Une banale histoire

III

Comme d’ordinaire, elle est étendue sur sondivan turc ou sur sa chaise longue, et lit. M’apercevant, elle lèveparesseusement la tête, s’assied et me tend la main.

– Tu es toujours étendue, lui dis-jeaprès un moment de silence et après avoir soufflé. C’est malsain.Tu devrais t’occuper à quelque chose.

– Hein ?

– Tu devrais t’occuper à quelquechose.

– À quoi ? Une femme ne peut êtrequ’ouvrière ou actrice !

– Eh bien, si tu ne peux pas êtreouvrière, sois actrice !

Elle se tait.

– À ta place, je me marierais, luidis-je, plaisantant à demi.

– Personne en vue ; et à quoibon ?

– On ne peut pas vivre ainsi.

– Sans mari ? La belleaffaire ! Je trouverais autant de maris que je voudrais sij’en avais envie.

– C’est mal, Kâtia.

– Qu’est-ce qui est mal ?

– Ce que tu viens de dire.

Remarquant que je suis attristé et voulantadoucir cette impression, Kâtia me dit :

– Venez, tenez.

Elle me mène dans une petite chambre trèsjolie et me dit, en me montrant une table à écrire :

– Voilà ce que je vous ai préparé. Là,vous pourrez travailler. Venez chaque jour et apportez votretravail. Chez vous, on vous empêche. Vous travaillerez ici.Voulez-vous ?

Pour ne pas l’affliger en refusant, je luiréponds que je le ferai et que la chambre me plaît beaucoup. Nousnous asseyons tous les deux dans la petite chambre et nous mettonsà causer.

La douce chaleur, l’ambiance agréable et laprésence d’un être sympathique éveillent en moi, non pas unsentiment de satisfaction comme jadis, mais une forte envie de meplaindre et de grogner. Il me semble que si je me lamente et geins,cela me soulagera.

– Mauvaise affaire, ma chère, commencé-jeavec un soupir.

– Qu’y a-t-il ?

– Vois-tu, mon amie, la meilleure et laplus sainte prérogative des rois est le droit de grâce. Je me suistoujours senti un roi, parce que j’ai joui de ce droit sanslimites. Je n’ai jamais jugé personne, j’ai été indulgent, j’aivolontiers pardonné à tous de tous côtés. Là où les autresprotestaient et se révoltaient, je ne faisais que conseiller etconvaincre. Toute ma vie, j’ai fait effort pour que ma société soitsupportable à ma famille, aux étudiants, à mes collègues, auxdomestiques. Et ces rapports avec autrui ont éduqué, je le sais,tous ceux qui ont eu l’occasion d’être auprès de moi. Maismaintenant je ne suis plus roi. Il m’arrive quelque chose qui neconvient qu’aux esclaves. Nuit et jour rôdent dans ma tête despensées mauvaises, et, dans mon âme, se sont implantés dessentiments que j’ignorais auparavant. Je hais, je méprise, jem’indigne, je me révolte, et je crains. Je suis devenu sévère àl’excès, exigeant, irascible, mal complaisant et soupçonneux. Cequi ne m’amenait, jadis, qu’à faire un jeu de mots et à rireinsouciamment, engendre maintenant en moi des sentiments pénibles.Ma logique même s’est transformée. Avant, je ne méprisais quel’argent et, à présent, j’éprouve un mauvais sentiment non passeulement envers l’argent, mais à l’égard des gens riches, commes’ils étaient coupables. Avant, je haïssais la violence etl’arbitraire ; maintenant, je hais les gens qui y recourent,comme s’ils étaient seuls coupables et pas nous tous, qui ne savonspas nous élever les uns les autres. Qu’est-ce que celasignifie ? Si un changement de convictions a amené en moi denouvelles idées et de nouveaux sentiments, d’où a pu venir cechangement ? Le monde est-il devenu pire ou moi meilleur, ouétais-je auparavant aveugle et indifférent ? Si ce changementprovient d’un affaiblissement général de mes forces physiques etspirituelles, c’est que je suis malade, et en effet, chaque jour jeperds du poids ; ma situation est donc triste et mes nouvellespensées sont anormales, maladives ; je dois en avoir honte etles regarder comme viles…

– La maladie n’est ici pour rien,m’interrompt Kâtia. Vos yeux se sont ouverts, voilà tout ;vous avez vu ce qu’auparavant vous ne vouliez pas remarquer. Selonmoi, il faut avant tout rompre définitivement avec votre famille etpartir.

