Le Calvaire

Le Calvaire

d’ Octave Mirbeau

À MON PÈRE

Témoignage de ma piété filiale,

O.M.

Chapitre 1

 

Je suis né, un soir d’Octobre, à Saint-Michel-les-Hêtres, petit bourg du département de l’Orne, et je fus aussitôt baptisé aux noms de Jean-François-Marie Mintié.Pour fêter, comme il convenait, cette entrée dans le monde, mon parrain, qui était mon oncle, distribua beaucoup de bonbons, jeta beaucoup de sous et de liards aux gamins du pays, réunis sur les marches de l’église. L’un d’eux, en se battant avec ses camarades,tomba sur le coupant d’une pierre, si malheureusement qu’il se fendit le crâne et mourut le lendemain. Quant à mon oncle, rentré chez lui, il prit la fièvre typhoïde et trépassa quelques semaines après. Ma bonne, la vieille Marie, m’a souvent conté ces incidents,avec orgueil et admiration.

Saint-Michel-les-Hêtres est situé à l’orée d’une grande forêt de l’État, la forêt de Tourouvre. Bien qu’il compte quinze cents habitants, il ne fait pas plus de bruit que n’en font, dans la campagne, par une calme journée, les arbres, les herbes et les blés. Une futaie de hêtres géants, qui s’empourprent à l’automne, l’abrite contre les vents du Nord, et les maisons, aux toits de tuile, vont, descendant la pente du coteau, gagner la vallée large et toujours verte, où l’on voit errer les bœufs, par troupeaux. La rivière d’Huisne, brillante sous le soleil, festonneet se tord capricieusement dans les prairies, que séparent l’une del’autre des rangées de hauts peupliers. De pauvres tanneries, depetits moulins s’échelonnent sur son cours, clairs, parmi lesbouquets d’aulnes. De l’autre côté de la vallée, ce sont leschamps, avec les lignes géométriques de leurs haies et leurspommiers qui vagabondent. L’horizon s’égaie de petites fermesroses, de petits villages qu’on aperçoit, de-ci, de-là, à traversdes verdures presque noires. En toutes saisons, dans le ciel, àcause de la proximité de la forêt, vont et viennent les corbeaux etles choucas au bec jaune.

Ma famille habitait, à l’extrémité du pays, enface de l’église, très ancienne et branlante, une vieille etcurieuse maison qu’on appelait le Prieuré, – dépendance d’uneabbaye qui fut détruite par la Révolution et dont il ne restait quedeux ou trois pans de murs croulants, couverts de lierre. Je revoissans attendrissement, mais avec netteté, les moindres détails deces lieux où mon enfance s’écoula. Je revois la grille toutedéjetée qui s’ouvrait, en grinçant, sur une grande cour qu’ornaientune pelouse teigneuse, deux sorbiers chétifs, hantés des merles,des marronniers très vieux et si gros de tronc que les bras dequatre hommes – disait orgueilleusement mon père, à chaquevisiteur, – n’eussent point suffi à les embrasser. Je revois lamaison, avec ses murs de brique, moroses, renfrognés, son perron endemi-cercle où s’étiolaient des géraniums, ses fenêtres inégalesqui ressemblaient à des trous, son toit très en pente, terminé parune girouette qui ululait à la brise comme un hibou. Derrière lamaison, je revois le bassin où baignaient des arums bourbeux, où sejouaient des carpes maigres, aux écailles blanches ; je revoisle sombre rideau de sapins qui cachait les communs, la basse-cour,l’étude que mon père avait fait bâtir en bordure d’un cheminlongeant la propriété, de façon que le va-et-vient des clients etdes clercs ne troublât point le silence de l’habitation. Je revoisle parc, ses arbres énormes, bizarrement tordus, mangés de polypeset de mousses, que reliaient entre eux les lianes enchevêtrées, etles allées, jamais ratissées, où des bancs de pierre effritée sedressaient, de place en place, comme de vieilles tombes. Et je merevois aussi, chétif, en sarrau de lustrine, courir à travers cettetristesse des choses délaissées, me déchirer aux ronces, tourmenterles bêtes dans la basse-cour, ou bien suivre, des journéesentières, au potager, Félix, qui nous servait de jardinier, devalet de chambre et de cocher.

Les années et les années ont passé ; toutest mort de ce que j’ai aimé ; tout s’est renouvelé de ce quej’ai connu ; l’église est rebâtie, elle a un portail ouvragé,des fenêtres en ogive, de riches gargouilles qui figurent desgueules embrasées de démons ; son clocher de pierre neuve ritgaîment dans l’azur ; à la place de la vieille maison, s’élèveun prétentieux chalet, construit par le nouvel acquéreur, qui amultiplié, dans l’enclos, les boules de verre colorié, les cascadesréduites et les Amours en plâtre encrassés par la pluie. Mais leschoses et les êtres me restent gravés dans le souvenir, siprofondément, que le temps n’a pu en user l’agate dure.

Je veux, dès maintenant, parler de mesparents, non tels que je les voyais enfant, mais tels qu’ilsm’apparaissent aujourd’hui, complétés par le souvenir,humanisés par les révélations et les confidences, danstoute la crudité de lumière, dans toute la sincérité d’impressionque redonnent, aux figures trop vite aimées et de trop prèsconnues, les leçons inflexibles de la vie.

Mon père était notaire. Depuis un tempsimmémorial, cela se passait ainsi chez les Mintié. Il eût semblémonstrueux et tout à fait révolutionnaire qu’un Mintié osâtinterrompre cette tradition familiale, et qu’il reniât lespanonceaux de bois doré, lesquels se transmettaient, pareils à untitre de noblesse, de génération en génération, religieusement. ÀSaint-Michel-les-Hêtres, et dans les contrées avoisinantes, monpère occupait une situation que les souvenirs laissés par sesancêtres, ses allures rondes de bourgeois campagnard, et surtout,ses vingt mille francs de rentes, rendaient importante,indestructible. Maire de Saint-Michel, conseiller général,suppléant du juge de paix, vice-président du comice agricole,membre de nombreuses sociétés agronomiques et forestières, il nenégligeait aucun de ces petits et ambitionnés honneurs de la vieprovinciale qui donnent le prestige et déterminent l’influence.C’était un excellent homme, très honnête et très doux, et qui avaitla manie de tuer. Il ne pouvait voir un oiseau, un chat, uninsecte, n’importe quoi de vivant, qu’il ne fût pris aussitôt dudésir étrange de le détruire. Il faisait aux merles, auxchardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils une chasseimpitoyable, une guerre acharnée de trappeur. Félix était chargé dele prévenir, dès qu’apparaissait un oiseau dans le parc et mon pèrequittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer l’oiseau.Souvent, il s’embusquait, des heures entières, immobile, derrièreun arbre où le jardinier lui avait signalé une petite mésange àtête bleue. À la promenade, chaque fois qu’il apercevait un oiseausur une branche, s’il n’avait pas son fusil, il le visait avec sacanne et ne manquait jamais de dire : « Pan ! il yétait, le mâtin ! » ou bien : « Pan ! jel’aurais raté, pour sûr, c’est trop loin. » Ce sont les seulesréflexions que lui aient jamais inspirées les oiseaux.

Les chats aussi étaient une de ses grandespréoccupations. Quand, sur le sable des allées, il reconnaissait unpiquet de chat, il n’avait plus de repos qu’il ne l’eût découvertet occis. Quelquefois, la nuit, par les beaux clairs de lune, il selevait et restait à l’affût jusqu’à l’aube. Il fallait le voir, sonfusil sur l’épaule, tenant par la queue un cadavre de chat,sanglant et raide. Jamais je n’admirai rien de si héroïque, etDavid, ayant tué Goliath, ne dut pas avoir l’air plus enivré detriomphe. D’un geste auguste, il jetait le chat aux pieds de lacuisinière, qui disait : « Oh ! la salebête ! » et, aussitôt, se mettait à le dépecer, gardantla viande pour les mendiants, faisant sécher, au bout d’un bâton,la peau qu’elle vendait aux Auvergnats. Si j’insiste autant sur desdétails en apparence insignifiants, c’est que, pendant toute mavie, j’ai été obsédé, hanté par les histoires de chats de monenfance. Il en est une, entre autres, qui fit sur mon esprit unetelle impression que, maintenant encore, malgré les années enfuieset les douleurs subies, pas un jour ne se passe, que je n’y songetristement.

