Une banale histoire

VOLÔDIA

Un dimanche d’été, vers cinq heures du soir,Volôdia, jeune homme de dix-sept ans, laid, maladif et timide,était assis sous une tonnelle de la maison de campagne desChoumîkhine, et s’ennuyait.

Ses tristes pensées suivaient troisdirections.

Il devait, premièrement, passer le lendemainun examen de mathématiques et il savait que, s’il ne résolvait pasle problème posé, il serait renvoyé du lycée, parce qu’ilredoublait sa seconde[28] et avaitcomme moyenne, en algèbre, 2 ¾. Deuxièmement, ce séjour chezles Choumîkhine, gens riches, prétendant à l’aristocratie, causaità son amour-propre une constante souffrance. Il lui semblait queMme Choumîkhine et ses nièces le tenaient, ainsique sa maman, pour des parents pauvres et despique-assiettes ; qu’elles n’estimaient point sa mère et semoquaient d’elle. Il avait une fois entenduMme Choumîkhine dire, sur la terrasse, à sacousine, Anna Fiôdorovna, que sa maman continuait à faire la jeune,qu’elle se fardait, ne payait jamais ses dettes de jeu et qu’elleavait une passion immodérée pour les bottines et les cigarettesd’autrui.

Chaque jour, Volôdia suppliait sa maman de neplus aller chez les Choumîkhine, lui décrivait le rôle humiliantqu’elle jouait chez ces gens-là, cherchait à la convaincre, luidisait des choses dures, mais elle, légère, gâtée, ayant dilapidédeux fortunes, la sienne et celle de son mari, toujours attiréevers la haute société, ne comprenait pas son fils, qui, deux foispar semaine, devait l’accompagner à la villa maudite.

Troisièmement, le jeune homme ne parvenait pasà se débarrasser d’un sentiment étrange et désagréable, et toutnouveau pour lui… Il lui semblait qu’il était amoureux d’AnnaFiôdorovna, la cousine de Mme Choumîkhine, quiétait aussi en visite chez elle.

C’était une remuante, criarde et moqueusepetite dame d’une trentaine d’années, robuste, fraîche, rose, avecdes épaules rondes, un menton rond et gras, et qui avait, sur seslèvres minces, un perpétuel sourire. Elle n’était ni belle, nijeune : Volôdia le savait parfaitement. Mais il n’avait pas laforce de ne pas penser à elle, de ne pas la regarder, lorsque,jouant au croquet, elle roulait ses épaules rondes et remuait sondos droit, ou lorsque, après avoir beaucoup ri et couru, elle selaissait tomber dans un fauteuil, les yeux mi-clos, et haletait,comme si sa poitrine était à l’étroit. Elle était mariée. Son mari,architecte sérieux, venait une fois par semaine à la villa, ydormait tout son saoul et repartait. L’étrange sentiment commença,chez Volôdia, par une haine sans sujet pour cet architecte, et ilse réjouissait chaque fois qu’il retournait en ville.

Assis sous la tonnelle, pensant à l’examen dulendemain et à sa maman que l’on raillait, Volôdia ressentait unviolent désir de voir Nioûta (c’est ainsi que les Choumîkhineappelaient Anna Fiôdorovna), d’entendre son rire, le bruissement desa robe… Ce désir ne ressemblait pas à l’amour pur, poétique, qu’ilconnaissait par les romans, et auquel il rêvait chaque soir en secouchant. Ce désir était étrange, incompréhensible ; Volôdiaen avait honte et le redoutait comme quelque chose de très mal etd’impur qu’il est difficile de s’avouer à soi-même…

« Ce n’est pas de l’amour, se disait-il.On ne s’amourache pas de femmes de trente ans, mariées… Ce n’estque de la petite galanterie… Une simple petitegalanterie. »

Et, en pensant à cette petite galanterie, ilse rappelait sa timidité insurmontable, son manque de moustaches,ses rousseurs, ses yeux étroits. Il se plaçait, en pensée, près deNioûta et leur couple lui semblait impossible. Il s’empressaitalors de se rêver beau, hardi, spirituel, habillé à la dernièremode…

Au plus fort de sa rêverie, tandis que,courbé, les yeux à terre, il était assis dans un coin sombre de latonnelle, des pas légers retentirent. Quelqu’un marchait sans sepresser dans l’allée. Bientôt, les pas s’arrêtèrent, et quelquechose de blanc apparut.

