Contes d’entre chien et loup

Contes d’entre chien et loup

de Sir Arthur Conan Doyle
LA MAIN BRUNE

The Brown Hand.

Tout le monde sait que Sir Dominick Holden, le célèbre médecin des Indes, fit de moi son héritier, et que son décès transforma un médecin pauvre et peinant dur en un propriétaire prospère. On sait aussi que cinq personnes au moins pouvaient autant que moi prétendre à l’héritage, et que le choix de Sir Dominick parut à certains arbitraire et bizarre. Tant pis ! J’affirme, moi, que Sir Dominick avait de très solides raisons pour me témoigner sa bienveillance, bien que je ne l’eusse connu que dans ses dernières années ; je dirai même que ce que j’ai fait pour mon oncle des Indes, personne ne l’a encore fait pour autrui. Certes je ne peux guère espérer être cru, tant mon histoire est peu banale. Mais j’aurais l’impression de manquer à un devoir si je ne la relatais pas. La voici donc. Vous me croirez ou vous ne me croirez pas : cela vous regarde.

Sir Dominick Holden, compagnon de l’Ordre duBain, commandeur de l’Étoile des Indes, etc., était de son vivantun médecin extrêmement distingué. Il avait quitté l’armée pours’établir à Bombay et faire de la clientèle civile ;fréquemment appelé en consultation, il avait visité toutes lesprovinces des Indes. Son nom demeure lié à jamais avec l’HôpitalOriental qu’il fonda et développa. À un moment donné, saconstitution de fer manifesta des signes d’usure, consécutifs à lalongue surtension qu’il lui avait imposée ; ses confrères(peut-être pas tout à fait désintéressés en l’occurrence) luiconseillèrent de rentrer en Angleterre. Il tint bon jusqu’àl’apparition de symptômes nerveux fâcheusement prononcés ; ilrevint alors, très déprimé, dans son Wiltshire natal. Il acheta unebelle propriété, avec un vieux manoir, sur la lisière de la plainede Salisbury, et il consacra ses vieux jours à l’étude de lapathologie comparée ; elle avait été la marotte de toute savie, et il y avait acquis une réputation incontestée.

Nous, les membres de sa famille, fûmes trèssurexcités, comme bien vous le pensez, quand nous apprîmes leretour en Angleterre de cet oncle riche et sans enfants. Lui, sansfaire preuve d’une hospitalité exubérante, témoigna néanmoins d’uncertain sens de ses obligations familiales ; à tour de rôle,nous fûmes invités à lui rendre visite.

À en croire mes cinq cousins qui m’avaientprécédé, cette partie de campagne n’avait rien de folichon. Aussifut-ce avec des sentiments mêlés que je reçus enfin une lettre memandant à Rodenhurst. Ma femme était si soigneusement exclue del’invitation que mon premier mouvement fut de la décliner ;mais avais-je le droit de négliger les intérêts de mesenfants ? Avec le consentement de ma femme, je partis par unaprès-midi d’octobre pour le Wiltshire. J’étais loin d’imaginer lesconséquences de ce voyage.

La propriété de mon oncle était située àl’endroit où les terres arables de la plaine commencent à montervers les falaises crayeuses qui sont la caractéristique du comté.En roulant depuis la gare de Dinton dans le crépuscule de ce jourd’automne, je fus impressionné par le pittoresque du décor. Lesmasures dispersées de nos paysans étaient tellement écrasées parles gigantesques vestiges de la vie préhistorique que le présentsemblait être un rêve à côté des réalités impérieuses, obsédantesdu passé. La route dessinait ses lacets dans des vallées encadréespar une succession de collines herbeuses, et le sommet de toutesces collines était taillé et découpé en fortifications fortcompliquées, circulaires ou carrées, qui avaient défié les vents etles pluies de nombreux siècles. Les uns les tenaient pour romaines,les autres pour anglaises ; en fait, leur véritable origine nefut jamais tirée au clair, non plus que les raisons pour lesquellescette région entre toutes avait multiplié de tels retranchements.Ici et là, sur les pentes vert olive allongées et unies,s’élevaient de petits tumuli arrondis. Ces tertres funérairesabritent les cendres de ceux qui creusèrent les collines ; desurnes remplies de poussière, voilà tout ce qui reste des hommes quijadis travaillèrent sous le soleil.

