Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 3COURSE À DOS DE BUFFALO.

 

Il s’était écoulé environ quatre jours quandnous atteignîmes les bords de l’Arkansas, environ six millesau-dessous des Plum-Buttes[2]. Nos wagonsfurent formés en cercle et nous établîmes notre camp. Jusque-lànous n’avions vu qu’un très petit nombre de buffalo ;quelques mâles égarés, tout au plus deux ou trois ensemble, et ilsne se laissaient pas approcher. C’était bien la saison de leurscourses ; mais nous n’avions rencontré encore aucun de cesgrands troupeaux emportés par le rut.

– Là-bas ! cria Saint-Vrain, voilà de laviande fraîche pour notre souper.

Nous tournâmes les yeux vers le nord-ouest,que nous indiquait notre ami. Sur l’escarpement d’un plateau peuélevé, cinq silhouettes noires se découpaient à l’horizon. Il noussuffit d’un coup d’œil pour reconnaître des buffalos. Aumoment où Saint-Vrain parlait, nous étions en train de dessellernos chevaux. Reboucler les sangles, rabattre les étriers, sauter enselle et s’élancer au galop fut l’affaire d’un moment. La moitiéd’entre nous environ partit : quelques-uns, comme moi, pour lesimple plaisir de courir, tandis que d’autres, vieux chasseurs,semblaient sentir la chair fraîche. Nous n’avions fait qu’unefaible journée de marche ; nos chevaux étaient encore toutfrais, et en trois fois l’espace de quelques minutes, les troismilles qui nous séparaient des bêtes fauves furent réduits à un. Lànous fûmes éventés. Plusieurs d’entre nous, et j’étais dunombre, n’ayant pas l’expérience de la prairie, dédaignant lesavis, ayant galopé droit en avant, et les buffalos,ouvrant leurs narines au vent, nous avaient sentis. L’un d’eux levasa tête velue, renifla, frappa le sol de son sabot, se roula parterre, se releva de nouveau, et partit rapidement, suivi de sesquatre compagnons. Il ne nous restait plus d’autre alternative qued’abandonner la chasse, ou de lancer nos chevaux sur les traces desbuffalos. Nous prîmes ce dernier parti, et nous pressâmesnotre galop. Tout à la fois, nous nous dirigions vers une ligne quinous faisait l’effet d’un mur de terre de six pieds de haut.C’était comme une immense marche d’escalier qui séparait deuxplateaux, et qui s’étendait à droite et à gauche aussi loin quel’œil pouvait atteindre, sans la moindre apparence de brèche. Cetobstacle nous força de retenir les rênes et nous fit hésiter.Quelques-uns firent demi-tour et s’en allèrent, tandis qu’unedemi-douzaine, mieux montés, parmi lesquels Saint-Vrain, monvoyageur Godé et moi, ne voulant pas renoncer si aisément à lachasse, nous piquâmes des deux et parvînmes à franchirl’escarpement. De ce point nous eûmes encore à courir cinq millesau grand galop, nos chevaux blanchissant d’écume, pour atteindre ledernier de la bande, une jeune femelle, qui tomba percée d’autantde balles que nous étions de chasseurs à sa poursuite. Comme lesautres avaient gagné pas mal d’avance, et que nous avions assez deviande pour tous, nous nous arrêtâmes, et, descendant de cheval,nous procédâmes au dépouillement de la bête. L’opération futbientôt terminée sous l’habile couteau des chasseurs. Nous avionsalors le loisir de regarder en arrière et de calculer la distanceque nous avions parcourue depuis le camp.

– Huit milles, à un pouce près, s’écrial’un.

– Nous sommes près de la route, ditSaint-Vrain, montrant du doigt d’anciennes traces de wagons quimarquaient le passage des marchands de Santa-Fé.

– Eh bien ?

– Si nous retournons au camp, nous aurons àrevenir sur nos pas demain matin. Cela fera seize milles en pureperte.

– C’est juste.

– Restons ici, alors. Il y a de l’herbe et del’eau. Voici de la viande de buffalo ; nous avons noscouvertures ; que nous faut-il de plus ?

– Je suis d’avis de rester où nous sommes.

– Et moi aussi.

– Et moi aussi.

