Les Chasseurs de chevelures

Chapitre 51LA COURSE AUX MASSUES.

 

Le lendemain arriva. C’était le jour où nousdevions entrer en scène. Nos ennemis procédèrent aux préparatifs.Ils allèrent au bois, en revinrent avec des branches en forme demassues, fraîchement coupées, et s’habillèrent comme pour unecourse ou une partie de paume. Dès le matin, on nous conduisitdevant la façade du temple. En arrivant, mes yeux se portèrent surla terrasse. Ma bien-aimée était là ; elle m’avait reconnu.Mes vêtements en lambeaux étaient souillés de sang et deboue ; mes cheveux pleins de terre ; mes bras, couvertsde cicatrices ; ma figure et mon cou, noirs de poudre ;malgré tout cela, elle m’avait reconnu. Les yeux de l’amourpénètrent tous les voiles.

Je n’essayerai pas de décrire la scène quisuivit. Y eut-il jamais situation plus terrible, émotions pluspoignantes, cœurs plus brisés ! Un amour comme le nôtre,tantalisé par la proximité ! Nous étions presque à portée denous embrasser, et cependant le sort élevait entre nous uneinfranchissable barrière ; nous nous sentions séparés pourjamais ; nous connaissions mutuellement le sort qui nous étaitréservé ; elle était sûre de ma mort ; et moi… Desmilliers de pensées, toutes plus affreuses les unes que les autres,nous remplissaient le cœur. Pourrais-je les énumérer ou lesdire ? Les mots sont impuissants à rendre de pareillesémotions. L’imagination du lecteur y suppléera. Ses cris, sondésespoir, ses sanglots déchirants me brisaient le cœur. Pâle etdéfaite, ses beaux cheveux en désordre, elle se précipitait avecfrénésie vers le parapet comme si elle eût voulu le franchir. Ellese débattait entre les bras de ses compagnes qui cherchaient à laretenir ; puis l’immobilité succédait aux transports. Elleavait perdu connaissance, on l’entraînait hors de ma vue.

J’avais les pieds et les poings liés. Deuxfois pendant cette scène j’avais voulu me dresser, ne pouvantmaîtriser mon émotion : deux fois j’étais retombé. Je cessaimes efforts et restai couché sur le sol dans l’agonie de monimpuissance. Tout cela n’avait pas duré dix secondes ; maisque de souffrances accumulées dans un seul instant ! C’étaitla condensation des misères de toute une vie.

Pendant près d’une demi-heure je ne vis riende ce qui se passait autour de moi. Mon esprit n’était pointabsorbé, mais paralysé, mais tout à fait mort. Je n’avais plus depensée. Enfin, je sortis de ma stupeur. Les sauvages avaient achevéde tout préparer pour leur jeu cruel. Deux rangées d’hommes sedéployaient parallèlement sur une longueur de plusieurs centainesde yards. Ils étaient armés de massues et placés en face les unsdes autres à une distance de trois à quatre pas. Nous devionstraverser en courant l’espace compris entre les deux lignes,recevant les coups de ceux qui pouvaient nous atteindre au passage.Celui qui aurait réussi à franchir toute la ligne et à atteindre lepied de la montagne avant d’être repris, devait avoir la vie sauve.Telle était du moins la promesse !

– Est-ce vrai, Sanchez ! demandai-je toutbas au toréro qui était près de moi.

– Non, me répondit-il sur le même ton. C’estun moyen de vous exciter à mieux courir, afin d’animer le jeu. Vousdevez mourir dans tous les cas. Je les ai entendus causer decela.

En bonne conscience. C’eût été une mincefaveur que de nous accorder la vie à de telles conditions ;car l’homme le plus vigoureux et le plus agile n’aurait pu lesremplir.

– Sanchez, dis-je encore au toréro, Séguinétait votre ami. Vous ferez tout ce que vous pourrez pour elle.

Sanchez savait bien de qui je voulaisparler.

– Je le ferai, je le ferai ! répondit-ilparaissant profondément ému.

– Brave Sanchez ! Dites-lui tout ce quej’ai souffert pour elle… Non, non ; ne lui parlez pas decela !

Je ne savais vraiment plus ce que jedisais.

