Une banale histoire

UN DÉSAGRÉMENT

Le médecin de zemstvo, Grigôry IvânovitchOvtchînnikov, homme de trente-cinq ans, malingre et nerveux, connude ses confrères par des petits ouvrages de statistique médicale etpar son vif attachement à ce qu’on appelle les « questionspratiques », faisait un matin sa visite dans les salles de sonhôpital. Comme d’habitude, son infirmier, l’officier de santéMikhaïl Zakhârovitch, le suivait. C’était un homme âgé, à figuregrosse, aux cheveux plats et gras, avec une boucle d’oreille.

À peine le docteur eut-il commencé sa visite,une menue circonstance lui parut très suspecte. Le gilet de soninfirmier était gondolé de plis bien que Mikhaïl Zakhârovitchl’arrangeât et le tirât par moments. Sa chemise était froissée etse gondolait aussi. Sur sa longue redingote noire, sur sonpantalon, et même sur sa cravate, du duvet blanchissait… Évidemmentl’infirmier ne s’était pas déshabillé de la nuit, et, à en jugerpar l’expression avec laquelle il tirait son gilet et arrangeait sacravate, ses habits le gênaient ; le docteur le regardafixement et comprit : l’infirmier ne titubait pas, répondaitaux questions, mais sa figure mornement hébétée, ses yeux troubles,le tremblement qui courait sur son cou et sur ses mains, ledésordre de ses habits et, principalement, la tension sur soi-mêmeet le désir de cacher son état, témoignaient qu’il ne venait que dese lever, qu’il n’avait pas assez dormi, et qu’il était ivre,lourdement ivre depuis la veille…

Il était au moment douloureux où l’ivressetombe ; il souffrait et était manifestement très mécontent delui-même.

Le docteur qui, pour de bonnes raisons,n’aimait pas l’infirmier, ressentit une violente envie de luidire : « Je le vois, vous êtes ivre. » Le gilet, laredingote à longs pans, la boucle d’oreille de son aide lui furenttout à coup odieux ; mais il retint son mauvais sentiment etdit, doucement et poliment comme toujours :

– A-t-on donné du lait àGuérâssime ?

– Oui, monsieur, on en a donné, réponditMikhaïl Zakhârovitch, doucement aussi.

En parlant avec Guérâssime, le docteur regardasa feuille de température et éprouva un nouvel afflux dehaine ; il retint sa respiration pour ne pas parler, mais n’ytint pas et demanda grossièrement, en étouffant :

– Pourquoi la température n’est-elle pasinscrite ?

– Elle l’est, monsieur, dit doucementMikhaïl Zakhârovitch.

Mais ayant regardé la feuille, et s’étantrendu compte qu’en effet la température n’était pas inscrite, illeva les épaules avec gêne et murmura :

– Je ne sais, c’est sans doute NadèjdaÔssipovna…

– Celle d’hier soir non plus n’est pasinscrite, reprit le docteur ; vous ne faites que vous enivrer,le diable vous emporte !… Vous êtes saoul maintenant comme unsavetier ! Où est Nadèjda Ôssipovna ?

La sage-femme, Nadèjda Ôssipovna, n’était pasdans les salles, bien qu’elle dût assister chaque jour aux visites.Le docteur regarda autour de lui, et il lui parut que la sallen’était pas faite, et que tout se gonflait, se fripait et étaitcouvert de duvet, comme le gilet de l’infirmier. Il voulut arracherson tablier, crier, tout quitter, cracher de dépit et s’enaller.

Après Guérâssime vint un malade de chirurgieavec un phlegmon de toute la main droite, auquel il fallait faireun pansement. Le docteur s’assit devant lui sur un tabouret etsoigna sa main.

« Ils ont fait la noce hier pour unanniversaire, pensa-t-il, en défaisant lentement lepansement ; attendez, je vais vous les faire voir, moi, lesanniversaires ! Mais que puis-je ? Je ne peuxrien ! »

Il sentit sur la main enflée et pourpre unabcès, et demanda :

– Un scalpel.

Mikhaïl Zakhârovitch, essayant de montrerqu’il était ferme sur ses jambes et était capable de travailler, seprécipita et tendit rapidement le scalpel.

– Pas celui-là ! Un des neufs, ditle docteur. L’infirmier trottina vers la table, sur laquelle setrouvait la boîte aux pansements et se mit à chercher dedans,affairé. Il chuchota longtemps avec les filles de salle, ramena laboîte sur la table, tâtonna, laissa tomber deux fois quelque chose,et le docteur, assis, attendait, ressentant dans le dos une forteirritation à cause du chuchotement et du fourragement.

– Sera-ce bientôt ?demanda-t-il ; vous les avez probablement oubliés en bas…

L’infirmier courut vers le docteur, luiprésenta deux scalpels, mais il n’y prit pas garde et souffla deson côté.

– Ce ne sont pas ceux-là ! dit ledocteur irrité. Je vous dis en langue russe : donnez-m’en desneufs. D’ailleurs, retirez-vous et allez dormir ; vous sentezcomme un cabaret. Vous n’êtes pas responsable !

– Quels couteaux vous faut-ilencore ? demanda l’infirmier, irrité lui aussi, et haussantlentement les épaules.

Il était mécontent de lui et avait honted’être l’objet de l’attention des malades et des filles de salle,et, pour montrer qu’il n’avait pas honte, il sourit, gêné, etrépéta :

– Quels couteaux voulez-vousdonc ?

Le docteur sentit des larmes dans les yeux etun tremblement dans les doigts. Il fit un effort sur lui-même etdit d’une voix tremblante :

– Allez dormir ! Je ne veux pasparler à un ivrogne…

– Vous ne pouvez me reprendre que pourmon service, reprit l’infirmier ; et si, admettons-le, j’aibu, personne n’a le droit de me le reprocher. Fais-je monservice ?… Qu’avez-vous besoin de plus ? Je fais monservice !