C’est en traversant cette campagne mystérieuseque j’approchai de Rodenhurst, la résidence de mon oncle ; lamaison était bien en harmonie avec les environs. Deux piliersbrisés et souillés par l’âge, chacun surmonté d’un blason mutilé,flanquaient la grille qui ouvrait sur une avenue mal tenue. Un ventaigre sifflait dans les ormes qui la bordaient ; l’airbruissait de feuilles à la dérive. Au bout de l’avenue, sous unevoûte d’arbres, une lueur jaune brillait. Dans la lumière de cetteheure entre chien et loup, j’aperçus une longue bâtisse basse quiétirait deux ailes asymétriques. Le toit en pente avait de grandesavancées ; les poutres à la mode des Tudor s’entrecroisaientsur les murs… Un feu sympathique dansait derrière la large fenêtrelosangée à gauche du porche ; il indiquait l’emplacement dubureau de mon oncle, et ce fut là que me conduisit le maîtred’hôtel pour que je me présentasse à Sir Dominick.

Il était penché au-dessus de son âtre, car lefroid humide d’un automne anglais lui donnait des frissons. Salampe était éteinte ; l’éclat rougeoyant des braisesilluminait crûment une grosse figure anguleuse, un nez et des jouesde Peau-Rouge, des rides, de profonds sillons entre l’œil et lementon. Il se leva d’un bond pour m’accueillir, avec une courtoisieun peu surannée, et il me souhaita chaleureusement la bienvenue àRodenhurst. Je me rendis compte, quand le maître d’hôtel alluma lalampe, que deux yeux bleu clair très inquisiteurs, tels deséclaireurs sous un buisson, me dévisageaient sous des sourcils enbroussailles, et que cet oncle inconnu était en train de déchiffrermon caractère avec toute la facilité d’un observateur entraîné etd’un homme du monde expérimenté.

À mon tour, je le regardai avec intérêt, carje n’avais jamais vu d’homme dont le physique fût pareillementdigne de retenir l’attention d’un médecin. Il avait la stature d’ungéant, mais il s’était affaissé, et sa veste pendait toute droitedepuis ses larges épaules osseuses, d’une manière un peu ridicule.Ses membres étaient formidables et pourtant amaigris ; ilavait des poignets osseux et de longues mains noueuses. Maisc’étaient ses yeux (ces yeux inquisiteurs, bleu clair) quiconstituaient la particularité la plus saisissante du personnage.Pas par leur couleur seulement, ni par l’embuscade de poils souslesquels ils se camouflaient, mais par leur expression. Étant donnél’allure imposante de mon oncle, ses yeux auraient dû briller d’unecertaine morgue. Au contraire ! Son regard était celui duchien dont le maître vient de saisir un fouet, traduisait unegrande détresse morale. Je formulai aussitôt mentalement mondiagnostic : atteint d’une très grave maladie, mon oncle sesavait exposé à une mort subite, et il vivait dans la terreur d’ysuccomber. Oui, voilà ce que je diagnostiquai. La suite desévénements montrera que je m’étais trompé : je ne mentionnemon impression première que parce qu’elle vous aidera peut-être àimaginer le regard de mon oncle.

Donc il m’accueillit fort courtoisement et,une heure plus tard, je me trouvais assis entre lui et sa femmedevant un dîner confortable ; il y avait sur la table desfriandises bizarres, pimentées, et derrière sa chaise un serviteuroriental furtif et prompt. Le vieux couple en était arrivé à cettetragique contrefaçon de l’aurore de la vie, lorsque le mari etl’épouse, ayant perdu tous leurs familiers se retrouvent face àface et seuls ; leur tâche est accomplie, le dénouementapproche à grands pas. Les vainqueurs de la grande épreuve del’existence sont ceux qui sont parvenus à ce stade dans la paix etdans l’amour, et qui sont capables de transformer leur hiver en undoux été des Indes. Lady Holden, petite, vive, avait l’airbonne ; les regards qu’elle lançait vers son mari révélaientl’harmonie qui présidait à leur union. Et pourtant, en dépit decette tendresse mutuelle, je pressentais non moins évidemment unesorte d’horreur commune ; sur le visage de ma tante jereconnaissais un reflet de la frayeur enracinée en Sir Dominick.Leur conversation était tantôt gaie tantôt triste ; mais leurgaieté prenait un tour forcé, tandis que le manque d’affectation deleur tristesse m’informait que j’avais à mes côtés deux cœurs bienlourds.