« Y a-t-il quelqu’un ? »demanda une voix de femme.

Volôdia reconnut la voix et releva la têteavec effroi.

– Qui est là ? demanda Nioûta,entrant sous la tonnelle. Ah ! c’est vous, Volôdia ? Quefaites-vous ici ? Vous méditez ? Comment toujoursméditer, méditer, méditer ?… On peut en devenir fou !

Volôdia se leva et regarda Nioûta, effaré.Elle revenait de se baigner. Sur ses épaules étaient jetés un drapet une serviette-éponge. Sous un foulard de soie blanche passaientses cheveux mouillés, collés au front. Une odeur fraîche de rivièreet de savon aux amandes émanait d’elle. Elle était essouffléed’avoir marché vite. Le bouton du haut de sa robe n’était pasboutonné et le jeune homme voyait son cou et sa gorge.

– Pourquoi vous taisez-vous ?demanda Nioûta en regardant Volôdia. Il est impoli de se tairequand une dame vous parle. Quel lourdaud vous faites tout de même,Volôdia ! Vous restez toujours assis, vous vous taisez ;vous méditez comme une façon de philosophe. Il n’y a en vous nifeu, ni vie ! Vous êtes dégoûtant, ma parole !… À votreâge, il faut vivre, sauter, remuer, faire la cour aux femmes, êtreamoureux…

Volôdia regardait le drap que tenait une mainblanche et potelée. Il songeait.

– Il se tait !… fit Nioûta étonnée.C’est même singulier… Écoutez ; soyez un homme ! Souriez,au moins ! Fi, dégoûtant philosophe ! (Et elle se mit àrire.) Savez-vous, Volôdia, pourquoi vous êtes un lourdaud ?C’est parce que vous ne faites pas la cour aux femmes. Pourquoi nela leur faites-vous pas ? Il est vrai qu’il n’y a pas dedemoiselles ici. Mais rien ne vous empêche de faire la cour auxdames ! Pourquoi, par exemple, ne me faites-vous pas lacour ?

Volôdia écoutait, plongé dans de profondes etlourdes réflexions, et se grattait la tempe.

– Seuls se taisent et aiment la solitudeles gens très fiers, poursuivit Nioûta, écartant de la tempe lamain de Volôdia. Pourquoi regardez-vous en dessous ? Veuillezme regarder en face ! Allons, lourdaud !

Volôdia se décida à parler. Voulant sourire,sa lèvre inférieure se tira ; ses yeux clignèrent, et ilapprocha à nouveau la main de sa tempe.

– Je… je vous aime ! dit-ilenfin.

Nioûta releva les sourcils avec surprise et semit à rire.

– Qu’entends-je ? commença-t-elle àchantonner à la manière des chanteurs d’opéra qui entendent unechose effroyable. Comment ? Qu’avez-vous dit ?Répétez ! répétez !…

– Je… je vous aime ! répétaVolôdia.

Et sans aucune participation de sa volonté, necomprenant rien et ne réfléchissant à rien, il fit un demi-pas versNioûta et lui prit le bras au-dessus du poignet. Ses yeux setroublèrent et des larmes lui vinrent. Tout l’univers se transformapour lui en une grande serviette-éponge qui sentait le bain.

– Bravo ! bravo ! – et en mêmetemps un rire gai retentissait. Pourquoi vous taisez-vous ? Jeveux que vous parliez. Allons !

Voyant qu’on ne l’empêchait pas de tenir lebras, Volôdia regarda la figure rieuse de Nioûta et lui entouramaladroitement, incommodément, la taille de ses deux bras, enjoignant les mains derrière son dos. Il la tenait ainsi ;elle, les mains derrière sa nuque, montrant les fossettes de sescoudes, arrangeait ses cheveux sous le mouchoir de soie ; etelle dit d’une voix calme :

– Il faut, Volôdia, être adroit, aimable,gentil, et on ne peut le devenir que dans la société des femmes.Mais quelle laide, quelle méchante figure vous faites !… Ilfaut parler, rire… Oui, Volôdia, ne soyez pas un croquemitaine.Vous êtes jeune et vous aurez le temps de faire le philosophe.Allons, lâchez-moi. Je m’en vais. Lâchez-moi !

