L’Ami Fritz

L’Ami Fritz

d’ Erckmann-Chatrian
Chapitre 1

 

Lorsque Zacharias Kobus, juge de paix à Hunebourg, mourut en 1832, son fils Fritz Kobus, se voyant à la tête d’une belle maison sur la place des Acacias, d’une bonne ferme dans la vallée de Meisenthâl, et de pas mal d’écus placés sur solides hypothèques, essuya ses larmes, et se dit avec l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, tout est vanité ! Quel avantage a l’homme des travaux qu’il fait sur la terre ? Une génération passe et l’autre vient ; le soleil se lève et se couche aujourd’hui comme hier ; le vent souffle au nord, puis il souffle au midi : les fleuves vont à la mer,et la mer n’en est pas remplie ; toutes choses travaillent plus que l’homme ne saurait dire ; l’œil n’est jamais rassasié de voir, ni l’oreille d’entendre : on oublie les choses passées, on oubliera celles qui viennent : – le mieux est de ne rien faire… pour n’avoir rien à se reprocher ! »

C’est ainsi que raisonna Fritz Kobus en ce jour.

Et le lendemain, voyant qu’il avait bienraisonné la veille, il se dit encore :

« Tu te lèveras le matin, entre sept ethuit heures, et la vieille Katel t’apportera ton déjeuner, que tuchoisiras toi-même, selon ton goût. Ensuite tu pourras aller, soitau Casino lire le journal, soit faire un tour aux champs, pour temettre en appétit. À midi, tu reviendras dîner ; après ledîner, tu vérifieras tes comptes, tu recevras tes rentes, tu ferastes marchés. Le soir, après souper, tu iras à la brasserie duGrand-Cerf, faire quelques parties de youker oude rams avec les premiers venus. Tu fumeras des pipes, tuvideras des chopes, et tu seras l’homme le plus heureux du monde.Tâche d’avoir toujours la tête froide, le ventre libre et les piedschauds : c’est le précepte de la sagesse. Et surtout, éviteces trois choses : de devenir trop gras, de prendre desactions industrielles et de te marier. Avec cela, Kobus, j’ose teprédire que tu deviendras vieux comme Mathusalem ; ceux qui tesuivront diront : “C’était un homme d’esprit, un homme de bonsens, un joyeux compère !” Que peux-tu désirer de plus, quandle roi Salomon déclare lui-même que l’accident qui frappe l’homme,et celui qui frappe la bête sont un seul et même accident ;que la mort de l’un est la même mort que celle de l’autre, etqu’ils ont tous deux le même souffle !… Puisqu’il en estainsi, pensa Kobus, tâchons au moins de profiter de notre souffle,pendant qu’il nous est permis de souffler. »

Or, durant quinze ans, Fritz Kobus suivitexactement la règle qu’il s’était tracée d’avance ; sa vieilleservante Katel, la meilleure cuisinière de Hunebourg, lui servittoujours les morceaux qu’il aimait le plus, apprêtés de la façonqu’il voulait ; il eut toujours la meilleure choucroute, lemeilleur jambon, les meilleures andouilles et le meilleur vin dupays ; il prit régulièrement ses cinq chopes debockbier à la brasserie du Grand-Cerf ; illut régulièrement le même journal à la même heure ; il fitrégulièrement ses parties de youker et derams,tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre.

Tout changeait autour de lui, Fritz Kobus seulne changeait pas ; tous ses anciens camarades montaient engrade, et Kobus ne leur portait pas envie ; au contraire,lisait-il dans son journal que Yéri-Hans venait d’être nommécapitaine de housards, à cause de son courage ; que FrantzSépel venait d’inventer une machine pour filer le chanvre à moitiéprix ; que Pétrus venait d’obtenir une chaire de métaphysiqueà Munich ; que Nickel Bischof venait d’être décoré de l’ordredu Mérite pour ses belles poésies, aussitôt il se réjouissait etdisait : « Voyez comme ces gaillards-là se donnent de lapeine : les uns se font casser bras et jambes pour me gardermon bien ; les autres font des inventions pour m’obtenir leschoses à bon marché ; les autres suent sang et eau pour écriredes poésies et me faire passer un bon quart d’heure quand jem’ennuie… Ha ! ha ! ha ! les bonsenfants ! »

Et les grosses joues de Kobus se relevaient,sa grande bouche se fendait jusqu’aux oreilles, son large nezs’épatait de satisfaction ; il poussait un éclat de rire quin’en finissait plus.