Nous avions fini de dîner, les domestiquesavaient quitté la pièce après nous avoir servi un verre de porto,quand notre entretien bifurqua vers un sujet qui produisit un effetinattendu sur mes hôtes. Je ne me rappelle plus comment nous envînmes à aborder le problème du surnaturel ; en tout cas jeleur indiquai que l’anormal, dans les expériences psychiques, étaitune question à laquelle j’avais consacré, comme de nombreuxneurologues, beaucoup d’attention, et je conclus en racontant uneaventure personnelle : en ma qualité de membre de la Sociétéde Recherches Psychiques, j’avais fait partie d’un comité qui avaitpassé la nuit dans une maison hantée ; bien qu’elle n’eût éténi passionnante, ni convaincante, mon aventure intéressa mesauditeurs au plus haut point. Ils m’écoutèrent sans m’interrompre.Je surpris entre eux un signe de connivence que je ne sus commentinterpréter. Lady Holden se leva et nous laissa seuls.

Sir Dominick poussa vers moi une boîte decigares. Nous fumâmes quelque temps en silence. Quand il portaitson manille à sa bouche, sa grande main osseuse tremblait. Sesnerfs devaient vibrer comme les cordes d’une harpe. Mon instinctm’avertit qu’il était au bord d’une confidence intime, et jedécidai de ne rien dire, de peur de l’inhiber. Enfin, il se tournavers moi avec le mouvement brusque de l’homme qui vient de sedébarrasser de son dernier scrupule.

– Je vous connais peu, docteur Hardacre,commença-t-il. Néanmoins il me semble que vous êtes exactementl’homme que je désirais rencontrer.

– Vous m’en voyez ravi, Monsieur.

– J’ai l’impression que vous êtes calmeet que vous avez du sang-froid. N’allez pas vous imaginer que jecherche à vous flatter, car les circonstances sont trop graves pourque je manque si peu que ce soit à la sincérité. Vous possédezcertaines connaissances sur ces sujets que vous abordeznaturellement du point de vue du philosophe, ce qui vous met àl’abri d’une terreur vulgaire. Je suppose que le spectacle d’uneapparition ne vous troublerait pas outre mesure.

– Je ne le pense pas, Monsieur.

– Et peut-être même vousintéresserait ?

– Passionnément !

– En tant qu’observateur psychique, vousenquêteriez sans doute sur ce problème particulier d’une manièreaussi impersonnelle qu’un astronome sur une comète enpromenade ?

– Exactement.

Il poussa un profond soupir.

– Croyez-moi, docteur Hardacre, il fut untemps où j’aurais été capable de vous parler comme vous le faites àprésent. Aux Indes la maîtrise de mes nerfs était proverbiale. Lagrande mutinerie elle-même ne l’avait pas affaiblie un instant.Cependant vous voyez à quel déchet je suis réduit : je suisdevenu l’homme le plus timoré de tout le Wiltshire. Ne soyez pastrop hardi dans ce domaine ; autrement vous pourriez êtresoumis à un test prolongé semblable à celui que je subis : untest qui ne s’achèvera que dans une maison de fous ou autombeau…

J’attendis patiemment qu’il se décidât àentrer dans le vif de ses préoccupations. Son préambule m’avait,inutile de le souligner, passionné.

– …Depuis quelques années, reprit-il, mavie et celle de ma femme sont attristées. Le motif en est sigrotesque qu’il devrait plutôt prêter à rire. Et pourtant soncaractère familier ne le rend pas supportable. Au contraire, plusle temps passe, plus mes nerfs s’usent lamentablement. Si vousn’êtes pas sujet à la peur physique, docteur Hardacre, je seraistrès heureux d’avoir votre opinion sur le phénomène qui nouscontrarie tant.

– Mon opinion, quelle qu’en soit savaleur, est à votre disposition. Puis-je vous demander la nature dece phénomène ?

– Je crois que votre expérience seraitplus profitable si vous ignoriez à l’avance ce que vous découvrirezpeut-être. Vous savez ce que comportent d’équivoque le travailcérébral inconscient et les impressions subjectives. Je pense qu’ilserait préférable de vous en préserver.

– Que dois-je faire, alors ?

– Je vais vous le dire. Auriez-vousl’obligeance de me suivre par ici ?…

Il me conduisit hors de la salle à manger dansun long corridor qui aboutissait à une porte ; derrière cetteporte une grande pièce nue était équipée en laboratoire, avecquantité d’instruments scientifiques et de récipients divers. Surune étagère posée le long d’un mur, il y avait une rangéeimpressionnante de bocaux contenant des échantillons pathologiqueset anatomiques.

