Une banale histoire

II

Après mon cours, je reste chez moi àtravailler. Je lis des revues, des thèses, ou je prépare le courssuivant. Parfois j’écris quelque chose. Je travaille avecinterruption, car il me faut recevoir des visiteurs.

On sonne. C’est un de mes collègues venu pouraffaires. Il entre avec son chapeau et sa canne, me salue en lestenant, et dit :

– Je ne viens que pour une minute. Restezassis, collègue, je n’ai que deux mots à vous dire.

Nous nous efforçons de nous démontrer avanttout que nous sommes tous les deux extraordinairement polis et trèscontents de nous voir. Je le fais asseoir dans un fauteuil, et ilme fait asseoir, puis nous nous passons l’un l’autre la main sur lataille, touchons nos boutons, et on dirait que nous nous tâtonsl’un l’autre, craignant de nous brûler. Nous rions tous les deux,bien que nous ne disions rien de risible. Assis, nous nous penchonsl’un vers l’autre et nous mettons à causer à mi-voix. Aussi peucordialement soyons-nous disposés l’un pour l’autre, nous nemanquons pas de dorer nos paroles de toute sorte de chinoiseries,comme : « Vous avez daigné justement remarquer »,ou : « Comme j’ai déjà eu l’honneur de vous ledire. » Et nous ne pouvons faire que de rire si l’un de nousrisque un jeu de mots, même mal venu. Ayant fini de parler de sonaffaire, mon collègue se lève précipitamment, et remuant sonchapeau en montrant mon travail, commence à prendre congé. Nousnous tapotons à nouveau l’un l’autre, et nous rions. Jel’accompagne dans l’antichambre. J’aide mon collègue à mettre sapelisse, mais il se défend vivement de ce grand honneur. Ensuite,quand Iégor lui ouvre la porte, il m’assure que je vais m’enrhumer,et moi je fais mine que je suis prêt à l’accompagner jusque dans larue. Et lorsqu’enfin je rentre dans mon cabinet, mon visagecontinue encore à sourire, sans doute par force acquise. Peu après,nouveau coup de sonnette. Quelqu’un entre dans l’antichambre,quitte longuement son manteau et tousse : Iégor m’annonce unétudiant. Je dis de le faire entrer. Une minute après m’arrive unjeune homme d’agréable tournure. Il y a déjà un an que nous sommes,lui et moi, en relations tendues. Il me répond de façon très faibleaux examens et je lui mets des un. De ces gaillards que,dans la langue d’école, je retape ou fais sécher,il en vient par an sept chez moi. Ceux d’entre eux qui échouent parincapacité ou par maladie portent ordinairement leur croix avecpatience et ne barguignent pas. Ne barguignent et ne viennent metrouver que les sanguins, les jeunes gens d’une nature généreuse,auxquels l’échec gâte l’appétit et qu’il empêche de suivrerégulièrement l’Opéra. Pour les premiers, je suis gentil. Lesseconds, je les traque toute l’année.

– Asseyez-vous, dis-je à mon hôte.Qu’avez-vous à me dire ?

– Excusez-moi, professeur, de vousdéranger, commence-t-il en bégayant et sans me regarder. Je ne meserais pas permis de vous déranger si je… Voilà déjà cinq fois queje passe mon examen avec vous et j’échoue. Ayez, je vous prie, labonté de me mettre une note satisfaisante, parce que…

L’argument que les paresseux emploient esttoujours le même ; ils ont magnifiquement passé en toutematière et n’ont échoué qu’avec moi, ce qui est d’autant plussurprenant qu’ils ont toujours beaucoup travaillé et connaissent àfond la partie que j’enseigne. Ils ont échoué par suite de quelqueincompréhensible malentendu…

– Excusez-moi, mon ami, dis-je àl’étudiant, de ne pouvoir pas vous mettre une note satisfaisante.Relisez vos cours et revenez. Alors on verra…

Une pause. Il me vient l’envie de taquiner lejeune homme de ce qu’il aime plus la bière et l’opéra que lascience, et je lui dis en soupirant :

– Le mieux que vous puissiez faire est,selon moi, d’abandonner complètement la Faculté de médecine. Si,avec vos capacités, vous ne pouvez pas passer votre examen, c’est,évidemment, que vous n’avez ni le désir ni la vocation d’êtremédecin.

Le visage du jeune homme s’allonge.

– Pardon, professeur, dit-il en souriant,ce serait de ma part au moins singulier. Avoir travaillé cinq ans,et… partir brusquement.

– Oui, croyez-moi ! Mieux vaut avoirperdu cinq ans que de faire ensuite toute sa vie une chose que l’onn’aime pas.

Mais, tout de suite, j’ai pitié de lui, et jem’empresse de dire :

– Au reste, à votre idée. Travaillezencore un peu et revenez.

– Quand ? demande sourdement leparesseux.

– Quand vous voudrez, même demain, sivous êtes prêt.