– Sanchez, ajoutai-je encore, une idée quim’avait déjà traversé l’esprit me revenant, ne pourriez-vous pas…un couteau, une arme… n’importe quoi… ne pourriez-vous pas meprocurer une arme quand on me déliera ?

– Cela ne vous servirait à rien. Vousn’échapperiez pas quand vous en auriez cinquante.

– Cela se peut. Mais j’essayerai. Le pire quipuisse m’arriver, c’est de mourir ; et j’aime mieux mourir aumilieu d’une lutte.

– Ça vaudrait mieux, en effet, murmura letoréro. J’essayerai de vous procurer une arme ; mais jepourrai bien le payer de… Il fit une pause. Regardez derrière vous,continua-t-il d’un ton significatif, tout en levant les yeux commepour examiner le profil des montagnes, vous apercevrez un tomahawk.Je crois qu’il est assez mal gardé, et que vous pourrez facilementvous en emparer.

Je compris et je regardai autour de moi.

Dacoma était à quelques pas, surveillant ledépart des coureurs.

Je vis l’arme à sa ceinture : ellependait négligemment. On pouvait l’arracher.

Je tiens beaucoup à la vie, et je suis capablede déployer une grande énergie pour la défendre. Je n’avais pasencore eu occasion de faire preuve de cette énergie dans lesaventures que nous avions traversées. J’étais resté jusque-làspectateur presque passif des scènes qui avaient eu lieu, etgénéralement, je les avais contemplées avec un certain dégoût.Mais, dans d’autres circonstances, j’ai pu vérifier ce traitdistinctif de mon caractère. Sur le champ de bataille, à maconnaissance, il m’est arrivé trois fois de devoir mon salut à mavive perception du danger et à ma promptitude pour y échapper. Unpeu plus ou un peu moins brave, j’eusse été perdu : cela peutsembler obscur, énigmatique ; mais c’est un faitd’expérience.

Quand j’étais jeune, j’étais renommé pour marapidité à la course. Pour sauter et pour courir, je n’avais jamaisrencontré mon supérieur ; et mes anciens camarades de collègese rappellent encore les prouesses de mes jambes. Ne croyez pas queje cite ces particularités pour m’enorgueillir. La première est unsimple détail de mon caractère, les autres sont des facultésphysiques dont aujourd’hui, parvenu à l’âge mûr, je me sens troppeu fier. Je les rappelle uniquement pour expliquer ce qui vasuivre.

Depuis le moment où j’avais été pris, j’avaisconstamment ruminé des plans d’évasion. Mais je n’avais pas trouvéla plus petite occasion favorable. Tout le long de la route, nousavions été surveillés avec la plus stricte vigilance. J’avais passéla dernière nuit à combiner un nouveau plan qui m’était venu entête en voyant Sanchez sur son cheval. Ce plan, je l’avaiscomplètement mûri, et il n’y manquait que la possession d’une arme.J’avais bon espoir d’échapper ; je n’avais eu ni le temps, nil’occasion de parler de mon projet au toréro, et, d’ailleurs, il nem’eût servi de rien de le lui raconter. Même sans arme,j’entrevoyais la chance de me sauver ; mais, j’avais besoind’en avoir une pour le cas où il se trouverait parmi les sauvagesun meilleur coureur que moi. Je pouvais être tué ; c’étaitmême assez vraisemblable ; mais cette mort était moinsaffreuse que celle qui m’était réservée pour le lendemain. Avec ousans arme, j’étais décidé à tenter l’aventure, au risque d’ypérir.

On déliait O’Cork. C’était lui qui devaitcourir le premier. Il y avait un cercle de sauvages autour du pointde départ : les vieillards et les infirmes du village qui setenaient là pour jouir du spectacle. On n’avait pas peur que nousprissions la fuite ; on n’y pensait même pas ; une valléefermée avec un poste à chaque issue ; des chevaux en quantitétout près de là, et qu’on pouvait monter en un instant. Il étaitimpossible de s’échapper, du moins le pensaient-ils.