Elle se dégagea sans peine et sortit de latonnelle en fredonnant. Volôdia resta seul. Il lissa ses cheveux,sourit, fit le tour de la tonnelle, puis il s’assit sur le banc etsourit encore une fois. Il avait insupportablement honte. Ils’étonnait même que la honte humaine pût atteindre un tel degré dechaleur et de force. Il souriait, murmurait des mots sans suite etgesticulait.

Il avait honte que l’on se fût comporté aveclui comme avec un gamin ; honte de sa timidité ; hontesurtout d’avoir osé prendre par la taille une femme honnête, unefemme mariée, bien que son âge, son extérieur, sa position socialene lui en donnassent, lui paraissait-il, nul droit.

Il se leva brusquement, sortit de la tonnelle,et, sans se retourner, s’en fut au fond du jardin, loin de lamaison.

« Ah ! partir au plus tôtd’ici ! pensait-il, en se prenant la tête. Mon Dieu, au plusvite ! »

Le train que Volôdia et maman devaient prendrepartait à 8 h 40. Il y avait près de trois heures, jusqu’à cetemps-là, mais Volôdia serait parti sur-le-champ avec plaisir pourla gare sans attendre sa maman.

Sur les huit heures, il revint vers la maison.Toute son attitude exprimait la détermination : advienne quepourra ! Il résolut d’entrer hardiment, de regarder tout lemonde dans les yeux, de parler haut, en dépit de tout.

Il traversa la terrasse, la grande salle, lesalon, et s’y arrêta pour respirer. On prenait le thé à côté, dansla salle à manger. Mme Choumîkhine, maman et Nioûtaparlaient de quelque chose et riaient.

Volôdia prêta l’oreille.

« Je vous assure !… disait Nioûta.Je n’en croyais pas mes yeux ! Quand il commença à me faireune déclaration d’amour, et même, figurez-vous, me prit par lataille, je ne le reconnus plus. Et vous savez, il a unemanière !… Quand il a dit qu’il était amoureux de moi, il yavait dans son visage quelque chose de féroce, comme chez unTcherkesse.

– Pas possible ! s’exclama maman,partant d’un grand éclat de rire. Pas possible ! Comme il merappelle son père !

Volôdia prit la fuite et sortit au grandair.

– Comment peuvent-elles parler de celatout haut ! se demanda-t-il, joignant les mains et regardantle ciel avec terreur. Elles en parlent tout haut, de sang-froid…Maman riait aussi…, maman ! Mon Dieu, pourquoi m’as-tu donnéune mère pareille ! Pourquoi ?

Mais il fallait coûte que coûte rentrer à lamaison. Volôdia fit quelques tours dans l’allée, se calma un peu etentra.

– Pourquoi ne venez-vous pas à temps pourle thé ? lui demanda sévèrementMme Choumîkhine.

– Pardon, il est temps…, marmotta-t-ilsans lever les yeux, il est temps que je parte… Maman, il est déjàhuit heures.

– Pars seul, mon chéri, dit mamanindolente. Je reste coucher chez Lili. Adieu, chéri… Donne que jete bénisse…

Elle signa son fils et dit en français, ens’adressant à Nioûta :

– Il ressemble un peu à Lermontov…n’est-ce pas ?

Ayant pris congé de chacun tant bien que mal,sans regarder personne, Volôdia sortit de la salle à manger. Dixminutes après il marchait sur la route de la gare et en étaitheureux. Il n’avait plus ni honte ni peur. Il respirait à l’aise,librement.

À une demi-verste de la station, il s’assitsur une pierre et se mit à regarder le soleil plus qu’à moitiédisparu derrière le remblai. À la gare, quelques feux étaient déjàallumés. Un feu trouble, vert, approchait, mais on ne voyait pasencore le train. Il plaisait à Volôdia d’être assis et d’écouter lesoir tomber peu à peu. La pénombre de la tonnelle, les pas, l’odeurde bain, le rire, la taille de Nioûta, tout cela se présentait àson esprit avec une étonnante netteté et n’était plus si terribleni si grave qu’il lui avait semblé…

« Qu’importe !… Elle n’a pas retiréson bras, et elle riait quand je la tenais par la taille. Donc,cela lui plaisait. Si ce lui eût été désagréable, elle se seraitfâchée. »

Et maintenant Volôdia était navré de n’avoirpas eu assez de hardiesse, là-bas, sous la tonnelle.

