Une banale histoire

UNE FOIS PAR AN

La petite maison à trois fenêtres de laprincesse a un air de fête. Elle semble rajeunie. On asoigneusement balayé tout autour ; la porte cochère estouverte ; les jalousies sont levées ; les vitres desfenêtres, récemment lavées, jouent timidement avec les rayons dusoleil printanier…

À l’entrée de parade se tient le suisse Marc,vieux et cassé, vêtu d’une livrée mangée des mites. Son mentonpiquant, que ses mains tremblantes ont passé toute la matinée àraser, ses bottes fraîchement cirées et ses boutons armoriésreflètent aussi le soleil. Marc n’a pas quitté en vain sonréduit ; c’est aujourd’hui le jour de fête de laprincesse ; Marc doit ouvrir la porte aux visiteurs et lesannoncer. Dans l’antichambre, cela ne sent pas, comme d’ordinaire,le marc de café ni la soupe à l’huile ; cela sent une vagueodeur de savon aux jaunes d’œufs.

Les chambres sont soigneusement faites, lesportières en place ; la mousseline des tableaux estenlevée ; les parquets, usés et raboteux, sont cirés. Ioûlka,la méchante chatte, avec ses petits, et les petits poulets, sontenfermés jusqu’au soir à la cuisine.

La propriétaire de la maison aux troisfenêtres, vieille princesse voûtée et ridée, est assise dans ungrand fauteuil et arrange continuellement les plis de sa robe demousseline blanche. Seule une rose, piquée sur sa maigre poitrine,rappelle qu’il existe encore de la jeunesse en ce monde. Laprincesse attend les visiteurs qui vont venir la féliciter.

Il doit venir le baron Tramb avec son fils, leprince Khalakhâdzé, le page de cour Bourlâstov, le général Bitkov,cousin de la princesse, et beaucoup d’autres…, une vingtaine depersonnes.

Ils arriveront et empliront son salon deconversations. Le prince Khalakhâdzé chantera quelque chose et legénéral Bitkov lui demandera deux heures durant sa rose… Laprincesse sait se tenir avec ces gens-là. La dignité, la majesté etles bonnes manières paraîtront dans tous ses mouvements… Il viendraaussi les marchands Khtoûlkine et Péréoûlkov ; une plume etune feuille de papier est préparée pour ces messieurs ;« chaque grillon son trou. » Qu’ils signent et s’enaillent…

Midi. La princesse arrange sa robe et sa rose.Elle écoute si quelqu’un ne sonne pas. Une voiture passe avecbruit, s’arrête. Cinq minutes s’écoulent.

« Ce n’est pas chez nous », pense laprincesse.

Oui, pas chez vous, princesse !L’histoire des années précédentes se renouvelle. Histoire sansmerci ! À deux heures, comme l’an passé, la princesse s’en vadans sa chambre, aspire de l’ammoniaque, et pleure.

– Personne n’est venu !Personne !

Le vieux Marc s’affaire auprès de laprincesse. Il n’est pas moins peiné qu’elle ; les gens ontbien changé ! Avant, ils s’entassaient comme des mouches dansle salon, et maintenant…

– Personne n’est venu ! dit laprincesse en pleurant ; ni le baron, ni le prince Khalakhâdzé,ni Georges Bouvîtski… Ils m’ont abandonnée ! Et sans moi queseraient-ils devenus ? Ils me doivent leur bonheur, leurcarrière… À moi seule ! Sans moi, ils ne seraient rien.

– Rien du tout, madame ! reconnaîtMarc.

– Je ne demande pas de la reconnaissance…Je n’en ai que faire ! Je ne demande que du sentiment !Mon Dieu, que c’est offensant ! Même Jean, mon neveu, n’estpas venu ! Pourquoi n’est-il pas venu ? Quel mal luiai-je fait ? J’ai payé tous ses billets ; j’ai marié sasœur Tânia à un brave homme. Ce Jean me coûte cher ! J’ai tenula parole donnée à mon frère, son père… J’ai dépensé pour lui… tule sais…

– Et à leurs parents, on peut dire queVotre Excellence a tenu lieu de parents.

– Et voilà… voilà lareconnaissance ! Quelles gens !