O’Cork partit. Pauvre Barnay ; c’était untriste coureur ! Il n’avait pas fait dix pas dans l’avenuevivante, qu’il recevait un coup de massue, et on l’emportaitsanglant et inanimé, au milieu des rires de la foule enchantée. Unsecond subit le même sort, puis un troisième : c’était montour ; on me délia. Je me dressai sur mes pieds, j’employai lepeu d’instants qui m’étaient accordés à me détirer les membres, àconcentrer dans mon âme et dans mon corps toute l’énergie dontj’étais capable pour faire face à une circonstance aussidésespérée. Le signal de se tenir prêt fut donné aux Indiens. Ilsreprirent leurs places, brandissant leurs massues, et impatients deme voir partir.

Dacoma était derrière moi. D’un regard decôté, j’avais mesuré l’espace qui me séparait de lui. Je reculai dequelques pas, feignant de vouloir me donner un peu plusd’élan ; quand je fus sur le point de le toucher, je fisbrusquement volte-face ; avec l’agilité d’un chat et ladextérité d’un voleur, je saisis le tomahawk et l’arrachai de saceinture. J’essayai de le frapper, mais, dans ma précipitation, jele manquai ; je n’avais pas le temps de recommencer ; jeme retournai et pris ma course. Dacoma était immobile de surprise,et j’étais hors de son atteinte avant qu’il eût fait un mouvementpour me suivre.

Je courais, non vers l’avenue formée par lesguerriers, mais vers un côté du cercle des spectateurs qui, je l’aidit, était formé de vieillards et d’infirmes. Ceux-ci avaient tiréleurs couteaux et leurs rangs serrés me barraient le chemin. Aulieu d’essayer de me frayer une voie au milieu d’eux, ce à quoij’aurais pu ne pas réussir, je m’élançai d’un bond terrible etsautai par-dessus leurs épaules. Deux ou trois de ceux qui étaienten arrière cherchèrent à m’arrêter au moment où je passai prèsd’eux ; mais je les évitai, et, un instant après, j’étais aumilieu de la plaine ; le village entier était lancé sur mestraces.

Ma direction était déterminée d’avance dansmon esprit, et sans la ressource que j’avais en vue, je n’auraispas tenté l’aventure : je courais vers l’endroit où étaientles chevaux. Il s’agissait de ma vie, et je n’avais pas besoind’être autrement encouragé à faire de mon mieux. J’eus bientôtdistancé ceux qui étaient le plus près de moi au départ. Mais lesmeilleurs coureurs se trouvaient parmi les guerriers qui avaientformé la haie, et ceux-là commençaient à dépasser les autres.Néanmoins, ils ne gagnaient pas sur moi. J’avais encore mes jambesde collégien. Après un mille de chasse, je vis que j’étais à moinsde la moitié de cette distance de la caballada, et à plusde trois cents yards de ceux qui me poursuivaient ; mais, à magrande terreur, en jetant un regard en arrière, je vis des hommes àcheval. Ils étaient encore bien loin ; mais ils ne tarderaientpas à m’atteindre. Étais-je assez près pour qu’il pûtm’entendre ? Je criai de toute ma force, et sans ralentir macourse : « Moro, Moro ! »

Il se fit un mouvement parmi les chevaux, quise mirent à secouer leurs têtes, puis, j’en vis un sortir des rangset se diriger vers moi au galop. Je le reconnus à son largepoitrail noir et à son museau roux : c’était Moro, mon braveet fidèle Moro ! Les autres suivaient en foule, mais, avantqu’ils fussent arrivés sur moi, j’avais atteint mon cheval, et,tout pantelant, je m’étais élancé sur son dos ! Je n’avais pasde bride, mais ma bonne bête était habituée à obéir à la voix, à lamain et aux genoux ; je la dirigeai à travers le troupeau,vers l’extrémité occidentale de la vallée. J’entendais leshurlements des chasseurs à cheval, pendant que je traversais lacaballada ; je jetai un regard en arrière ; unebande de vingt hommes environ courait après moi au triple galop.Mais je ne les craignais plus maintenant. Je connaissais trop bienMoro. Quand j’eus franchi les douze milles de la vallée et gravi lapente de la Sierra, j’aperçus ceux qui me poursuivaient loinderrière, dans la plaine, à cinq ou six milles pour le moins.

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