– …Vous voyez que je n’ai pas abandonnémes anciens travaux, dit Sir Dominick. Ces bocaux représentent lereste de ce qui fut jadis une belle collection ;malheureusement j’ai perdu la plupart de mes échantillons au coursde l’incendie qui a consumé ma maison de Bombay en 1892. À bien deségards, ce sinistre m’a beaucoup coûté. J’avais des spécimens fortrares, et ma collection de spléniques était probablement unique aumonde. Voici les rescapés…

Je jetai un coup d’œil, assez pour constaterqu’ils étaient en effet d’une très grande valeur et, du point devue pathologique, rarissimes : organes congestionnés, kystesbéants, os déformés, parasites détestables, bref un singulierétalage des produits des Indes.

– …Il y a ici, comme vous voyez, uncanapé, poursuivit mon oncle. Nous ne pensions guère offrir à unhôte un confort aussi maigre ; mais, étant donné le tour denotre conversation, vous seriez très aimable en acceptant de passerla nuit dans cette pièce. Je vous prie de ne pas hésiter à me diresi ma proposition vous déplaît.

– Pas du tout, répondis-je. Elle est trèsacceptable.

– Ma propre chambre est la deuxième surla gauche ; pour le cas où vous éprouveriez le besoin d’avoirde la compagnie, vous n’auriez qu’à m’appeler ; j’arriveraisimmédiatement.

– J’espère que je ne serai pas contraintde vous déranger.

– Il est peu vraisemblable que je dorme.Je ne dors plus beaucoup. N’hésitez pas à m’appeler !

Notre accord se trouvant conclu, nous allâmesrejoindre Lady Holden dans le salon et nous parlâmes de sujets plusbadins.

J’affirme sans la moindre affectation que laperspective de cette aventure m’enchantait. Je ne prétends pas êtreplus courageux que mes voisins, mais quand on est familiarisé avecun sujet, on est quitte de ces frayeurs vagues et imprécises quiimpressionnent un esprit imaginatif. Le cerveau humain n’estcapable que d’une seule émotion forte à la fois : s’il estdévoré de curiosité ou d’enthousiasme scientifique, la peur n’y apas sa place. Certes mon oncle m’avait déclaré qu’à l’origine ilavait partagé mon point de vue ; mais je réfléchis que ladépression de son système nerveux pouvait être due aux quaranteannées qu’il avait passées aux Indes autant qu’à n’importe quelleaventure psychique. Moi du moins, j’étais solide, nerveusement etcérébralement parlant ; voilà pourquoi j’éprouvai l’agréablefrisson d’anticipation que ressent le chasseur à l’affût près durepaire de son gibier, quand je fermai derrière moi la porte dulaboratoire. Je me dévêtis partiellement, puis je m’étendis sur lecanapé qui était recouvert de fourrures.

Pour une chambre à coucher, l’atmosphèren’était pas idéale. L’air était alourdi par des odeurs chimiques,où prédominait celle de l’alcool à brûler. D’autre part, ladécoration n’avait rien de sédatif. Cette rangée de bocaux oùnageaient des vestiges de maladies et de souffrances s’étalaitjuste en face de moi. Il n’y avait pas de volet à la fenêtre, ni dejalousie ; une lune aux trois-quarts pleine déversait salumière blême dans la pièce, et traçait sur le mur opposé un carréargenté où s’entrecroisaient des losanges. Quand j’éteignis mabougie, cette unique tache claire dans l’obscurité prit à coup sûrun aspect mystérieux et troublant. Un silence total régnait danstoute la vieille maison ; le bruissement léger des branches dujardin parvenait doucement à mes oreilles. Fut-ce la berceuse de cesusurrement continu ? Ou la fatigue de la journée ? J’eusbeau lutter pour conserver à mes perceptions toute leur netteté, jem’endormis dans un sommeil de plomb.