Le docteur bondit et, sans se rendre compte deses mouvements, déploya le bras et frappa l’infirmier de toute saforce dans la figure… Il ne comprenait pas pourquoi il faisaitcela, mais éprouva un grand plaisir, parce que le coup était arrivéen plein visage, et que cet homme sévère, positif, marié, pieux, etqui se faisait une haute idée de lui-même, oscilla, sursauta commeune balle, et s’assit sur le tabouret. Il voulut passionnément lefrapper encore une fois ; mais, voyant près de la facedétestée les figures pâles et apeurées des filles de salle, ilcessa d’éprouver du plaisir ; il agita la main et s’enfuithors de la salle.

Dans la cour, il rencontra Nadèjda Ôssipovnaqui allait à l’hôpital. C’était une fille de vingt-sept ans, àfigure jaune pâle, les cheveux sur le dos. Sa robe d’indienne roseétait fortement serrée dans le bas, et ses pas étaient menus etpressés. Elle faisait froufrouter sa robe, roulait ses épaules enmesure à chaque pas et secouait la tête comme si elle fredonnaitquelque chose de gai.

– Ah ! l’ondine ! pensa ledocteur en se rappelant qu’on taquinait la sage-femme de ce nom-là.Et il eut plaisir à penser qu’il allait à l’instant rabrouer cettecoquette amoureuse d’elle-même, et qui marchait à petits pas.

– Où étiez-vous perdue ? cria-t-ilen la joignant. Pourquoi n’êtes-vous pas à l’hôpital ? Lestempératures ne sont pas prises ; partout il n’y a quedésordre ; l’infirmier est ivre ; vous dormez jusqu’àmidi… Cherchez une autre place ; vous n’avez plus de serviceici !

Revenu chez lui, le docteur arracha sontablier blanc et la serviette qui le ceignait, jeta l’un et l’autreavec colère dans un coin, et se mit à marcher dans son cabinet.

« Mon Dieu, quelles gens ! Quellesgens ! fit-il, ce ne sont pas des aides, mais des ennemis dutravail ! Je n’ai plus la force de servir. Je ne peuxpas ! Je vais partir ! »

Son cœur battait avec force ; iltremblait et voulait pleurer, et, pour changer ses sensationsennuyeuses, il se calma à la pensée qu’il avait raison et qu’ilavait bien fait de frapper l’infirmier. D’abord, songeait ledocteur, il est mal que cet infirmier ne soit pas entré à l’hôpitalsimplement, mais par la protection de sa tante, qui était bonned’enfants chez le président de la Commission. Qu’il était dégoûtantde voir cette femme influente, lorsque, venant se faire soigner,elle se tenait à l’hôpital comme chez elle et prétendait qu’on lafît passer avant tout le monde ! L’infirmier est peudiscipliné, il sait très peu de chose et ne comprend pas du tout cequ’il sait. Il n’est pas sobre. Il est insolent, malpropre ;il accepte de l’argent des malades ; il vend en cachette lesmédicaments du zemstvo. Tous savent aussi qu’il fait de laclientèle et soigne les maladies secrètes des jeunes bourgeois enemployant des remèdes à lui. Si encore ce n’était qu’un charlatancomme il y en a beaucoup ; mais c’est un charlatan convaincu,et qui proteste à sa manière, en cachette ! Il pose encachette des ventouses aux malades du dehors, les soigne, assisteaux opérations, les mains sales, touche les plaies avec une sondesale. Cela suffisait à marquer combien il méprisait hardiment etprofondément la médecine du docteur avec sa science et sa rigueur.Quand ses doigts ne tremblèrent plus, le docteur s’assit à sa tableet se mit à écrire une lettre au président de la Commission.

« Estimé Liève Trofîmovitch,

« Si au reçu de cette lettre, laCommission ne renvoie pas l’infirmier Smirnôvski et ne me donne pasle droit de choisir moi-même mes aides, je me verrai contraint (nonsans regrets assurément) de vous prier de ne plus me compter commemédecin de l’hôpital de N…, et de vous occuper à me trouver unsuccesseur.

« Mes respects à Lioûbov Fiôdorovna et àIousse.

« Respectueusement.

« G. OVTCHÎNNIKOV. »

Ayant relu sa lettre, le docteur la trouvabrève et pas assez froide. De plus, des respects à LioûbovFiôdorovna et à Iousse (on taquinait ainsi le plus jeune fils duprésident), dans une lettre officielle étaient plus quedéplacés[20].

« Que diable vient faire ici ceIousse ? » pensa le docteur.

Il déchira la lettre et se mit à en méditerune autre :

« Honoré monsieur… » pensait-il ens’asseyant près de la fenêtre ouverte et regardant une cane et sescanetons qui, se dandinant et se heurtant les uns les autres, sehâtaient sur la route, sans doute vers l’étang. L’un des canetonsramassa en chemin quelque boyau, s’engoua avec et poussa un criinquiet. Un autre caneton accourut, lui arracha le boyau du bec, ets’engoua aussi… Loin de là, près de la barrière, dans une ombredentelée que jetaient sur l’herbe les jeunes tilleuls, rôdait lacuisinière, Dâria. Elle cueillait de l’oseille pour la soupe… Onentendait des voix. Le cocher Zôte, un paquet à la main, etManoûïlo, le garçon de l’hôpital, se tenaient près de la barrière,causant de quelque chose, et riaient.