– Tu dis des choses insensées.

– Vous ne les aimez plus ; pourquoiagir contre votre conscience ? Est-ce pour vous unefamille ? C’est le néant. S’ils mouraient tous aujourd’hui,personne demain ne remarquerait leur absence.

Kâtia méprise ma femme et ma fille aussifortement que celles-ci la détestent. On peut à peine, en notretemps, parler du droit des gens à se mépriser les uns lesautres ; mais, si on se place au point de vue de Kâtia, et sion reconnaît un droit pareil, on trouve qu’elle a le même droit demépriser ma femme et Lîsa que celles-ci de ladétester.

– Le néant !… répète-t-elle.Avez-vous dîné aujourd’hui ? N’ont-elles pas oublié de vousappeler ? Comment se souviennent-elles encore de votreexistence ?

– Kâtia, lui dis-je sérieusement, je teprie de te taire.

– Et vous croyez qu’il m’est agréable deparler d’elles ? Je serais heureuse de ne pas les connaître dutout. Écoutez-moi, mon cher : quittez tout et partez. Allez àl’étranger. Le plus vite sera le mieux.

– Quelle absurdité ! Etl’Université ?

– Quittez aussi l’Université ! Quevous est-elle ? Cela n’a pas de sens. Vous faites des coursdepuis trente ans, et que sont vos élèves ? En avez-vousbeaucoup de remarquables ? Comptez donc. Et pour multiplierces docteurs qui exploitent l’ignorance et gagnent des centaines demille roubles, il n’est pas nécessaire d’avoir du talent et d’êtreun brave homme. Vous êtes de trop.

– Mon Dieu, comme tu es rude ! luidis-je effrayé. Tais-toi, ou je m’en vais. Je ne sais que répondreà tes brutalités.

La bonne vient nous dire que le thé est servi.Auprès du samovar, notre conversation change, grâce à Dieu. Aprèsm’être plaint, je veux donner libre cours à une autre faiblesse devieillard, mes souvenirs. Je parle à Kâtia de mon passé, et, à magrande surprise, je lui confie des détails que je ne soupçonnaispas exister encore dans ma mémoire. Et elle m’écoute avecattendrissement, avec orgueil, retenant sa respiration. J’aime enparticulier à lui raconter comment je passai d’abord par leséminaire et y rêvais d’entrer à l’Université.

– Je me promenais, lui raconté-je, dansle jardin du séminaire. Le vent m’apportait de quelque cabaretlointain le grincement d’un accordéon et une chanson ; ou bienune troïka, avec ses grelots, passait au long de notrebarrière ; c’en était assez pour qu’un sentiment de bonheurenvahît ma poitrine, mes viscères, tout mon être… J’entendaisl’accordéon ou les grelots qui s’éloignaient, et je m’imaginaisêtre médecin, et me dessinais des tableaux plus beaux les uns queles autres. Et tu le vois, mes songes se sont réalisés. J’ai reçuplus que je n’osais rêver. Trente années de suite j’ai été unprofesseur aimé ; j’ai eu d’excellents collègues ; j’aijoui d’une honorable notoriété. J’ai aimé, je me suis marié paramour et par amour passionné ; j’ai eu des enfants. En un mot,si je regarde en arrière, toute ma vie m’apparaît belle, unecomposition heureuse. Il ne me reste qu’à ne pas gâter la fin. Pourcela, il faut mourir en homme. Si la mort est en effet un malredoutable, il faut la rencontrer vaillamment et l’âme tranquillecomme il convient à un maître, à un savant, à un membre du royaumedu Christ. Mais je gâterai la fin. Je sombre, je me réfugie près detoi, je te demande secours, et tu me réponds : Sombrez ;c’est ce qu’il faut.

Mais voilà qu’on sonne à la porte. Kâtia etmoi nous reconnaissons le coup de sonnette et nousdisons :

– Ce doit être Mikhaïl Fiôdorovitch.

