Une banale histoire

IV

Voici l’été et ma vie change.

Un beau matin, Lîsa entre chez moi et me diten plaisantant :

– Venez, Excellence ; c’estprêt.

On conduit mon Excellence dans la rue ;on la fait monter en fiacre, et on l’emmène. Je roule, et, nesachant que faire, je lis les enseignes à droite et à gauche. Aulieu de traktir, je lis, à l’envers, ritkart, cequi ferait un joli nom pour des barons : la baronne Ritkart.Plus loin, je passe près d’un cimetière qui ne produit sur moiabsolument aucune impression, bien que, dans peu de temps, j’yserai couché. Ensuite, je traverse un bois, puis un champ. Riend’intéressant.

Après deux heures de voiture, on conduit monExcellence au rez-de-chaussée d’une villa, et on me loge dans unepetite chambre très gaie, tapissée de papier bleu.

La nuit, c’est, comme avant, l’insomnie. Mais,le matin, je ne me lève plus et ne vois plus ma femme ; jereste au lit ; je ne dors pas et suis dans cet état desomnolence, demi-inconscient, où l’on sait que l’on ne dort pas,mais où l’on fait cependant des rêves. À midi, je me lève etm’assieds, par habitude, à ma table de travail ; mais je netravaille plus. Je me distrais à lire des livres français àcouverture jaune, que Kâtia me procure. Sans doute, il serait pluspatriotique de lire des auteurs russes, mais, je l’avoue, je nenourris pas pour eux une tendresse particulière. À l’exception dedeux ou trois écrivains âgés, la littérature actuelle ne me semblepas de la littérature, mais une sorte d’industrie ménagère,n’existant que pour recevoir des prix, mais dont on n’utilise pasvolontiers les produits. On ne peut qualifier de remarquable cequ’il y a de meilleur dans nos industries ménagères et on ne peutpas le louer sincèrement sans restrictions. Il convient de dire lamême chose de toutes les nouveautés littéraires que j’ai lues cesdix ou quinze dernières années ; aucune n’est remarquable etne peut aller sans réserves. Il y a de l’esprit, c’est généreux,mais pas de talent. Il y a du talent, c’est généreux, mais pasd’esprit. Ou, enfin, il y a du talent, il y a de l’esprit, mais cen’est pas généreux.

Je ne dirai pas que tous les livres françaisaient du talent, de l’esprit et soient généreux. Eux aussi ne mesatisfont pas. Mais ils sont moins ennuyeux que les livres russes,et il n’est pas rare d’y trouver le principal élément de lacréation : le sentiment de liberté personnelle, qu’on netrouve pas chez les auteurs russes. Je ne me souviens pas d’uneseule de ces nouveautés, dans laquelle l’auteur ne s’efforce pas des’entortiller, dès les premières lignes, dans toutes lesconventions possibles et tous les marchandages avec sa conscience.L’un a peur de parler du nu ; l’autre se lie bras et jambespar l’analyse psychologique ; au troisième, il faut « unechaude sympathie pour l’humanité » ; un quatrièmebarbouille exprès des pages entières de descriptions de la naturepour n’être pas soupçonné d’être tendancieux. L’un, dans sesœuvres, veut être absolument petit-bourgeois ; l’autreabsolument noble, etc. Du parti pris, de la prudence, de laruse ; mais ni la liberté, ni la virilité d’écrire ce qu’onveut, – et, partant, pas de création.

Tout cela se rapporte à ce qu’on appelle lesbelles-lettres.

Pour les articles russes sérieux, ensociologie, en art, par exemple, etc., je ne les lis pas,uniquement par timidité. Dans ma jeunesse, j’avais, je ne saispourquoi, la peur des suisses et des huissiers de théâtre. Et cettepeur m’est restée jusqu’à ce jour ; maintenant encore, je lescrains. On dit que ce qu’on ne comprend pas est seuleffrayant : il est très difficile, en réalité, de comprendrepourquoi les suisses et nos ouvreurs sont si imposants. En lisantdes articles sérieux, je ressens une peur indéterminée de cetteespèce. Une importance insolite, un ton familier de général, unefaçon légère de se comporter avec les auteurs étrangers, un artd’enfiler des perles avec dignité, tout cela est pour moiincompréhensible, étrange, et ne ressemble pas au ton modeste et detranquille gentilhommerie auquel je suis habitué en lisant nosécrits de médecine et d’histoire naturelle. Non moins que desarticles, il m’est pénible de lire les traductions que font, ou quedirigent de sérieuses gens russes. Le ton présomptueux,bienveillant des préfaces, l’abondance des notes du traducteur,m’empêchent de me recueillir. Les points d’interrogation et lessic entre parenthèses, dispensés d’une main généreuse danstout l’article, me semblent un attentat autant à la personnalité del’auteur qu’à l’indépendance du lecteur.