En un clin d’œil, les sangles furentdébouclées, les selles enlevées, et nos chevaux pantelants semirent à tondre l’herbe de la prairie, dans le cercle de leurslonges. Un ruisseau cristallin, ce que les Espagnols appellent unarroyo, coulait au sud vers l’Arkansas. Sur le bord de ceruisseau, et près d’un escarpement de la rive, nous choisîmes uneplace pour notre bivouac. On ramassa du bois de vache, onalluma du feu, et bientôt des tranches de bosses embrochées sur desbâtons crachèrent leurs jus dans la flamme, en crépitant.Saint-Vrain et moi nous avions heureusement nos gourdes, et commechacune d’elles contenait une pinte de pur cognac, nous étions enmesure pour souper passablement. Les vieux chasseurs s’étaientmunis de leurs pipes et de tabac ; mon ami et moi nous avionsdes cigares, et nous restâmes assis autour du feu jusqu’à une heuretrès avancée, fumant et prêtant l’oreille aux récits terribles desaventures de la montagne. Enfin, la veillée se termina ; onraccourcit les longes, on rapprocha les piquets ; mescamarades, s’enveloppant dans leurs couvertures, posèrent leur têtesur le siège de leurs selles et s’abandonnèrent au sommeil.

Il y avait parmi nous un homme du nom deHibbets, qui, à cause de ses habitudes somnolentes, avait reçu lesobriquet de l’Endormi. Pour cette raison, on lui assignale premier tour de garde, regardant les premières heures de la nuitcomme les moins dangereuses, car les Indiens attaquent rarement uncamp avant l’heure où le sommeil est le plus profond, c’est-à-direun peu avant le point du jour. Hibbets avait gagné son poste, lesommet de l’escarpement, d’où il pouvait apercevoir toute laprairie environnante. Avant la nuit, j’avais remarqué une placecharmante sur le bord de l’arroyo, à environ deux centspas de l’endroit où mes camarades étaient couchés. Muni de monrifle, de mon manteau et de ma couverture, je me dirigeai vers cepoint en criant à l’Endormi, de m’avertir en cas d’alarme.Le terrain, en pente douce, était couvert d’un épais tapis d’herbesèche. J’y étendis mon manteau, et enveloppé dans ma couverture, jeme couchai, le cigare à la bouche, pour m’endormir en fumant. Ilfaisait un admirable clair de lune, si brillant, que je pouvaisdistinguer la couleur des fleurs de la prairie : les euphorbesargentés, les pétales d’or du tournesol, les mauves écarlates quifrangeaient les bords de l’arroyo à mes pieds. Un calmeenchanteur régnait dans l’air ; le silence était rompuseulement par les hurlements intermittents du loup de la prairie,le ronflement lointain de mes compagnons, et le crop-cropde nos chevaux tondant l’herbe.

Je demeurai éveillé jusqu’à ce que mon cigareen vint à me brûler les lèvres (nous les fumions jusqu’au bout dansles prairies) ; puis, je me mis sur le côté, et voyageaibientôt dans le pays des songes. À peine avais-je sommeilléquelques minutes que j’entendis un bruit étrange, quelque chosed’analogue à un tonnerre lointain ou au mugissement d’unecataracte. Le sol semblait trembler sous moi. Nous allons êtretrempés par un orage, – pensai-je, à moitié endormi, mais ayantencore conscience de ce qui se passait autour de moi ; jerassemblai les plis de ma couverture et m’endormis de nouveau. Lebruit devint plus fort et plus distinct ; il me réveilla toutà fait. Je reconnus le roulement de milliers de sabots frappant laterre, mêlé aux mugissements de milliers de bœufs ! La terrerésonnait et tremblait. J’entendis las voix de mes camarades, deSaint-Vrain, et de Godé, ce dernier criant à pleinegorge :

– Sacrrr !… Monsieur, prenez garde !des buffles.

Je vis qu’ils avaient détaché les chevaux etles amenaient au bas de l’escarpement. Je me dressai sur mes pieds,me débarrassant de ma couverture. Un effrayant spectacle s’offrit àmes yeux. Aussi loin que ma vue pouvait s’étendre à l’ouest, laprairie semblait en mouvement. Des vagues noires roulaient sur sescontours ondulés, comme si quelque volcan eût poussé sa lave àtravers la plaine. Des milliers de points brillants étincelaient etdisparaissaient sur cette surface mouvante, semblables à des traitsde feu. Le sol tremblait, les hommes criaient, les chevaux,roidissant leurs longes, hennissaient avec terreur ; mon chienaboyait et hurlait en courant tout autour de moi ! Pendant unmoment je crus être le jouet d’un songe. Mais non ; la scèneétait trop réelle et ne pouvait passer pour une vision. Je vis labordure du flot noir à dix yards de moi et s’approchanttoujours ! Alors, et seulement alors, je reconnus les bossesvelues et les prunelles étincelantes des buffalos.

– Grand Dieu ! pensai-je, ils vont mepasser sur le corps.