En effet, au bout d’une minute entre moncollègue, le philologue Mikhaïl Fiôdorovitch, grand, bien fait,cinquante ans, d’épais cheveux gris, les sourcils noirs, etentièrement rasé. C’est un brave homme et un excellent camarade. Ilappartient à une vieille famille, noble, assez heureuse et assezdouée, qui a joué un rôle remarquable dans l’histoire de notrelittérature et de notre culture. Il a de l’esprit, du talent ;il est très cultivé, mais non dénué d’étrangetés. En une certainemesure, nous sommes tous étranges et originaux ; mais sonétrangeté sort de l’ordinaire et n’est pas sans danger pour sesconnaissances ; j’en sais à qui ses étrangetés cachent sesnombreux mérites.

Introduit près de nous, Mikhaïl Fiôdorovitchquitte lentement ses gants et dit d’une voix de basseveloutée :

– Bonjour. Vous prenez le thé. C’est àmerveille. Il fait diablement froid.

Il s’assied à table, se verse un verre de théet commence aussitôt à parler. Ce qui est caractéristique, c’estson tour de plaisanterie continuelle, un mélange de philosophie etde badinage comme les fossoyeurs de Shakespeare. Il parle toujoursde choses sérieuses, mais jamais sérieusement. Ses jugements sonttoujours âpres, grondeurs, mais, grâce à son ton égal, plaisant etdoux, son âpreté et sa gronderie n’écorchent pas l’oreille ;on s’y habitue vite. Chaque soir, il apporte cinq ou six anecdotesde la vie universitaire et commence ordinairement par elles.

– Ah, Seigneur ! soupire-t-il enfronçant malicieusement les sourcils, il y a sur la terre des gensbien comiques !

– Quoi donc ? demande Kâtia.

– En allant faire mon cours, je rencontredans l’escalier ce vieil idiot, notre X… Il avance comme d’habitudeson menton chevalin et cherche quelqu’un à qui se plaindre de samigraine, de sa femme et des étudiants qui ne veulent pas suivreses cours. Bon, me dis-je, il m’a vu, je suis perdu, rien àfaire…

Et ainsi de suite. Ou bien il préludeainsi :

– J’ai été hier au cours public de notreZ… Je m’étonne que notre alma mater[7] (il nefaut pas en parler le soir !) se décide à montrer au publicdes ganaches comme ce Z… C’est un sot catalogué dans toutel’Europe. Ma parole, on n’en trouverait pas un pareil en Europe encherchant de jour avec une lanterne. On peut s’imaginer son courscomme s’il suçait du sucre d’orge : siou, siou, siou.Il a le trac ; il déchiffre mal son manuscrit, ses petitesidées avancent à peine à l’allure d’un archimandrite à bicyclette,et on ne peut pas comprendre ce qu’il veut dire. Un ennuieffroyable ; les mouches meurent. Cet ennui ne peut secomparer qu’à celui qui règne dans notre Salle des Fêtes à laséance annuelle, quand on lit le discours d’usage que le diableemporte.

Et, brusque transition :

– Il y a trois ans, Nicolas Stépânovitchs’en souvient, j’ai eu à faire ce discours. Il faisait chaud,lourd ; mon uniforme me coupait aux aisselles ; c’étaitla mort. Je lis une demi-heure, une heure, une heure et demie, deuxheures. « Ah, Dieu merci, me dis-je, il ne me reste plus quedix pages. » J’avais, à la fin, quatre pages que je pouvais nepas lire, et que je comptais passer : « Donc, medisais-je, il ne m’en reste que six. » Mais, figurez-vous que,laissant tomber mon regard devant moi, j’aperçois un général, avecson cordon en sautoir, et un évêque assis à côté l’un de l’autre.Les malheureux, roides d’ennui, écarquillant les yeux pour ne pass’endormir et s’efforçant cependant d’exprimer l’attention,faisaient mine que mon discours était intelligible et leurplaisait. Bon, me dis-je, s’il leur plaît, qu’ils attrapent encorecela ! Que ça les embête ! Je m’y suis mis et ai lu lesquatre pages.