Et dans ses bons yeux, je lis :« Revenir je le puis, mais, animal, tu m’ajournerasencore. »

– Certes, lui dis-je, vous ne serez pasplus savant si vous passez quinze fois l’examen avec moi, mais celavous formera le caractère ; ce sera autant de gagné.

Il se fait un silence. Je me lève et j’attendsque mon visiteur se retire. Et lui reste debout, regarde lafenêtre, se tortille la barbiche, et pense. Le moment estennuyeux.

Mon sanguin a la voix agréable, pleine, desyeux spirituels, moqueurs, la figure débonnaire, un peu fripée parl’usage fréquent de la bière et de longs repos sur son divan. Ilpourrait assurément me raconter beaucoup de choses intéressantessur l’Opéra, sur ses aventures d’amour, sur ses camaradesfavoris ; mais, malheureusement, il n’est pas reçu de parlerde cela entre nous ; je l’aurais écouté avec plaisir.

– Professeur, me dit-il, je vous donne maparole d’honneur que, si vous me mettez une note convenable,je…

Dès qu’il parle de sa parole d’honneur,j’agite les bras et je m’assieds à mon bureau. L’étudiant réfléchitencore une minute et dit tristement :

– Alors, adieu… Excusez-moi.

– Bonjour, mon ami, portez-vous bien.

Il entre irrésolument dans l’antichambre, yprend son manteau et, revenu dans la rue, il songe sans douteencore longuement. N’ayant rien trouvé à mon adresse que« vieux diable ! », il se rend à quelque mauvaisrestaurant, dîne, boit de la bière, et ensuite va se coucher. Paixà toi, honnête travailleur !

Troisième coup de sonnette. Entre un jeunemédecin à lunettes d’or, avec des gants neufs, noirs, etl’inévitable cravate blanche. Il se présente. Je le prie des’asseoir et lui demande ce qu’il veut. Le jeune prêtre de lascience se met à me dire, non sans émotion, qu’il a subi cetteannée l’examen de doctorat et qu’il ne lui reste à faire que sathèse. Il voudrait y travailler chez moi, sous ma direction ;je l’obligerais beaucoup si je lui donnais un sujet.

– Très heureux de vous être utile,collègue, lui dis-je, mais auparavant entendons-nous bien sur cequ’est une thèse. Il est convenu d’entendre sous ce mot uneproduction individuelle, n’est-ce pas ? Or, une œuvre écritesur un thème fourni par une autre personne, et sous la directiond’autrui, porte un autre nom.

Le presque-docteur se tait. Je m’échauffe etje me lève.

– Je ne comprends pas ce que vous voulezde moi, lui crié-je fâché. Est-ce que je tiens une boutique ?Je ne fais pas commerce de sujets de thèse. Pour la mille et unièmefois, je vous prie tous de me laisser en paix ! Pardonnez mabrutalité, mais, à la fin, ça m’ennuie !

Le presque-docteur se tait et une légèrerougeur perce autour de ses pommettes. Sa figure exprime uneprofonde estime pour mon illustre nom et pour ma science, mais jevois à ses yeux qu’il méprise et ma voix et ma piètre tournure etma gesticulation nerveuse. Dans ma colère, je lui parais un peutoqué.

– Je ne tiens pas boutique !répété-je. Quelle chose étonnante : ne vouloir pas êtreindépendant ! Pourquoi la liberté vous est-elle siinsupportable ?

Je parle beaucoup, et il se tait toujours. Àla fin, je m’apaise peu à peu et me rends. Le candidat docteurreçoit de moi un sujet de pacotille ; il écrira sous madirection une thèse inutile, la soutiendra avec mérite et recevraun grade universitaire qui ne le changera pas.

Les coups de sonnette peuvent se succéderindéfiniment, je n’en mentionnerai ici que quatre. Le quatrièmeretentit et j’entends des pas connus, le froissement d’une robe etune voix chère…

Il y a dix-huit ans mourut, laissant une fillede sept ans appelée Kâtia, et une fortune de soixante milleroubles, un oculiste, professeur comme moi. Il me désignait dansson testament comme le tuteur de l’enfant. Kâtia, jusqu’à dix ans,vécut dans ma famille, puis elle entra à l’institut des demoiselleset ne vint plus chez moi qu’en été, pendant les vacances. Jen’avais pas le temps de m’occuper de son éducation. Je ne pusl’observer que par intervalles. Aussi ne puis-je dire que fort peude choses de son enfance.

Ce dont je me souviens en premier lieu, et ceque j’aime à me rappeler, c’est l’extraordinaire confiance aveclaquelle elle entra dans ma maison et se laissait soigner par lesmédecins. Cette confiance se lisait sur sa petite figure. La voici,par exemple, assise à l’écart, la joue bandée, et qui regardequelque chose avec attention. Me voit-elle, à ce moment-là, écrireou feuilleter un livre ; voit-elle ma femme aller et venir, oula cuisinière, dans sa cuisine, peler des pommes de terre, ou lechien jouer, ses yeux exprimaient invariablement une mêmepensée : « Tout ce qui se fait en ce monde est beau etintelligent. »

Elle était curieuse et aimait beaucoup àcauser avec moi. Assise à table, en face de moi, elle suivait mesmouvements, et me questionnait. Elle s’intéressait à ce que jelisais, à ce que je faisais à l’Université, me demandait si jen’avais pas peur des cadavres, à quoi j’employais mesappointements…

– Les étudiants se battent-ils àl’Université ? demandait-elle.