Une fois, je fus désigné comme expert auprèsd’un tribunal d’arrondissement. Pendant une suspension d’audience,un expert me fit remarquer la grossièreté du procureur envers lesinculpés, parmi lesquels se trouvaient deux femmes instruites. Ilme semble, sans rien exagérer, répondis-je à mon collègue, quecette grossièreté n’était pas plus forte que celle que déploientles uns envers les autres les auteurs d’articles sérieux. Cesgrossièretés sont si grandes qu’on ne peut en parler qu’avec unsentiment pénible. Tels écrivains qu’ils critiquent, ils secomportent envers eux, ou avec trop de respect, au mépris de leurpropre dignité, ou les traitent, au contraire, bien pluscavalièrement que je ne traite, dans, ces mémoires et idées, monfutur gendre Gnekker. Les griefs d’irresponsabilité, d’impureté desintentions et de toute sorte de crimes capitaux forment l’ornementcoutumier des articles sérieux. Et c’est là, comme aiment à le diredans leurs bouts d’articles les jeunes médecins, l’ultimaratio. De pareils procédés doivent inévitablement serépercuter sur les mœurs de la jeune génération d’écrivains, etaussi ne m’étonné-je pas que, dans les œuvres nouvelles dont sesont enrichies ces dix ou quinze dernières années nosbelles-lettres, les héros boivent trop de vodka et les héroïnessoient insuffisamment chastes.

Je lis donc des livres français, et je regardepar la fenêtre ouverte. J’aperçois les pointes de ma palissade,deux ou trois arbres maigres et, au delà de la palissade, la route,les champs, et une large bande de forêt de pins. J’observe souventun petit garçon et une petite fille, tous deux blonds etdéguenillés, qui grimpent sur la balustrade et se moquent de macalvitie. Dans leurs yeux brillants, je lis : « Regardele déplumé. » Ce sont, à peu près, les seuls êtres qui ne sesoucient ni de ma célébrité, ni de mon titre.

Je n’ai plus, maintenant, des visites chaquejour. Je ne mentionnerai que celles de Nicolas et de PiôtreIgnâtiévitch.

Nicolas vient ordinairement les jours de fête,pour affaire en apparence, mais surtout pour me voir ; il semontre très en gaieté, ce qui ne lui arrive pas l’hiver.

– Qu’as-tu à me dire ? luidemandé-je, en venant le trouver dans l’antichambre.

– Excellence, dit-il, plaçant la main surson cœur et me regardant avec un enthousiasme d’amoureux, que Dieume punisse ! Que la foudre me tue sur place !Gaudeamous igitour iouvenestoum ![9]

Et il me baise avidement aux épaules, auxmanches et aux boutons de mes habits.

– Tout va bien, là-bas ?demandé-je.

– Excellence, tout se passe comme devantle vrai Dieu…

Il ne cesse d’invoquer Dieu sans aucunenécessité. Il m’ennuie vite, et je l’envoie à la cuisine où on luidonne à manger.