Quand il parle, ses yeux et ses sourcils seulsrient comme c’est l’habitude chez les railleurs. Il n’y a pas en cemoment-là de haine et de méchanceté dans son regard, mais beaucoupde finesse et de cette ruse de renard que l’on ne remarque que chezles gens très observateurs. Pour continuer à parler de ses yeux, jerelève encore une particularité. Quand il reçoit de Kâtia un verrede thé ou écoute ses réflexions, ou l’accompagne du regard quandelle sort, je remarque, dans son expression, quelque chose demodeste, de suppliant, de pur…

La femme de chambre enlève le samovar et posesur la table un gros morceau de fromage, des fruits et unebouteille d’un champagne de Crimée que Kâtia a appris à aimer surplace. Mikhaïl Fiôdorovitch prend sur une étagère deux jeux decartes et essaie une patience. Il est convaincu que certainesréussites exigent un grand esprit de combinaison et beaucoupd’attention ; il ne cesse cependant pas de parler. Kâtia suitattentivement son jeu et l’aide plus par sa mimique qu’en paroles.Elle ne boit pas plus de deux verres à bordeaux de champagne, etmoi quatre ; le reste de la bouteille échoit à MikhaïlFiôdorovitch, qui peut boire beaucoup sans se griser jamais.

Pendant la patience, nous tranchons diversesquestions, surtout de l’ordre de plus élevé, et se rapportant à ceque nous aimons le plus, c’est-à-dire la science.

– La science a fait son temps, grâce àDieu, déclare Mikhaïl Fiôdorovitch, après une pause. Son rôle estterminé. L’humanité commence à ressentir le besoin de la remplacerpar autre chose. La science a grandi sur le terrain des préjugés,nourrie de préjugés, et elle présente, aujourd’hui, unequintessence de préjugés aussi grande que celle de ses aïeulesdisparues, l’alchimie, la métaphysique et la philosophie. Et, enfait, qu’a-t-elle donné aux hommes ? Entre les Européens etles Chinois, chez lesquels aucune science n’existe, la différenceest des plus insignifiantes, tout extérieure. Les Chinois n’ont pasconnu les sciences. Qu’y ont-ils perdu ?

– Les mouches, cher ami, ne lesconnaissent pas, dis-je ; et qu’en conclure ?

– Vous vous fâchez pour rien, NicolasStépânytch ; je dis cela ici, entre nous… Je suis plus prudentque vous ne croyez et me garderais bien de dire cela en public.Dieu m’en préserve ! La masse vit avec le préjugé que lascience et l’art sont au-dessus de l’agriculture, du commerce etdes métiers ; notre secte vit de ce préjugé-là, et ce n’estpas à moi, ni à vous de le détruire ; Dieu nous engarde !

Pendant la réussite, la jeunesse des écoles enprend, elle aussi, pour son compte.

– Notre public a dégénéré, soupireMikhaïl Fiôdorovitch. Je ne parle pas de l’idéal et autres chosessemblables. Si seulement on savait travailler et penserraisonnablement ! Voilà précisément où j’en suis, moiaussi : « Je regarde notre génération avecchagrin[8]. »

– Oui, on a honteusement dégénéré,accorde Kâtia. Dites-moi s’il a paru, chez nous, en ces cinq ou dixdernières années, quelqu’un de marquant ?

– Je ne sais ce qui en est aux autrescours, mais chez moi, je ne vois personne.

– J’ai vu passer, dit Kâtia, beaucoupd’étudiants, beaucoup de jeunes savants, beaucoup d’acteurs, etjamais il ne m’est arrivé de rencontrer non seulement un génie ouun talent, mais même un homme intéressant. Tout est gris, insipide,pourri de prétentions…

Tous ces devis sur la dégénérescenceproduisent invariablement sur moi la même impression que sij’entendais soudain un méchant propos sur ma fille. Je suis outragéde ce que l’on base une accusation générale sur des lieux communsaussi rebattus, sur des épouvantails à moineaux, tels que le manqued’idéal ou le renvoi au beau passé. Toute accusation, même portéedevant des dames, devrait être formulée avec toute la précisionpossible ; autrement, ce n’est pas une accusation, mais unesimple médisance, indigne de gens convenables.

Je suis vieux, j’ai déjà trente années decarrière, mais je ne remarque ni dégénérescence, ni absenced’idéal, et je ne trouve pas qu’aujourd’hui soit pire qu’hier. Monhuissier, Nicolas, dont l’expérience en l’espèce a son prix, ditque les étudiants actuels ne sont ni meilleurs ni pires que ceuxd’hier.