« Ils rient parce que j’ai frappél’infirmier, pensa le docteur ; aujourd’hui même tout ledistrict va savoir ce scandale… Donc je mets « Honorémonsieur, si notre Commission ne renvoie pas… »

Le docteur savait très bien que la Commissionne le changerait en aucun cas pour un infirmier et qu’elleconsentirait plutôt à n’avoir aucun infirmier qu’à le perdre.Évidemment, au reçu de la lettre, Liève Trôfîmovitch accourraitimmédiatement chez lui en troïka et commencerait :

– Qu’allez-vous inventer, monpetit ? Ma tourterelle, qu’est-ce donc ? Le Christ soitavec vous ! Pourquoi cela ? À quel propos ? Oùest-il ? Qu’on me l’amène, la canaille ! Il fautabsolument le chasser. Que demain le gredin ne soit plusici !

Puis Liève Trôfîmovitch dînerait avec ledocteur et, après le dîner, s’étendrait sur le canapé framboise, leventre en l’air. Il couvrirait sa figure d’un journalet ronflerait. Après avoir dormi, il boirait du thé, et emmèneraitle docteur chez lui pour y coucher. Et toute l’histoire finiraitainsi : l’infirmier resterait à l’hôpital et le docteur nedonnerait pas sa démission.

Mais le docteur, du fond de l’âme, désiraitune autre solution. Il voulait que la tante de l’infirmier eût ledessus et que la Commission, sans égard pour son service dedix-huit années, acceptât sa démission sans discussion et même avecplaisir. Il songeait comment il quitterait l’hôpital auquel ilétait habitué, quelle lettre il écrirait au journal Vratch (leMédecin) et quelle adresse de sympathie ses confrères luiprésenteraient…

L’ondine apparut sur le chemin. Marchant menuet froufroutant, elle s’approcha de la fenêtre etdemanda :

– Grigôry Ivânytch[21],ferez-vous vous-même la consultation, ou ordonnez-vous de la fairesans vous ?

Mais ses yeux disaient :

« Tu t’es emporté, et maintenant tu escalmé et tu as honte ; je suis magnanime et ne le remarquepas. »

– Bien, tout de suite, dit ledocteur.

Il reprit son tablier, se ceintura de laserviette et retourna à l’hôpital. « C’est mauvais de m’êtreenfui après l’avoir frappé…, pensait-il en chemin ; j’ai eul’air d’avoir honte ou peur. J’ai agi comme un collégien, c’esttrès mauvais. »

Il lui semblait que quand il entrerait dans lasalle, les malades se sentiraient gênés et que lui-même auraithonte. Mais quand il entra, les malades étaient tranquillementcouchés et ne firent pas attention à lui. La figure de Guérâssime,le tuberculeux, exprimait une complète indifférence et semblaitdire : « Il ne t’a pas satisfait, tu l’as un peuredressé ; on ne peut pas faire autrement, petitpère. »

Le docteur ouvrit deux abcès sur la mainpourpre de Guérâssime et lui fit un pansement. Puis il alla dans lasection des femmes où il fit à une femme une opération sur l’œil.Tout le temps l’ondine le suivait, et l’aidait comme si rien nes’était passé et comme si tout était bien. Après la visite dessalles, la consultation des malades externes commença. Dans lepetit cabinet du docteur, la fenêtre était grande ouverte. Il nefallait que s’asseoir sur l’appui de la fenêtre et se pencher unpeu pour voir, à une toise au-dessous, l’herbe nouvelle. Il y avaiteu, la veille, une forte pluie d’orage et l’herbe était un peubattue et lustrée. Le sentier qui serpente non loin de la fenêtreet mène au ravin, semble lavé. Lavés eux aussi, des tessons brisésde la pharmacie jouent au soleil, et lancent des rayons aveuglants.Au loin, derrière le sentier, se pressent de jeunes sapins, vêtusde leurs vastes robes vertes ; derrière eux se dressent lesbouleaux avec leurs troncs blancs comme papier. Et à travers laverdure des bouleaux agitée par le vent, on voit le ciel bleuinfini. Quand on regarde par la fenêtre, les sansonnets quisautillent sur le sentier tournent vers la fenêtre leurs becsstupides et pensent : « Faut-il ou ne faut-il pas avoirpeur ? » Et, ayant décidé d’avoir peur, ils s’élancent unà un vers les cimes des bouleaux avec un cri joyeux, comme s’ils sejouaient du docteur, qui ne sait pas voler… À travers la lourdeodeur de l’iodoforme, on sent la fraîcheur et la senteur du jourprintanier. Il fait bon respirer.

– Anna Spiridônova, appelle ledocteur.

Une jeune paysanne, en robe rouge, entre dansle cabinet et se signe devant l’icône.

– Où souffres-tu ? demande ledocteur.

La paysanne, d’un air soupçonneux, cligne del’œil vers la porte par où elle est entrée et vers celle qui donnedans la pharmacie ; elle s’approche du docteur et luichuchote :

– Je n’ai pas d’enfants !

– Ceux qui ne sont pas encore inscrits,crie de la pharmacie l’ondine, venez vous faire inscrire !

« C’est déjà un animal parce qu’il m’aobligé de le frapper, pense le docteur, en auscultant lapaysanne ; de ma vie, je ne me suis battu. »

Anna Spiridônova se retire. Après elle seprésente un vieux, qui a une mauvaise maladie, puis une femme avectrois enfants, ayant la gale, et la besogne bat son plein.L’infirmier ne se montra pas.

Derrière la porte de la pharmacie, l’ondinefroufroutante, remuant des pots, fredonnait gaiement. Elle entraità tout instant dans le cabinet pour aider le docteur pendant uneopération ou prendre des ordonnances, l’air comme si tout allaitbien.

« Elle est contente que j’aie frappél’infirmier, songeait le docteur, écoutant la voix de lasage-femme. Ils sont ensemble comme chien et chat ; ce serapour elle une fête si on le renvoie. Les filles de salle aussi,semble-t-il, sont contentes… Comme c’est répugnant. »

Au plus fort de la consultation, il sembla audocteur que la sage-femme, que les filles de salle et que même lesmalades, faisaient exprès de prendre un air indifférent et gai. Ilssemblaient comprendre qu’il avait honte et souffrait ; mais,par délicatesse, ils faisaient mine de ne pas s’en apercevoir. Etlui, voulant montrer qu’il n’avait pas du tout honte, cria aveccolère :

– Eh ! là ! fermez laporte ; ça fait un courant d’air.

