet à chien qu’il lui faisait claquer aux jambes.Mais ni Jean ni Fanny n’eussent usé de menaces pareilles, quoiquele petit se montrât, vis-à-vis d’eux, sournois, méfiant,inapprivoisable même aux gâteries tendres, comme si laménine, en mourant, l’eût privé de toute expansionaffective. Fanny, « parce qu’elle puait bon », parvenaitencore à le garder un moment sur ses genoux, tandis que pourGaussin, cependant très doux avec lui, c’était toujours la bêtefauve de l’arrivée, le regard méfiant, les griffes tendues.

Cette répulsion invincible et presqueinstinctive de l’enfant, la malice curieuse de ses petits yeuxbleus aux cils d’albinos, et surtout l’aveugle et subite tendressede Fanny pour cet étranger tout à coup tombé dans leur vie,troublaient l’amant d’un soupçon nouveau. C’était peut-être unenfant à elle, élevé en nourrice ou chez sa belle-mère ; et lamort de Machaume apprise vers cette époque semblait une coïncidencepour justifier son tourment. Parfois, la nuit, quand il tenaitcette petite main cramponnée à la sienne, – car l’enfant dans levague du sommeil et du rêve croyait toujours la tendre àménine, – il l’interrogeait de tout son trouble intérieuret inavoué : « D’où viens-tu ? Quies-tu ? » espérant deviner, communiqué par la chaleur dupetit être, le mystère de sa naissance.

Mais son inquiétude tomba, sur un mot du pèreLegrand qui venait demander qu’on l’aidât à payer un entourage à sadéfunte et criait à sa fille en apercevant la berce deJosaph :

– Tiens ! un gosse !… tu dois êtrecontente !… Toi qui n’as jamais pu en décrocher un.

Gaussin fut si heureux, qu’il payal’entourage, sans demander à voir les devis, et retint le pèreLegrand à déjeuner.

Employé dans les tramways de Paris àVersailles, injecté de vin et d’apoplexie, mais toujours vert et debelle mine sous son chapeau de cuir bouilli entouré pour lacirconstance d’une lourde ganse de crêpe qui en faisait un vraichapeau de croque-mort, le vieux cocher parut enchanté de l’accueildu monsieur de sa fille, et revint de temps en temps manger lasoupe avec eux. Ses cheveux blancs de polichinelle sur sa face raseet tuméfiée, ses airs de pochard majestueux, le respect qu’ilportait à son fouet, le posant, le calant dans un coin sûr avec desprécautions de nourrice, impressionnaient beaucoup l’enfant ;et tout de suite le vieux et lui furent en grande intimité. Un jourqu’ils achevaient de dîner tous ensemble, les Hettéma vinrent lessurprendre :

« Ah ! pardon, vous êtes enfamille… » fit la femme en minaudant, et le mot frappa Jean auvisage, humiliant comme un soufflet.

Sa famille !… Cet enfant trouvé quironflait la tête sur la nappe, ce vieux forban ramolli, la pipe encoin de bouche, la voix poisseuse, expliquant pour la centième foisque deux sous de fouet lui duraient six mois et que, depuis vingtans, il n’avait pas changé de manche !… Sa famille, allonsdonc !… pas plus qu’elle n’était sa femme, cette FannyLegrand, vieille et fatiguée, avachie sur ses coudes dans la fuméedes cigarettes… Avant un an, tout cela disparaîtrait de sa vie,avec le vague de rencontres de voyage, de convives de tabled’hôte.

Mais à d’autres moments cette idée de départqu’il invoquait comme excuse à sa faiblesse, dès qu’il se sentaitdéchoir, tiré en bas, cette idée, au lieu de le rassurer, de lesoulager, lui faisait sentir les liens multiples serrés autour delui, quel déchirement ce serait que ce départ, non pas une rupture,mais dix ruptures, et qu’il lui en coûterait de lâcher cette petitemain d’enfant qui la nuit s’abandonnait dans la sienne. Jusqu’à LaBalue, le loriot sifflant et chantant dans sa cage trop petitequ’on devait toujours lui changer et où il courbait le dos comme levieux cardinal dans sa prison de fer ; oui, La Balue lui-mêmeavait pris un petit coin de son cœur, et ce serait une souffranceque l’ôter de là.

Elle approchait pourtant, cette inévitableséparation ; et le splendide mois de juin, qui mettait lanature en fête, serait probablement le dernier qu’ils passeraientensemble. Est-ce cela qui la rendait nerveuse, irritable, oul’éducation de Josaph entreprise d’une ardeur subite, au grandennui du petit Morvandiau qui restait des heures devant seslettres, sans les voir ni les prononcer, le front fermé d’une barrecomme les battants d’une cour de ferme ? De jour en jour, cecaractère de femme s’exaltait en violences et en pleurs dans desscènes sans cesse renouvelées, bien que Gaussin s’appliquât àl’indulgence ; mais elle était si injurieuse, il montait de sacolère une telle vase de rancune et de haine contre la jeunesse deson amant, son éducation, sa famille, l’écart que la vie allaitagrandir entre leurs deux destinées, elle s’entendait si bien à lepiquer aux points sensibles, qu’il finissait par s’emporter aussiet répondre.