Il était trop tard pour chercher mon salutdans la fuite. Je saisis mon rifle et fis feu sur le plus avancé dela bande. L’effet, de ma balle fut insensible. L’eau de l’arroyom’éclaboussa jusqu’à la face ; un bison monstrueux, en tête dutroupeau, furieux et mugissant, s’élançait à travers le courant etregrimpait la rive. Je fus saisi et lancé en l’air. J’avais étéjeté en arrière, et je retombai sur une masse mouvante. Je ne mesentais ni blessé ni étourdi, mais j’étais emporté en avant sur ledos de plusieurs animaux qui, dans cet épais troupeau, couraient ense touchant les flancs. Une pensée soudaine me vint et m’attachantà celui qui était plus immédiatement au-dessous de moi, jel’enfourchai, embrassant sa bosse, et m’accrochant aux longs poilsqui garnissaient son cou. L’animal, terrifié, précipita sa courseet eut bientôt dépassé la bande. C’était justement ce que jedésirais, et nous courûmes ainsi à travers la prairie, au pleingalop du bison qui s’imaginait sans doute qu’une panthère ou uncasamount[3] était surses épaules.

Je n’avais aucune envie de le désabuser, etcraignant même qu’il ne s’aperçût que je n’étais pas un animaldangereux et ne se décidât à faire halte, je tirai mon couteau,dont j’étais heureusement muni, et je le piquai chaque fois qu’ilsemblait ralentir sa course. À chaque coup de cet aiguillon, ilpoussait un rugissement et redoublait de vitesse. Je courais undanger terrible. Le troupeau nous suivait de près, déployant unfront de près d’un mille, et il devait inévitablement me passer surle corps, si mon buffalo venait à s’arrêter et à melaisser sur la prairie. Néanmoins, et quel que fût le péril, je nepouvais m’empêcher de rire intérieurement en pensant à la figuregrotesque que je devais faire. Nous tombâmes au milieu d’un villagede Chiens-de-prairie. Là, je m’imaginai que l’animalallait faire demi-tour et revenir sur ses pas. Cela interrompit monaccès de gaieté ; mais le buffalo a l’habitude decourir droit devant lui, et le mien, heureusement, ne fit pasexception à la règle. Il allait toujours, tombant parfois sur lesgenoux, soufflant et mugissant de rage et de terreur.

Les Plum-Buttes étaient directementdans la ligne de notre course. J’avais remarqué cela depuis notrepoint de départ, et je m’étais dit que si je pouvais les atteindre,je serais sauf. Elles étaient à environ trois milles de l’endroitoù nous avions établi notre bivouac, mais, à la façon dont jefranchis cette distance, il me sembla que j’avais fait dix millesau moins. Un petit monticule s’élevait dans la prairie à quelquescentaines de yards du groupe des hauteurs. Je m’efforçai de dirigerma monture écumante vers cette butte en l’excitant à un derniereffort avec mon couteau. Elle me porta complaisamment à unecentaine de yards de sa base. C’était le moment de prendre congé demon noir compagnon. J’aurais pu facilement le tuer pendant quej’étais sur son dos. La partie la plus vulnérable de son corpsmonstrueux était à portée de mon couteau ; mais, en vérité, jen’aurais pas voulu me rendre coupable de sa mort pour Koh-i-nor.Retirant mes doigts de la toison, je me laissai glisser le long deson dos, et sans prendre plus de temps qu’il n’en fallait pour luidire bonsoir, je m’élançai de toute la vitesse de mes jambes versla hauteur ; j’y grimpai, et m’asseyant sur un quartier deroche, je tournai mes yeux du côté de la prairie. La lune brillaittoujours d’un vif éclat. Mon buffalo avait fait halte nonloin de la place où j’avais pris congé de lui, il s’était arrêté,regardait en arrière et paraissait profondément étonné. Il y avaitquelque chose de si comique dans sa mine que je partis d’un éclatde rire ; j’étais en pleine sécurité sur mon poste élevé. Jeregardai au sud-ouest ; aussi loin que ma vue pouvaits’étendre, la prairie était noire et en mouvement. Les vaguesvivantes venaient roulant vers moi ; je pouvais les contemplerdésormais sans crainte. Ces milliers de prunelles étincelantes,brillant de phosphorescentes lueurs, ne me causaient plus aucuneffroi. Le troupeau était à environ un demi-mille dedistance ; je crus voir quelques éclairs et entendre le bruitde coups de feu au loin sur le flanc gauche de la sombremasse ; ces bruits me donnaient à penser que mes compagnons,sur le sort desquels j’avais conçu quelques inquiétudes, étaientsains et saufs.