Mais il avait honte et se sentaitoppressé.

Ayant consulté quarante-cinq malades, ilpartit de l’hôpital sans se dépêcher. La sage-femme qui avait déjàeu le temps de passer chez elle et de jeter sur ses épaules uneécharpe ponceau vif, la cigarette à la bouche et une fleur dans sescheveux défaits, se hâtait de quitter l’hôpital, apparemment pouraller faire de la clientèle, ou aller en visites. Au seuil del’hôpital des malades restaient assis, se chauffant au soleil. Lessansonnets faisaient leur ramage, comme avant, et attrapaient deshannetons. Le docteur regardait de côté et d’autre, et pensait queparmi ces vies égales et sans souci, deux vies seulement faisaientdisparate et ne valaient rien : la sienne et celle del’infirmier, pareilles à deux touches de piano abîmées.

L’infirmier s’était probablement couché pourcuver son ivresse, mais il n’arrivait pas à s’endormir à l’idéequ’il était en faute, qu’il était humilié, et allait perdre saplace. Sa situation est douloureuse. Le docteur qui n’avait jamaisbattu personne était comme s’il avait perdu son innocence. Iln’accusait plus l’infirmier et ne se disculpait pas, mais devenaitperplexe : comment avait-il pu se faire que lui, homme commeil faut, qui n’avait jamais battu même un chien, eût pu frapperquelqu’un ? Revenu dans son cabinet, le docteur s’étendit surle canapé, la figure tournée vers le dossier, et se mit à penserainsi :

« C’est un mauvais homme qui ne fait pasl’affaire. Depuis trois années qu’il est là, j’en ai amassé dansmon cœur ; cependant mon acte est injustifiable ; j’aiusé du droit du plus fort. C’est mon subordonné ; il était enfaute et était ivre, mais moi, son chef, j’avais raison, et jen’avais pas bu… J’étais le plus fort. Ensuite, je l’ai frappédevant des gens qui me regardent comme une autorité ; en sorteque je leur ai donné un exemple détestable… »

On appela le docteur pour dîner. Il mangeaquelques cuillerées de soupe aux choux, et, s’étant levé de table,retourna s’étendre sur le canapé.

« Que faire à présent ? se remit-ilà penser. Il faut lui donner satisfaction au plus tôt… Mais dequelle façon ?… Il considère, en homme pratique, le duel commeune bêtise et ne le comprend pas. Si je lui faisais des excusesdans cette même salle, devant les malades et les filles de salle,ces excuses me satisferaient seul, et pas lui ; c’est unmauvais homme : il regardera ces excuses comme de la comédieet comme une crainte qu’il ne se plaigne de moi aux autorités. Deplus, ces excuses détruiront à fond la discipline de l’hôpital… Luioffrir de l’argent ? Non, c’est immoral. Et cela ressembleraità une rançon… Supposons maintenant que l’on s’adresse à nos chefsdirects pour résoudre la question, autrement dit à la Commission…Elle pourrait me donner un blâme, ou me renvoyer… Mais ils neferont pas cela. Et il ne convient absolument pas de mêler laCommission aux affaires intimes de l’hôpital ; elle n’a, àproprement parler, aucun droit de le faire… »

Trois heures après le dîner, le docteur allase baigner à l’étang ; il pensait :

« Ne dois-je pas agir comme tous le fonten pareil cas ?… Autrement dit, qu’il se plaigne autribunal ! Je suis indiscutablement coupable, je ne medéfendrai pas, et le juge de paix me condamnera à la prison. Decette façon, l’offensé sera content, et ceux qui me comptent pourune autorité verront que j’ai eu tort. »

Cette idée lui sourit. Il s’en réjouit et semit à penser que la question était heureusement tranchée et qu’ilne pouvait y avoir une solution plus équitable.

« Eh bien, c’est parfait !songeait-il, en entrant dans l’eau et regardant une multitude depetits carassins dorés fuir à son approche. Qu’il se plaigne !C’est d’autant plus commode pour lui que nos relations de servicesont déjà rompues ; l’un de nous deux ne peut plus rester àl’hôpital. »

Le soir, le docteur ordonna d’atteler sapetite voiture pour aller jouer au vinnte (sorte de whist)chez le chef de recrutement.

Quand, tout à fait prêt à partir, ayant déjàson chapeau et son pardessus, il se tenait au milieu de son cabinetet mettait ses gants, la porte extérieure s’ouvrit en grinçant, etquelqu’un entra sans bruit dans l’antichambre.

– Qui est là ? demanda ledocteur.

– C’est moi, monsieur…, réponditl’arrivant d’une voix sourde.

Le cœur du docteur battit tout à coup ;il devint tout froid de honte et d’une peur incompréhensible.L’infirmier, Mikhaïl Zakhârytch, (c’était lui) toussa doucement etentra timidement.

Après un peu de silence, il dit d’une voixbasse et contrite :

– Pardonnez-moi, GrigôryIvânytch !

Le docteur se troubla, ne sachant que dire. Ilcomprit que l’infirmier venait s’excuser non par humilitéchrétienne, ni pour humilier par là son offenseur ; il nevenait que par calcul : « Je ferai un effort surmoi-même, je demanderai pardon, et, peut-être, ne me chassera-t-onpas, ne me privera-t-on pas de mon gagne-pain… » Que peut-il yavoir de plus offensant pour la dignité humaine ?

– Pardonnez-moi…, répéta l’infirmier.