Une après-midi, nous nous promenions dans lejardin, mon père et moi. Mon père avait à la main une longue canne,terminée par une brochette de fer, au moyen de laquelle il enfilaitles escargots et les limaces, mangeurs de salades. Soudain, au borddu bassin, nous vîmes un tout petit chat, qui buvait ; nousnous dissimulâmes derrière une touffe de seringas.

– Petit, me dit mon père, très bas :va vite me chercher mon fusil… fais le tour… prends bien gardequ’il ne te voie.

Et, s’accroupissant, il écarta, avecprécaution, les brindilles du seringa, de manière à suivre tous lesmouvements du chat qui, arc-bouté sur ses pattes de devant, le colétiré, frétillant de la queue, lapait l’eau du bassin et relevaitla tête, de temps en temps, pour se lécher les poils et se gratterle cou.

– Allons, répéta mon père, déguerpis.

Ce petit chat me faisait grand’pitié. Il étaitsi joli avec sa fourrure fauve, rayée de noir soyeux, sesmouvements souples et menus, et sa langue, pareille à un pétale derose, qui pompait l’eau ! J’aurais voulu désobéir à mon père,je songeais même à faire du bruit, à tousser, à froisser rudementles branches, pour avertir le pauvre animal du danger. Mais monpère me regarda avec des yeux si sévères que je m’éloignai dans ladirection de la maison. Je revins bientôt avec le fusil. Le petitchat était toujours là, confiant et gai. Il avait fini de boire.Assis sur son derrière, les oreilles dressées, les yeux brillants,le corps frissonnant, il suivait dans l’air le vol d’un papillon.Oh ! ce fut une minute d’indicible angoisse. Le cœur mebattait si fort que je crus que j’allais défaillir.

– Papa ! papa ! criai-je.

En même temps, le coup partit, un coup sec quiclaqua comme un coup de fouet.

– Sacré mâtin ! jura mon père.

Il avait visé de nouveau. Je vis son doigtpresser la gâchette ; vite, je fermai les yeux et me bouchailes oreilles… Pan !… Et j’entendis un miaulement d’abordplaintif, puis douloureux, – ah ! si douloureux ! – oneût dit le cri d’un enfant. Et le petit chat bondit, se tordit,gratta l’herbe et ne bougea plus.

 

D’une absolue insignifiance d’esprit, d’uncœur tendre, bien qu’il semblât indifférent à tout ce qui n’étaitpas ses vanités locales et les intérêts de son étude, prodigue deconseils, aimant à rendre service, conservateur, bien portant etgai, mon père jouissait, en toute justice, de l’universel respect.Ma mère, une jeune fille noble des environs, ne lui apporta en dotaucune fortune, mais des relations plus solides, des alliances plusétroites avec la petite aristocratie du pays, ce qu’il jugeaitaussi utile qu’un surcroît d’argent ou qu’un agrandissement deterritoire. Quoique ses facultés d’observation fussent trèsbornées, qu’il ne se piquât point d’expliquer les âmes, comme ilexpliquait la valeur d’un contrat de mariage et les qualités d’untestament, mon père comprit vite toute la différence de race,d’éducation et de sentiment, qui le séparait de sa femme. S’il enéprouva de la tristesse, d’abord, je ne sais ; en tout cas, ilne la fit point paraître. Il se résigna. Entre lui, un peulourdaud, ignorant, insouciant, et elle, instruite, délicate,enthousiaste, il y avait un abîme qu’il n’essaya pas un seulinstant de combler, ne s’en reconnaissant ni le désir ni la force.Cette situation morale de deux êtres, liés ensemble pour toujours,que ne rapproche aucune communauté de pensées et d’aspirations, negênait nullement mon père qui, vivant beaucoup dans son étude, setenait pour satisfait, s’il trouvait la maison bien dirigée, lesrepas bien ordonnés, ses habitudes et ses manies strictementrespectées ; en revanche, elle était très pénible, très lourdeau cœur de ma mère.

Ma mère n’était pas belle, encore moinsjolie : mais il y avait tant de noblesse simple en sonattitude, tant de grâce naturelle dans ses gestes, une si grandebonté sur ses lèvres un peu pâles et, dans ses yeux qui, tour àtour, se décoloraient comme un ciel d’avril et se fonçaient commele saphir, un sourire si caressant, si triste, si vaincu, qu’onoubliait le front trop haut, bombant sous des mèches de cheveuxirrégulièrement plantés, le nez trop gros, et le teint gris,métallisé, qui, parfois, se plaquait de légères couperoses. Auprèsd’elle, m’a dit souvent un de ses vieux amis, et je l’ai, depuis,bien douloureusement compris, auprès d’elle, on se sentait pénétré,puis peu à peu envahi, puis irrésistiblement dominé par unsentiment d’étrange sympathie, où se confondaient le respectattendri, le désir vague, la compassion et le besoin de se dévouer.Malgré ses imperfections physiques, ou plutôt à cause de sesimperfections mêmes, elle avait le charme amer et puissant qu’ontcertaines créatures privilégiées du malheur, et autour desquellesflotte on ne sait quoi d’irrémédiable. Son enfance et sa premièrejeunesse avaient été souffrantes et marquées de quelques incidentsnerveux inquiétants. Mais on avait espéré que le mariage, modifiantles conditions de son existence, rétablirait une santé que lesmédecins disaient seulement atteinte par une sensitivité excessive.Il n’en fut rien. Le mariage ne fit, au contraire, que développerles germes morbides qui étaient en elle, et la sensibilité s’exaltaau point que ma pauvre mère, entre autres phénomènes alarmants, nepouvait supporter la moindre odeur, sans qu’une crise ne sedéclarât, qui se terminait toujours par un évanouissement. De quoisouffrait-elle donc ? Pourquoi ces mélancolies, cesprostrations qui la courbaient, de longs jours, immobile etfarouche, dans un fauteuil, comme une vieille paralytique ?Pourquoi ces larmes qui, tout à coup, lui secouaient la gorge àl’étouffer et, pendant des heures, tombaient de ses yeux en pluiebrûlante ? Pourquoi ces dégoûts de toute chose, que rien nepouvait vaincre, ni les distractions ni les prières ? Ellen’eût pu le dire, car elle ne le savait pas. De ses douleursphysiques, de ses tortures morales, de ses hallucinations qui luifaisaient monter du cœur au cerveau les ivresses de mourir, elle nesavait rien. Elle ne savait pas pourquoi un soir, devant l’âtre, oùbrûlait un grand feu, elle eut subitement la tentation horrible dese rouler sur le brasier, de livrer son corps aux baisers de laflamme qui l’appelait, la fascinait, lui chantait des hymnesd’amour inconnu. Elle ne savait pas pourquoi, non plus, un autrejour, à la promenade, apercevant, dans un pré à moitié fauché, unhomme qui marchait, sa faux sur l’épaule, elle courut vers lui,tendant les bras, criant : « Mort, ô mort bienheureuse,prends-moi, emporte-moi ! » Non, en vérité, elle ne lesavait pas. Ce qu’elle savait, c’est qu’en ces moments, l’image desa mère, de sa mère morte, était là, toujours devant elle, de samère qu’elle-même, un dimanche matin, elle avait trouvée pendue aulustre du salon. Et elle revoyait le cadavre, qui oscillaitlégèrement dans le vide, cette face toute noire, ces yeux toutblancs, sans prunelles, et jusqu’à ce rayon de soleil qui, filtrantà travers les persiennes closes, éclaboussait d’une lumièretragique la langue pendante et les lèvres boursouflées. Cessouffrances, ces égarements, ces enivrements de la mort, sa mère,sans doute, les lui avait donnés en lui donnant la vie ; c’estau flanc de sa mère qu’elle avait puisé, du sein de sa mère qu’elleavait aspiré le poison, ce poison qui, maintenant, emplissait sesveines, dont les chairs étaient imprégnées, qui grisait soncerveau, rongeait son âme. Dans les intervalles de calme, plusrares, à mesure que les jours s’écoulaient, et les mois et lesannées, elle pensait souvent à ces choses, et, en analysant sonexistence, en remontant des plus lointains souvenirs aux heures duprésent, en comparant les ressemblances physiques qu’il y avait,entre la mère morte volontairement et la fille qui voulait mourir,elle sentait peser davantage sur elle le poids de ce lugubrehéritage. Elle s’exaltait, s’abandonnait à cette idée qu’il ne luiétait pas possible de résister aux fatalités de sa race, qui luiapparaissait alors, ainsi qu’une longue chaîne de suicidés, partiede la nuit profonde, très loin, et se déroulant à travers les âges,pour aboutir… où ? À cette question, ses yeux devenaienttroubles, ses tempes s’humectaient d’une moiteur froide et sesmains se crispaient autour de sa gorge, comme pour en arracher lacorde imaginaire dont elle sentait le nœud lui meurtrir le cou etl’étouffer. Chaque objet était, à ses yeux, un instrument de lamort fatale, chaque chose lui renvoyait son image décomposée etsanglante ; les branches des arbres se dressaient, pour elle,comme autant de sinistres gibets, et, dans l’eau verdie des étangs,parmi les roseaux et les nénuphars, dans la rivière aux longsherbages, elle distinguait sa forme flottante, couverte delimon.