Il regretta de partir si bêtement. Il étaitsûr que si l’occasion se représentait, il serait plus hardi etverrait les choses plus simplement.

Et il n’était pas difficile que l’occasion sereprésentât ! Chez les Choumîkhine, après le souper, on sepromène longtemps. Que Volôdia allât se promener avec Nioûta dansle jardin sombre, – voici l’occasion retrouvée !

« Je vais revenir, pensa-t-il, etpartirai demain par le premier train… Je dirai que j’ai manqué letrain. »

Et il revint.

Mme Choumîkhine, maman,Nioûta, et une des nièces jouaient au vinnte[29] sur la terrasse. Quand Volôdia,mentant, leur dit qu’il avait manqué le train, elles redoutèrentqu’il n’arrivât, le lendemain, trop tard pour son examen. Elles luiconseillèrent de se lever tôt. Tout le temps qu’elles jouèrent, ilresta assis à l’écart, examinant avidement Nioûta. Dans sa tête,son plan était déjà fait.

Il s’approcherait de Nioûta dans l’obscurité,la prendrait par la main et l’embrasserait. Il n’aurait rien à direpuisque tout cela serait compréhensible pour eux sans paroles.

Mais, après le souper, les dames n’allèrentpas au jardin et continuèrent à jouer aux cartes. Elles jouèrentjusqu’à une heure du matin et allèrent ensuite se coucher.

« Comme tout cela est bête ! sedisait Volôdia, ennuyé, en se mettant au lit. Mais ça ne fait rien.J’attendrai demain… Demain, j’irai encore sous la tonnelle. Peuimporte… »

Il ne tâchait pas de s’endormir ; ilrestait assis dans son lit, se tenant les genoux, et ilpensait.

L’idée de l’examen lui était désagréable. Ildécida qu’on le renverrait et qu’il n’y avait à cela riend’effrayant ; tout, au contraire, serait bien…, même trèsbien ! Demain, il serait libre comme l’air. Il mettrait deshabits civils. Il fumerait sans se cacher. Il reviendrait ici etferait la cour à Nioûta quand bon lui semblerait. Et il ne seraitplus un lycéen, mais un « jeune homme ». Et le reste, cequi s’appelle carrière, avenir, était si clair !… Volôdias’engagerait, deviendrait télégraphiste, ou, enfin, entrerait dansune pharmacie où il s’élèverait jusqu’à l’emploi de premierpréparateur. Il ne manque pas de situations ! Une heure passa,deux heures… Il était toujours assis et pensait…

Vers trois heures, quand le jour commençait àpoindre, la porte cria doucement et maman entra dans lachambre.

– Tu ne dors pas ? luidemanda-t-elle en bâillant. Dors… Je ne reste qu’une minute… Jeviens chercher des gouttes.

– Pourquoi faire ?

– Cette pauvre Lili a des spasmes… Dors,mon enfant. Demain, tu as un examen.

Elle prit dans le chiffonnier une fiole,s’approcha de la fenêtre, lut l’ordonnance attachée à la fiole, etsortit.

– Maria Léonntièvna, dit, une minuteaprès, une voix féminine, ce ne sont pas les gouttes qu’il fallait.C’est du muguet, et Lili demande de la morphine. Votre filsdort-il ? Demandez-lui de chercher…

C’était la voix de Nioûta. Volôdia eut unfrisson. Il passa son pantalon rapidement, jeta sur ses épaules sacapote et approcha de la porte…

– Vous comprenez, expliqua Nioûta à voixbasse, la morphine ! Ce doit être écrit en latin sur la fiole.Réveillez Volôdia ; il trouvera…

Maman ouvrit la porte et Volôdia aperçutNioûta. Elle avait la même blouse qu’en revenant de se baigner. Sescheveux, non coiffés, étaient épars sur ses épaules. Sa figureendormie paraissait brune dans la pénombre.

– Tiens, Volôdia qui ne dort pas…dit-elle. Volôdia, mon petit, cherchez la morphine dans lechiffonnier. C’est une vraie malédiction, cette Lili… Toujoursquelque chose.

Maman marmotta quelques mots, bâilla etsortit.

– Cherchez donc, dit Nioûta ;pourquoi restez-vous planté ?