– Écoutez…, prononça le docteur, tâchantde ne pas le regarder, et ne sachant toujours que dire. Écoutez… Jevous ai offensé, et… et je dois endurer une punition, et voussatisfaire… Vous n’admettez pas le duel… Moi non plus, du reste… Jevous ai offensé ; vous pouvez déposer une plainte chez le jugede paix ; je serai puni… Mais rester tous deux ici, cela ne sepeut pas… L’un de nous, vous ou moi, doit partir. (Mon Dieu,s’effara le docteur, je ne dis pas ce qu’il faut dire ; commec’est bête, bête !) Bref, déposez une plainte ! Nous nepouvons plus servir dans le même hôpital ! Vous ou moi…Déposez une plainte dès demain !

L’infirmier regarda le docteur en dessous, etdans ses yeux foncés et troubles s’alluma le mépris le plussincère. Il considérait le docteur comme un être peu pratique,comme un enfant capricieux, mais à présent il le méprisait pour sontremblement, pour l’agitation incompréhensible de sa parole…

– Je la déposerai, dit-il sombrement etméchamment.

– Bien, déposez-la.

– Vous pensez que je ne la déposeraipas ? Je la déposerai ! Vous n’avez pas le droit debattre les gens. Oui, vous devez avoir honte ! Seuls lesmoujiks ivres se battent et battent les autres, mais vous, vousêtes un homme instruit…

Dans la poitrine du docteur se réveilla tout àcoup toute sa haine ; il cria d’une voix altérée :

– Sortez d’ici !

L’infirmier sortit à regret (il semblaitvouloir dire encore quelque chose) ; il s’arrêta pensif dansl’antichambre, et, ayant médité quelque chose, il sortit…

« Comme c’est bête, bête ! murmurale docteur, après son départ. Comme tout cela est bête etplat ! »

Il sentait qu’il venait de se conduire avecl’infirmier, comme un enfant ; il comprenait que toutes sesidées de jugement étaient déraisonnables, ne tranchaient pas laquestion, mais la compliquaient.

« Comme c’est bête ! pensait-il,assis dans sa voiture, puis en jouant au vinnte chez lechef du recrutement ; suis-je donc si peu instruit et sais-jesi peu de la vie, que je ne sois pas en état de résoudre cettesimple question ? Que faire ? »

Le lendemain matin, le docteur vit la femme del’infirmier qui montait en charrette pour aller quelque part ;il pensa : « Elle va chez sa tante ; bien qu’elle yaille ! »

L’hôpital n’avait plus d’infirmier. Il fallaiten donner avis à la Commission, mais le docteur n’arrivait toujourspas à trouver la formule de sa lettre ; maintenant telledevait en être la substance : « Je prie de renvoyerl’infirmier, bien que le coupable ne soit pas lui, mais moi. »Mais énoncer cela de façon que ce ne fût pas stupide etignominieux, c’était presque impossible.

Deux jours après, on annonça au docteur quel’infirmier était allé se plaindre à Liève Trofimovitch. Leprésident de la Commission ne lui avait pas laissé dire un mot,avait frappé des pieds et l’avait reconduit en criant :« Je te connais ! sors ! Je ne veux past’écouter ! » De chez Liève Trofîmovitch, l’infirmierétait allé à la Commission et y avait déposé une plainte danslaquelle, sans parler de la gifle et ne demandant rien pour lui, ilrapportait à la Commission que plusieurs fois, en sa présence, ledocteur avait parlé de la Commission et du président en termesimprobateurs, que le docteur soignait mal les malades, visitaitirrégulièrement les salles, etc., etc.

Ayant su cela, le docteur rit et pensa :« Quel imbécile ! » Et il eut honte et pitié de lui,parce que l’infirmier faisait des sottises ; plus un hommefait des sottises pour se défendre, plus il est faible etinoffensif.

Une semaine exactement après la matinée quel’on connaît, le docteur reçut une convocation du juge de paix.

« C’est complètement stupide, pensa-t-ilen signant le récépissé ; on ne saurait inventer rien de plusbête. »

Et lorsqu’il se rendait par une matinée sombrechez le juge de paix, il n’avait plus honte ; il se sentaitseulement fâché et dégoûté. Il était en colère contre lui-même,contre l’infirmier et contre les circonstances.

« Je suis capable de leur dire, dans leprétoire : Allez tous au diable ! Vous êtes tous des âneset ne comprenez rien ! »

Arrivé à la justice de paix, il vit sur leseuil les filles de salle et l’ondine, appelées comme témoin. À lavue des filles de salle et de la joyeuse sage-femme qui,d’impatience, se balançait d’un pied sur l’autre et rougit même deplaisir en voyant le héros du procès, le docteur, en colère, voulutfondre sur elles, comme un épervier, et les étourdir :« Qui vous a permis de quitter l’hospice ? Veuillez toutde suite rentrer à la maison ! » Mais il se retint, et,tâchant de paraître calme, il se glissa, à travers la foule desmoujiks, dans la salle.

La salle était vide et la chaîne du juge depaix pendait sur le dossier de son fauteuil. Le docteur se renditdans la salle du greffe. Il y vit un jeune homme à figure maigre,en veste de toile avec des poches bâillantes ; c’était legreffier. L’infirmier était assis près de la table, et, pardésœuvrement, feuilletait le registre des condamnations. À l’entréedu docteur, le greffier se leva ; l’infirmier, gêné, se levaaussi.

– Alexandre Arkhîpovitch n’est pas encorearrivé ? demanda le docteur confus.

– Pas encore. Il est chez lui, réponditle greffier.

La salle de la justice de paix se trouvaitdans la propriété du juge, dans une des dépendances. Le jugehabitait la grande maison. Le docteur quitta la salle et s’en alla,sans se presser, vers la maison. Il trouva Alexandre Arkhîpovitchdans sa salle à manger, près du samovar. Le juge de paix, sansredingote, ni gilet, la chemise déboutonnée sur la poitrine, étaità table, tenant des deux mains la théière, et il versait, dans sonverre, du thé, noir comme du café. Ayant aperçu son hôte, ilapprocha rapidement de lui un autre verre, y versa du thé, etdemanda sans dire bonjour :

– Avec sucre, ou sans sucre ?