– Oui, ils se battent.

– Et vous les faites mettre àgenoux ?

– Je les y fais mettre.

Et ces deux choses lui paraissaient drôles, etelle riait. C’était une enfant douce, patiente et bonne. Ilm’arrivait souvent de voir qu’on lui enlevait quelque chose, qu’onla punissait sans raison, ou qu’on ne satisfaisait pas sacuriosité. À sa continuelle expression de confiance s’ajoutaitalors de la tristesse, et rien de plus. Je ne savais pas intervenirpour elle et, quand je la voyais triste, je sentais le désir del’attirer à moi et de la plaindre du ton d’une vieille nourrice,disant : « Ma chère orpheline. »

Je me souviens aussi qu’elle aimait à biens’habiller et à s’asperger de parfums. En cela son goût concordaitavec le mien ; j’aime aussi les belles robes et les bonsparfums.

Je regrette de n’avoir eu ni le temps nil’envie de suivre le début et le développement de la passion quipossédait déjà entièrement Kâtia quand elle avait quatorze ouquinze ans. Je parle de son amour passionné pour le théâtre.Lorsqu’elle vivait chez nous, pendant les vacances, elle ne parlaitde rien avec tant de plaisir et de chaleur que de pièces etd’acteurs. Elle nous fatiguait de ses continuels discours sur lethéâtre. Ma femme et mes enfants ne l’écoutaient pas. À moi seulmanquait l’énergie de lui refuser l’attention. Quand elleressentait le désir de partager avec quelqu’un ses enthousiasmes,elle entrait dans mon cabinet et me disait d’un tonsuppliant :

– Nicolas Stépânytch[4],permettez-moi de parler de théâtre avec vous !

Je lui montrais la pendule etdisais :

– Je te donne une demi-heure.Commence.

Dans la suite, elle se mit à apporter avecelle des douzaines de portraits d’acteurs et d’actrices qu’elleadorait. Elle se donna ensuite plusieurs fois le plaisir de prendrepart à des spectacles d’amateurs, et enfin, quand elle eut terminéses classes à l’institut, elle me déclara qu’elle était née pourêtre actrice.

Je n’ai jamais partagé l’engouement de Kâtiapour le théâtre. Pour moi, si une pièce est bonne, il n’est pasbesoin, pour recevoir l’impression voulue, de fatiguer desacteurs ; on peut se borner à la lire ; si, au contraire,une pièce est mauvaise, aucun jeu ne peut la rendre bonne.

Dans ma jeunesse, j’allais souvent au théâtre,et, maintenant, deux fois par an, ma famille prend une loge etm’emmène pour me « détendre ». Sans doute ce n’est pasassez pour avoir le droit de juger du théâtre ; pourtant j’endirai quelque chose. Le théâtre n’est pas, selon moi, devenumeilleur qu’il était il y a trente ou quarante ans. Commeautrefois, je ne puis ni dans les couloirs, ni au foyer, trouver unverre d’eau. Comme autrefois, les huissiers me mettent à l’amendede vingt kopeks pour ma pelisse, bien qu’il n’y ait rien derépréhensible dans le fait de porter l’hiver un vêtement chaud.Comme autrefois, une musique joue sans aucune nécessité pendant lesentr’actes, ajoutant à l’impression reçue quelque chose de nouveauqu’on ne demande pas. Comme autrefois, les hommes, pendant lesentr’actes, vont boire des spiritueux. Si je ne vois pas de progrèsdans les détails, je les cherche en vain dans le fond. Quand unacteur, enveloppé des pieds à la tête dans la tradition et lespréjugés théâtraux s’efforce de lire non pas simplement, mais avecun infaillible frémissement et avec des convulsions de tout lecorps, le simple et usuel monologue : « Être ou ne pasêtre », ou quand il s’efforce de me convaincre que Tchâski,causant beaucoup avec des sots et aimant une sotte, est un hommed’esprit, et que Le malheur d’avoir trop d’esprit n’estpas une pièce ennuyeuse, je sens émaner de la scène la même routinequi m’ennuyait déjà il y a quarante ans, quand on me régalait dehurlements classiques et de battements de poitrine. Et, chaquefois, je sors du théâtre plus conservateur que j’y suis entré.