Si l’on me demandait ce qui ne me plaît paschez mes élèves actuels, je ne répondrais pas sur-le-champ, mais jele ferais avec une grande précision. Je connais leurs défauts,aussi n’aurais-je pas besoin de recourir aux lieux communs. Il neme plaît pas qu’ils fument du tabac, boivent des alcools et semarient tard ; il ne me plaît pas non plus qu’ils soientinsouciants et souvent indifférents à un tel degré qu’ils souffrentque, parmi eux, des gens aient faim et qu’ils ne payent pas leurscotisations à la société de secours mutuels des étudiants. Ils nesavent pas les langues modernes et s’expriment incorrectement enrusse. Pas plus tard qu’hier, mon collègue, l’hygiéniste, seplaignait à moi qu’il était obligé de doubler ses heures de coursparce que ses étudiants savent mal la physique et n’ont aucune idéede la météorologie. Ils se soumettent volontiers à l’influence desécrivains les plus récents et non pas des meilleurs ; ils sontentièrement indifférents à des classiques comme Shakespeare,Marc-Aurèle, Épictète ou Pascal. Et, dans cette impuissance àdiscerner le grand du petit, se marque, plus qu’en tout le reste,leur manque de sens pratique. Toutes les questions complexes, ayantun caractère social plus ou moins grand, comme par exemple laquestion de l’émigration, ils les résolvent par voie de pétition etnon sous la forme de l’enquête scientifique et empirique, bien quece moyen leur soit entièrement ouvert et réponde le mieux à leurdestination. Ils deviennent volontiers internes, assistants, chefsde laboratoire, externes, et sont prêts à occuper ces postesjusqu’à quarante ans, bien que l’indépendance, le sentiment de laliberté et l’initiative personnelle ne soient pas moins utiles dansla science que dans l’art ou le commerce. J’ai des élèves et desauditeurs, mais pas d’aides ni de successeurs. Je les aime etm’attendris à leur sujet, mais je n’en suis pas fier. Et ainsi desuite, ainsi de suite…

De pareils défauts, aussi nombreux soient-ils,ne peuvent engendrer le pessimisme ou la disposition bougonne quechez un homme pusillanime et timide. Ils n’ont qu’un caractèreoccasionnel et transitoire, et dépendent entièrement des conditionsde la vie courante. Il suffira de quelques dizaines d’années pourqu’ils disparaissent ou cèdent la place à de nouveaux défauts, sanslesquels on ne peut exister, et qui, à leur tour, effraieront lespoltrons. Les défauts des étudiants me contristent souvent, maiscette peine n’est rien en comparaison de la joie que j’éprouvedepuis trente ans, quand je converse avec mes élèves, leur fais moncours, observe leurs relations, et les compare aux gens des autresmilieux.

Mikhaïl Fiôdorovitch médit. Kâtia l’écoute, etni lui ni elle ne remarquent le profond abîme dans lequel lesentraîne peu à peu un divertissement en apparence aussi innocentque la censure de leurs semblables. Ils ne sentent pas comment unsimple entretien se transforme insensiblement en raillerie et enpersiflage, et comment ils donnent matière à la calomnie.

– On rencontre des gens à vous fairemourir de rire, dit Mikhaïl Fiôdorovitch. J’entre, hier, chez notreIégor Pétrôvitch et j’y trouve un étudiant, de troisième année demédecine, je crois. Une figure… dans le style de Dobrolioûbov. Aufront, le cachet de la profondeur de pensée. On cause de choses etautres. « J’ai lu, lui dis-je, qu’un Allemand, dont j’aioublié le nom, a tiré du cerveau de l’homme un nouvel alcaloïde,l’idiotine. » Et que pensez-vous ? Il l’a cru, et sur sonvisage s’est marqué un respect : « Voilà, avait-il l’airde dire, ce que font les savants ! » L’autre jour,j’entre au théâtre. Je m’assieds. Au rang devant moi, sont deuxétudiants, l’un, un petit juif, évidemment étudiant en droit,l’autre, très échevelé, étudiant en médecine. L’étudiant enmédecine était ivre comme un savetier. Il ne fait aucune attentionà ce qui se passe sur la scène. Il ne fait que piquer du nez. Maisà peine un des acteurs commence-t-il à faire une tirade ousimplement à élever la voix, mon étudiant tressaille, pousse soncamarade du coude et demande : « Que dit-il ? C’estnoble ? – Noble, répond le petit juif. – Bravo, hurlel’étudiant en médecine. C’est noble ! Bravo ! » Et,voyez-vous, cette bûche saoule n’était pas venue au théâtre pourl’art, mais pour les sentiments nobles ; il lui enfallait.