Un bruit dans le laboratoire me réveilla.Instantanément je me soulevai sur un coude. Quelques heures avaientdû s’écouler, car la tache carrée sur le mur avait glissé de biaisvers le bas et se trouvait maintenant au pied de mon canapé. Lereste de la pièce était plongé dans les ténèbres. D’abord je ne pusrien distinguer ; puis, mes yeux s’accoutumant à l’obscurité,je me rendis compte, avec un frisson que mes habitudesscientifiques furent impuissantes à réprimer, que quelque chose sedéplaçait lentement le long du mur. Mon ouïe exacerbée enregistraun léger bruit étouffé, le bruit qu’auraient fait des pantouflestraînées par terre ; et je distinguais confusément unesilhouette humaine qui se glissait furtivement ; elle venaitde la direction de la porte ; elle émergea dans la partieéclairée par la lune, et je la vis réellement. Il s’agissait d’unhomme, petit et trapu, vêtu d’une sorte de robe gris foncé quitombait droit de ses épaules à ses pieds. La lune éclairant un côtéde son visage, je m’aperçus qu’il était d’une teinte chocolat, etqu’il portait un chignon noir derrière la tête. Il marchaitlentement, le nez en l’air, vers l’étagère où les bocauxcontenaient leurs débris macabres. Il sembla examiner attentivementchaque bocal. Quand il eut terminé, juste au pied de mon lit, ils’arrêta, se tourna vers moi, leva les mains d’un geste désespéré,et disparut à ma vue.

J’ai dit qu’il leva les mains ; j’auraismieux fait d’écrire qu’il leva les bras, car, lorsqu’il fit cegeste désespéré, je notai une particularité singulière : iln’avait qu’une main ! Quand les manches retombèrent le long deses bras levés, je vis clairement la main gauche, mais la droiten’était qu’un affreux moignon rabougri. À part cela, il avait l’airsi naturel, je l’avais vu et entendu si distinctement que je medemandai s’il n’était pas l’un des domestiques hindous de SirDominick qui serait venu chercher quelque chose dans lelaboratoire. Mais sa disparition soudaine me suggéra uneexplication moins banale. Je me levai d’un bond, allumai ma bougieet examinai attentivement la pièce. Comme je ne trouvai aucunetrace de mon visiteur, je dus admettre que son apparition débordaitquelque peu du cadre des lois naturelles. Je ne me rendormispas ; mais la nuit s’acheva sans autre incident.

Je me lève toujours tôt ; mais mon onclem’avait devancé : il faisait les cent pas sur la pelousedevant la maison ; quand il m’aperçut sur le pas de la porte,il accourut.

– Alors ? s’écria-t-il. L’avez-vousvu ?

– Un Hindou avec une seulemain ?

– Oui.

– Hé bien, je l’ai vu !

Je lui narrai ce qui s’était passé. Après quoiil me conduisit dans son bureau.

– Nous disposons de quelques instantsavant le petit déjeuner, me dit-il. Ils me suffiront pour vousfournir une explication de cette affaire extraordinaire, pourautant que je sois en mesure d’expliquer ce qui est par essenceinexplicable. En premier lieu, quand je vous aurai dit que depuisquatre ans je n’ai jamais passé une nuit, soit à Bombay, soit àbord du bateau, soit en Angleterre, sans avoir eu mon sommeiltroublé par cet individu, vous comprendrez pourquoi je suis devenuune épave. Son programme ne varie pas. Il apparaît à côté de monlit, me secoue rudement par l’épaule, passe de ma chambre dans monlaboratoire, se promène lentement devant ma rangée de bocaux, puisdisparaît. Il l’a exécuté au moins mille fois.

– Que vous réclame-t-il ?

– Sa main.

– Sa main ?

– Oui. Il y a une dizaine d’années j’aiété appelé en consultation à Peshawar ; au cours de monséjour, on m’a demandé de regarder la main d’un indigène quitraversait la ville avec une caravane afghane. Il était originaired’une tribu montagnarde qui vivait au loin, de l’autre côté duKâfiristan, et parlait un dialecte à peu près inintelligible. Ilsouffrait d’une tuméfaction sarcomateuse à l’une des jointuresmétacarpiennes, et j’ai essayé de lui faire comprendre qu’il nepourrait sauver sa vie qu’en sacrifiant sa main. Il m’a fallu dumal pour le convaincre ; finalement il a consenti àl’opération. Une fois celle-ci achevée, il m’a demandé combien ilme devait. Le pauvre diable étant presque un mendiant, il n’étaitpas question que je lui réclamasse des honoraires. Mais je lui airépondu en plaisantant que je me contenterais de sa main, et quej’avais l’intention de l’ajouter à ma collection pathologique.