On peut persuader la foule sentimentale etcrédule que le théâtre, en son aspect actuel, est une école. Maisceux qui savent réellement ce qu’est une école ne mordront pas àcette amorce. Je ne sais pas ce qui sera dans cinquante ou centans, mais, dans les conditions présentes, le théâtre ne peut servirque de divertissement, et ce divertissement est trop cher pourqu’on puisse continuer à en user. Il enlève à l’État des milliersd’hommes et de femmes, bien portants, talentueux, qui, s’ils nes’étaient pas voués au théâtre, auraient pu être de bons médecins,de bons agriculteurs, de bonnes maîtresses d’école ou de bonsofficiers ; il prend au public les heures du soir, le temps lemeilleur pour le travail spirituel et pour les conversationsamicales. Et je ne parle même pas des pertes morales que fait lespectateur quand il voit, faussement représenté sur la scène, unmeurtre, un adultère ou une calomnie.

Kâtia était d’un tout autre avis. Ellem’assurait que le théâtre, même dans son état présent, surpassel’amphithéâtre, le livre, et tout au monde. Le théâtre était, pourelle, la force qui réunit en un seul tous les arts, et les acteursétaient des missionnaires. Aucun art et aucune science, réduits àeux seuls, ne sont à même d’agir si fortement sur l’âme humaine, etce n’est pas en vain qu’un acteur, même de moyenne grandeur, jouitdans l’État d’une bien plus grande popularité que le plus grandsavant ou le plus grand artiste. Et aucune profession ne peutapporter tant de jouissances que celle d’acteur.

Un beau jour, Kâtia entra dans une troupe etpartit, il me semble, pour Oûfa, emportant beaucoup d’argent, unemasse de radieuses espérances et des vues aristocratiques sur lemétier d’artiste.

Ses premières lettres, écrites durant sonvoyage, furent étonnantes. J’étais abasourdi de ce que ces petitsfeuillets pussent contenir tant de jeunesse, de pureté d’âme, desainte naïveté, et, en même temps, des jugements fins, sensés, quieussent fait honneur à un bon esprit viril. Elle décrivait etchantait le Volga, la nature, les villes qu’elle visitait, sescamarades, ses succès et insuccès. Chaque ligne respirait laconfiance que j’étais accoutumé de voir sur son visage, sans parlerd’une masse de fautes de grammaire et d’un manque presque absolu deponctuation.

Il ne s’écoula pas six mois que les motssuivants me parvinrent, dans une lettre hautement poétique etenthousiaste : « Je suis amoureuse. » À la lettreétait jointe la photographie d’un jeune homme à visage rasé, avecun large chapeau et un plaid rejeté sur l’épaule. Les lettressuivantes étaient aussi magnifiques, mais il s’y trouvait dessignes de ponctuation ; les fautes de grammaire avaientdisparu, et elles sentaient fortement l’homme. Kâtia m’écrivaitqu’il serait bien de construire, par actions, sur le Volga, unvaste théâtre, et d’intéresser à cela les riches marchands et lespropriétaires de bateaux. On ferait beaucoup d’argent, des recettesformidables ; les acteurs seraient associés à l’entreprise.Tout cela peut-être, ou en effet, eût été bien ; mais il mesemble que de pareilles combinaisons ne peuvent germer que dans latête d’un homme.

Quoi qu’il en soit, tout alla bien, enapparence, pendant un an et demi, ou deux. Kâtia aimait, croyait àson art, était heureuse. Mais, ensuite, je remarquai dans seslettres des signes manifestes de désenchantement. Kâtia, ce fut ledébut, se plaignit de ses camarades. C’est là le premier et le plusfuneste symptôme. Si un jeune savant ou un jeune littérateurcommence sa carrière en se plaignant amèrement de ses maîtres ou deses confrères, c’est qu’il est déjà fatigué et impropre au travail.Kâtia m’écrivait que ses camarades ne venaient pas aux répétitionset ne savaient jamais leurs rôles ; qu’on sentait en eux, dansle choix des pièces jouées et dans leur manière de se tenir enscène, un complet mépris du public ; que, pour augmenter larecette, dont on se souciait uniquement, des actrices de drames’abaissaient à chanter des chansonnettes et les tragiques descouplets où l’on se moque des maris cornus et de la grossesse desfemmes infidèles, etc. Il fallait, au total, s’étonner que celan’eût pas encore ruiné l’entreprise et qu’elle pût tenir à un filsi mince et si pourri.

Je répondis à Kâtia une longue et, je l’avoue,très ennuyeuse lettre. Je lui disais entre autres choses :« Il m’est souvent arrivé de causer avec de vieux acteurs, lesplus nobles des hommes, qui m’accordaient leur bienveillance. J’aipu inférer de leurs discours que la mode et l’humeur de la sociétérégissent leur profession plus que leur raison et leur libertépropres. Il est arrivé aux meilleurs d’entre eux de jouer dans latragédie et dans l’opérette, dans les farces parisiennes et dansles féeries, et il leur semblait qu’ils étaient, chaque fois, dansla vraie voie et faisaient un travail utile. Donc, tu le vois, ilfaut chercher la racine du mal non pas dans les acteurs, mais plusprofondément, dans l’art lui-même et dans les vues de la société àson sujet. »