Volôdia alla au chiffonnier, se mit à genouxet commença à remuer les fioles et les boîtes de médicaments. Sesmains tremblaient, et il avait la sensation que des vagues froidesparcouraient sa poitrine et ses entrailles. L’odeur de l’éther, del’acide phénique, et des diverses herbes, qu’il touchait au hasard,l’entêtait et le suffoquait.

« Il me semble, pensait-il, que maman estpartie. C’est bien, c’est bien… »

– Trouverez-vous bientôt ? demandaNioûta marquant de l’impatience.

– Tout de suite… Voilà, c’est je crois,la morphine, dit Volôdia, lisant sur l’une des étiquettes lecommencement du mot… Tenez !

Nioûta était sur le seuil, un pied dans lecorridor et l’autre dans la chambre. Elle mettait en ordre sescheveux, difficiles à arranger, tant ils étaient épais et longs, etelle regardait distraitement Volôdia. En sa blouse ample, lescheveux défaits, ensommeillée, dans la lumière pauvre du jour,venant du ciel pâle, mais que le soleil n’éclairait pas encore,elle parut à Volôdia désirable, magnifique… Séduit, tremblant detout son corps et se rappelant avec délices qu’il avait, sous latonnelle, tenu dans ses bras ce corps merveilleux, il lui donna lesgouttes en disant :

– Que vous êtes…

– Quoi ?

Elle entra dans la chambre et demanda ensouriant :

– Quoi ?

Il se tut et la regarda, puis, comme sous latonnelle, il la prit par le bras… Et elle le regardait, souriant etattendant ce qui allait arriver…

– Je vous aime… murmura-t-il.

Elle cessa de sourire, réfléchit etdit :

– Attendez, il me semble que quelqu’unvient. Oh ! ces lycéens, fit-elle à mi-voix, en allant vers laporte et regardant dans le couloir. Non, personne…

Elle revint.

Il parut ensuite à Volôdia que la chambre,Nioûta, l’aube et lui-même se fondaient en un unique sentiment debonheur aigu, extraordinaire, inconnu, pour lequel on peutsacrifier sa vie et endurer le tourment éternel. Mais en unedemi-minute tout disparut. Volôdia ne vit plus qu’une grossefigure, laide, déformée par un sentiment de répulsion, et il sentittout à coup, lui-même, de la répulsion pour ce qui venait de sepasser.

– Pourtant, il faut que je m’en aille…dit Nioûta regardant Volôdia avec dégoût. Vous m’êtes odieux…vilain caneton !

Comme Volôdia trouvait affreux maintenant seslongs cheveux, sa blouse large, ses pas, sa voix… « Vilaincaneton, pensait-il quand elle partit. Véritablement, je suis laid…Tout est laid. »

Le soleil, à présent, se levait. Les oiseauxchantaient bruyamment. On entendait, au jardin, marcher lejardinier et grincer sa brouette… Peu après, on entendit lemeuglement des vaches et le pipeau du berger. La lumière du soleilet les bruits du dehors disaient qu’il existe quelque part une viepure, exquise, poétique. Mais où est-ce ? Ni maman, ni lesgens de son entourage n’en avaient jamais parlé à Volôdia.

Quand le domestique vint le réveiller pour letrain du matin, il fit semblant de dormir.

– Qu’il aille au diable ! sedit-il.

Il se leva vers onze heures. En se peignant,voyant dans la glace sa figure laide, pâlie par une nuit sanssommeil, il pensa :

« C’est vrai, je ne suis qu’un vilaincaneton. » Quand maman le vit et s’effara de ce qu’il ne fûtpas à l’examen, Volôdia lui dit :

– Je ne me suis pas réveillé,maman ; mais ne vous inquiétez pas ; je fournirai uncertificat de médecin.

Mme Choumîkhine et Nioûtas’éveillèrent vers une heure après midi. Volôdia entenditMme Choumîkhine ouvrir sa fenêtre avec bruit etNioûta répondre à sa voix dure par un rire en cascade. Il vit laporte de la salle à manger s’ouvrir, et s’allonger vers elle lalongue file des nièces et des commensaux, parmi lesquels samaman ; puis il vit passer Nioûta, souriante et lavée et, àcôté d’elle, les sourcils noirs et la barbe de l’architecte, quivenait d’arriver.