Les buffalos approchaient de la buttesur laquelle je m’étais. établi, et, apercevant l’obstacle, il sedivisèrent en deux grands courants, à ma droite et à ma gauche. Jefus frappé, dans ce moment, de voir que mon bison, – mon proprebison, – au lieu d’attendre que ses camarades l’eussent rattrapé etde se joindre à ceux de l’avant-garde, se mit à galoper en secouantla tête, comme si une bande de loups eût été à ses trousses ;il se dirigea obliquement de manière à se mettre en dehors de labande. Quand il eut atteint un point correspondant au flanc de latroupe, il s’en rapprocha un peu et finit par se confondre dans lamasse. Cette étrange tactique me frappa alors d’étonnement, maisj’appris ensuite que c’était une profonde stratégie de la part decet animal. S’il fût resté où je l’avais quitté, lesbuffalos de l’avant-garde auraient pu le prendre pourquelque membre d’une autre tribu, et lui auraient certainement faitun très mauvais parti. Je demeurai assis sur mon rocher environpendant deux heures, attendant tranquillement que le noir torrentse fût écoulé. J’étais comme sur une île au milieu de cette mersombre et couverte d’étincelles. Un moment, je m’imaginai quec’était moi qui étais entraîné, et que la butte flottait en avant,tandis que les buffalos restaient immobiles. Le vertige memonta au cerveau, et je ne pus chasser cette étrange illusion qu’enme dressant sur mes pieds. Le torrent roulait toujours gagnant enavant ; enfin je vis passer l’arrière-garde à moitié débandée.Je descendis de mon asile, et me mis en devoir de chercher ma routeà travers le terrain foulé et devenu noir. Ce qui était auparavantun vert gazon présentait maintenant l’aspect d’une terrefraîchement labourée et trépignée par un troupeau de bœufs. Desanimaux blancs, nombreux et formant comme un troupeau de moutons,passèrent près de moi ; c’étaient des loups poursuivant lestraînards de la bande. Je poussai en avant, me dirigeant vers lesud. Enfin, j’entendis des voix, et, à la clarté de la lune, je visplusieurs cavaliers galopant en cercle à travers la plaine. Jecriai « Halloa ! » Une voix répondit à la mienne, undes cavaliers vint à moi à toute vitesse ; c’estSaint-Vrain.

– Dieu puissant, Haller ! cria-t-il enarrêtant son cheval et se penchant sur sa selle pour mieux mevoir ; est-ce vous ou est-ce votre spectre ? En vérité,c’est lui-même ! et vivant !

– Et qui ne s’est jamais mieux porté,m’écriai-je.

– Mais d’où tombez-vous ? desnuages ? du ciel ? d’où enfin ?

Et ses questions étaient répétées en écho partous les autres, qui, à ce moment, me serraient la main comme s’ilsne m’avaient pas vu depuis un an. Godé paraissait entre tous leplus stupéfait.

– Mon Dieu ! lancé en l’air, foulé auxpieds d’un million de buffles damnés, et pas mort ! Cr-r-rémâtin !

– Nous nous étions mis à la recherche de votrecorps, ou plutôt de ce qui pouvait en rester, dit Saint-Vrain. Nousavons fouillé la prairie pas à pas à un mille à la ronde, et nousétions presque tentés de croire que les bêtes féroces vous avaienttotalement dévoré.

– Dévorer monsieur ! Non ! troismillions de buffles ne l’auraient pas dévoré. Mon Dieu !Ah ! gredin de l’Endormi, que le diable t’emporte !

Cette apostrophe s’adressait à Hibbets, quin’avait pas indiqué à mes camarades l’endroit où j’étais couché, etm’avait ainsi exposé à un danger si terrible.

– Nous vous avons vu lancé en l’air, continuaSaint-Vrain, et retomber dans le plus épais de la bande. Enconséquence, nous vous regardions comme perdu. Mais, au nom deDieu, comment avez-vous pu vous tirer de là ?

Je racontai mon aventure à mes camaradesémerveillés.

– Par Dieu ! cria Godé, c’est unemerveilleuse histoire ! Et voilà un gaillard qui n’est pasmanchot !

À dater de ce moment, je fus considéré commeun capitaine parmi les gens de la prairie. Mes compagnonsavaient fait de la bonne besogne pendant ce temps, et une douzainede masses noires, qui gisaient sur la plaine, en rendaienttémoignage. Ils avaient retrouvé mon rifle et ma couverture ;cette dernière, enfoncée dans la terre par le piétinement.Saint-Vrain avait encore quelques gorgées d’eau-de-vie dans sagourde ; après l’avoir vidée et avoir replacé les vedettes,nous reprîmes nos couches de gazon et passâmes le reste de la nuità dormir.

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