Seulement sa colère à lui gardait une réserve,une pitié d’homme bien élevé, des coups qu’il ne portait pas, commetrop douloureux et faciles, tandis qu’elle se lâchait dans sesfureurs de fille, sans responsabilité, ni pudeur, faisait arme detout, épiant sur le visage de sa victime avec une joie cruelle lacontraction de souffrance qu’elle occasionnait, puis tout à couptombant dans ses bras et implorant son pardon.

La physionomie des Hettéma, témoins de cesquerelles éclatant presque toujours à table, au moment assis etinstallé de découvrir la soupière ou de mettre le couteau dans lerôti, était à peindre. Ils échangeaient par-dessus la table servieun regard de comique effarement. Pourrait-on manger, ou le gigotallait-il voler par le jardin avec le plat, la sauce et l’étuvée deharicots ?

« Surtout pas de scène !… »disaient-ils à chaque fois qu’il était question de se réunir ;et c’est le mot dont ils accueillaient une offre de déjeunerensemble en forêt, que Fanny leur jetait un dimanche par-dessus lemur… Oh, non ! on ne se disputerait pas aujourd’hui, ilfaisait trop beau !… Et elle courut habiller l’enfant, remplirles paniers.

Tout était prêt, on partait, quand le facteurapporta une lettre chargée dont la signature retint Gaussin enarrière. Il rejoignit la bande à l’entrée du bois, et tout bas àFanny :

– C’est de l’oncle… Il est ravi… Une récoltesuperbe, vendue sur pied… Il renvoie les huit mille francs deDéchelette, avec bien des compliments et remerciements à sanièce.

– Oui, sa nièce !… à la mode de Gascogne…Vieille carotte, va… dit Fanny qui ne conservait guère d’illusionssur les oncles du Midi ; puis, toute joyeuse : Il vafalloir placer cet argent…

Il la regarda stupéfait, l’ayant toujoursconnue très scrupuleuse sur les questions de probité monnayée…

– Placer ?… mais ce n’est pas à toi…

– Tiens, au fait, je ne t’ai pas dit…

Elle rougit, avec ce regard qui se ternissaità la moindre altération de la vérité… Ce bon enfant de Décheletteayant appris ce qu’ils faisaient pour Joseph, lui avait écrit quecet argent les aiderait à élever le petit.

– Puis tu sais, si ça t’ennuie, on les luirendra, ses huit mille francs ; il est à Paris…

La voix des Hettéma, qui discrètement avaientpris l’avance, retentit sous les arbres :

– à droite ou à gauche ?

– à droite, à droite… auxÉtangs !… » cria Fanny, puis, tournée vers sonamant : Voyons, tu ne vas pas recommencer à te dévorer pourdes bêtises… nous sommes un vieux ménage, que diable !…

Elle connaissait cette pâleur tremblée de seslèvres, ce coup d’œil au petit, l’interrogeant des pieds à latête ; mais cette fois ce ne fut qu’une velléité de violencejalouse. Il en arrivait maintenant aux lâchetés de l’habitude, auxconcessions pour la paix. « Quel besoin de me torturer,d’aller au fond des choses ?… Si cet enfant est à elle, quoide plus simple qu’elle l’ait pris, en me cachant la vérité, aprèstoutes les scènes, les interrogatoires que je lui ai faitsubir !… Vaut-il pas mieux accepter ce qui est et passertranquillement les quelques mois qui nousrestent ?… »

Et par les chemins vallonnés du bois il s’enallait portant leur déjeuner de cantine dans son lourd panier drapéde blanc, résigné, las, le dos rond d’un vieux jardinier, tandisque devant lui la mère et l’enfant marchaient ensemble, Josaphendimanché et gauche dans un complet de laBelle-Jardinière qui l’empêchait de courir, elle, enpeignoir clair, tête et cou nus sous un parasol japonais, la tailleépaissie, la marche veule, et dans ses beaux cheveux en torsades,une grande mèche blanche qu’elle ne se donnait plus la peine decacher.

En avant et plus bas, se tassait dansla pente de l’allée le couple Hettéma, coiffé de gigantesqueschapeaux de paille pareils à ceux des cavaliers Touaregs, vêtu deflanelle rouge, chargé de victuailles, d’engins de pêche, filets,balances à écrevisses, et la femme, pour alléger son mari, portantvaillamment en sautoir sur sa poitrine de colosse le cor de chassesans lequel il n’y avait pas de promenade en forêt possible pour ledessinateur. En marchant, le ménage chantait :

J’aime entendrela rame

Le soir battreles flots ;

J’aime le cerfqui brame…

Le répertoire d’Olympe étaitinépuisable de ces sentimentalités de la rue ; et quand on sefigurait où elle les avait ramassées, dans quelle demi-ombrehonteuse de persiennes closes, à combien d’hommes elle les avaitchantées, la sérénité du mari accompagnant à la tierce prenait uneextraordinaire grandeur. Le mot du grenadier à Waterloo :« Ils sont trop… » devait être celui de la philosophiqueindifférence de cet homme.