Piôtre Ignâtiévitch vient aussi aux jours defêtes, pour me faire visite et partager avec moi ses pensées. Ils’assied près de ma table, modeste, propre, réfléchi, ne sedécidant ni à croiser les jambes ni à s’accouder. Et, tout letemps, il me raconte, de sa petite voix douce, égale, d’un ton uniet livresque, diverses nouveautés, à son sens très intéressantes etpiquantes, qu’il a lues dernièrement. Toutes ces nouveautés seressemblent et relèvent de ce type : un Français a fait unedécouverte ; un Allemand lui a porté un démenti, démontrantque cette découverte avait été faite, dès 1870, par unAméricain ; et un troisième auteur, aussi allemand, les daubetous les deux, en démontrant que tous deux se sont mépris, enprenant au microscope des bulles d’air pour un pigment noir. PiôtreIgnâtiévitch, même quand il veut me faire rire, me raconte leschoses longuement, en détail, comme s’il soutenait une thèse, avecla référence circonstanciée des sources dont il s’est servi,tâchant de ne se tromper ni dans les dates, ni dans les numéros derevues, ou les noms, en sorte qu’il ne dit pas, par exemple,M. Petit, mais infailliblement Jean-Jacques Petit. Il resteparfois dîner avec nous et, pendant tout le repas, il racontetoutes ces piquantes histoires qui amènent l’abattement chez tousles dîneurs. Si Gnekker et Lîsa mettent la conversation sur lesfugues, le contrepoint, Brahms et Bach, il baisse modestement lesyeux et reste confus. Il a honte qu’en présence de gens aussisérieux que moi et lui, on parle de choses si communes.

Dans mon état d’esprit actuel, il suffit decinq minutes pour qu’il m’ennuie autant que si je le voyais etl’entendais de toute éternité. Je déteste ce malheureux. Sa douce,son égale voix, son parler livresque me font dépérir. Ses récitsm’hébètent… Il a pour moi les meilleurs sentiments. Il ne parle quepour me faire plaisir, et je le paye en le regardant fixement commesi je voulais l’hypnotiser. Et je pense : « Va-t’en,va-t’en, va-t’en ! » Mais il ne se soumet pas à lasuggestion et il reste, reste, reste…

Tant qu’il reste chez moi, je ne puis medétacher de la pensée : « Il est possible qu’à ma mort,il soit nommé à ma place. » Et mon pauvre auditoire m’apparaîtcomme une oasis dans laquelle un ruisseau se tarit. Et je ne suispas aimable pour Piôtre Ignâtiévitch. Je reste silencieux, morose,comme s’il était coupable de semblables pensées et pas moi. Quandil commence, à son habitude, à exalter les savants allemands, je nel’écoute plus débonnairement comme jadis ; je marmonnesourdement :

– Vos Allemands sont des ânes…

C’est le même sentiment que celui de feu leprofesseur Nikîta Krylov, qui, se baignant un jour à Reval, avecPirogov, et, trouvant l’eau très froide, s’écria :« Sales Allemands ! » Je me conduis mal avec PiôtreIgnâtiévitch, et ce n’est que quand il part et que je vois par lafenêtre son chapeau gris disparaître derrière la palissade, que jeveux l’appeler et lui dire : « Pardonnez-moi, monchéri. »

Le dîner est encore plus ennuyeux que l’hiver.Ce Gnekker, que je hais maintenant et méprise, dîne presque chaquejour chez nous. Naguère, je souffrais sa présence en silence ;maintenant je lui envoie des pointes qui font rougir ma femme etLîsa. Entraîné par le mauvais sentiment, je dis souvent de puresbêtises, et je ne sais pas pourquoi je les dis. C’est ce qui estarrivé un jour. Je l’avais longtemps regardé avec mépris, et, sanssujet, je m’enflammai :

Il arrive aux aigles de voler plus bas que les poules.

Mais les poules ne s’élèvent jamais jusqu’auxnues[10]…

Et ce qui est le plus ennuyeux, c’est que lapoule Gnekker se montre bien plus spirituelle quel’aigle-professeur. Sachant que ma femme et ma fille le soutiennentil observe la tactique que voici : il répond à mes pointes parun silence indulgent (le vieux, a-t-il l’air de dire, adéménagé ; à quoi bon discourir avec lui ?), ou bien ilme raille avec bonhomie. Il faut admirer jusqu’à quel point unhomme peut s’amoindrir. Je pense pendant tout le repas, et je lesouhaite, que Gnekker apparaîtra un véritable aventurier, que mafemme et Lîsa comprendront leur erreur, et combien je pourrai lestaquiner… Et autres laides pensées de ce genre, alors que j’ai déjàun pied dans la fosse !

Il survient aujourd’hui des incidentsdésagréables, dont je n’avais idée autrefois que par ouï-dire.Autant que j’en aie honte, j’en rapporterai un, qui s’est produitces jours-ci après dîner.

J’étais assis dans ma chambre et fumais mapipe. Ma femme entre comme d’habitude, s’assied, et commence à medire qu’il serait bien, tandis qu’il fait beau et que j’ai du tempslibre, de me rendre à Khârkov, et d’y savoir quel homme estGnekker.