Cette lettre ne fit qu’exciter Kâtia. Elle merépondit : « Nous chantons, vous et moi, des airsdifférents. Je ne vous parlais pas des nobles gens qui vous« accordent » leur bienveillance, mais d’une banded’aigrefins, n’ayant, avec la noblesse, rien de commun. C’est untroupeau de sauvages montés sur la scène parce qu’on ne les auraitreçus nulle part ailleurs et qui ne s’appellent artistes que parimpudence. Pas un talent. Beaucoup de ratés, d’ivrognes,d’intrigants et de potiniers. Je ne puis vous dire combien ilm’afflige que l’art, que j’aime tant, soit tombé dans les mains degens que je hais. Il m’est pénible que les meilleures gens nevoient le mal que de loin, ne veuillent pas s’en approcher, et, aulieu d’intervenir, écrivent lourdement des lieux communs et unemorale si inutile… » Et ainsi de suite. Tout était dans cegenre-là.

Il s’écoula encore un peu de temps, et jereçus cette lettre : « Je suis inhumainement trompée.Disposez de mon argent comme bon vous semblera. Je vous ai aimécomme un père et comme mon seul ami. Pardonnez-moi. »

Il se trouvait que son bien-aimé appartenaitlui aussi au « troupeau de sauvages ». J’ai pu devinerplus tard à certaines allusions qu’elle fit une tentative desuicide. Kâtia essaya, il me semble, de s’empoisonner. Il fautpenser qu’elle fut ensuite sérieusement malade, car sa lettresuivante me parvint de Iâlta[5], où, selontoute apparence, les docteurs l’avaient envoyée. Sa lettreprécédente me demandait de lui adresser le plus tôt possible milleroubles, et se terminait ainsi : « Pardonnez-moi cettelettre si sombre ; hier soir, j’ai enterré monenfant. »

Après avoir vécu en Crimée à peu près un an,elle revint chez moi.

Son voyage avait duré quatre ans, et, dans cesquatre années, j’avais joué, il faut le confesser, dans sesrelations un rôle peu enviable, étrange. Lorsqu’elle m’avaitdéclaré qu’elle se faisait actrice, lorsqu’elle m’avait écrit sonamour, lorsque l’esprit de dissipation s’emparait d’elle, et qu’ilfallait, sur sa demande, lui envoyer ou mille ou deux milleroubles ; lorsqu’elle m’écrivait sa détermination de mourir,puis la mort de son enfant, je perdais chaque fois la tête et mecontentais de penser beaucoup à elle et de lui écrire de longues etennuyeuses lettres, que j’aurais pu ne pas lui écrire. Et pourtant,je remplaçais son père, et je l’aimais comme ma fille.

Kâtia vit maintenant à une demi-verste de moi.Elle a loué un appartement de cinq pièces et s’est installée assezconfortablement et selon son goût. Si l’on essayait de représenterson intérieur, la dominante y apparaîtrait la paresse. De molleschaises longues pour le corps paresseux, des tabourets mous pourles jambes paresseuses, des tapis de couleurs déteintes ou decouleurs mates pour les yeux paresseux ; aux murailles, pourl’âme paresseuse, une abondance d’éventails bon marché, et depetits tableaux, dans lesquels l’originalité de la facturel’emporte sur le fond ; une abondance de petites tables et depetites étagères couvertes de choses absolument inutiles et sansvaleur ; des chiffons informes au lieu de rideaux…, tout cela,– avec la peur des couleurs éclatantes, de la symétrie et del’espace, – atteste tout à la fois la paresse d’âme et laperversion du goût naturel. Kâtia reste étendue des jours entierssur sa chaise longue et lit surtout des romans et des nouvelles.Elle ne sort de chez elle qu’une fois par jour pour venir mevoir.

Je travaille. Kâtia s’assied non loin de moisur le divan, garde le silence et s’enveloppe dans un châle commesi elle avait froid. Est-ce parce qu’elle m’est sympathique ou queje suis habitué à ses fréquentes visites dès le temps de sonenfance, sa présence ne m’empêche pas de me recueillir. De temps àautre, je lui fais machinalement une question. Elle y répond trèsbrièvement. Ou bien, je me repose une minute, me tourne vers elleet la regarde feuilleter pensivement une revue de médecine ou unjournal. Et je remarque alors qu’il n’y a plus sur son visagel’expression de confiance d’autrefois. Son expression maintenantest froide, indifférente, distraite, comme celle des voyageursobligés d’attendre longtemps un train. Elle est, comme autrefois,habillée joliment et simplement, mais sans soin. On voit que sarobe et sa coiffure ont souffert des chaises longues et desfauteuils à bascule sur lesquels elle reste des jours entiers. Ellen’est plus curieuse comme jadis. Elle ne me questionne plus, commesi elle avait déjà tout vécu et croyait ne pouvoir entendre rien denouveau.

Vers les quatre heures, un mouvement se faitdans le salon. C’est Lîsa, revenue du Conservatoire, qui a amenédes amies avec elle. On les entend jouer du piano, essayer leursvoix et rire. Iégor, dans la salle à manger, arrange la table pourle thé. De la vaisselle tinte.