Pendant ce temps, mon père, accroupi derrièreun massif de seringas, le fusil au poing, guettait un chat, oubombardait une fauvette vocalisant, furtive, sous les branches. Lesoir, pour toute consolation, il disait doucement : –« Eh bien, ma chérie, cette santé, ça ne va toujourspas ? Des amers, vois-tu, prends des amers. Un verre le matin,un verre le soir… Il n’y a que cela. » Il ne se plaignait pas,ne s’emportait jamais. S’asseyant devant son bureau, il passait enrevue les paperasses que lui avait apportées, dans la journée, lesecrétaire de la mairie, et il les signait rapidement, d’un air dedédain : – « Tiens ! s’écriait-il alors, c’est commecette sale administration, elle ferait bien mieux de s’occuper ducultivateur, au lieu de nous embêter avec toutes ses histoires… Envoilà des bêtises ! » Puis, il allait se coucher,répétant d’une voix tranquille : – « Des amers, prendsdes amers. »

Cette résignation la troublait comme unreproche. Bien que mon père fût médiocrement élevé, qu’elle netrouvât en lui aucun des sentiments de tendresse mâle ni la poésiechimérique qu’elle avait rêvés, elle ne pouvait nier son activitéphysique et cette sorte de santé morale que, parfois, elle enviait,tout en en méprisant l’application à des choses qu’elle jugeaitpetites et basses. Elle se sentait coupable envers lui, coupableenvers elle-même, coupable envers la vie, si stérilement gaspilléedans les larmes. Non seulement elle ne se mêlait plus aux affairesde son mari, mais, peu à peu, elle se désintéressait de ses propresdevoirs de femme de ménage, laissait la maison aller au caprice desdomestiques, se négligeait au point que sa femme de chambre, labonne et vieille Marie, qui l’avait vue naître, était obligéesouvent, en la grondant affectueusement, de la prendre, de lasoigner, de lui donner à manger, comme on fait d’un petit enfant auberceau. En son besoin d’isolement, elle en arriva à ne pluspouvoir supporter la présence de ses parents, de ses amis,lesquels, gênés, rebutés par ce visage de plus en plus morose,cette bouche d’où ne sortait jamais une parole, ce sourirecontraint que crispait aussitôt un involontaire tremblement deslèvres, espacèrent leurs visites et finirent par oubliercomplètement le chemin du Prieuré. La religion lui devint, comme lereste, une lassitude. Elle ne mettait plus les pieds à l’église, nepriait plus, et deux Pâques se succédèrent, sans qu’on la vîts’approcher de la sainte table.

Alors, ma mère se confina dans sa chambre,dont elle fermait les volets et tirait les rideaux, épaississantautour d’elle l’obscurité. Elle passait là ses journées, tantôtétendue sur une chaise longue, tantôt agenouillée dans un coin, latête au mur. Et elle s’irritait, dès que le moindre bruit dudehors, un claquement de porte, un glissement de savates le long ducorridor, le hennissement d’un cheval dans la cour, venaienttroubler son noviciat du néant. Hélas ! que faire à toutcela ? Pendant longtemps, elle avait lutté contre le malinconnu, et le mal, plus fort qu’elle, l’avait terrassée.Maintenant, sa volonté était paralysée. Elle n’était plus libre dese relever ni d’agir. Une force mystérieuse la dominait, qui luifaisait les mains inertes, le cerveau brouillé, le cœur vacillantcomme une petite flamme fumeuse, battue des vents ; et, loinde se défendre, elle recherchait les occasions de s’enfoncer plusavant dans la souffrance, goûtait, avec une sorte d’exaltationperverse, les effroyables délices de son anéantissement.

Dérangé dans l’économie de son existencedomestique, mon père se décida, enfin, à s’inquiéter des progrèsd’une maladie qui passait son entendement. Il eut toutes les peinesdu monde à faire accepter à ma mère l’idée d’un voyage à Paris,afin de « consulter les princes de la science ». Levoyage fut navrant. Des trois médecins célèbres, chez lesquels illa conduisit, le premier déclara que ma mère était anémique, etprescrivit un régime fortifiant ; le second, qu’elle étaitatteinte de rhumatismes nerveux, et ordonna un régime débilitant.Le troisième affirma « que ce n’était rien » etrecommanda de la tranquillité d’esprit.

Personne n’avait vu clair dans cette âme.Elle-même s’ignorait. Obsédée par le cruel souvenir auquel ellerattachait tous ses malheurs, elle ne pouvait débrouiller, avecnetteté, ce qui s’agitait confusément dans le secret de son être,ni ce qui, depuis son enfance, s’y était amassé d’ardeurs vagues,d’aspirations prisonnières, de rêves captifs. Elle était pareilleau jeune oiseau qui, sans rien démêler à l’obscur et nostalgiquebesoin qui le pousse vers les grands cieux, dont il ne se souvientpas, se meurtrit la tête et se casse les ailes aux barreaux de lacage. Au lieu d’aspirer à la mort, ainsi qu’elle le croyait, commel’oiseau qui a faim du ciel inconnu, son âme, à elle, avait faim dela vie, de la vie rayonnante de tendresse, gonflée d’amour, et,comme l’oiseau, elle mourait de cette faim inassouvie. Enfant, elles’était donnée, avec toute l’exagération de sa nature passionnée, àl’amour des choses et des bêtes ; jeune fille, elle s’étaitlivrée, avec emportement, à l’amour des rêves impossibles ;mais ni les choses ne lui furent un apaisement, ni les rêves neprirent une forme consolante et précise. Autour d’elle, personnepour la guider, personne pour redresser ce jeune cerveau, déjàébranlé par des secousses intérieures ; personne pour ouvriraux salutaires réalités la porte de ce cœur, déjà gardée par leschimères aux yeux vides ; personne en qui verser le trop-pleindes pensées, des tendresses, des désirs qui, ne trouvant pasd’issue à leur expansion, s’amoncelaient, bouillonnaient, prêts àfaire éclater l’enveloppe fragile, mal défendue par des nerfs tropbandés. Sa mère, toujours malade, absorbée uniquement en cesmélancolies qui devaient bientôt la tuer, était incapable d’unedirection intelligente et ferme ; son père, à peu près ruiné,réduit aux expédients, luttait, pied à pied, pour conserver à safamille la maison séculaire menacée, et, parmi les jeunes gens quipassaient, gentilshommes futiles, bourgeois vaniteux, paysansavides, aucun ne portait sur le front l’étoile magique qui laconduirait jusqu’au dieu. Tout ce qu’elle entendait, tout cequ’elle voyait, lui semblait en désaccord avec sa manière decomprendre et de sentir. Pour elle, les soleils n’étaient pas assezrouges, les nuits assez pâles, les ciels assez infinis. Saconception des êtres et des choses, indéterminée, flottante, lacondamnait fatalement aux perversions des sens, aux égarements del’esprit, et ne lui laissait que le supplice du rêve jamaisatteint, des désirs qui jamais ne s’achèvent. Et plus tard, sonmariage, qui avait été plus qu’un sacrifice, un marché, uncompromis pour sauver la situation embarrassée de son père !Et ses dégoûts, et ses révoltes de se sentir, morceau de chairavili, la proie, l’instrument passif des plaisirs d’un homme !S’être envolée si haut et retomber si bas ! Avoir rêvé debaisers célestes, d’enlacements mystiques, de possessions idéales,et puis… ce fut fini ! Au lieu des espaces éblouissants delumière, où son imagination se complaisait, parmi des vols d’angespâmés et de colombes éperdues, la nuit vint, la nuit sinistre etpesante, que hanta seul le spectre de la mère, trébuchant sur descroix et sur des tombes, la corde au cou.