Jadis, il y avait fort longtemps, le juge depaix avait servi dans la cavalerie. Maintenant, après de longuesannées de service, il avait été élu conseiller d’État, mais n’avaitabandonné ni son uniforme ni ses habitudes militaires. Il avait delongues moustaches de maître de police, des pantalons à passe-poil,et tous ses faits et dires étaient empreints de grâce militaire. Enparlant, il rejetait un peu la tête en arrière, et, accommodant sondiscours d’un bredouillement de vieux général mné-é-é, iljouait des épaules et des yeux. En disant bonjour, ou en offrantune cigarette, il frottait ses semelles sur le sol, comme pourjoindre les talons, et, en marchant, il faisait sonner légèrementses éperons comme si chaque son lui causait une douleurinsupportable. Ayant servi le docteur, il passa sa main sur salarge poitrine et sur son ventre, soupira profondément, etdit :

– Oui… vous désirez peut-être… mné… é… é…boire de la vodka et manger ? Mné… é… é ?

– Non, merci, je n’ai pas faim.

Tous deux sentaient qu’ils n’éviteraient pasde parler du scandale de l’hôpital, et ils étaient tous les deuxmal à l’aise. Le docteur se taisait. Le juge de paix, d’un gracieuxgeste de la main, attrapa un moustique qui lui avait piqué lapoitrine, le regarda attentivement en tous sens, et lerelâcha ; puis il soupira profondément, leva les yeux sur ledocteur et demanda en traînant :

– Écoutez, pourquoi ne le flanquez-vouspas à la porte ?

Le docteur sentit dans sa voix une note decommisération pour lui ; il eut tout à coup pitié de lui-même,ressentit de la fatigue et de la lassitude de tout ce qu’il avaitenduré durant la dernière semaine. Avec une expression comme s’ilétait au bout de sa patience, il se leva de table et, se refrognantavec irritation, haussant les épaules, il dit :

– Le chasser ! Comme vous y allez,mon Dieu !… C’est étonnant comme nous raisonnons tous ?Est-ce que je peux le chasser ? Vous êtes assis là et vouspensez que je suis maître dans mon hôpital et fais tout ce que jeveux ! C’est étonnant comme vous raisonnez ! Est-ce queje peux chasser l’infirmier si sa tante est bonne d’enfants chezLiève Trofîmovitch et si Liève Trofîmovitch a besoin de délateurset de valets comme ce Zakhârytch ? Que puis-je faire si laCommission nous compte, nous les docteurs, pour rien du tout ;si elle nous jette à chaque pas des bâtons sous les pieds ?Que le diable les emporte ! Je ne veux plus servir, voilàtout ! Je ne le veux pas !

– Allons, allons, mon cœur, vous donnez,si l’on peut dire, trop d’importance à tout cela…

– Le maréchal de la noblesse s’efforce detout son pouvoir de démontrer que nous sommes des nihilistes, desespions, et il nous traite comme ses scribes. De quel droitvient-il à l’hôpital en mon absence et y interroge-t-il les fillesde salle et les malades ? N’est-ce pas offensant ? Etvotre énergumène de Semiône Aléxéiévitch, qui laboure lui-même, etqui ne croit pas à la médecine parce qu’il est bien portant et repucomme un bœuf, il nous appelle tout haut et tout droit despique-assiette, et nous reproche le pain que nous gagnons !Que le diable l’emporte ! Je travaille du matin au soir ;je ne connais pas le repos ; je suis plus nécessaire ici quetous ces énergumènes réunis, ces bigots, ces réformateurs et autressauteurs… J’ai perdu la santé en travaillant ; et, au lieu deme remercier, on me reproche une bouchée de pain ! Grandmerci ! Et chacun se croit en droit de fourrer le nez dans cequi ne le regarde pas, de donner des leçons, de contrôler !…Le membre de votre Commission, Kamtchâtski, a adressé dansl’assemblée du zemstvo un blâme aux docteurs parce qu’ils dépensenttrop de teinture d’iode et il nous recommande d’être plus prudentsdans l’emploi de la cocaïne ! Qu’y entend-il, je vous ledemande ? Est-ce son affaire ? Pourquoi ne vousenseigne-t-il pas à juger ?

– Mais… mais c’est un mufle, moncœur ; c’est un laquais… On ne peut pas faire attention àlui !

– Un mufle, un laquais, soit ! Maisvous avez nommé ce paltoquet et vous lui permettez de fourrer sonnez partout ! Voilà, vous souriez ! Selon vous, ce sontdes futilités, des bêtises ; mais comprenez qu’il y atellement de ces futilités que la vie en est faite comme unemontagne est formée de grains de sable ! Je n’en puisplus ! Je suis à bout de forces, Alexandre Arkhîpytch[22]. Encore un peu et je vous assure que jene frapperai pas seulement des groins, mais que je tirerai sur lesgens ! Comprenez que j’ai des nerfs et non des fils defer ! Je suis un homme comme vous…

Les yeux du docteur se remplirent de larmes etsa voix trembla. Il se détourna et se mit à regarder par lafenêtre. Un silence s’établit.