– C’est bien, j’irai… réponds-je.

Ma femme, contente, se lève et vasortir ; mais, tout de suite, elle revient et dit :

– À propos, encore une question. Je saisque tu vas te fâcher, mais mon devoir est de te prévenir…Excuse-moi, Nicolas Stépânyteh, mais toutes nos connaissances etnos voisins commencent à dire que tu vas bien souvent chez Kâtia.Elle est intelligente, cultivée, et je ne contredis pas qu’il soitagréable de passer le temps avec elle, mais, à ton âge, et dans tasituation, il est étrange, voyons, de trouver du plaisir en sasociété !… Elle a, au reste, une telle réputation que…

Tout mon sang reflue de mon cerveau ; desétincelles sortent de mes yeux ; je me lève, et, me tenant latête dans les mains, trépignant, je crie d’une voixchangée :

– Laissez-moi ! laissez-moi !laissez-moi !

Sans doute ma figure était effrayante et mavoix étrange, car ma femme pâlit tout à coup, et se mit à crier,elle aussi, d’une voix altérée, désespérée. À nos cris accoururentLîsa, Gnekker, puis Iégor…

– Laissez-moi ! crié-je.Sortez ! Laissez-moi !

Mes jambes se dérobent, je sens que je tombedans les bras de quelqu’un, ensuite j’entends pleurer, et j’entredans une syncope qui dura deux ou trois heures.

Maintenant parlons de Kâtia.

Elle vient chez moi chaque jour sur le soir etnos voisins et connaissances ne peuvent naturellement pas ne pas leremarquer. Elle arrive en voiture et m’emmène promener avec elle.Elle a un cheval et une nouvelle charrette anglaise, achetée cetété. Elle vit sur un grand pied, a loué une villa chère avec ungrand jardin, et y a transporté tout son mobilier de la ville. Ellea deux femmes de chambre, un cocher.

Souvent je lui demande :

– Kâtia, de quoi vivras-tu quand tu aurasgaspillé l’argent de ton père ?

– Alors, je verrai, répond-elle.

– Cet argent, mon amie, mérite plusd’égards. Il a été gagné par un brave homme, par un travailhonnête.

– Vous me l’avez déjà dit, je lesais.

D’abord, nous longeons le champ, puis noussommes dans la forêt de pins que l’on voit de ma fenêtre. La natureme semble toujours belle, bien que le diable me souffle que cessapins et pins, que les oiseaux, et que ces nuages blancs neremarqueront pas mon absence dans trois ou quatre mois, quand jemourrai. Kâtia aime à conduire son cheval et il m’est agréablequ’il fasse beau et que je sois près d’elle. Elle est de bonnehumeur et ne dit pas de brusqueries.

– Vous êtes un très brave homme, NicolasStépânytch ; vous êtes un homme rare et il n’y a pas d’acteurqui saurait vous représenter sur la scène. Un mauvais acteurpourrait bien nous représenter, moi, ou, par exemple, MikhaïlFiôdorovitch, mais vous, personne. Et je vous envie en celafurieusement. Que signifié-je ?

Elle réfléchit une minute et medemande :

– Nicolas Stépânytch, je suis unphénomène négatif, n’est-ce pas ?

– Oui, lui réponds-je.

– Hum… Que faire ?

Que lui répondre ?… Il est facile de luidire : Travaille, ou distribue ta fortune aux pauvres, ouconnais-toi toi-même. Et, parce que tout cela est facile à dire, jene sais que répondre.

Mes collègues, les thérapeutes, quand ilsapprennent leur art, conseillent d’individualiser chaque casparticulier ; il faut entendre cela pour se convaincre que lesmoyens, recommandés dans les manuels comme les meilleurs pour laconnaissance générale, ne valent absolument rien dans les casconcrets. Il en est de même dans les maladies morales.

Mais il faut répondre quelque chose et jedis :

– Tu as trop de temps libre, mon amie. Ilfaut absolument que tu t’occupes à quelque chose. Pourquoi, aufait, ne joues-tu plus, si c’est ta vocation ?

– Je ne puis pas.