Le Prieuré se fit bientôt silencieux. Onn’entendit plus crier, sur le sable des allées, les roues descharrettes et des cabriolets, amenant les amis du voisinage devantle perron garni de géraniums. On verrouilla la grande grille, afind’obliger les voitures à passer par la basse-cour. À la cuisine,les domestiques se parlaient bas et marchaient sur la pointe dupied, comme on fait dans la maison d’un mort. Le jardinier, d’aprèsl’ordre de ma mère, qui ne pouvait supporter le bruit des brouetteset le grattement des râteaux sur la terre, laissait les sauvageonspomper la sève des rosiers jaunis, l’herbe étouffer les corbeillesde fleurs et verdir les allées. Et la maison, avec le noir rideaude sapins, pareil à un catafalque, qui l’abritait à l’ouest ;avec ses fenêtres toujours closes ; avec le cadavre vivantqu’elle gardait enseveli sous ses murs carrés de vieille brique,ressemblait à un immense caveau funéraire. Les gens du pays qui, ledimanche, allaient se promener en forêt, ne passaient plus devantle Prieuré qu’avec une sorte de terreur superstitieuse, comme sicette demeure était un lieu maudit, hanté des fantômes. Bientôtmême, une légende s’établit ; un bûcheron raconta qu’une nuit,rentrant de son ouvrage, il avait vu Mme Mintié,toute blanche, échevelée, qui traversait le ciel, très haut, en sefrappant la poitrine à coups de crucifix.

Mon père se renferma davantage dans son étude,évitant, autant qu’il le pouvait, de rester à la maison, où iln’apparaissait guère qu’aux heures des repas. Il prit aussil’habitude des foires lointaines, se multiplia aux comités, auxassociations qu’il présidait, s’ingénia à se créer des distractionsnouvelles, des occupations éloignées. Le conseil général, le comiceagricole, le jury de la cour d’assises lui étaient de grandesressources. Lorsqu’on lui parlait de sa femme, il répondait,hochant la tête :

– Hé ! je suis très inquiet, trèstourmenté… Comment ça finira-t-il ?… Je vous l’avoue, jecrains que la pauvre femme ne devienne folle…

Et comme on se récriait :

– Non, non, je ne plaisante pas… Voussavez bien que, dans la famille, on n’a pas la tête sisolide !

Jamais un reproche, d’ailleurs, bien qu’ilconstatât, tous les jours, le préjudice que cette situation causaità ses affaires, et qu’il ne comprît rien à l’irritante obstinationde ma mère, de ne vouloir rien tenter pour sa guérison.

 

C’est dans ce milieu attristé que je grandis.J’étais venu au monde, malingre et chétif. Que de soins, que detendresses farouches, que d’angoisses mortelles ! Devant lepauvre être que j’étais, animé d’un souffle de vie si faible qu’oneût dit plutôt un râle, ma mère oublia ses propres douleurs. Lamaternité redressa en elle les énergies abattues, réveilla laconscience des devoirs nouveaux, des responsabilités sacrées, dontelle avait maintenant la charge. Quelles nuits ardentes, quelsjours enfiévrés elle connut, penchée sur le berceau où quelquechose, détaché de sa chair et de son âme, palpitait !… De sachair et de son âme !… Ah ! oui !… Je luiappartenais à elle, à elle seule ; ce n’était point de sasoumission conjugale que j’étais né ; je n’avais pas, commeles autres fils des hommes, la souillure originelle ; elle meportait dans ses flancs depuis toujours et, semblable à Jésus, jesortais d’un long cri d’amour. Ses troubles, ses terreurs, sesdétresses anciennes, elle les comprenait maintenant ; c’estqu’un grand mystère de création s’était accompli dans son être.

Elle eut beaucoup de peines à m’élever et, sije vécus, on peut dire que ce fut un miracle de l’amour. Plus devingt fois, ma mère m’arracha des bras de la mort. Aussi quellejoie et quelle récompense, quand elle put voir ce petit corpsplissé se remplir de santé, ce visage fripé se colorer de nacrerose, ces yeux s’ouvrir gaîment au sourire, ces lèvres remuer,avides, chercheuses, et pomper gloutonnement la vie au seinnourricier ! Ma mère goûta quelques mois d’un bonheur completet sain. Un besoin d’agir, d’être bonne et utile, de s’occuper sanscesse les mains, le cœur et l’esprit, de vivre enfin, la reprenait,et elle trouva, jusque dans les détails les plus vulgaires de sonménage, un intérêt nouveau, passionnant, qui se doublait d’une paixprofonde. La gaîté lui revint, une gaîté naturelle et douce, sanssaccades violentes. Elle faisait des projets, envisageait l’aveniravec confiance, et, bien des fois, elle s’étonna de ne plus songerau passé, ce mauvais rêve évanoui. Je me développais :« On le voit pousser tous les jours, » disait la bonne.Et, avec une émotion délicieuse, ma mère suivait le secret travailde la nature, qui polissait l’ébauche de chair, lui donnait desformes plus souples, des traits plus fermes, des mouvements mieuxréglés, et coulait, dans le cerveau obscur, à peine sorti du néant,les primitives lueurs de l’instinct. Oh ! comme toutes choseslui semblaient, aujourd’hui, revêtues de couleurs charmantes etlégères ! Ce n’étaient que musiques de bienvenue, bénédictionsd’amour, et les arbres eux-mêmes, jadis si pleins d’effrois et demenaces, étendaient au-dessus d’elle leurs feuilles, comme autantde mains protectrices. On put espérer que la mère avait sauvé lafemme. Hélas ! cette espérance fut de courte durée.

Un jour, elle remarqua chez moi uneprédisposition aux spasmes nerveux, des contractions maladives desmuscles, et elle s’inquiéta. Vers l’âge d’un an, j’eus desconvulsions qui faillirent m’emporter. Les crises furent siviolentes que ma bouche, longtemps après, demeura comme paralysée,tordue en une laide grimace. Ma mère ne se dit pas qu’au moment descroissances rapides, la plupart des enfants subissent de cesaccidents. Elle vit là un fait particulier à elle et à sa race, lespremiers symptômes du mal héréditaire, du mal terrible, qui allaitse continuer en son fils. Pourtant, elle se raidit contre lespensées qui revenaient en foule ; elle employa ce qu’elleavait retrouvé d’énergie et d’activité à les dissiper, se réfugianten moi, comme en un asile inviolable, à l’abri des fantômes et desdémons. Elle me tenait serré contre sa poitrine, me couvrant debaisers, disant :

– Mon petit Jean, ce n’est pas vrai,dis ? Tu vivras et tu seras heureux ?… Réponds-moi…Hélas ! tu ne peux parler, pauvre ange !… Oh ! necrie pas, ne crie jamais, Jean, mon Jean, mon cher petitJean !…

Mais elle avait beau m’interroger, elle avaitbeau sentir mon cœur battre contre le sien, mes mains maladroiteslui griffer les mamelles, mes jambes s’agiter joyeusement, hors deslanges dénoués : sa confiance était partie, les doutestriomphaient. Un incident, qu’on m’a conté bien des fois, avec unesorte d’épouvante religieuse, vint ramener le désordre dans l’âmede ma mère.