Du reste, ayant toujours eu soin de prendre unexercice modéré, Fritz se portait de mieux en mieux ; safortune s’augmentait raisonnablement, parce qu’il n’achetait pasd’actions et ne voulait pas s’enrichir d’un seul coup. Il étaitexempt de tous les soucis de la famille, étant resté garçon ;tout le secondait, tout le satisfaisait, tout le réjouissait ;c’était un exemple vivant de la bonne humeur que vous procurent lebon sens et la sagesse humaine, et naturellement il avait des amis,ayant des écus.

On ne pouvait être plus content que Fritz,mais ce n’était pas tout à fait sans peine, car je vous laisse àpenser les propositions de mariage innombrables qu’il avait dûrefuser durant ces quinze ans ; je vous laisse à penser toutesles veuves et toutes les jeunes filles qui avaient voulu se dévouerà son bonheur ; toutes les ruses des bonnes mères de famillequi, de mois en mois et d’année en année, avaient essayé del’attirer dans leur maison, et de le faire se décider en faveur deCharlotte ou de Gretchen ; non, ce n’est pas sans peine queKobus avait sauvé sa liberté de cette conspiration universelle.

Il y avait surtout le vieux rabbin, DavidSichel – le plus grand arrangeur de mariages qu’on ait jamaisvu dans ce bas monde –, il y avait surtout ce vieux rabbin quis’acharnait à vouloir marier Fritz. On aurait dit que son honneurétait engagé dans le succès de l’affaire. Et le pire, c’est queKobus aimait beaucoup ce vieux David ; il l’aimait pourl’avoir vu, dès son enfance assis du matin au soir chez le juge depaix, son respectable père ; pour l’avoir entendu nasiller,discuter et crier autour de son berceau ; pour avoir sauté surses vieilles cuisses maigres, en lui tirant la barbiche ; pouravoir appris le yudisch[1] de sapropre bouche ; pour s’être amusé dans la cour de la vieillesynagogue, et enfin pour avoir dîné tout petit dans la tente defeuillage que David Sichel dressait chez lui, comme tous les filsd’Israël, au jour de la fête des Tabernacles.

Tous ces souvenirs se mêlaient et seconfondaient dans l’esprit de Fritz avec les plus beaux jours deson enfance ; aussi n’avait-il pas de plus grand plaisir quede voir, de près ou de loin, le profil du vieuxrebbe[2], avec son chapeau râpé penchésur le derrière de la tête, son bonnet de coton noir tiré sur lanuque, sa vieille capote verte, au grand collet graisseux remontantjusque par-dessus les oreilles, son nez crochu barbouillé de tabac,sa barbiche grise, ses longues jambes maigres, revêtues de basnoirs formant de larges plis, comme autour de manches à balai, etses souliers ronds à boucles de cuivre. Oui, cette bonne figurejaune, pleine de finesse et de bonhomie, avait le privilèged’égayer Kobus plus que toute autre à Hunebourg, et du plus loinqu’il l’apercevait dans la rue, il lui criait d’un accentnasillard, imitant le geste et la voix du vieux rebbe :

« Hé ! hé ! vieuxposché-isroel[3],comment ça va-t-il ? Arrivedonc que je te fasse goûter mon kirschenwasser. »

Quoique David Sichel eût plus de soixante-dixans, et que Fritz n’en eût guère que trente-six, ils se tutoyaientet ne pouvaient se passer l’un de l’autre.

Le vieux rebbe s’approchait donc, en agitantla tête d’un air grotesque, et psalmodiant :

« Schaude…, schaude…[4], tu ne changeras donc jamais, tuseras donc toujours le même fou que j’ai connu, que j’ai faitsauter sur mes genoux, et qui voulait m’arracher la barbe ?Kobus, il y a dans toi l’esprit de ton père : c’était un vieuxbraque, qui voulait connaître le Talmud et les prophètes mieux quemoi, et qui se moquait des choses saintes, comme un véritablepaïen ! S’il n’avait pas été le meilleur homme du monde, ets’il n’avait pas rendu des jugements, à son tribunal, aussi beauxque ceux de Salomon, il aurait mérité d’être pendu ! Toi, tului ressembles, tu es un épikaures[5] ; aussi je te pardonne, ilfaut que je te pardonne. »

Alors Fritz se mettait à rire auxlarmes ; ils montaient ensemble prendre un verre deKirschenwasser, que le vieux rabbin ne dédaignait pas. Ilscausaient en yudisch des affaires de la ville, du prix desblés, du bétail et de tout. Quelquefois David avait besoind’argent, et Kobus lui avançait d’assez fortes sommes sans intérêt.Bref, il aimait le vieux rebbe, il l’aimait beaucoup, et DavidSichel, après sa femme Sourlé et ses deux garçons Isidore etNathan, n’avait pas de meilleur ami que Fritz ; mais ilabusait de son amitié pour vouloir le marier.