– Tu as le ton et les manières d’unevictime ; ça ne me plaît pas, mon amie. Tu es seule coupable.Souviens-toi ; tu as commencé à t’insurger contre les gens etles règles ; mais tu n’as rien fait pour les rendre meilleurs.Tu n’as pas lutté contre le mal. Tu t’es dégoûtée tout de suite ettu es une victime, non de la lutte, mais de ton impuissance. Tuétais alors, sans doute, jeune, inexpérimentée ; mais, àprésent, tout peut changer. Vraiment essaie ! Tu peineras,serviras l’art sacré…

– N’usez pas de ruse, Nicolas Stépânytch,m’interrompt-elle. Convenons d’une chose une fois pourtoutes : nous parlerons d’acteurs, d’actrices, d’écrivains,mais nous laisserons l’art en repos. Vous êtes un brave homme, unhomme rare, mais vous ne comprenez pas suffisamment l’art pour leconsidérer, en conscience, comme sacré. Vous n’en avez ni lascience, ni le sentiment. Vous avez été occupé toute votre vie etn’avez pas eu le temps de les acquérir. En général, je n’aime pasces conversations sur l’art, continue-t-elle nerveusement. On l’arendu si trivial que je vous prie de n’en plus parler.

– Qui l’a rendu trivial ?

– Les uns l’ont rendu tel par ivrognerie,les journaux par leur familiarité, les gens sages par laphilosophie.

– La philosophie n’a rien à voir làdedans.

– Pardon, ceux qui y mettent de laphilosophie, montrent qu’ils n’y entendent rien.

Pour que la dispute n’en vienne pas auxextrêmes, je me hâte de changer la conversation et ensuite je metais longuement. Ce n’est que quand nous sortons de la forêt etnous dirigeons vers la villa de Kâtia que je reviens à la questionprécédente et demande :

– Tu ne m’as toujours pas dit pourquoi tune veux plus être actrice.

– Nicolas Stépânytch, c’est cruel à lafin ! s’écrie-t-elle, et elle devient toute rouge. Vous voulezque je vous dise tout haut la vérité. Soit, si cela vousplaît ! Je n’ai pas de talent. Pas de talent !… etbeaucoup d’amour-propre ! Voilà !

M’ayant fait cet aveu, elle détourne le visageet, pour cacher le tremblement de ses mains, elle tire fortementles rênes.

Arrivant à sa villa, nous apercevons de loinMikhaïl Fiôdorovitch qui fait les cent pas près de la porte et quinous attend avec impatience.

– Encore ce Mikhaïl Fiôdorovitch !dit Kâtia ennuyée. Ôtez-le d’auprès de moi, je vous en prie !Il m’ennuie, il est tari… qu’il me laisse en paix !

Mikhaïl Fiôdorovitch a depuis longtemps besoind’aller à l’étranger, mais il remet son départ de semaine ensemaine. Ces derniers temps, des changements se sont produits enlui. Il s’est comme affaissé ; il commence à s’enivrer, cequ’il ne faisait jamais autrefois ; et ses sourcils commencentà devenir gris. Quand notre voiture s’arrête à la porte, il necache ni sa joie, ni son impatience. Il nous aide d’un air empresséà descendre, Kâtia et moi, se hâte de nous questionner, rit, sefrotte les mains, et l’expression modeste, suppliante, pure, que jene remarquais naguère que dans son regard, est maintenant répanduesur tout son visage. Il se réjouit, et, en même temps, il a hontede sa joie, de cette habitude de venir chez Kâtia chaque soir, etil trouve nécessaire d’expliquer sa venue par quelque absurditéévidente, comme : « J’étais pour affaire dans levoisinage et je me suis dit : je vais entrer uneminute. »

Nous entrons tous les trois dans la maison.D’abord nous buvons du thé, puis apparaissent les deux jeux decartes que nous connaissons déjà, le gros morceau de fromage, lesfruits et la bouteille de champagne de Crimée. Nos sujets deconversation ne sont pas nouveaux ; ce sont les mêmes quel’hiver. On dénigre l’Université, les étudiants, la littérature etle théâtre. La médisance rend l’atmosphère épaisse, irrespirable,et ce ne sont plus deux crapauds, mais trois qui l’empestent deleur haleine. Outre le rire velouté, barytonnant, et le rired’accordéon, la femme de chambre qui nous sert entend un rirecassé, désagréable, tel que celui des généraux de vaudeville :hé, hé, hé…

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