Nioûta avait une robe petite-russienne qui nelui allait pas et l’enlaidissait. L’architecte fit des calemboursplats et pesants. Il sembla à Volôdia que dans les côtelettes quel’on servit, il y avait trop d’oignon. Il lui parut aussi queNioûta faisait exprès de rire fort et de regarder de son côté, pourlui donner à entendre que le souvenir de la nuit ne la troublaitnullement et qu’elle ne remarquait pas la présence à table duvilain caneton.

Vers quatre heures, Volôdia partit avec samaman pour la gare. Les souvenirs troubles, la nuit sans sommeil,le renvoi prochain, les remords, tout suscitait maintenant en luiune fureur sinistre. Il regardait le profil allongé de maman, sonpetit nez, son imperméable, un cadeau de Nioûta, et ilmurmura :

– Pourquoi vous poudrez-vous ? Celane convient pas à votre âge ! Vous vous fardez, vous ne payezpas vos dettes de jeu, vous fumez le tabac des autres… C’estrépugnant ! Je ne vous aime pas… ne vous aime pas !

Il l’insultait et, elle, effrayée, terrifiée,remuait ses petits yeux, levait ses petites mains etbalbutiait :

– Qu’est-ce qui te prend, mon ami !Mon Dieu, le cocher va entendre ! Tais-toi, ou le cocher vaentendre ! Il peut tout entendre.

– Je ne vous aime pas… ne vous aimepas ! continua-t-il suffoquant. Vous êtes sans mœurs, sanscœur… Ne prenez plus cet imperméable ! vous entendez ! ouje le mettrai en lambeaux…

– Reviens à toi, mon enfant ! ditmaman sanglotante. Le cocher entend.

– Où est passée la fortune de monpère ? Où est votre argent ? Vous avez toutgaspillé ! Je ne rougis pas de ma pauvreté, mais j’ai honted’avoir une mère pareille… Quand mes camarades me parlent de vous,je rougis toujours. »

Il y avait deux stations jusqu’à la gare.Volôdia resta tout le temps sur la plate-forme du wagon, tremblantde tons ses membres. Il ne voulait pas entrer dans le compartimentparce que sa mère, qu’il haïssait, y était. Il se haïssaitlui-même, haïssait les contrôleurs, la fumée de la locomotive, lefroid auquel il attribuait ses frissons. Et plus lourd il en avaitsur le cœur, plus il sentait qu’il existe quelque part dans lemonde, chez des gens ignorés de lui, une vie pure, noble, aisée,élégante, pleine d’amour, de caresses, de gaîté, de liberté !…Il sentait cela et en éprouvait tant de peine qu’un voyageur,l’ayant regardé fixement, lui demanda s’il avait mal aux dents.

En ville, maman et Volôdia habitaient chezMaria Pétrôvna, dame noble, qui avait un grand appartement et ensous-louait une partie. Maman louait deux chambres. Elle occupaitl’une, qui avait des fenêtres, où elle avait son lit, et où il yavait aux murs deux tableaux dans des cadres dorés ; Volôdiahabitait l’autre, contiguë, petite et obscure. Il y avait un canapésur lequel il dormait, et sauf ce canapé, nul autre meuble. Lachambre était encombrée de corbeilles en osier remplies de robes,de cartons à chapeaux, et de toute sorte de vieilleries que mamangardait, on ne sait pourquoi ; Volôdia faisait ses devoirsdans la chambre de maman ou dans la salle commune, – c’est ainsiqu’on appelait la grande salle où tous les pensionnaires seréunissaient au moment des repas et le soir.

Revenu à la maison, il se coucha sur soncanapé et se couvrit d’une couverture pour faire tomber sa fièvre.Les cartons à chapeaux, les corbeilles, les hardes lui rappelèrentqu’il n’avait pas de chambre à lui, pas d’abri où il pût se garderde maman, de ceux qui venaient la voir et des voix que l’onentendait maintenant dans la « salle commune ». Son sacd’écolier, les livres répandus dans tous les coins, lui rappelèrentl’examen auquel il n’était pas allé… Sans raison aucune, il seressouvint de Menton où il avait vécu avec son père, quand il avaitsept ans. Il se ressouvint de Biarritz et de deux fillettesanglaises avec lesquelles il courait sur le sable… Il voulut serappeler la couleur du ciel et de l’océan, la hauteur des vagues etson humeur d’alors, mais il n’y parvint pas. Les fillettesanglaises passèrent vivantes devant ses yeux. Tout le restes’emmêla, se brouilla, s’effaça.