« À ma grande surprise, il m’a opposé denombreuses objections. Il m’a expliqué que, pour sa religion, ilétait très important que le corps fût réuni après la mort afin deservir d’habitation parfaite pour l’esprit. Cette croyance est,vous le savez, fort ancienne, et les momies des Égyptiens procèdentd’une superstition analogue. Je lui ai demandé comment il laconserverait. Il m’a dit qu’il la ferait mariner dans du sel, etqu’il la porterait toujours sur lui. Je lui ai déclaré qu’elleserait sans doute plus en sécurité chez moi que sur lui, et que jedisposais de meilleurs ingrédients que du sel pour la conserver.Quand il a compris que je désirais vraiment la conserver, sonopposition a cessé comme par enchantement. « Maissouviens-toi, sahib, m’a-t-il dit, que je viendrai la rechercherquand je serai mort. » J’ai ri, et l’affaire a été conclue. Jesuis retourné auprès de ma clientèle, et il a pu se remettre enroute pour l’Afghanistan.

« Comme je vous l’ai dit hier soir, mamaison de Bombay a presque entièrement flambé ; entre autres,ma collection pathologique a été presque entièrement détruite, ycompris la main du montagnard : il y a six ans de cela.

« Sur le moment je n’ai pas songé àregretter cette main. Mais deux ans après l’incendie, j’ai étéréveillé une nuit par quelqu’un qui me tirait furieusement par lamanche. Je me suis mis sur mon séant, pensant que mon dogue préféréessayait de me tirer du sommeil. Au lieu du chien, j’ai vu monmalade hindou d’autrefois, habillé de la longue robe grise quiétait le costume national de son peuple. Il brandissait son moignonet me regardait d’un air de reproche. Il est allé ensuite du côtéde mes bocaux, que je conservais alors dans ma chambre ; illes a examinés attentivement ; puis il a esquissé un geste decolère et il a disparu. J’ai deviné qu’il venait de mourir et qu’ilétait venu me rappeler ma promesse et réclamer son membre.

« Voilà ! Vous savez tout, docteurHardacre. Chaque nuit à la même heure, depuis quatre ans, la mêmescène se reproduit. Elle m’a usé comme une pierre sur laquelletombe régulièrement une goutte d’eau. Elle m’a apporté desinsomnies, car je ne peux pas dormir : j’attends l’arrivée demon Hindou. Elle a empoisonné mes vieux jours, et ceux de ma femmequi a eu sa part de ce gros souci… Mais j’entends le gong du petitdéjeuner ; elle doit être impatiente de savoir comment s’estpassée votre nuit. Nous vous sommes fort obligés pour votregénérosité, car le fait de partager notre malheur avec un ami, nefût-ce qu’une nuit, nous soulage un peu, et nous rassure sur notreéquilibre mental que parfois nous avons tendance àsuspecter. »

Tel fut le curieux récit que me confia SirDominick ; sans doute aurait-il été qualifié par beaucoupd’invraisemblance grotesque ; mais moi, riche de monexpérience de la nuit précédente et familiarisé de longue date avecde tels sujets, j’étais prêt à l’accepter comme un fait patent. Jefis appel à toutes mes études et à tous mes souvenirs personnels,et après le petit déjeuner, je surpris mes hôtes en leur annonçantque je rentrais à Londres par le premier train.

– Mon cher docteur, s’écria Sir Dominickconsterné, c’est me donner à comprendre que j’ai gravement manquéaux lois de l’hospitalité en vous mêlant à cette pénible affaire.J’aurais dû porter mon fardeau tout seul !

– C’est votre affaire au contraire qui meramène à Londres, répondis-je. Mais vous vous tromperiez en croyantque mon aventure de cette nuit m’a été désagréable. D’ailleurs jevous demande l’autorisation de revenir ce soir et de passer unenouvelle nuit dans votre laboratoire. Je désire vivement revoirvotre visiteur.

Mon oncle tenait absolument à savoir ce que jecomptais faire, mais par peur de lui donner de faux espoirs je nevoulus rien dire. J’étais de retour après déjeuner dans mon cabinetde consultation, où je me rafraîchis la mémoire en relisant certainpassage d’un livre récent sur l’occultisme.