Elle était au bain. Dans la salle, dallée decarreaux noirs et blancs, Marie, penchée sur moi, surveillait mespremiers pas hésitants. Tout à coup, fixant un carreau noir, jeparus très effrayé. Je poussai un cri, et tout tremblant, comme sij’avais vu quelque chose de terrible, je me cachai la tête dans letablier de ma bonne.

– Qu’y a-t-il donc ? interrogeavivement ma mère.

– Je ne sais pas, répondit la vieilleMarie… on dirait que M. Jean a peur d’un pavé.

Elle me ramena à l’endroit même où ma figureavait si subitement changé d’expression… Mais, à la vue du pavé, jecriai de nouveau ; tout mon corps frissonna.

– Il y a quelque chose, s’écria ma mère…Marie, vite, vite, mon linge… Mon Dieu ! qu’a-t-ilvu ?

Sortie du bain, elle ne voulut pas attendrequ’on l’essuyât, et, à peine couverte de son peignoir, elle sebaissa sur le carreau, l’examina.

– C’est singulier, murmura-t-elle. Etpourtant il a vu !… mais quoi ?… Il n’y a rien.

Elle me prit dans ses bras, me berça.Maintenant, je souriais, bégayais de vagues syllabes, jouais avecles cordons du peignoir… Elle me mit à terre… Marchant de mon pasraide et chancelant, les deux bras en avant, je ronronnais comme unjeune chat. Aucun des pavés devant lesquels je m’arrêtai ne mecausa le moindre effroi. Arrivé devant le pavé fatal, ma figureencore exprima la terreur et, tout agité, tout pleurant, je meretournai brusquement vers ma mère.

– Je vous dis qu’il y a quelque chose,s’écria-t-elle… Appelez Félix… qu’il vienne avec des outils, unmarteau… vite, vite… Prévenez Monsieur aussi…

– C’est tout de même bien curieux,affirmait Marie qui, bouche béante, yeux écarquillés, considéraitle mystérieux pavé… C’est donc qu’il est sorcier !

Félix souleva le carreau, le regarda dans tousles sens, creusa le plâtre en dessous.

– Enlevez l’autre ; commandait mamère… Allons et celui-là, encore, et… tous, tous. Je veux qu’ontrouve… Et Monsieur qui ne vient pas !

Dans l’emportement de ses gestes, oubliantqu’un homme était là, elle se découvrait et montrait la nudité deson corps. À genoux sur les dalles, Félix continuait de lessoulever. Il les prenait une à une dans ses grosses mains, branlaitla tête.

– Si Madame veut que je lui dise…D’abord, Monsieur est dans le fond du parc, en train d’affûter unpic-vert… Et puis, il n’y a rien du tout… les carreaux sont descarreaux, censément des pavés, voilà !… Madame peut être sûre…Seulement, ça se pourrait bien que ça soit dans l’imagination deM. Jean… Madame sait que les enfants c’est pas comme lesgrandes personnes, et que ça voit des choses !… Mais pour cequi est de ces carreaux, c’est des carreaux, ni plus, ni moins.

Ma mère était devenue pâle, hagarde.

– Taisez-vous, ordonna-t-elle, etallez-vous en, tous.

Et, sans attendre l’exécution de son ordre,elle m’emporta. Dans l’escalier et les corridors, ses crisretentissaient, coupés par les claquements de porte.

Elle n’avait pas pensé, la pauvre chèrecréature, à donner de l’incident de la salle de bains uneexplication toute naturelle cependant. On lui eût démontré que cequi m’avait si fort effrayé, c’était peut-être le reflet mouvantd’une serviette sur la surface humide du dallage, peut-être l’ombred’une feuille, projetée du dehors, à travers la croisée, qu’ellen’eût certainement voulu admettre rien de semblable. Son esprit,nourri de rêves, tourmenté par les exagérations pessimistes,instinctivement porté vers le mystérieux et le fantastique,acceptait, avec une dangereuse crédulité, les raisons les plusvagues, subissait les plus troublantes suggestions. Elle imaginaque ses caresses, ses baisers, ses bercements me communiquaient lesgermes de son mal, que les crises nerveuses dont j’avais faillimourir, les hallucinations qui m’avaient mis, dans les yeux,l’éclair sombre d’une folie, lui étaient comme un avertissement duciel, et, dans cette minute même, la dernière espérance mourut enson cœur.

Marie retrouva sa maîtresse demi-nue, qui setordait sur le lit.

– Mon Dieu ! mon Dieu !gémissait-elle, c’est fini… Mon pauvre petit Jean !… Toiaussi, ils te prendront !… Mon Dieu, ayez pitié de lui !…Est-ce que ce serait possible ?… Si petit, sifaible !…

Et, tandis que Marie ramenait sur elle lescouvertures tombées, essayait de la calmer :

– Ma bonne Marie, balbutiait-elle,écoute-moi. Promets-moi, oui, promets-moi de faire ce que je tedemanderai… Tu as vu, tout à l’heure, tu as vu, n’est-cepas ?… Eh bien, prends Jean… élève-le, parce que moi, vois-tu,il ne faut plus… Je le tuerais… Tiens, tu viendras habiter danscette chambre, tout près, avec lui… Tu le soigneras bien, et puis,tu me raconteras ce qu’il aura fait… Je le sentirai là ; jel’entendrai… mais tu comprends, il ne faut pas qu’il me voie… C’estmoi qui le rends comme ça !…

Marie me tenait dans ses bras.

– Voyons, Madame, ça n’est pasraisonnable, disait-elle, et vous mériteriez bien qu’on vousgronde, par exemple !… Mais regardez-le, votre petit Jean… Ilse porte comme une caille… Dites, mon petit Jean, que vous êtesvaillant !… Tenez, le voilà qui rit, le mignon… Allons,embrassez-le, Madame.

– Non, non, s’écria violemment ma mère…Il ne faut pas. Plus tard… Emporte-le…

Et, le visage contre l’oreiller, épouvantée,elle sanglota.

Il fut impossible de lui faire abandonner ceprojet. Marie comprenait bien que, si sa maîtresse avait quelqueschances de revenir à la vie normale, de se guérir « de seshumeurs noires », ce n’était point en se séparant de sonenfant. Dans le triste état où ma mère se trouvait, elle n’avaitqu’une chance de salut, et voilà qu’elle la rejetait, poussée paron ne savait quelle folie nouvelle. Tout ce qu’un petit être met dejoies, d’inquiétudes, d’activité, de fièvres, d’oubli de soi-mêmeau cœur des mères, c’était cela qu’il lui fallait, et elledisait :

– Non ! non ! il ne faut pas…Plus tard ! Emporte-le…

En ce familier et rude langage, que son longdévoûment autorisait, la vieille domestique fit valoir à samaîtresse toutes les bonnes raisons, tous les arguments dictés parson esprit pratique et son cœur simple de paysanne ; elle luireprocha même de déserter ses devoirs ; parla d’égoïsme etdéclara qu’une bonne mère qui avait de la religion, qu’une bêtesauvage même, n’agiraient pas comme elle.

– Oui, conclut-elle, c’est mal… vousn’avez point déjà été si tendre avec votre mari, le pauvrehomme ! S’il faut, maintenant, que vous fassiez le malheur devotre enfant !

