Une banale histoire

IV

Par une nuit calme et claire de juillet, ÔlgaIvânovna était sur le pont d’un des bateaux du Volga et regardaittantôt l’eau, tantôt les rives. Près d’elle, Riabôvski lui disaitque, sur l’eau, les ombres noires ne sont pas des ombres, mais unsonge, et qu’en voyant cette eau magique, à reflets fantastiques,en voyant le ciel sans fond et les rives tristes et mélancoliques,qui parlent de la futilité de notre vie et de l’existence dequelque chose de plus élevé, de divin, il serait bon de s’oublier,de mourir, de devenir un souvenir… Le passé est banal et pasintéressant ; l’avenir est médiocre ; et cette magnifiqueet unique nuit finira bientôt, se fondra dans l’éternité ;pourquoi donc vivre ?

Olga Ivânovna écoutait tantôt la voix deRiabôvski, tantôt le calme de la nuit ; et elle songeaitqu’elle était immortelle et jamais ne mourrait.

La couleur turquoise de l’eau, qu’elle n’avaitjamais vue précédemment, le ciel, les rives, les ombres sombres, etune joie irraisonnée qui remplissait son âme, lui disaient qu’elledeviendrait une grande artiste et que, quelque part au loin, pardelà la nuit claire, dans un espace indéfini, le succès, la gloireet l’amour des peuples l’attendaient… Quand elle regardaitlongtemps au loin fixement, elle voyait des foules, deslumières ; elle entendait les sons de la musique, des crisd’enchantement. Elle était en robe blanche et des fleurs tombaientsur elle de tous côtés. Elle songeait aussi qu’à côté d’elle,accoudé à la rampe, se trouvait un vrai grand homme, un génie, unélu de Dieu… Tout ce qu’il a créé jusqu’à présent est beau,nouveau, extraordinaire ; et ce qu’il créera avec le temps,quand, avec la virilité, croîtra son rare talent, sera saisissant,démesurément élevé ; cela se connaît à sa figure, à sa façonde s’exprimer et à sa manière de se comporter avec la nature. Ilparle des ombres, des tons du soir, de l’éclat de la lune avec unelangue à lui, de telle sorte que l’on sent involontairement lecharme de son pouvoir sur la nature. Il est très beau lui-même,original, et sa vie indépendante, libre, dépourvue de tout soucid’existence ressemble à la vie des oiseaux.

– Il commence à faire frais, dit ÔlgaIvânovna, frissonnant.

Riabôvski l’enveloppa de sa cape et ditplaintivement :

– Je me sens en votre pouvoir, je suis unesclave. Pourquoi êtes-vous aujourd’hui si captivante ?

Il la regardait sans cesse, sans en détacherles yeux, et ses yeux étaient étranges ; elle avait peur de leregarder.

– Je vous aime follement, murmura-t-il,respirant sur sa joue. Dites-moi un mot et je ne vivrai plus ;j’abandonnerai l’art, dit-il avec une grande agitation ;aimez-moi, aimez-moi !…

– Ne parlez pas ainsi, dit Ôlga Ivânovna,fermant les yeux ; cela me fait peur. Et Dymov ?

– Dymov ? Pourquoi parler deDymov ? Qu’ai-je à faire de Dymov ? Voyez le Volga, lalune, la beauté, mon amour, mon extase ; il n’y a pas deDymov… Ah ! je ne sais rien ! Je n’ai pas besoin dupassé ; donnez-moi un instant, une minute !…

Le cœur d’Ôlga Ivânovna battit. Elle voulaitpenser à son mari ; mais tout son passé, avec son mariage,Dymov, et ses soirées, lui semblait mesquin, nul, sombre etinutile, et lointain… En effet, pourquoi songer à Dymov ?Qu’avait-elle à se soucier de lui ? Existait-il en réalité, etétait-il autre chose qu’un songe ?

« C’est déjà bien assez pour lui, hommesimple et ordinaire, du bonheur qu’il a reçu, pensa-t-elle en secouvrant le visage de ses mains. Que je sois jugée là-bas,que je sois maudite, mais en dépit de tout, je vais meperdre ; je vais me perdre à l’instant. Dans la vie, il fauttout connaître. Mon Dieu, que c’est effrayant etbon ! »

– Eh bien ? murmura le peintre enl’étreignant et baisant avidement les mains avec lesquelles elleessayait faiblement de l’éloigner ; tu m’aimes ?Oui ? oui ? Oh ! quelle nuit ! Merveilleusenuit !

– Oui, quelle nuit ! murmura-t-elle,en le regardant dans ses yeux, brillants de larmes ; puis elleregarda rapidement autour d’elle, l’étreignit et le baisa fortementsur les lèvres.

– On approche de Kinéchma ! ditquelqu’un de l’autre côté du pont.

Des pas lourds retentirent. C’était le garçonqui passait.

– Écoutez, lui dit Ôlga Ivânovna,pleurant et riant de bonheur, apportez-nous du vin.

Le peintre, pâle d’émotion, s’assit sur lebanc, regarda Ôlga Ivânovna avec des yeux amoureux etreconnaissants ; puis il ferma les yeux et dit, en souriantavec langueur :

– Je suis fatigué !

Et il appuya sa tête contre la rampe.

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