– Bonsoir, me dit Kâtia. Aujourd’hui, jen’entre pas chez les vôtres. On m’excusera. Je n’ai pas le temps.Venez me voir.

Quand je l’accompagne dans l’antichambre, elleme regarde sévèrement de la tête aux pieds et me dit avecennui :

– Et vous maigrissez toujours !Pourquoi ne vous soignez-vous pas ? J’irai chez SergeFiôdorovitch et lui dirai de venir vous examiner.

– Inutile, Kâtia.

– Je ne sais pas où votre famille a lesyeux. De jolis êtres, il n’y a pas à dire !

Elle met nerveusement sa pelisse, et, à cemoment, il tombe généralement de sa coiffure, négligemment faite,deux ou trois épingles. Paresseuse, elle ne prend pas la peine del’arranger. Elle glisse maladroitement sous sa toque les bouclesqui tombent, et elle sort.

Lorsque enfin je rentre dans la salle àmanger, ma femme demande :

– Kâtia était à l’instant chez toi ;pourquoi n’est-elle pas entrée nous voir ? C’est mêmeétrange…

– Maman, lui dit Lîsa, d’un ton dereproche, si elle ne veut pas entrer, laisse-la faire. Nous n’avonspas à nous mettre à genoux devant elle.

– Je veux bien, mais c’est du mépris.Rester trois heures dans le cabinet de ton père et ne pas sesouvenir de nous. Au reste, à son gré.

Vâria et Lîsa détestent Kâtia. Cette hainem’est incompréhensible et, sans doute, pour la comprendre faut-ilêtre femme. J’en réponds sur ma tête, dans les cent cinquantejeunes gens que je vois presque chaque jour à mes cours, et danscette centaine d’hommes âgés que je rencontre chaque semaine, on entrouverait à peine un qui comprît cette haine, cette aversion pourle passé de Kâtia, en raison de cette grossesse hors mariage et decette naissance d’enfant illégitime. Pourtant je ne puis pas merappeler une seule femme ou jeune fille de ma connaissance, qui nenourrisse pas en elle, de façon consciente ou instinctive, cessentiments-là. Ce n’est pas que la femme soit plus vertueuse ouplus pure que l’homme ; la vertu et la pureté, basées sur unsentiment mauvais, diffèrent peu du vice ; j’explique celasimplement parce que les femmes sont arriérées. Le sentiment detristesse et de compassion, la souffrance de l’homme moderne devantun malheur, me parlent beaucoup plus de sa culture et de sonprogrès moral que la haine et l’aversion. La femme contemporaineest aussi pleureuse et dure de cœur que celle du moyen âge. Aussiceux qui conseillent de l’élever comme les hommes ont, selon moi,parfaitement raison.

Ma femme déteste Kâtia pour le motif aussiqu’elle a été artiste, et pour son manque de gratitude, sa fierté,son excentricité, et pour les multiples défauts qu’une femme saittoujours trouver à une autre femme…

En dehors de nous, deux ou trois amies de mafille, et Alexandre Adôlphovitch Gnekker, prétendant à la main deLîsa, dînent à la maison. Gnekker est un jeune homme blond, d’àpeine trente ans, de taille moyenne, très replet, large d’épaules,avec des favoris roux autour des oreilles et de petites moustachescirées qui donnent à sa figure ronde et glabre une expression dejouet. Il porte un veston très court, un gilet de couleur et despantalons à grands carreaux, en haut très larges, et en bas trèsétroits, et des bottines jaunes, sans talons. Ses yeux sontsaillants, comme des yeux d’écrevisse ; sa cravate ressemble àune queue d’écrevisse, et il me semble que ce jeune homme dégageune odeur de bisque. Il vient chaque jour chez nous, mais personne,à la maison, ne sait son origine, où il a fait des études et dequoi il vit. Il ne joue d’aucun instrument et ne chante pas ;toutefois il a de vagues relations avec la musique et le chant. Ilvend quelque part les pianos d’on ne sait qui, va souvent auConservatoire, connaît toutes les sommités musicales et donne desordres dans les concerts. Il tranche en musique, avec une grandeautorité, et j’ai remarqué que tout le monde tombe volontiersd’accord avec lui.

Les gens riches ont toujours autour d’eux desparasites ; la science et les arts de même. Il n’est pas d’artni de science indemnes de la présence de « corpsétrangers » du genre de ce M. Gnekker. Je ne suis pasmusicien et, peut-être, me trompé-je sur lui, que, au reste, jeconnais peu ; cependant, son autorité m’est très suspecteainsi que la dignité avec laquelle il se tient auprès du piano etécoute quand on joue ou chante.