– Oui, très estimé…, murmura le juge depaix, songeur ; d’un autre côté, si l’on raisonne froidement…(Le juge de paix attrapa un moustique, et, ayant fortement clignéles yeux, l’examina de toutes parts, l’écrasa et le jeta dans lebol à rincer.) Si l’on raisonne froidement, il n’y a pas de raisonpour le chasser ; un autre, tout pareil, peut-être pire, leremplacera. Prenez cent hommes, vous n’en trouverez pas un bon…Tous sont des gredins. (Le juge de paix se frotta sous lesaisselles, puis alluma lentement une cigarette.) Il faut s’habituerà ce mal. Je dois vous dire qu’au temps présent, on ne peut trouverdes gens capables, sobres et honnêtes, sur lesquels on puissecompter, que parmi les intellectuels et les moujiks, autrement ditdans ces deux classes extrêmes seulement. Vous pouvez, pour ainsidire, trouver un honnête médecin, un excellent pédagogue, un trèshonnête laboureur ou un maréchal ferrant ; mais les gensmoyens, autrement dit, si je puis m’exprimer ainsi, les gens sortisdu peuple et qui ne sont pas élevés jusqu’aux intellectuels, nesont pas un élément sûr. Aussi est-il très difficile de trouver uninfirmier, un greffier, un commis, etc., qui soient honnêtes etsobres. C’est extrêmement difficile ! Je suis dans la justicedepuis le temps du roi des fèves[23] et jen’ai jamais eu une seule fois, depuis ce temps-là, un greffierhonnête et sobre, bien que j’en aie chassé dans ma vie Dieu saitcombien. Ce sont des gens sans aucune discipline morale, sansparler des principes, pour ainsi dire…

« Pourquoi dit-il cela ? pensa ledocteur. Nous ne disons pas, lui et moi, ce qu’il faut. »

– Tenez, pas plus tard que vendredidernier, continua le juge de paix, voici ce que mon Dioûjinnski,pouvez-vous l’imaginer, a perpétré ! Il a invité le soir chezlui je ne sais quels ivrognes, et il a bu avec eux toute la nuitdans la salle des audiences. Cela vous plaît-il ? Qu’on boive,peu importe ; bon, le diable soit avec toi ! Maispourquoi introduire des gens inconnus dans la salle de la justicede paix ? Jugez-le : voler un document quelconque, unequittance ou autre chose, c’est l’affaire d’une minute ! Etque croyez-vous ? Après cette orgie, j’ai dû, deux joursdurant, vérifier toutes les affaires pour savoir si quelque chosen’était pas perdu… Que faire avec cette charogne ? Lechasser ? Bon… Mais sur quoi me répondrez-vous qu’un autre nesera pas pire ?

– Et comment le chasser ! s’écria ledocteur. Il n’est facile de chasser un homme qu’en paroles… Commentle chasserai-je et le priverai-je d’un morceau de pain si je saisqu’il a une famille et a faim ? Où ira-t-il avec safamille ?

« Au diable, pensa-t-il, je ne dis pas cequ’il faut. »

Et il lui sembla étrange qu’il ne pût pasarrêter son attention sur une pensée déterminée ou sur quelquesentiment. « C’est que je n’ai pas de profondeur et ne saispas penser », se dit-il.

– L’homme moyen, reprit-il, comme vousl’avez appelé, n’est pas sûr. Nous le chassons, nous le grondons,nous lui donnons dans la figure, mais il faut aussi se mettre à saplace. Il n’est ni moujik, ni bârine[24], nipoisson, ni viande. Son passé est dur ; dans le présent, iln’a que vingt-cinq roubles par mois, une famille affamée et unesituation subalterne ; comme avenir, ces mêmes vingt-cinqroubles, et une position dépendante, alors même qu’il serviraitcent ans. Il n’a ni instruction ni propriété ; il n’a le tempsni de lire, ni d’aller à l’église ; il ne nous comprend pasparce que nous ne le laissons pas approcher de nous. Il vit ainsiau jour le jour jusqu’à sa mort, sans espoir d’amélioration, dînantà demi, craignant qu’on ne le chasse du logement de l’État, nesachant où caser ses enfants. Alors, comment, dites-moi, ne pasvoler et ne pas s’enivrer ? Où peut-il prendre desprincipes ?

« Nous résolvons maintenant des questionssociales, songea-t-il, et combien mal ! Et pourquoi toutcela ? »

On entendit des grelots. Une voiture entradans la cour, s’arrêta près de la salle d’audience, puis près duperron de la grande maison.

– Le patron arrive, dit le juge de paix,en regardant par la fenêtre ; vous allez recevoir votrecompte !

– Faites-moi passer le plus tôt possible,demanda le docteur. S’il se peut, examinez mon affaire avant sontour. Par Dieu, je n’ai pas le temps !

– Bien, bien… Seulement je ne sais pasencore, mon petit, si votre affaire est de ma compétence. Vosrapports avec votre infirmier sont en quelque sorte des relationsde service, et vous l’avez touché pendant qu’il remplissait safonction. Du reste, je ne sais pas au juste ; je vais demanderça tout de suite à Liève Trofîmovitch.

Des pas pressés se firent entendre, ainsiqu’une respiration sifflante, et sur la porte apparut le présidentde la Commission, Liève Trofîmovitch.

C’était un vieil homme grisonnant et chauve,avec une longue barbe et des paupières rouges.

– Mes respects, dit-il en soupirant, ouf,tous les saints ! Ordonne, juge, qu’on me donne dukvass[25] ! C’est ma mort…

Il se laissa tomber dans un fauteuil, mais ilen bondit vivement tout de suite, courut vers le docteur et,écarquillant avec colère les yeux sur lui, dit d’une voix aiguë,glapissante :

– Je vous suis extrêmement reconnaissant,Grigôry Ivânytch ! Vous m’avez comblé ; je vous enremercie ! Je ne l’oublierai pas dans les siècles des siècles,amen ! Les amis n’agissent pas ainsi ! Dites ceque vous voudrez, mais, de votre part, ce n’est pas mêmeconsciencieux ! Pourquoi ne m’avez-vous pas averti ? Quisuis-je pour vous ? Dites-le ? Un ennemi ou unétranger ? Votre ennemi ? Vous ai-je jamais refuséquelque chose ? Hein ?