Mais ma mère, toujours sanglotant, ne put querépéter :

– Non ! non ! il ne fautpas !… Plus tard… Emporte-le…

 

Ce que fut mon enfance ? Un longengourdissement. Séparé de ma mère que je ne voyais que rarement,fuyant mon père que je n’aimais point, vivant presqueexclusivement, misérable orphelin, entre la vieille Marie et Félix,dans cette grande maison lugubre et dans ce grand parc désolé, dontle silence et l’abandon pesaient sur moi comme une nuit de mort, jem’ennuyais ! Oui, j’ai été cet enfant rare et maudit, l’enfantqui s’ennuie ! Toujours triste et grave, ne parlant presquejamais, je n’avais aucun des emportements, des curiosités, desfolies de mon âge ; on eût dit que mon intelligencesommeillait toujours dans les limbes de la gestation maternelle. Jecherche à me souvenir, je cherche à retrouver une de mes sensationsd’enfant : en vérité, je crois bien que je n’en eus aucune. Jeme traînais, tout vague, abêti, sans savoir à quoi occuper mesjambes, mes bras, mes yeux, mon pauvre petit corps quim’importunait comme un compagnon irritant, dont on désire sedébarrasser. Pas un spectacle, pas une impression ne me retenaientquelque part. J’eusse voulu être là où je n’étais pas, et lesjouets, aux bonnes odeurs de sapin, s’amoncelaient autour de moi,sans que je songeasse seulement à y toucher. Jamais je ne rêvaid’un couteau, d’un cheval de bois, d’un livre d’images.Aujourd’hui, lorsque, sur les pelouses des jardins et le sable desgrèves, je vois des babys courir, gambader, se poursuivre, je faisaussitôt un pénible retour vers les premières années mornes de mavie et, en écoutant ces clairs rires qui sonnent l’angelus desaurores humaines, je me dis que tous mes malheurs me sont venus decette enfance solitaire et morte, sur laquelle aucune clarté ne seleva.

J’avais douze ans à peine quand ma mèremourut. Le jour que ce malheur arriva, le bon curé Blanchetière,qui nous aimait beaucoup, me serra contre sa poitrine, puis il meconsidéra longuement, et, des larmes plein les yeux, il murmuraplusieurs fois : « Pauvre petit diable ! » Jepleurai très fort, et c’était surtout de voir pleurer le bon curé,car je ne voulais pas me faire à l’idée que ma mère fût morte etque, plus jamais, elle ne reviendrait. Durant sa maladie, onm’avait défendu de pénétrer dans sa chambre et elle était partiesans que je l’eusse embrassée !… Pouvait-elle donc m’avoirainsi quitté ?… Vers l’âge de sept ans, comme je me portaisbien, elle avait consenti à me reprendre davantage dans sa vie.C’est à partir de ce moment, surtout, que je compris que j’avaisune mère et que je l’adorais. Et toute ma mère – ma mèredouloureuse – ce fut pour moi ses deux yeux, ses deux grands yeuxronds, fixes, cerclés de rouge, qui pleuraient toujours sans unbattement des paupières, qui pleuraient comme pleure le nuage etcomme pleure la fontaine. J’avais ressenti, tout d’un coup, unedouleur aiguë aux douleurs de ma mère et c’est par cette douleurque je m’étais éveillé à la vie. Je ne savais de quoi ellesouffrait, mais je savais que son mal devait être horrible, à lafaçon dont elle m’embrassait. Elle avait eu des rages de tendressequi m’effrayaient et m’effraient encore. En m’étreignant la tête,en me serrant le cou, en promenant ses lèvres sur mon front, mesjoues, ma bouche, ses baisers s’exaspéraient et se mêlaient auxmorsures, pareils à des baisers de bête ; à m’embrasser, ellemettait vraiment une passion charnelle d’amante, comme si j’eusseété l’être chimérique, adoré de ses rêves, l’être qui n’étaitjamais venu, l’être que son âme et que son corps désiraient.Était-il donc possible qu’elle fût morte ?

J’implorai, avec ferveur, la belle image de laVierge, à laquelle, tous les soirs, avant de me coucher,j’adressais ma prière : « Sainte Vierge, accordez unebonne santé et une longue vie à ma mère chérie. » Mais, lematin, mon père, silencieux et tout pâle, avait reconduit lemédecin jusqu’à la grille ; et tous deux avaient une figure sigrave qu’il était facile de voir qu’une chose irréparable s’étaitaccomplie. Et puis les domestiques pleuraient. Et de quoieussent-ils pleuré, sinon d’avoir perdu leur maîtresse ? Etpuis le curé ne venait-il pas de me dire : « Pauvre petitdiable ! » d’un ton d’irrémédiable pitié ? Et dequoi m’eût-il plaint de la sorte, sinon d’avoir perdu mamère ? Je me souviens, comme si c’était hier, des moindresdétails de l’affreuse journée. De la chambre, où j’étais enferméavec la vieille Marie, j’avais entendu des allées et venues, desbruits inaccoutumés, et, le front contre la vitre, à travers lespersiennes fermées, je regardais les pauvresses s’accroupir sur lapelouse et marmotter des oraisons, un cierge à la main ; jeregardais les gens entrer dans la cour, les hommes en habit sombre,les femmes long voilées de noir : « Ah ! voilàM. Bacoup !… Tiens, c’estMme Provost. » Je remarquai que tous avaientdes figures désolées, tandis que, près de la grille grande ouverte,des enfants de chœur, des chantres embarrassés dans leurs chapesnoires, des frères de charité avec leurs dalmatiques rouges, dontl’un portait une bannière et l’autre la lourde croix d’argent,riaient en dessous, s’amusaient à se bourrer le dos de coups depoing. Le bedeau, agitant ses tintenelles, refoulait, dans lechemin, les mendiants curieux, et une voiture de foin, qui s’enrevenait, fut contrainte de s’arrêter et d’attendre. En vain, jecherchai des yeux le petit Sorieul, un enfant estropié, de mon âge,à qui, tous les samedis, je donnais une miche de pain ; je nel’aperçus point, et cela me fit de la peine. Et tout à coup, lescloches, au clocher de l’église, tintèrent. Ding ! deng !dong ! Le ciel était d’un bleu profond, le soleil flambait.Lentement, le cortège se mit en marche ; d’abord les charitonset les chantres, la croix qui brillait, la bannière qui sebalançait, le curé en surplis blanc, s’abritant la tête de sonpsautier, puis quelque chose de lourd et de long, très fleuri debouquets et de couronnes, que des hommes portaient en vacillant surleurs jarrets ; puis la foule, une foule grouillante, quiemplit la cour, ondula sur la route, une foule, dans laquellebientôt je ne distinguai plus que mon cousin Mérel, qui s’épongeaitle crâne avec un mouchoir à carreaux. Ding ! deng !dong ! Les cloches tintèrent longtemps, longtemps ;ah ! le triste glas ! Ding ! deng ! dong !Et, pendant que les cloches tintaient, tintaient, trois pigeonsblancs ne cessèrent de voleter et de se poursuivre autour del’église qui, en face de moi, montrait son toit gauchi et sa tourd’ardoise, mal d’aplomb au-dessus d’un bouquet d’acacias et demarronniers roses.

La cérémonie terminée, mon père entra dans machambre. Il se promena quelques minutes, de long en large, sansparler, les mains croisées derrière le dos.

– Ah ! mon pauvre monsieur,gémissait la vieille Marie, quel grand malheur !

– Oui, oui, répondait mon père, c’est ungrand, bien grand malheur !

Il s’affaissa dans un fauteuil en poussant unsoupir. Je le vois encore, avec ses paupières boursouflées, sonregard accablé, ses bras qui pendaient. Il avait un mouchoir à lamain et, de temps en temps, il tamponnait ses yeux rougis delarmes.

– Je ne l’ai peut-être pas assez biensoignée, vois-tu, Marie ?… Elle n’aimait point que je fusseprès d’elle… Pourtant, j’ai fait ce que j’ai pu, tout ce que j’aipu… Comme elle était effrayante, toute rigide sur son lit !…Ah ! Dieu ! je la verrai toujours comme ça !… Tiens,elle aurait eu trente et un ans après-demain !…

Mon père m’attira près de lui, et me prit surses genoux.