Fussiez-vous cent fois gentleman et conseillerprivé, vous n’êtes pas à l’abri, si vous avez une fille, de ce basbourgeoisisme qu’introduiront dans votre maison la cour qu’on luifera, la demande en mariage et le mariage. Je ne puis, par exemple,me faire à l’expression triomphale de ma femme chaque fois queGnekker est chez nous, ni me faire aux bouteilles de lafitte, deporto ou de xérès que l’on met sur la table, uniquement à cause delui, afin qu’il se convainque de ses propres yeux de la façon largeet luxueuse dont nous vivons. Je ne puis pas supporter non plus lerire saccadé que Lîsa a appris au Conservatoire, et ses manières decligner légèrement les yeux quand il y a des hommes chez nous.Surtout, je ne puis pas comprendre pourquoi vient chaque jour chezmoi, et dîne chez moi un être entièrement étranger à mes habitudes,à ma science, à tout mon genre de vie, et entièrement différent desgens que j’aime. Ma femme et les domestiques murmurent que c’est« un promis ». Malgré tout, je ne comprends pas saprésence.

Il éveille en moi la même perplexité que sil’on plaçait sur ma table un Zoulou ou l’homme quirit[6].

Et il me paraît étrange que ma fille, que jesuis habitué à regarder comme une enfant, aime cette cravate, cesyeux et ces joues soufflées…

Jadis, j’aimais le temps du dîner, ou y étaisindifférent ; mais, à présent, il n’éveille en moi qu’ennui etirritation. Du jour où j’ai été Excellence et suis allé chez lesdoyens de la Faculté, ma famille a jugé, je ne sais pourquoi,indispensable de modifier radicalement notre menu et les règles denotre repas. Au lieu de ces simples plats, auxquels j’étais habituédès le temps où j’étais étudiant en médecine, on me nourrit desoupes-purées dans lesquelles nagent des quenelles blanches, et derognons au madère. Le rang de général et la notoriété m’ont enlevépour toujours la soupe aux choux et les petits pâtés savoureux, lesoies aux pommes et les brèmes au gruau. Ils m’ont enlevé la femmede chambre Agâcha, bavarde et amusante vieille, à la place de quisert maintenant à table Iégor, garçon stupide et arrogant, avec ungant blanc à la main droite. Les entr’actes sont courts, maisparaissent extrêmement longs parce qu’il n’y a rien pour lesremplir. Il n’y a plus la gaieté d’autrefois, les conversationscordiales, les plaisanteries, le rire ; plus ces caressesréciproques et cette joie qui émouvait mes enfants, ma femme et moiquand nous nous retrouvions au dîner. Pour moi, homme occupé, ledîner était le temps du repos et de l’entretien, et, pour ma femmeet mes enfants, une fête, courte à vrai dire, mais joyeuse, parcequ’ils savaient que, pour une demi-heure, je n’appartenais plus niaux étudiants, ni à la science, mais à eux seuls. Plus cet art dese griser avec un seul petit verre ; plus d’Agâcha ; plusde brème au gruau ; plus ce joyeux tapage donts’accompagnaient les petits incidents du genre de la lutte sous latable du chien et du chat, ou de la chute d’un pansement de Kâtiadans une assiette de soupe.

Décrire mon dîner de maintenant est aussiinsipide que de le manger. Le visage de ma femme exprime lasolennité, l’importance affectée et le souci. Elle regardeinquiètement nos assiettes et dit : « Je vois que le rôtine vous plaît pas. Avouez-le ? » Et nous sommes obligésde répondre : « Tu t’inquiètes à tort, ma chère ; lerôti est excellent. » Et elle : « Tu me soutienstoujours, Nicolas Stépânytch, et ne dis jamais la vérité. Pourquoidonc Alexandre Adôlphovitch mange-t-il si peu ? » Et toutest dans ce genre-là, pendant tout le repas. Lîsa rit par saccadeset tient les yeux clignés.

Je les regarde toutes les deux, et ce n’estqu’au moment du repas qu’il devient absolument évident pour moi queleur vie intime a depuis longtemps échappé à mon observation. J’aila sensation que je vivais jadis chez moi dans une vraie famille,et que je dîne maintenant chez des hôtes où je vois une femme quin’est pas la mienne et une Lîsa, qui n’est pas ma fille. Il s’estproduit chez toutes deux un changement radical. J’ai perdu de vuele long processus par lequel ce changement s’est effectué. Il n’estdonc pas étonnant que je n’y comprenne rien. Pourquoi ce changements’est-il produit, je ne sais. Tout le malheur provient peut-être dece que Dieu n’a pas donné à ma femme et à ma fille autant de forcequ’à moi ; dès l’enfance je me suis habitué à résister auxinfluences extérieures et à me tremper suffisamment. Descatastrophes de l’existence comme la notoriété, le rang de général,le passage de l’aisance à une vie au-dessus de nos ressources, lesrelations avec les gens en vue, etc., m’ont à peine effleuré ;je reste sain et sauf. Au contraire, tout cela a roulé comme unegrosse boule sur ma femme et Lîsa, faibles et insuffisammenttrempées, et les a écrasées…

Les demoiselles et Gnekker parlent de fugues,de contrepoint, de chanteurs et de pianistes, de Bach et de Brahms.Et ma femme, craignant qu’on ne la soupçonne d’inintelligencemusicale, leur sourit sympathiquement et murmure :« C’est admirable. N’est-ce pas ?… Dites ?… »Gnekker mange bien, plaisante avec poids et écoute aveccondescendance les remarques des demoiselles. De temps à autre, ilmarque le désir de parler en mauvais français, et alors il croitutile de me donner du « Votre Excellence ».