« Dans le cas d’esprits liés à la terre,disait mon auteur, une seule idée les obsédant à l’heure de la mortsuffit pour les maintenir dans notre monde matériel. Ils sont lesamphibies de cette vie et de la suivante ; ils peuvent passerde l’une à l’autre tout comme la tortue passe de l’eau à la terreferme. Les causes qui relient si fortement une âme à une existenceque son corps a abandonnée sont des émotions violentes. L’avarice,la vengeance, l’angoisse, l’amour, la pitié sont connues pourprovoquer cet effet, qui provient généralement d’un vœu nonaccompli ; quand le vœu a été accompli, le lien matériel serelâche. On a enregistré de nombreux cas témoignant de lasingulière opiniâtreté de ces visiteurs, et aussi de leurdisparition quand leurs vœux ont été accomplis ou quand parfois uncompromis raisonnable est intervenu. »

Un compromis raisonnable… Voilà bien les motsque j’avais recherchés toute la matinée, et que je retrouvaismaintenant dans le texte. À Rodenhurst, il ne pouvait être questiond’une réparation réelle ; mais un compromisraisonnable !… Je partis sans perdre un instant pour l’hôpitalde la marine de Shadwell, dont le chirurgien en titre était monvieil ami Jack Hewett. Sans lui expliquer la situation, je lui disce que je voulais.

– Une main brune d’homme !répéta-t-il avec stupéfaction. Pourquoi diable voulez-vous une mainbrune ?

– Ne cherchez pas. Je vous le dirai unautre jour. Je sais que vous avez des Hindous plein vos salles.

– C’est vrai. Mais une main…

Il réfléchit quelques instants et sonna.

– …Travers, dit-il à un infirmier, quesont devenues les mains de ce lascar que nous avons amputéhier ? Je parle du type de l’East India Dock qui a été prisdans le treuil à vapeur.

– Elles sont dans la salle d’autopsie,Monsieur.

– Prenez-en une, mettez-la dans desantiseptiques et remettez-la au docteur Hardacre.

Je revins avant le dîner à Rodenhurst avec monpetit paquet. Je ne soufflai mot à Sir Dominick, mais je m’enfermaipour passer la nuit dans le laboratoire, et je plaçai la main dulascar dans l’un des bocaux au pied de mon lit.

Le résultat de cette expérience me passionnaittellement que je ne pus m’endormir. Assis avec une lampe voilée àcôté de moi, j’attendis mon visiteur. Cette fois, je le visdistinctement depuis le début. Il apparut à côté de la porte,nébuleux pendant quelques instants, puis son contour prit de laconsistance et devint apparemment aussi solide que celui d’un êtrevivant. Ses pantoufles rouges passaient sous sa robe grise. Commela nuit précédente, il alla inspecter la rangée de bocaux,lentement, et il s’arrêta devant celui qui contenait la main. Il sehaussa sur la pointe des pieds ; sa figure tremblaitd’avidité ; il prit le bocal, l’examina, mais son visage seconvulsa de rage et de déception, et il le jeta par terre. Lefracas du verre brisé retentit dans toute la maison. L’Hindoumutilé disparut comme par enchantement. Ma porte s’ouvrit et SirDominick se précipita dans ma chambre.

– Vous n’êtes pas blessé ?cria-t-il.

– Non. Mais sincèrement désolé !

Il considéra avec ahurissement les débris deverre et la main brune qui gisaient sur le plancher.

– Grands dieux ! s’exclama-t-il.Qu’est cela ?…

Je le mis au courant de mon idée, et de sasuite malheureuse. Il m’écouta avec attention, mais hocha latête.

– …C’était bien raisonné, me dit-il. Maisje crains que mes souffrances ne se terminent pas aussi simplement.Par contre, j’insiste absolument sur un point : sous aucunprétexte, vous ne coucherez plus ici. La frayeur que j’ai éprouvéetout à l’heure en pensant qu’il vous était arrivé quelque chose,quand j’ai entendu ce fracas, a été l’angoisse la plus terrible quej’aie jamais connue. Je ne m’exposerai pas à en subir unedeuxième.

Il me permit toutefois de passer le reste dela nuit dans le laboratoire où je me morfondis sur mon échec. Lespremières lueurs de l’aube vinrent éclairer la main du lascar quiétait restée sur le plancher ; machinalement je la regardai…et brusquement une idée se fit jour dans ma tête ! Je sautai àbas du canapé, et je relevai la main brune. Oui, j’avaisraison ! C’était la main gauche de l’amputé.

Par le premier train je revins à Londres et jeme précipitai à l’hôpital de la marine. Je me rappelais que lelascar en question avait été amputé des deux mains, mais j’avaisune peur bleue que le précieux organe que j’étais venu cherchern’eût été jeté au four crématoire. Mes craintes furent bientôtdissipées : la main droite se trouvait encore dans la salled’autopsie. Je repartis donc pour Rodenhurst dans la soirée, mamission accomplie et la deuxième main brune dans ma poche.