– Tu m’aimes bien, tout de même, monpetit Jean ? me demanda-t-il en me berçant… Tu m’aimes bien,dis ? Je n’ai plus que toi…

Se parlant à lui-même, il disait :

– Peut-être vaut-il mieux qu’il en soitainsi !… Que serait-il arrivé, plus tard !… Oui, celavaut peut-être mieux… Ah ! pauv’petit, regarde-moibien !…

Et comme si, à cet instant même, dans mes yeuxqui ressemblaient aux yeux de ma mère, il eût deviné toute unedestinée de souffrance, il m’étreignit avec force contre sapoitrine et fondit en larmes.

– Mon petit Jean !… ah ! monpauv’petit Jean !

Vaincu par l’émotion et par la fatigue desnuits passées, il s’endormit, me tenant dans ses bras. Et moi,envahi tout à coup par une immense pitié, j’écoutai ce cœur inconnuqui, pour la première fois, battait près du mien.

 

Il avait été décidé, quelques mois auparavant,qu’on ne m’enverrait pas au collège et que j’aurais un précepteur.Mon père n’approuvait pas ce genre d’éducation, mais il s’étaitheurté à de telles crises, qu’il avait pris le parti de ne plusrésister, et, de même qu’il avait sacrifié sa domination de marisur sa femme, il sacrifia ses droits de père sur moi. J’eus unprécepteur, mon père voulant rester fidèle, même dans la mort, auxdésirs de ma mère. Et je vis arriver, un beau matin, un monsieurtrès grave, très blond, très rasé, qui portait des lunettes bleues.M. Jules Rigard avait des idées très arrêtées surl’instruction, une raideur de pion, une importance sacerdotale qui,loin de m’encourager à apprendre, me dégoûtèrent vite de l’étude.On lui avait dit, sans doute, que mon intelligence était paresseuseet tardive, et, comme je ne compris rien à ses premières leçons, ils’en tint à ce premier jugement et me traita ainsi qu’un enfantidiot. Jamais il ne lui vint à l’esprit de pénétrer dans mon jeunecerveau, d’interroger mon cœur ; jamais il ne se demanda si,sous ce masque triste d’enfant solitaire, il n’y avait pas desaspirations ardentes, devançant mon âge, toute une naturepassionnée et inquiète, ivre de savoir, qui s’était intérieurementet mal développée dans le silence des pensées contenues et desenthousiasmes muets. M. Rigard m’abrutit de grec et de latin,et ce fut tout. Ah ! combien d’enfants qui, compris etdirigés, seraient de grands hommes peut-être, s’ils n’avaient étédéformés pour toujours par cet effroyable coup de pouce au cerveaudu père imbécile ou du professeur ignorant. Est-ce donc tout, quede vous avoir bestialement engendré, un soir de rut, et ne faut-ildonc pas continuer l’œuvre de vie en vous donnant la nourritureintellectuelle pour la fortifier, en vous armant pour ladéfendre ? La vérité est que mon âme se sentait seule,davantage, auprès de mon père qu’auprès de mon professeur.Pourtant, il faisait tout ce qu’il pouvait pour me plaire, ils’acharnait à m’aimer stupidement. Mais, lorsque j’étais avec lui,il ne trouvait jamais rien à me dire que des contes bleus, desottes histoires de croquemitaine, des légendes terrifiantes de larévolution de 1848, qui lui avait laissé dans l’esprit uneépouvante invincible, ou bien le récit des brigandages d’un nomméLebecq, grand républicain, qui scandalisait le pays par sonopposition acharnée au curé, et son obstination, les jours deFête-Dieu, à ne pas mettre de draps fleuris le long de ses murs.Souvent, il m’emmenait dans son cabriolet, lorsqu’il avait affaireau dehors, et si, troublé par ce mystère de la nature quis’élargissait, chaque jour, autour de moi, je lui adressais unequestion, il ne savait comment y répondre et s’en tiraitainsi : « Tu es trop petit pour que je t’expliqueça ! Quand tu seras plus grand. » Et, tout chétif, à côtédu gros corps de mon père qui oscillait suivant les cahots duchemin, je me rencognais au fond du cabriolet, tandis que mon pèretuait, avec le manche de son fouet, les taons qui s’abattaient surla croupe de notre jument. Et il disait chaque fois :« Jamais je n’ai vu autant de ces vilaines bêtes, nous auronsde l’orage, c’est sûr. »

 

Dans l’église de Saint-Michel, au fond d’unepetite chapelle, éclairée par les lueurs rouges d’un vitrail, surun autel orné de broderies et de vases pleins de fleurs en papier,se dressait une statue de la Vierge. Elle avait les chairs roses,un manteau bleu constellé d’argent, une robe lilas dont les plisretombaient chastement sur des sandales dorées. Dans ses bras, elleportait un enfant rose et nu, à la tête nimbée d’or, et ses yeuxreposaient, extasiés, sur l’enfant. Pendant plusieurs mois, cetteVierge de plâtre fut ma seule amie, et tout le temps que je pouvaisdérober à mes leçons, je le passais en contemplation devant cetteimage, aux couleurs si tendres. Elle me paraissait si belle, et sibonne, et si douce, qu’aucune créature humaine n’eût pu rivaliserde beauté, de bonté et de douceur avec ce morceau de matière inerteet peinte qui me parlait un langage inconnu et délicieux, et d’oùm’arrivait comme une odeur grisante d’encens et de myrrhe. Prèsd’elle, j’étais vraiment un autre enfant ; je sentais mesjoues devenir plus roses, mon sang battait plus fort dans mesveines, mes pensées se dégageaient plus vives et légères ; ilme semblait que le voile noir, qui pesait sur mon intelligence, selevait peu à peu, découvrant des clartés nouvelles. Marie s’étaitfaite la complice de mes échappées vers l’église ; elle meconduisait souvent à la chapelle, où je restais des heures àconverser avec la Vierge, tandis que la vieille bonne, à genoux surles marches de l’autel, récitait dévotement son chapelet. Ilfallait qu’elle m’arrachât de force à cette extase, car je n’eussepoint songé, je crois bien, à retourner à la maison, enlevé quej’étais en des rêves qui me transportaient au ciel. Ma passion pourcette Vierge devint si forte, que, loin d’elle, j’étais malheureux,que j’eusse voulu ne la quitter jamais : « Bien sûr quemonsieur Jean se fera prêtre, » disait la vieille Marie.C’était comme un besoin de possession, un désir violent de laprendre, de l’enlacer, de la couvrir de baisers. J’eus l’idée de ladessiner : avec quel amour, il est impossible de vousl’imaginer ! Lorsque, sur mon papier, elle eut pris unsemblant de forme grossière, ce furent des joies sans bornes. Toutce que je pouvais dépenser d’efforts, je l’employai, dans cetravail que je jugeais admirable et surhumain. Plus de vingt fois,je recommençai le dessin, m’irritant contre mon crayon qui ne sepliait point à la douceur des lignes, contre mon papier où l’imagen’apparaissait pas vivante et parlante, comme je l’eusse désiré. Jem’acharnai. Ma volonté se tendait vers ce but unique. Enfin, jeparvins à donner une idée à peu près exacte, et combien naïve, dela Vierge de plâtre. Et brusquement je n’y pensai plus. Une voixintérieure m’avait dit que la nature était plus belle, plusattendrie, plus splendide, et je me mis à regarder le soleil quicaressait les arbres, qui jouait sur les tuiles des toits, doraitles herbes, illuminait les rivières, et je me mis à écouter toutesles palpitations de vie dont les êtres sont gonflés et qui fontbattre la terre comme un corps de chair.