À peine étaient-ils assis depuis vingt minutesen face l’un de l’autre – causant d’affaires, et se regardantavec ce plaisir que deux amis éprouvent toujours à se voir, às’entendre, à s’exprimer ouvertement sans arrière-pensée, ce qu’onne peut jamais faire avec des étrangers – à peine étaient-ilsainsi, et dans un de ces moments où la conversation sur lesaffaires du jour s’épuise, que la physionomie du vieux rebbeprenait un caractère rêveur, puis s’animait tout à coup d’un refletétrange, et qu’il s’écriait :

« Kobus, connais-tu la jeune veuve duconseiller Roemer ? Sais-tu que c’est une jolie femme, oui,une jolie femme ! Elle a de beaux yeux, cette jeune veuve,elle est aussi très aimable. Sais-tu qu’avant-hier, comme jepassais devant sa maison, dans la rue de l’Arsenal, voilà qu’ellese penche à la fenêtre et me dit : “Hé ! c’est monsieurle rabbin Sichel ; que j’ai de plaisir à vous voir, mon chermonsieur Sichel !” Alors, Kobus, moi tout surpris, je m’arrêteet je lui réponds en souriant : “Comment un vieux bonhomme telque David Sichel peut-il charmer d’aussi beaux yeux, madameRoemer ? Non, non, cela n’est pas possible, je vois que c’estpar bonté d’âme que vous dites ces choses !” Et vraiment,Kobus, elle est bonne et gracieuse, et puis elle a del’esprit ; elle est, selon les paroles du Cantique descantiques, comme la rose de Sârron et le muguet des vallées »,disait le vieux rabbin en s’animant de plus en plus.

Mais, voyant Fritz sourire, il s’interrompaiten balançant la tête, et s’écriait :

« Tu ris… il faut toujours que turies ! Est-ce une manière de converser, cela ? Voyons,n’est-elle pas ce que je dis… ai-je raison ?

– Elle est encore mille fois plus belle,répondait Kobus ; seulement raconte-moi le reste, elle t’afait entrer chez elle, n’est-ce pas… elle veut seremarier ?

– Oui.

– Ah ! bon, ça fait lavingt-troisième…

– La vingt-troisième que tu refuses de mapropre main, Kobus ?

– C’est vrai, David, avec chagrin, avecgrand chagrin ; je voudrais me marier pour te faire plaisir,mais tu sais… » Alors le vieux rebbe se fâchait.

« Oui, disait-il, je sais que tu es ungros égoïste, un homme qui ne pense qu’à boire et à manger, et quise fait des idées extraordinaires de sa grandeur. Eh bien ! tuas tort, Fritz Kobus ; oui, tu as tort de refuser despersonnes honnêtes, les meilleurs partis de Hunebourg, car tudeviens vieux ; encore trois ou quatre ans, et tu auras descheveux gris. Alors tu m’appelleras, tu diras : “David,cherche-moi une femme, cours, n’en vois-tu pas une qui meconvienne.” Mais il ne sera plus temps, maudit schaude,quiris de tout ! Cette veuve est encore bien bonne de vouloir detoi ! »

Plus le vieux rabbin se fâchait, plus Fritzriait.

« C’est cette manière de rire, criaitDavid en se levant et balançant ses deux mains près de sesoreilles, c’est cette manière de rire que je ne peux pasvoir : voilà ce qui me fâche ! ne faut-il pas être foupour rire de cette façon ? »

Et s’arrêtant :

« Kobus, disait-il en faisant une grimacede dépit, avec ta façon de rire, tu me feras sauver de ta maison.Tu ne peux donc pas être grave une fois, une seule fois dans tavie ?

– Allons, posché-isroel, disaitFritz à son tour, assieds-toi, vidons encore un petit verre de cevieux kirsch.

– Que ce kirschenwasser me soit poison,disait le vieux rebbe fort dépité, si je reviens encore une foischez toi ! ta façon de rire est tellement bête, tellementbête, que ça me tourne sur le cœur. »

Et la tête roide, il descendait l’escalier encriant : « C’est la dernière fois, Kobus, la dernièrefois !

– Bah ! disait Fritz, penché sur larampe et les joues épanouies de plaisir, tu reviendras demain.

– Jamais !…

– Demain, David ; tu sais, labouteille est encore à moitié pleine. »

Le vieux rabbin remontait la rue à grands pas,marmottant dans sa barbe grise, et Fritz, heureux comme un roi,renfermait la bouteille dans l’armoire et se disait :

« Ça fait la vingt-troisième !Ah ! vieux posché-isroel,m’as-tu fait du bonsang ! »

Le lendemain ou le surlendemain, Davidrevenait à l’appel de Kobus ; ils se rasseyaient à la mêmetable, et de ce qui s’était passé la veille, il n’en était plusquestion.

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