Mais Sir Dominick ne voulut rien entendrequand je lui annonçai que je passerais une troisième nuit dans lelaboratoire. Il resta sourd à mes prières. Son sens del’hospitalité était offensé : il demeura inébranlable. Je dusdonc laisser la main droite dans un bocal, comme je l’avais faitpour la gauche la nuit précédente, et j’allai m’installer dans unechambre fort confortable, située à l’autre bout de la maison.

Mais il était écrit que mon sommeil seraitquand même interrompu. En plein milieu de la nuit, mon hôte fitirruption chez moi. Il était enveloppé dans une ample robe dechambre, et, avec sa taille gigantesque, il aurait beaucoup plusimpressionné un nerveux que le revenant des Indes. Mais ce ne futpas son apparition qui me surprit : ce fut une expression etune allure que je ne lui connaissais pas. Il avait rajeuni de vingtans ; ses yeux brillaient, sa physionomie irradiait la joie,il agita triomphalement un bras au-dessus de sa tête. Je meredressai, vaguement ahuri. Ses paroles me réveillèrentcomplètement.

– C’est fait ! Nous avonsréussi ! cria-t-il. Mon cher Hardacre, comment pourrai-je vousremercier assez ?

– Vous ne voulez pas dire que le truc amarché ?

– Mais si ! J’étais sûr que vous nem’en voudriez pas si je vous réveillais pour vous apprendre uneaussi bonne nouvelle.

– Vous en vouloir ? Je n’y pensaisvraiment pas. Mais êtes-vous bien sûr ?

– Je n’ai plus le moindre doute. Je suisvotre débiteur, mon cher neveu, comme je ne l’ai jamais été enversquiconque, et je ne m’y attendais pas ! Que puis-je faire pourvous qui soit en proportion avec le service que vous venez de merendre ? C’est la Providence qui vous a envoyé à mon secours.Vous avez sauvé à la fois ma raison et ma vie. Et ma femme !…Elle dépérissait sous mes yeux. Jamais je n’aurais cru qu’un êtrehumain pourrait me délivrer de ce fardeau !

Il me saisit la main et la torditconvulsivement entre les siennes.

– Ce n’était qu’une expérience, uneaventure désespérée, dis-je. Mais je suis ravi, du fond de moncœur, qu’elle ait réussi. Comment savez-vous que le truc amarché ? Avez-vous vu quelque chose ?

Il s’assit sur le rebord de mon lit.

– J’en ai vu assez, me répondit-il. Assezpour être sûr que je ne serai plus jamais troublé par cet Hindou.Je vais vous dire ce qui s’est passé. Il est arrivé cette nuit àson heure habituelle, et il m’a secoué avec plus de véhémence quede coutume. Je suppose que sa déception de la veille avait accru sacolère. Après m’avoir regardé méchamment, il est reparti pour sapromenade de chaque nuit. Mais au bout de quelques minutes, il estrevenu dans ma chambre, pour la première fois depuis le début de sapersécution. Il souriait. J’ai vu luire ses dents blanches. Ils’est tenu devant moi au pied du lit, puis à trois reprises il m’aadressé le profond salaam oriental qui est leur manière solennellede prendre congé. La troisième fois il a levé les bras au-dessus desa tête ; j’ai vu ses deux mains en l’air. Et il a disparu, jecrois, pour toujours.

Voilà l’étrange aventure qui me gagnal’affection et la gratitude de mon oncle, le célèbre médecin desIndes. Ses prévisions se réalisèrent : plus jamais il ne futdérangé par le montagnard ambulant en quête de sa main manquante.Sir Dominick et Lady Holden eurent une vieillesse heureuse, que netroubla aucun nuage, et ils moururent au cours de la grandeépidémie de grippe, à quelques semaines de distance. Tant qu’ilvécut, il s’adressa constamment à moi pour recevoir des conseilssur les manières anglaises qu’il connaissait si peu ; jel’aidai également pour l’exploitation de sa propriété. Commentm’étonnerais-je, dès lors, d’être passé par-dessus la tête de cinqcousins furieux, et d’être devenu le maître d’un grand domaine dansle Wiltshire ? J’ai en tout cas raison de bénir la mémoire del’homme à la main coupée, et le jour où j’ai eu la chance dedébarrasser Rodenhurst de sa présence encombrante.

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