Les années s’écoulèrent ennuyeuses et vides.Je restais sombre, sauvage, toujours renfermé en dedans demoi-même, aimant à courir les champs, à m’enfoncer en plein cœur dela forêt. Il me semblait que là, du moins, bercé par la grande voixdes choses, j’étais moins seul et que je m’écoutais mieux vivre.Sans être doué de ce don terrible qu’ont certaines natures des’analyser, de s’interroger, de chercher sans cesse le pourquoi deleurs actions, je me demandais souvent qui j’étais et ce que jevoulais. Hélas ! je n’étais personne et ne voulais rien. Monenfance s’était passée dans la nuit, mon adolescence se passa dansle vague ; n’ayant pas été un enfant, je ne fus pas davantageun jeune homme. Je vécus en quelque sorte dans le brouillard. Millepensées s’agitaient en moi, mais si confuses que je ne pouvais ensaisir la forme ; aucune ne se détachait nettement de ce fondde brume opaque. J’avais des aspirations, des enthousiasmes, maisil m’eût été impossible de les formuler, d’en expliquer la cause etl’objet ; il m’eût été impossible de dire dans quel monde deréalité ou de rêve ils m’emportaient ; j’avais des tendressesinfinies où mon être se fondait, mais pour qui et pour quoi ?Je l’ignorais. Quelquefois, tout d’un coup, je me mettais à pleurerabondamment ; mais la raison de ces larmes ? En vérité,je ne la savais pas. Ce qu’il y a de certain, c’est que je n’avaisde goût à rien, que je n’apercevais aucun but dans la vie, que jeme sentais incapable d’un effort. Les enfants se disent :« Je serai général, évêque, médecin, aubergiste. » Moi,je ne me suis rien dit de semblable, jamais : jamais je nedépassai la minute présente ; jamais je ne risquai un coupd’œil sur l’avenir. L’homme m’apparaissait ainsi qu’un arbre quiétend ses feuilles et pousse ses branches dans un ciel d’orage,sans savoir quelles fleurs fleuriront à son pied, quels oiseauxchanteront à sa cime, ou quel coup de tonnerre viendra leterrasser. Et, pourtant, le sentiment de la solitude morale oùj’étais, m’accablait et m’effrayait. Je ne pouvais ouvrir mon cœurni à mon père, ni à mon précepteur, ni à personne ; je n’avaispas un camarade, pas un être vivant en état de me comprendre, de mediriger, de m’aimer. Mon père et mon précepteur se désolaient demon « peu de dispositions » et, dans le pays, je passaispour un maniaque et un faible d’esprit. Malgré tout, je fus reçu àmes examens, et, bien que ni mon père ni moi n’eussions l’idée dela carrière que je pourrais embrasser, j’allai faire mon droit àParis. « Le droit mène à tout », disait mon père.

Paris m’étonna. Il me fit l’effet d’un grandbruit et d’une grande folie. Les individus et les foules passaientbizarres, incohérents, effrénés, se hâtant vers des besognes que jeme figurais terribles et monstrueuses. Heurté par les chevaux,coudoyé par les hommes, étourdi par le ronflement de la ville, enbranle comme une colossale et démoniaque usine, aveuglé par l’éclatdes lumières inaccoutumées, je marchais en un rêve inexplicable dedément. Cela me surprit beaucoup d’y rencontrer des arbres. Commentavaient-ils pu germer là, dans ce sol de pavés, s’élever parmicette forêt de pierres, au milieu de ce grouillement d’hommes,leurs branches fouettées par un vent mauvais ? Je fus trèslongtemps à m’habituer à cette existence qui me paraissait lerenversement de la nature ; et, du sein de cet enferbouillonnant, ma pensée retournait souvent à ces champs paisiblesde là-bas, qui soufflaient à mes narines la bonne odeur de la terreremuée et féconde ; à ces coins de bois verdissants, où jen’entendais que le léger frisson des feuilles et, de temps entemps, dans les profondeurs sonores, les coups sourds de la cognéeet la plainte presque humaine des vieux chênes. Cependant, lacuriosité de connaître me chassait de la petite chambre quej’habitais, rue Oudinot, et j’arpentais les rues, les boulevards,les quais, emporté dans une marche fiévreuse, les doigts agacés, lecerveau, pour ainsi dire, écrasé par la gigantesque et nerveuseactivité de Paris, tous les sens en quelque sorte déséquilibrés parces couleurs, par ces odeurs, par ces sons, par la perversion etpar l’étrangeté de ce contact si nouveau pour moi. Plus je mejetais dans les foules, plus je me grisais du tapage, plus jevoyais ces milliers de vies humaines passer, se frôler,indifférentes l’une à l’autre, sans un lien apparent ; puisd’autres surgir, disparaître et se renouveler encore, toujours… etplus je ressentais l’accablement de mon inexorable solitude. ÀSaint-Michel, si j’étais bien seul, du moins j’y connaissais lesêtres et les choses. J’avais, partout, des points de repère quiguidaient mon esprit ; un dos de paysan, penché sur la glèbe,une masure au détour d’un chemin, un pli de terrain, un chien, unemarnière, une trogne de charme ; tout m’y était familier,sinon cher. À Paris, tout m’était inconnu et hostile. Dansl’effroyable hâte où ils s’agitaient, dans l’égoïsme profond, dansle vertigineux oubli les uns des autres, où ils étaient précipités,comment retenir, un seul instant, l’attention de ces gens, de cesfantômes, je ne dis pas l’attention d’une tendresse ou d’une pitié,mais d’un simple regard !… Un jour, je vis un homme qui entuait un autre : on l’admira et son nom fut aussitôt danstoutes les bouches ; le lendemain, je vis une femme qui levaitses jupes en un geste obscène : la foule lui fit cortège.

Étant gauche, ignorant des usages du monde,très timide, j’eus difficulté à me créer des relations. Je ne mispas, une seule fois, les pieds dans les maisons où j’étaisrecommandé, de crainte qu’on ne m’y trouvât ridicule. J’avais étéinvité à dîner chez une cousine de ma mère, riche, qui menait grandtrain. La vue de l’hôtel, les valets de pied dans le vestibule, leslumières, les tapis, le parfum lourd des fleurs étouffées, toutcela me fit peur et je m’enfuis, bousculant dans l’escalier unefemme en manteau rouge, qui montait et se prit à rire de ma mineeffarée. La gaîté bruyante de ces jeunes gens – mes camaradesd’école, – que je rencontrais au cours, au restaurant, dans lescafés, me déplut aussi : la grossièreté de leurs plaisirs meblessa, et les femmes, avec leurs yeux bistrés, leurs lèvres troppeintes, avec le cynisme et le débraillé de leurs propos et de leurtenue, ne me tentèrent point. Pourtant, un soir, énervé, poussé parun rut subit de la chair, j’entrai dans une maison de débauche, etj’en ressortis, honteux, mécontent de moi, avec un remords et lasensation que j’avais de l’ordure sur la peau. Quoi ! c’étaitde cet acte imbécile et malpropre que les hommes naissaient !À partir de ce moment, je regardai davantage les femmes, mais monregard n’était plus chaste et, s’attachant sur elles, comme sur desimages impures, il allait chercher le sexe et la nudité sousl’ajustement des robes. Je connus alors des plaisirs solitaires quime rendirent plus morne, plus inquiet, plus vague encore. Une sortede torpeur crapuleuse m’envahit. Je restais couché plusieurs joursde suite, m’enfonçant dans l’abrutissement des sommeils obscènes,réveillé, de temps en temps, par des cauchemars subits, par desserrées violentes au cœur qui me faisaient couler la sueur sur lapeau. Dans ma chambre, aux rideaux fermés, j’étais ainsi qu’uncadavre qui aurait eu conscience de sa mort et qui, du fond de latombe, dans le noir effrayant, entend, au-dessus de lui, rouler lepiétinement d’un peuple, et gronder les rumeurs d’une ville.Quelquefois, m’arrachant à cet anéantissement, je sortais. Mais quefaire ? Où donc aller ? Tout m’était indifférent, et jen’avais aucun désir, aucune curiosité. Le regard fixe, la têtepesante, le sang lourd, je marchais au hasard, devant moi, et jefinissais par m’écrouler, dans le Luxembourg, sur un banc,sénilement tassé sur moi-même, immobile, pendant de longues heures,sans rien voir, sans rien entendre, sans me demander pourquoi desenfants étaient là qui couraient, pourquoi des oiseaux étaient làqui chantaient, pourquoi des couples passaient… Naturellement, jene travaillais pas et je ne songeais à rien… La guerre vint, puisla défaite… Malgré les résistances de mon père, malgré lessupplications de la vieille Marie, je m’engageai.

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