Pendant que Gaussin rêveur regardaitl’énorme couple s’enfoncer dans un creux de vallon où lui-mêmes’engageait à sa suite, un grincement de roues montait l’allée avecune volée de fous rires, de voix enfantines ; et tout à coupparut, à quelques pas de lui, un chargement de fillettes, rubans etcheveux flottants dans une charrette anglaise traînée par un petitâne, qu’une jeune fille, guère plus âgée que les autres, tirait parla bride sur ce chemin difficile.

Il était aisé de voir que Jean faisait partiede la bande dont les tournures hétéroclites, la grosse damesurtout, ceinturée d’un cor de chasse, avaient animé le petit monded’une gaieté inextinguible ; aussi la jeune filleessaya-t-elle d’imposer silence aux enfants une minute. Mais cenouveau chapeau Touareg déchaîna plus fort leur folie moqueuse, eten passant devant l’homme qui se rangeait pour laisser de la placeà la petite charrette, un joli sourire un peu gêné lui demandaitgrâce et s’étonnait naïvement de trouver au vieux jardinier unefigure si douce et si jeune.

Il salua timidement, rougit sans trop savoirde quelle honte ; et l’attelage s’arrêtant en haut de la côteà une croiserie de chemins, avec un ramage de petites voix quilisaient tout haut les noms du poteau indicateur à demi-effacés parles pluies… Route des Étangs, Chêne du grandveneur, Fausses reposes, Chemin deVélizy…, Jean se retourna pour voir disparaître dansl’allée verte étoilée de soleil et tapissée de mousse, où les rouesfilaient sur du velours, ce tourbillon de blonde jeunesse, cettecharretée de bonheur aux couleurs du printemps, aux rires en fuséessous les branches.

La trompe d’Hettéma, furieuse, le tirabrusquement de son rêve. Ils étaient installés au bord de l’étang,en train de déballer les provisions ; et de loin on voyaitreflétées par l’eau claire la nappe blanche sur l’herbe rase, etles vareuses de flanelle rouge éclatant dans la verdure comme desvestes de piqueur.

« Arrivez donc… c’est vous qui avez lehomard », criait le gros homme ; et la voix nerveuse deFanny :

– C’est la petite Bouchereau qui t’a arrêté enroute ?…

Jean tressaillit à ce nom de Bouchereau qui leramenait à Castelet, près du lit de sa mère malade.

– Mais oui, dit le dessinateur lui prenant lepanier des mains… la grande, celle qui conduisait, c’est la niècedu médecin… Une fille de son frère qu’il a prise chez lui. Ilshabitent Vélizy pendant l’été… Elle est jolie.

– Oh ! jolie… l’air effronté,surtout…

Et Fanny, coupant le pain, épiait son amant,inquiète de ses yeux distraits.

Mme Hettéma, très grave, déballant lejambon, blâmait fort cette façon de laisser des jeunes fillescourir les bois en liberté.

– Vous me direz que c’est le genre anglais, etque celle-ci a été élevée à Londres…, mais c’est égal, ça n’estvraiment pas convenable.

– Non, mais très commode pour lesaventures !

– Oh ! Fanny…

– Pardon, j’oubliais… Monsieur croit auxinnocentes…

– Voyons, si l’on déjeunait… fit Hettéma quicommençait à s’effrayer.

Mais il fallait qu’elle lâchât tout ce qu’ellesavait des jeunes filles du monde. Elle avait de belles histoireslà dessus…, les couvents, les pensionnats, c’était du propre… Ellessortaient de là épuisées, flétries, avec le dégoût del’homme ; pas même capables de faire des enfants.

– Et c’est alors qu’on vous les donne, tas dejobards… Une ingénue !… Comme s’il y avait des ingénues ;comme si du monde ou pas du monde, toutes les filles ne savaientpas, de naissance, de quoi il retourne… Moi, d’abord, à douze ans,je n’avais plus rien à apprendre… vous non plus, n’est-ce pas,Olympe ?

– … naturellement… dit Mme Hettéma avecun haussement d’épaules ; mais le sort du déjeuner lapréoccupait surtout, en entendant Gaussin qui se montait, déclarerqu’il y avait jeunes filles et jeunes filles, et qu’on trouveraitencore dans les familles…

– Ah ! oui, la famille, ripostait samaîtresse d’un air de mépris, parlons-en… ; surtout de latienne.

– Tais-toi… Je te défends…

– Bourgeois !

– Drôlesse !… Heureusement ça va finir…Je n’en ai plus pour longtemps à vivre avec toi…

– Va, va, file, c’est moi qui seraicontente…

Ils s’injuriaient en pleine figure, devant lacuriosité mauvaise de l’enfant à plat ventre dans l’herbe, quandune effroyable sonnerie de trompe, centuplée en écho par l’étang,les masses étagées du bois, couvrit tout à coup leur querelle.

« En avez-vous assez ?… Envoulez-vous encore ? » et rouge, le cou gonflé, le grosHettéma, n’ayant trouvé que ce moyen de les faire taire, attendait,l’embouchure aux lèvres, le pavillon menaçant.

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