Kâtia écoute et rit. Son rire est un peuétrange. Les éclats succèdent brusquement et rythmiquement auxéclats ; on dirait qu’elle joue de l’accordéon ; et sesnarines rient seules dans son visage. Moi je perds courage et nesais que dire. Hors de moi, je m’enflamme, me lève etcrie :

– Taisez-vous, à la fin !Qu’avez-vous à rester là assis, comme deux crapauds, et àempoisonner l’air de votre haleine ? Assez !

Et, sans attendre qu’ils finissent de médire,je m’apprête à rentrer chez moi. Il en est déjà temps, il est onzeheures.

– Moi, je reste encore un peu, ditMikhaïl Fiôdorovitch. Vous permettez, CatherineVladîmirovna ?

– Certes, répond Kâtia.

– Bene. En ce cas, faitesdonner, je vous prie, une autre bouteille.

Ils m’accompagnent tous deux avec des bougiesdans l’antichambre, et, pendant que je mets ma pelisse, MikhaïlFiôdorovitch dit :

– Ces derniers temps, vous avezeffroyablement maigri et vieilli, Nicolas Stépânovitch.Qu’avez-vous ? Vous êtes malade ?

– Oui, un peu malade…

– Et vous ne vous soignez pas…, insistetristement Kâtia.

– Pourquoi donc ne vous soignez-vouspas ? Peut-on agir ainsi ! Dieu ménage, cher ami, ceuxqui se ménagent. Saluez les vôtres pour moi et excusez-moi de nepas venir les voir. Dans quelques jours, avant de partir pourl’étranger, j’irai leur dire bonjour. Sans faute. Je pars lasemaine prochaine.

Je sors de chez Kâtia irrité, effrayé despropos sur ma maladie, et mécontent de moi-même. Je me demande s’ilne faut pas, en effet, me faire soigner par un de mes collègues. Etimmédiatement je m’imagine comment mon collègue, m’ayant ausculté,s’approchera en silence de la fenêtre, réfléchira, puis reviendra àmoi, et, tâchant que je ne lise pas sur sa figure la vérité, medira d’un ton indifférent : « Je ne vois encore rien departiculier, cependant, collègue, je vous conseille d’interromprevos occupations… » Et cela m’enlèverait mon dernierespoir.

Qui n’a pas d’espoir ! Quand je faismoi-même mon diagnostic et me soigne seul, j’espère, par moments,que mon ignorance me trompe, que je me trompe sur l’albumine et lesucre que je me trouve, et sur mon cœur, et sur ces œdèmes que j’airemarqués déjà deux fois le matin. Quand, avec l’application deshypocondriaques, je lis des manuels thérapeutiques et que je changechaque jour de remède, il me semble que je finirai par trouverquelque chose de salubre. Tout cela est mesquin.

Que le ciel soit couvert de nuages, ou que lalune et les étoiles y brillent, je le regarde toujours en rentrantchez moi, et je pense que, bientôt, la mort me prendra. Ilsemblerait qu’à ce moment-là mes pensées devraient être profondes,comme le ciel, claires, frappantes… Mais non ! Je pense àmoi-même, à ma femme, à Lîsa, à Gnekker, aux étudiants, à autrui.Je pense mal, bassement. Je ruse avec moi-même, et ma conception dela vie peut alors s’exprimer par ces mots, qu’Araktchèév écrit dansune de ses lettres intimes : « Tout le bien du monde nepeut exister sans le mal, et il y a toujours plus de mal que debien. » Autrement dit, tout est mauvais, il n’y a pas deraison de vivre. Et ces soixante-deux ans que j’ai déjà vécus, ilfaut les compter comme perdus. Je me prends à ces pensées etm’efforce de me persuader qu’elles sont occasionnelles,temporaires, et ne tiennent pas profondément en moi. Mais, tout desuite, je pense :

« S’il en est ainsi, pourquoi es-tuattiré chaque soir vers ces deux crapauds ? »

Et je me fais le serment de ne plus jamaisaller chez Kâtia, bien que je sache que j’y retournerai lelendemain.

Tirant ma sonnette et, ensuite, montantl’escalier, je pense que je n’ai plus de famille et n’ai pas ledésir de la retrouver. Il est clair que les pensées d’Araktchèév neme hantent pas fortuitement, mais possèdent tout mon être. Laconscience malade, triste, las, remuant à peine les membres, commesi on m’y avait attaché un poids de mille pouds, je me couche et jem’endors vite.

Ensuite, mon insomnie…

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