« Non, se dit-il, il fait froidici. »

Il se leva, prit sa capote et entra dans lasalle commune.

On y buvait le thé. Autour du samovar setrouvaient trois personnes : maman, une maîtresse de musique,vieille dame à lorgnon d’écaille, et Augustin Mikhaïlovitch, vieuxFrançais très gros, employé dans une fabrique de parfumerie.

– Je n’ai pas dîné, disait maman ;il faudrait envoyer la femme de chambre prendre du pain.

– Douniâcha ! cria le Français.

La propriétaire avait justement envoyéDouniâcha faire une course.

– Oh ! ça ne fait absolument rien,dit le Français avec un large sourire. Je vais tout de suitechercher du pain moi-même.

Il posa son cigare âcre et puant en une placeapparente, mit son chapeau et sortit. Après son départ, mamanraconta à la maîtresse de musique comme elle avait passéagréablement son temps chez les Choumîkhine et y avait été bienaccueillie.

– Lili Choumîkhine est ma parente,disait-elle. Feu son mari, le général Choumîkhine, était cousin dumien. Elle est née baronne Kolb…

– Maman, ce n’est pas vrai ! ditVolôdia nerveusement ; pourquoi mentir ?

Il savait parfaitement que maman disaitvrai.

Dans ce qu’elle disait du général Choumîkhineet de sa femme, née baronne Kolb, il n’y avait pas un mot de faux.Mais il sentait que, malgré tout, elle mentait. Le mensonge sesentait dans sa façon de parler, dans l’expression de son visage,dans son regard, dans tout.

– Vous mentez ! répéta Volôdia, etil donna sur la table un coup de poing si violent que toute lavaisselle trembla et que le thé de maman se répandit. Queparlez-vous de généraux et de baronnes ? Tout estfaux !

La maîtresse de musique, confuse, toussa dansson mouchoir, faisant mine d’avoir avalé de travers, et maman semit à pleurer.

– Où aller ? pensa Volôdia.

Il était déjà allé dans la rue ; allerchez ses camarades, la honte l’en empêchait. Il se rappela denouveau, sans sujet, les deux fillettes anglaises… Il marcha delong en large dans la salle commune, puis entra dans la chambred’Augustin Mikhaïlovitch. Il y traînait une forte odeur d’huilesaromatiques et de savon à la glycérine. Sur la table, sur le reborddes fenêtres, et même sur les chaises se trouvait une multitude defioles et de tubes à essai avec des liquides multicolores.

Volôdia prit sur la table un journal, ledéplia et lut le titre : le Figaro. Le journalrépandait une odeur agréable et forte. Puis Volôdia prit, sur latable, un revolver.

– Bah ! n’y faites pas attention,disait dans la pièce voisine la maîtresse de musique, consolantmaman. Il est encore si jeune ! À cet âge, les jeunes gens sepermettent tant de choses ! Il faut en prendre son parti.

– Non, Evguènia Andréiévna, il est tropperverti, dit maman d’une voix traînante. Il n’a personne d’âgéauprès de lui ; et je suis faible, et ne puis rien. Oh !je suis malheureuse !

Volôdia mit le canon du revolver dans sabouche, tâta quelque chose, la gâchette ou le chien, et pressa avecle doigt… Puis il tâta encore quelque chose de saillant, et pressaencore une fois… Ayant retiré le canon de sa bouche, il l’essuyaavec le pan de sa capote et contempla la platine. Jamais auparavantil n’avait eu une arme en mains…

« Il me semble qu’il faut relever ça, sedit-il. Oui, il me semble… »

Augustin Mikhaïlovitch rentra dans la sallecommune et se mit à raconter quelque chose en riant très fort…Volôdia remit le canon dans sa bouche, le serra entre ses dents etpressa quelque chose avec le doigt. Une détonation retentit…

Quelque chose frappa Volôdia à la nuque avecune force effroyable et il tomba sur la table, la figure droit surles verres et les fioles. Puis il vit son père, en chapeau haut deforme avec un large crêpe, tel qu’il portait, à Menton, le deuild’une dame inconnue, le saisir tout à coup dans ses deuxbras ; et ils tombèrent tous deux dans un abîme très sombre ettrès profond.

Puis, tout se brouilla et disparut…

1887.

FIN

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