Écarquillant les yeux et remuant les doigts,le président but le kvass, essuya rapidement ses lèvres etcontinua :

– Je vous suis très, trèsreconnaissant ! Pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu ? Sivous aviez eu du sentiment pour moi, vous seriez venu me trouver etm’auriez dit, en ami : « Mon cher Liève Trofîmovitch,voici ce qui en est, voici quelle histoire, etc., etc. » Jevous aurais arrangé ça en un clin d’œil, et il n’y aurait pas eu cescandale… Mais cet imbécile, comme s’il avait avalé de labelladone, rôde par le district, dénonce les gens, et fait despotins avec les femmes. Et vous, c’est honteux de le dire,passez-moi l’expression, vous avez entrepris le diable saitquoi ; vous avez forcé cet imbécile à en appeler autribunal ! C’est une honte, une vraie honte ! Tous medemandent de quoi il s’agit, ce que c’est, comment c’est arrivé, etmoi, le président, je ne sais rien de ce qui se passe chezvous ! Vous faites comme si je n’existais pas… Je vous suistrès, très reconnaissant !…

Le président salua si bas qu’il en devint toutcramoisi, puis il alla vers la fenêtre et cria :

– Jigâlov, appelle ici MihkaïlZakhârytch ! Dis-lui qu’il vienne à l’instant… C’est mal,dit-il, en s’éloignant de la fenêtre ; ma femme elle-même estoffensée, et pourtant, il me semble qu’elle vous estfavorable ! Vous avez, messieurs, trop d’esprit ; voustâchez toujours de trouver quelque chose de spirituel et vousn’arrivez qu’à un seul résultat : faire du gâchis…

– Vous tâchez de faire tout sans espritet qu’en advient-il ? demanda le docteur.

– Ce qu’il en advient ? Il enadvient que si je n’étais pas venu tout de suite ici, vous seriezcompromis, et nous aussi… Il est heureux que je soisvenu !

L’infirmier entra et s’arrêta sur le seuil. Leprésident se tourna à demi vers lui, enfonça ses mains dans sespoches, toussa et dit :

– Demande immédiatement pardon audocteur !

Le docteur rougit et s’enfuit dans l’autrechambre.

– Tu vois, le docteur ne veut pasaccepter tes excuses ! continua le président. Il veut que tuprouves, non par des mots, mais par des faits, ton repentir.Donnes-tu ta parole que, dès ce jour, tu obéiras et mèneras une viesobre ?

– Je la donne… dit l’infirmiersombrement.

– Fais attention ! Que Dieu tegarde ! Sans quoi tu perdras ta place en un clin d’œil. Sicela arrive, ne viens pas demander grâce… Allons, retourne cheztoi !

Pour l’infirmier qui s’était habitué à sonmalheur, cette tournure des choses fut une surprise inattendue. Ilpâlit même de joie. Il voulut dire quelque chose, mais ne ditrien ; il sourit niaisement et sortit.

– Voilà tout, dit le président. Il nefaut aucun jugement…

Il soupira, soulagé, et faisant une mine commes’il venait d’accomplir un exploit très difficile, il examina lesamovar, les verres, se frotta les mains et dit :

– Bienheureux soient les pacificateurs…Verse-moi un verre de thé, Sâcha ! Mais ordonne que l’on nousserve d’abord quelque chose à manger, et de la vodka aussi…

– Messieurs, dit le docteur, en entrantdans la salle à manger, toujours rouge et se tordant lesmains ; c’est impossible ! C’est une comédie ! C’estvil !… Je ne peux pas ! Mieux vaut être jugé vingt foisque de décider les questions de façon aussi vaudevillesque. Non, jene peux pas !

– Que vous faut-il encore ? répliquale président ; que je le chasse ? Bon, je lechasserai !…

– Non, pas le chasser… Je ne sais ce dontj’ai besoin ; mais traiter ainsi la vie… Ah ! monDieu ! c’est torturant !

Le docteur s’agita nerveusement et se mit àchercher son chapeau. Ne l’ayant pas trouvé, il s’assit accablédans un fauteuil.

– C’est vil, répéta-t-il.

– Mon âme, chuchota le juge de paix, jene vous comprends pas tout à fait, si je puis dire… Vous êtesfautif dans cet incident. Flanquer dans la figure aux gens à la findu dix-neuvième siècle, ce n’est pas, en quelque façon… tant quevous voudrez… ce n’est plus cela… L’infirmier est un gredin, maisconvenez aussi que vous avez agi à l’étourdie…

– Évidemment ! acquiesça leprésident.

On servit de la vodka et des hors-d’œuvre.Avant de prendre congé, le docteur but machinalement un verre etmangea des radis. Pendant qu’il revenait chez lui à l’hôpital, sespensées baignaient dans du brouillard, comme l’herbe un matind’automne.

« Se peut-il, pensait-il, que j’aiesupporté tant de choses, pendant la semaine dernière, tant pensé etparié, pour que tout finisse de façon si stupide et si plate. Commec’est bête ! bête ! »

Il était honteux d’avoir mêlé des étrangers àune question personnelle. Il avait honte des mots qu’il avait ditsà ces gens-là, et de la vodka qu’il avait bue par habitude de boireet de vivre n’importe comment. Il avait honte de son esprit peuprofond, qui ne comprenait pas…

Revenu à l’hôpital, il se mit tout de suite àvisiter les salles. L’infirmier se tenait à côté de lui, marchaitmoelleusement comme un chat, et répondait doucement aux questions…L’infirmier, les filles de salle, l’ondine, faisaient comme si rienn’était arrivé et si tout était bien. Et le docteur lui-mêmetâchait de toutes ses forces de paraître indifférent.

Il écrivait des ordonnances, se fâchait,plaisantait avec les malades, mais dans son âme ne grouillaient queces mots :

– C’est bête, bête, bête… »

1888.

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