À trois heures, comme l’année précédente, laprincesse a une crise de nerfs. Inquiet, Marc met son chapeaugalonné, marchande longtemps avec un cocher et se rend chez leneveu Jean. Par bonheur, les chambres meublées qu’habite le princene sont pas trop loin…

Marc trouve le prince étendu sur sonlit ; Jean ne vient que de rentrer d’une beuverie de laveille ; sa figure carrée, fripée, est rouge, son frontcouvert de sueur. Sa tête bourdonne, son estomac se révulse. Leprince serait heureux de dormir, mais il ne peut pas ; il ades nausées. Ses yeux attristés sont fixés sur le lavabo, pleinjusqu’au bord d’immondices et d’eau savonneuse.

Marc entre dans la chambre malpropre, secrispe, dégoûté, et s’approche doucement du lit.

– C’est mal, Ivan Mikhaïlovitch, luidit-il, secouant la tête avec reproche ; c’est mal !

– Qu’est-ce qui est mal ?

– Pourquoi n’êtes-vous pas venuaujourd’hui souhaiter la fête de votre tante ? Est-cebien ?

– Va-t’en au diable ! dit Jean sansdétacher les yeux de l’eau savonneuse.

– N’est-ce pas offensant pour votretante ? Ah ! Ivan Mikhaïlovitch, Votre Excellence n’a pasdu tout de gentillesse… Pourquoi lui faire de la peine ?…

– Je ne fais pas de visites… dis-le-lui…Cet usage a vieilli depuis longtemps… Nous n’avons pas le temps decourir. Courez si vous en avez le temps et laissez-moi tranquille…Allons, file ! Je veux dormir…

– Je veux dormir… Vous détournez levisage !… Vous avez honte de me regarder dans lesyeux !…

– Quoi ?… Tais-toi !… rien quivaille !… pouilleux !

Marc cligne longuement des yeux. Silenceprolongé.

– Petit père, venez la féliciter !demande-t-il d’une voix douce. Elle pleure, se roule dans son petitlit… Ayez cette bonté ; faites-lui ce plaisir… Venez, petitpère !

– Je n’irai pas. C’est inutile, et jen’ai pas le temps… Et que ferais-je chez cette vieillefille ?

– Venez, Excellence ! Faites-lui ceplaisir ! Faites lui cette grâce ! Elle est horriblementfroissée, si l’on peut dire, de votre ingratitude et de votremanque de gentillesse. ».

Marc passe sa manche sur ses yeux.

– Faites-lui cette grâce !

– Hum !… dit Jean ; y aura-t-ildu cognac ?

– Il y en aura, petit père, VotreExcellence !

– Bon !… Alors, oui…

Le prince cligne de l’œil.

– Et y aura-t-il cent roubles ?demande-t-il.

– Ça, c’est tout à fait impossible !Vous savez vous-même, Votre Excellence, que nous n’avons plus lescapitaux d’autrefois… Les parents nous ont ruinés, IvanMikhaïlovitch. Quand nous avions de l’argent, tous venaient, etmaintenant… Que la volonté de Dieu soit faite !

– L’an passé, combien vous ai-je prispour la visite ? J’ai pris deux cents roubles. Et aujourd’hui,il n’y en a pas cent ?… Tu plaisantes, corbeau !Farfouille chez la vieille, tu en trouveras… D’ailleurs,va-t’en ; je veux dormir.

– Ayez cette générosité, VotreExcellence ! Elle est vieille, faible… Son âme tient à peine àson corps. Ayez pitié d’elle, Ivan Mikhaïlovitch, VotreExcellence !

Jean est impitoyable ; Marcdébat avec lui. À cinq heures, Jean cède ; il met son habit etva chez la princesse.

– Ma tante[27],dit-il en posant les lèvres sur sa main et s’engouant.

Et, assis sur le canapé, il recommence laconversation de l’an passé.

– Marie Krysskine, ma tante, a reçu unelettre de Nice… Son mari, hein, quel homme ! Il décrit engrand détail le duel qu’il a eu avec un Anglais à propos de je nesais quelle chanteuse… J’ai oublié son nom…

– Pas possible ?

La princesse roule des yeux, lève les mains etavec une surprise, mêlée d’effroi, répète :

– Pas possible !

– Oui… Il se bat en duel, court après leschanteuses, et ici sa femme se dessèche et périt à cause de lui… Jene comprends pas des gens pareils, ma tante !

La princesse, heureuse, s’assied plus près deJean, et leur conversation continue… On sert le thé avec ducognac.

Et pendant que la princesse heureuse, écouteJean et rit, s’effare, s’étonne…, le vieux Marc cherche dans sesmalles et rassemble les billets de banque.

Le prince Jean a fait une grande concession.Il n’y a à lui payer que cinquante roubles. Mais pour payer cescinquante roubles, il faut chercher dans plus d’une malle.

1886.

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