Et je suis morne. Visiblement, je les gênetous, et ils me gênent. Jamais, auparavant, je n’avais connul’antagonisme de classes, et c’est précisément quelque chose de cegenre-là qui me tourmente maintenant. Je m’efforce de ne trouver enGnekker que les mauvais côtés ; je les découvre vite et jesouffre de ce que, à sa place, le prétendant ne soit pas un hommede mon cercle. Sa présence agit encore mal sur moi à un autre pointde vue. D’ordinaire, quand je reste seul ou vais dans la société degens que j’aime, je ne songe jamais à mes mérites, ou si j’y songe,ils me semblent aussi nuls que si je n’étais un savant que depuishier soir ; mais, en présence de gens tels que Gnekker, mesmérites me semblent une haute montagne dont la cime disparaît dansles nuages et au pied de laquelle grouillent des Gnekker à peinevisibles à l’œil nu.

Après le repas, je reviens dans mon cabinet etfume une petite pipe, la seule que je me permette par jour, m’étantdéshabitué depuis longtemps de la mauvaise habitude de m’enfumer dumatin au soir. Pendant que je fume, ma femme vient causer avecmoi ; comme le matin, je sais d’avance quelle sera notreconversation.

– Nous aurions besoin de causersérieusement, Nicolas Stépânytch, commence-t-elle. C’est à proposde Lîsa… Pourquoi ne fais-tu pas attention à ce qui sepasse ?

– Comment ça ?

– Tu as l’air de ne rien apercevoir, maisc’est mal. Il ne faut pas être insouciant… Gnekker a des intentionssur Lîsa… Qu’en dis-tu ?

– Que ce soit un méchant garçon, je nepuis le dire, puisque je ne le connais pas, mais qu’il ne me plaisepas, je te l’ai dit mille fois.

– On ne peut pas…, dit-elle (elle se lèveet marche avec agitation), on ne peut pas se comporter ainsi dansune affaire sérieuse. Quand il y va du bonheur de sa fille, il fautrejeter tout sentiment personnel. Je sais qu’il ne te plaît pas…Bon ! Si nous le refusons maintenant, qui te dit que Lîsa nese plaindra pas de nous toute sa vie ? Il n’y a pas tant deprétendants aujourd’hui, et il peut ne pas se présenter d’autreparti… Il aime Lîsa et lui plaît visiblement… Assurément, il n’apas de situation fixe ; mais que faire ? Avec le temps,il en trouvera peut-être une. Il est de bonne famille, etriche.

– D’où sais-tu cela ?

– Il l’a dit… Son père, à Khârkov,possède une grande maison et a un bien aux environs. Bref, NicolasStépânytch, il faut absolument que tu ailles à Khârkov.

– Pourquoi cela ?

– Tu t’y informeras… Tu y connais desprofesseurs. Ils t’aideront… J’y serais allée moi-même, mais jesuis une femme… Je ne puis pas…

– Je n’irai pas à Khârkov, dis-jesombrement.

Ma femme s’effraie, et une expression desouffrance torturante paraît sur son visage.

– Au nom de Dieu, NicolasStépânytch ! me supplie-t-elle en sanglotant. Enlève-moi cepoids. Je souffre !

Je me sens malheureux de la regarder.

– Bien, Vâria, lui dis-je d’un toncaressant. Si tu le veux, soit, j’irai à Khârkov ! et je feraitout ce qui te plaira.

Elle porte son mouchoir à ses yeux et s’en vapleurer dans sa chambre. Je reste seul.

Peu après, on apporte ma lampe. Les ombresfamilières et ennuyeuses des fauteuils et de l’abat-jour seprojettent sur les murs et le plancher, et, quand je les vois, ilme semble que c’est déjà la nuit, et que ma maudite insomniecommence. Je me couche, puis je me lève, et marche dans machambre ; puis je me recouche… D’habitude, après le dîner,vers le soir, mon excitation nerveuse atteint son maximum. Jecommence à pleurer sans raison et je cache ma tête sous monoreiller. Je crains à ce moment-là que quelqu’un ne vienne. Jecrains de mourir subitement. J’ai honte de mes larmes et je ressensen mon âme quelque chose d’insupportable. Je sens que je ne puisplus voir ni ma lampe, ni mes livres, ni les ombres sur le parquet.Je ne puis plus entendre les voix qui retentissent dans le salon…Une force invisible et incompréhensible me pousse violemment horsde mon appartement. Je me lève, je m’habille, en hâte, et, avecprécautions, pour ne pas attirer l’attention des miens, je sorsdans la rue. Où aller ? La réponse à cette question est déjàfaite dans mon cerveau : chez Kâtia.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer