L’Isolée

L’Isolée

de René Bazin

Partie 1
LE SOIR DE JUIN

– Ma sœur Pascale, vous avez les yeux rouges.

– Pas d’avoir pleuré… C’est l’air qui est vif, ce soir.

– Oui, et puis la fatigue de la classe,n’est-ce pas ? Vous vous tuerez, sœur Pascale !

Une voix jeune, inégale, avec des trous creusés par la fatigue, répondit :

– Elles sont si gentilles, mes petites !… Et au bout de huit jours, aucune ne penserait plus à moi,… ni peut-être personne au monde.

Et elle riait.

Un murmure de mots prononcés à peine, avec des hochements de tête, et qu’on sentait avoir été dits souvent,enveloppa de tendresse sœur Pascale : « Enfant !…Quand serez-vous raisonnable ? Vous voulez vous faire dire qu’on vous aime… Croirait-on qu’elle vient d’avoir vingt-trois ans aujourd’hui ?… Aujourd’hui même, 16 juin 1902. Vous le voyez,tout le monde sait votre âge. »

Un contentement d’être ensemble, d’être au calme, de s’aimer les unes les autres, leur vint à toutes. Et celle qui avait l’autorité, levant les yeux au delà de la cour, vers les maisons distantes et leur bordure de ciel, dit :

– Il fait bon respirer. Comme on calomnie notre air lyonnais ! Ça sent la campagne, vous ne trouvez pas ?

Dans le silence de quelques secondes, tous les yeux se levèrent, les poitrines lasses ou malades aspirèrent la joie de l’été, que la ville n’avait pas toute bue et détruite. Et il y eut plusieurs de ces âmes, adoratrices et reconnaissantes pour le reste du monde, qui remercièrent secrètement.

Elles étaient cinq femmes, cinq religieuses,en costume gros bleu, voile noir et guimpe blanche, dans le préaude l’école, allée cimentée, protégée par un toit, et quis’étendait, derrière la maison, tout le long de la cour derécréation. Elles réservaient « pour la communauté » cetétroit espace, et leur coutume était de s’y réunir et de s’ypromener aux heures de liberté, lorsque comme à présent, les élèvesavaient quitté l’école. Elles s’y trouvaient mieux groupées, enmême temps que mieux abritées contre la curiosité des voisins, carl’aile gauche du bâtiment s’enfonçait un peu vers le levant. Cinqfemmes : une seule pouvait être dite une vieille femme. Elles’appelait sœur Justine, et, depuis vingt-cinq ans, faisaitfonction de supérieure : créature toute d’action, replète ettassée sur ses hanches, qui avait le visage rond, un bon nez rond,le teint pâle à cause de l’habituelle privation d’air qu’ellesubissait, les yeux bruns, pleins de vie et de gaieté, tout droitset dont les paupières, capables seulement de s’ouvrir et de sefermer, mais inexpertes aux artifices, ne nuançaient jamais leregard. Des poils blancs et drus, piqués au-dessus de sa bouche,d’autres qui frisaient sous le menton, des rides peu nombreuses etenfoncées dans la chair, une mèche de cheveux d’argent quidépassait parfois le bandeau posé de travers, disaient qu’elleavait près de soixante ans.

Sœur Justine, si elle était demeurée dans sonpays, chez ses parents, journaliers de la campagne de Colmar, eûtété ce que les paysans nomment une « marraine, » uneménagère maîtresse chez elle et quelquefois chez ses voisins,bienfaisante et redoutée. À vingt ans, elle était entrée dans lacongrégation de Sainte-Hildegarde, dont la maison mère est àClermont-Ferrand, et, depuis lors, elle n’était retournée qu’unefois en Alsace, à la veille de la guerre de 1870. Le sang militaireet gardien de frontière de sa race se reconnaissait en elle.Prompte à se décider, parlant net, ne revenant jamais sur un ordre,douée de clarté, de repartie, de courage plus que le commun deshommes, elle n’avait cessé d’être la conseillère et l’appui d’unefoule qui changeait incessamment autour d’elle. Enfants, parents,pauvres qui passent, les souffrances et les faiblesses de toutordre, et les plus secrètes comme les autres, avaient confiancedans sa force, devinant sa tendresse pour le menu peuple, qui sereconnaissait et se sentait en elle respectable. Quand ils nesavaient plus que faire : « Allons trouver sœurJustine », disaient-ils. Ils la trouvaient toujours prête àpartir s’il le fallait, plus attentive au remède que curieuse dumal, jamais déconcertée, ni abandonnée inutilement à l’émotion.Dans sa robe de laine gros bleu, dont elle relevait les manches surses bras, comme une travailleuse de la glèbe, dans sa guimpeblanche et son voile noir, elle eût fait volontiers le tour dumonde. Elle faisait seulement, chaque jour, le tour des classes deson école et de quelques îlots de maisons voisines. Elleinstruisait les grandes élèves, celles de dernière année. Parmi lessœurs, elle était également la confidente, le soutien, l’abri. Dansle quartier, on l’appelait un peu partout, sans même la connaître,à la place de la Providence qu’on n’appelait pas. Et à ce rudemétier, elle ne paraissait pas s’user, toujours calme, alerte,roulant sur ses courtes jambes. « Ne jamais être à soi,disait-elle, c’est le plus sûr pour ne pas s’ennuyer. »

La plus âgée des sœurs, après elle, n’avaitpas quarante ans. Ceux qui la voyaient de loin, ou rapidement,pouvaient même la croire beaucoup plus jeune. Mince et longue,presque sans ride, les yeux souvent baissés, le nez droit, leslèvres fines et bleues à force d’être pâles, elle avait, dansl’attitude et dans la physionomie, quelque chose de fier, devirginal et d’austère. Elle ressemblait, avec la vérité et la vieen plus, à ces martyres anciennes, peintes sur les vitraux,rigides, la main appuyée sur une épée, symbole de leur honneur, deleur force et de leur mort. Quand elle regardait quelqu’un, mêmeune enfant, cette impression ne s’effaçait pas, au contraire. Lesyeux de sœur Danielle, très noirs sous des sourcils d’une ligneadmirable, exprimaient une âme défiante de soi, tenue en bride etsi sévère pour elle-même qu’on la croyait sévère pour les autres.C’était une domptée, une volonté toujours peureuse malgrél’expérience, une vierge sage préoccupée du vent qui souffle surles lampes. Cette femme, dans sa physionomie presque tragique,portait la trace de ce qu’il en coûte à certaines âmes pour materla nature et la tenir serve. Elle avait un cœur ardent, dontl’enthousiasme se reconnaissait à la promptitude de l’obéissance.On la sentait capable d’héroïsme et préoccupée quelquefois de nepoint le laisser voir. La supérieure lui avait confié la secondeclasse et les comptes de la communauté. Elle aurait pu lui demanderde faire la cuisine, ou le blanchissage, ou toute autre besogne.Elle l’emmenait avec elle, à Noël, quand il fallait aller présenterles vœux des sœurs de Sainte-Hildegarde au cardinal archevêque deLyon et à l’abbé Le Suet, « monsieur le supérieur ».Comme elle s’acquittait, avec scrupule, de ses moindres devoirs,sœur Danielle n’échappait pas à l’admiration de ses compagnes,témoins avertis et tendres. Mais elle se contraignait, pour ne pasêtre trop aimée, à cause de l’orgueil qui peut en venir. Même dansl’intimité fraternelle, même dans les conversations des soirs d’étéou d’automne, dans la cour ou dans le préau, elle ne se départaitpoint de sa réserve, interrogeant rarement, répondant ce quisuffisait, souriant à peine. Quand elle était seule, ce quisignifiait seule avec Dieu, cette âme fermée s’ouvrait, etl’ardente flamme s’échappait et montait, et elle jetait à Dieu, aumonde visible et au monde invisible, aux âmes de ses enfantsadoptives, aux misères qu’elle savait et à celles qu’elle ignorait,dans la prière et dans les larmes, cet amour jalousement caché. Cen’était cependant qu’une fille de pauvres, née dans une famille delaboureurs, dans cette âpre Corrèze, où le soleil du Midi chauffedéjà rudement la terre, sous le couvert des châtaigniers. Sur laporte de sa cellule, elle avait écrit, à l’intérieur, cettedevise : Libenter et fortiter. Elle savait, comme sessœurs, un peu de latin, à cause de l’office qu’elle récitait chaquejour.

Paysanne aussi la petite sœur Léonide, maisd’une autre province. Elle était fille de la campagne lyonnaise, dupays de Lozanne, où, sur les collines vêtues de vignes, de grosvillages, çà et là, ouvrent largement leurs toits de tuile, commeun amas de coquilles vides. Elle avait labouré, sarclé, fauché,vendangé, mettant toute sa force et tout son esprit dans le travaildes champs, et elle continuait, sous l’habit religieux, son rôlemodeste et presque tout manuel, tourière et cuisinière de lacommunauté, chargée de l’entretien des lampes, du balayage desclasses, et apprenant à lire, le dimanche, aux toutes petitesélèves que les mères du quartier, pour être plus libres de courirles champs, les rues ou les bals, confiaient souvent aux sœurs deSainte-Hildegarde. On ne la voyait jamais oisive. Elle étaitpetite, noiraude de visage avec deux taches de sang aux pommettes,« deux baisers du fourneau », disait-elle, et, bienqu’elle n’eût pas trente ans, elle avait perdu toutes ses dents.Ses lèvres déformées et hâlées ne disaient guère que les mêmesmots : « Oui, ma sœur ; bien volontiers, masœur ; entrez donc, ma petite ; entrez donc, madame, jecours prévenir ma sœur supérieure. » Toute simple, n’ayantpeur de rien, obéissante par amour, effacée librement, elle auraitpu écrire sur sa porte : Ecce ancilla Domini. Elle nel’avait pas fait, par humilité ou par oubli. Tout Lyon laconnaissait. Les receveurs de tramways – quelques-uns – laprenaient par le bras, pour l’aider à monter quand elle arrivait,avec son panier chargé de pommes de terre et de carottes, du marchédu quai Saint-Antoine. « Hisse, la petite mère ! »disaient-ils. Elle répondait : « Non, la petitesœur ! » Et ils riaient.

Les deux autres religieuses de l’écolesortaient d’un milieu différent : sœur Edwige, née à Blois,fille d’un chef de station dans la campagne d’Indre-et-Loire, etsœur Pascale, fille d’un canut lyonnais. Elles avaient, l’une pourl’autre, une amitié vive, une préférence que la premières’efforçait de cacher, par charité, et que la seconde laissaitvoir, par faiblesse. On ne pouvait approcher sœur Edwige, laregarder, l’entendre, sans penser à cette chose sublime qu’exprimele mot miséricorde. L’universelle pitié habitait en elle. La bontésans limite, inlassable, et qui ne fait point acception depersonnes, rayonnait de son visage et de ses mains. Elle était dansla grâce de son geste, dans l’ovale pur de ses joues, dans ses yeuxbleus, limpides, qui semblaient aimer, d’un amour d’admiration, derespect, de dévouement ou de pitié, toute créature sur laquelle ilsse posaient ; des yeux doux, incapables de dissimulation, dehaine, ou seulement d’ironie ; des yeux simples comme ceuxd’une enfant qui aurait eu l’intelligence de la souffrance ;des yeux si beaux, d’une tendresse si chaste et si large, que lessœurs avaient coutume de dire : « Les yeux de sœur Edwigedonnent du bon Dieu ». Elle faisait la classe primaire :six ans, sept ans. Les petites adoraient leur maîtresse. Ellescomprenaient cette maternité souriante d’une âme virginale. Ellesn’étaient pas les seules. Les timides, les désespérés, les trèsvieux aussi, tous ceux qui, ayant besoin de protection, ontl’instinct de « la sauve », tous ceux-là, s’ilsrencontraient par hasard sœur Edwige, venaient à elle dès que lerayon des yeux bleus avait touché leur cœur. Elle pleuraitaisément. Elle avait l’air de récolter de l’amour, pour le Dieu demiséricorde qui transparaissait en elle. On aurait voulu luidire : « Que votre main se lève sur nous, et nous seronsguéris ! » Plusieurs avaient balbutié des mots quisignifiaient quelque chose de semblable. Mais son visage étaitdevenu aussitôt sévère, et le charme qui la faisait aimer s’étaitévanoui. Et puis elle sortait rarement, ayant beaucoup à faire dansl’école.

Sa distinction et sa jeunesse, autant que sabonté, lui avaient gagné le cœur de la plus jeune desreligieuses : sœur Pascale. Comme toutes celles qui sont néesdans le monde ouvrier, et qui sont intelligentes, sœur Pascaleavait le goût des bonnes manières, un certain sens aristocratique,qui lui faisait discerner, dans la rue, dans une conversation, dansun dessin d’ornement, ce qu’il y avait d’élégant, de juste et devraiment français. Elle se trompait peu. Et ce sentiment était mêléchez elle de beaucoup d’envie, avant qu’elle fût entrée au couvent.Elle était jolie remarquablement dans « le monde », nonpas belle, mais jolie, avec ses cheveux d’un blond cendré mêlé defauve, ses yeux blonds aussi, tout pleins d’or vif, et que touteparole avivait encore, qu’elle fût dite ou écoutée, son nez un peucourt, ses joues fermes, où, quand elle riait, deux pommettesrondes se dessinaient, sa mâchoire un peu forte et ses lèvres trèsrouges, mobiles comme son regard et toujours mouillées. Elle étaitde ces pâles qui ont été fraîches, et qui le redeviennentsubitement. Elle n’avait pas de teint, et il y avait toujours del’ombre sous ses yeux. Elle riait volontiers. Sa taille était fine,flexible. Même sous la grosse robe de bure bleue, on devinait quesœur Pascale aimait à courir, et qu’elle aurait sauté à la corde,comme ses élèves, si elle avait été sans témoins. Il y avait del’enfant chez elle, et de l’enfant de la Croix-Rousse, insouciantedu lendemain comme ceux qui n’ont rien de la veille, gaie, pointembarrassée, ardente, préservée par l’exemple d’une familleexceptionnelle et croyante comme les pierres de la cité« mariale ». Pour être entrée au couvent, elle n’en avaitpas moins gardé son franc parler, sa vivacité, son extrêmesensibilité. Elle ne pouvait voir couler le sang, ni soigner unabcès, ni entendre raconter une opération sans pâlir. On avaitessayé, au noviciat, d’aguerrir cette petite Lyonnaise contre cette« sensiblerie » comme disaient ses compagnes : maisvainement. Elle éprouvait aussi une joie plus épanouie, et queplusieurs déclaraient excessive, devant une fleur, une bellelumière, un beau coucher de soleil, un bel enfant. Elle avait uneaffection plus forte pour celles de ses élèves qui étaient joliesou bien habillées, ou du moins mieux que les autres. Et c’était uneimperfection dont elle s’accusait. La franchise habitait cette âmequi cheminait vers la paix, mais qui ne l’avait pas, et ne laposséderait peut-être jamais entièrement. Les sœurs de l’écolel’aimaient pour sa jeunesse, pour son esprit, sa grande sincérité,et aussi pour sa faiblesse et pour l’aide que leur demandait,naïvement et souvent, cette compagne de la route fraternelle.

Les cinq religieuses de Sainte-Hildegardevivaient là, dans cette maison bruyante une grande partie du jour,silencieuse le soir. Toutes étaient surmenées ; toutes, saufla plus vieille. La récitation quotidienne de l’office de laSainte-Vierge, après la classe du soir, la méditation et la messechaque matin, la surveillance des quelques élèves que les sœursnourrissaient à midi, la correction des devoirs, pendant larécréation, après souper, puis, pour les deux plus âgées surtout,l’innombrable affaire et ministère d’un quartier pauvre, où lesbonnes volontés sont sollicitées jusqu’à l’épuisement,remplissaient les jours, les semaines, les mois. Dans cetteincessante occupation, dans ce perpétuel oubli d’elles-mêmes etdans cette pauvreté, elles jouissaient de la douceur, inconnue dumonde, que donne le voisinage, même silencieux, d’êtres choisis,entièrement dignes d’amour, et dont toute l’énergie est commandéepar la charité. Elles formaient un groupe plus uni qu’unefamille ; et cependant elles étaient venues de régionsdifférentes, de milieux dissemblables, et pour des raisons quivariaient aussi : sœur Justine poussée par l’ardeur de sa foiet le goût de l’action ; sœur Danielle par le zèle de laperfection et l’attrait de la mysticité ; sœur Léonide parhumilité ; sœur Edwige par amour des pauvres ; sœurPascale par défiance d’elle-même et pour être parmi lessaintes.

Il y avait, entre elles, une liberté entière,et elles ne s’étonnaient pas de voir chacune parler selon sontempérament et suivre la préoccupation familière à son esprit.

En cette soirée de juin, elles revenaientd’assister au salut, dans l’église de Saint-Pontique. Le chevet del’église était à quelques pas de leur porte, sur la place plantéede deux rangs de platanes. Quand elles eurent regardé dans ladirection de l’orient, par-dessus le petit mur de la cour derécréation, comme faisait la supérieure, trois d’entre ellescommencèrent aussitôt à se promener dans le préau ouvert, sœurDanielle et sœur Léonide encadrant la grosse sœur Justine. Les deuxautres ne quittèrent pas tout de suite le spectacle qu’ellesavaient sous les yeux, bien qu’il fût sans grande beauté. SœurEdwige contemplait, de ses yeux tendres et pénétrés d’admiration,le bas du ciel, le haut des peupliers plantés le long du Rhône etqu’on apercevait entre les maisons éloignées, en avant, ellesentait la douceur que l’adieu du soleil laisse un instant auxchoses, on ne sait quoi qui les pénètre et les rend transparenteset glorieuses. L’autre religieuse, la plus jeune, Pascale,s’amusait à observer, en tournant lentement la tête, depuisl’entaille de la rue qui coupait la ligne des maisons, à gauche, ladentelure des toits et les façades trouées de fenêtres, où dessilhouettes vagues et l’éclat des premières lampes rappelaientl’idée de la vie familiale. De tous les côtés, d’ailleurs,s’élevait le bourdonnement du travail finissant, composé, commecelui de la campagne, de mille cris et bruits : pas des hommessur les pavés, conversations dans les chantiers voisins, coups demarteau plus espacés, sifflet d’une sirène donnant le signal dudépart, heurts sonores de planches remuées au bord du Rhône, toutcela noyé et menu dans le prodigieux silence qui tombait delà-haut, et qui saisissait la ville, puissamment, par intervallesde plus en plus fréquents et longs. Sœur Pascale songeait à deschoses passées, et à des enfants disséminées dans ces vastesespaces.

La nuit descendait, avec sa paix trompeuse,car le travail seul faisait relâche : ni la souffrance, ni lamisère, ni la haine, ni le vice ne diminuaient. Seules, quelquesâmes victorieuses et cachées avaient la paix.

– Vous pensez à cette chaude journée, masœur Pascale ? demanda sœur Edwige. Il faisait intolérabledans ma classe.

Elle ajouta, après un silence et avec une joiesecrète dont elle tressaillit :

– Comme cela finit doucement !

Elle songeait, en disant cela, à la fin de sajeunesse, ou de la vie.

– Non, répondit l’autre, je me rappellemon père, qui cessait de pousser le battant du métier, à cetteheure-ci.

– Pauvre petite ! Depuis combien dejours l’avez-vous perdu ?

– Quatre semaines. Il est mort le 16mai.

La voix compatissante de sœur Edwige reprithâtivement :

– Oh ! je n’ai pas compté, mais pasun jour je n’ai manqué à ma promesse, vous savez, pas unjour : ce n’est que la date que j’avais oubliée.

Derrière elles, entre elles, une voix connue,plus ferme, interrompit :

– Venez avec les autres,voulez-vous ?

C’était sœur Danielle.

Sœur Edwige et sœur Pascale, d’un mêmemouvement, se détournèrent, et se mirent à se promener avec lesautres, marchant d’abord à reculons, jusqu’au mur de droite, puistournèrent et continuèrent à marcher de même, faisant face à leursupérieure, à sœur Danielle et à la tourière, sœur Léonide.

L’allée était étroite, et ne permettait guèrede marcher cinq de front.

– Nous causions, dit sœur Justine, desréponses qu’elles nous font. Nos enfants qui nous viennent de lalaïque ne savent pas un mot de catéchisme ni d’histoire sainte.Celles qui nous viennent directement de leur famille n’en saventsouvent pas plus.

– Croiriez-vous, répondit en riant sœurLéonide, qu’une nouvelle, qui est entrée chez les petites voilàquinze jours, m’a répondu ce matin : « Comment s’appelaitle premier homme ? – Adam. – Et la première femme ? –Adèle. – Qu’avait-elle fait ? Quelle faute ? – Oh !je sais, ma sœur : elle avait boulotté unepomme ! »

Il y eut quelques sourires, mais seule lapetite paysanne du Lyonnais, qui contait l’histoire, eut un vrairire sonnant, qui traversa la cour et sauta par-dessus lesmurs.

– Ce n’est pas si mal répondu ! fitsœur Justine… Si elles ne se trompaient que sur le nom de lapremière femme, le mal serait léger… Mais celles à qui l’on demandece que c’est que Jésus-Christ, et qui répondent : « Je nesais pas », voilà les vraies pauvresses et la vraie faute.

– De qui ? demanda une voixgrave.

Deux ou trois voiles s’inclinèrent vers cellequi venait de parler. C’était sœur Danielle ; il n’y eut pasde réponse ; mais le nom de Jésus-Christ, semé dans ces terresvierges, levait en elles toutes, silencieusement. Il grandissaitpendant qu’elles continuaient de parler ou d’écouter.

– Lætitia Bernier m’est arrivée ce matinavec un chapeau à plumes tout neuf, d’au moins…

Sœur Justine, peu au courant des modes,chercha un instant, puis, se souvenant d’une inscription lue sur ladevanture d’une boutique :

– D’au moins quatre francsquatre-vingt-quinze, acheva-t-elle.

– Ce n’est pas cher pour un chapeau, ditsœur Léonide, qui connaissait tout.

– Est-ce que vous savez, sœur Léonide,reprit sœur Justine, que la cousine de Lætitia, Ursule Magre, estguérie tout à fait ?

– Oui, notre sœur supérieure, mêmequ’elle m’a rencontrée hier, sans me reconnaître, placeBellecour.

– Elle ne vous a pas vue ?

– Oh ! que si ! Pour uneancienne élève de Sainte-Hildegarde, ça n’est pas gentil. Maismaintenant qu’elle ne travaille plus à son atelier de lingerie…

– Elle n’est plus à sonatelier !

– Non.

– Où est-elle ?

– Pas à l’Armée du Salut non plus.

Sœur Léonide rougit. Elle rapportait souvent,de ses tournées en ville, des nouvelles qu’elle ne communiquait pasà ses compagnes, si ce n’est, comme à présent, par surprise, etavec le regret immédiat d’avoir trop parlé. Personnen’insista ; il y eut quelques visages dont la physionomietranquille se voila de pitié. Celui de sœur Edwige resta calme.Elle plongeait, dans le ciel où la nuit était presque faite, sonregard émerveillé ; elle remuait les lèvres, et on eût ditqu’elle priait en prenant comme grains de chapelet les étoiles.

Sœur Pascale, son mobile visage indigné ettragique, dit, ne relevant que le refus de saluer cette petite sœurLéonide, une ancienne amie :

– Quelle indignité !

La supérieure leva les yeux sur la fille ducanut lyonnais.

– Oui, poursuivit celle-ci, uneindignité ! Ne pas saluer une bonne sœur qui vous a appris àlire, qu’on a vue pendant quatre ou cinq ans tous les jours, c’estune ingratitude que je ne comprends pas !

– Vous la verrez souvent, ma petite.

– Je ne m’y habituerai jamais… J’en aisouffert déjà… Tenez, quand je traverse la place, le matin, pouraller à l’église, je passe quelquefois près d’inconnus qui meregardent avec une haine furieuse.

– Eh ! oui.

– Des hommes d’ici, comme moi ; desenfants d’ouvriers, comme moi ! Et moi je pense :« Savez-vous ce que je fais pour vous, misérables ? Jefais des mères, des femmes, du bonheur, et vous ne m’aimezpas ! »

La grosse sœur supérieure se mit à rire, envoyant, dans le crépuscule, le visage passionné de celle quiparlait.

– Il y a tant de raisons d’être ingrat,sœur Pascale, des mauvaises et des bonnes !

– Oh ! des bonnes !

– Mais oui !

– Nous ne sommes point méprisées pournous-mêmes, dit la voix émouvante de sœur Edwige, et c’est le plustriste.

Comme elle parlait toujours sagement etsaintement, quatre âmes attentives l’écoutaient.

La sœur se baissa pour écarter une balle dejeu oubliée sur le ciment du préau, et souple, reprenant la marche,elle continua, de cet air pénétré qui venait de sa parfaitesincérité :

– Porter son Jésus dans le monde ;ne pas l’exposer à mourir en soi ; l’élever comme unostensoir, rarement ; le laisser transparaître, à l’habitude,comme un amour…

Elle avait dit toute sa vie. Elle ajouta plusbas :

– Le reste ne dépend pas de nous, lereste n’existe pas.

Pendant un moment il ne s’éleva du préau, dansle bourdonnement atténué de la cité, que le bruit des bottines defeutre des promeneuses remuant le sable sur le ciment.

– Et vous, sœur Danielle, dit lasupérieure, quelle est votre ambition, puisque sœur Edwige a dit lasienne ?

La religieuse interrogée hésita, à cause del’ennui que lui causait toute occasion de parler et de paraître,puis elle obéit :

– Je voudrais racheter des âmes,secrètement. Cela fait tant de bien, quand on souffre, de penserqu’on prend un peu de la souffrance des autres !

– Vous serez exaucée sûrement, dit lagrosse voix rieuse de l’Alsacienne. Ce ne sont pas les épreuves quinous ont manqué, ni qui nous manqueront. Et vous, sœurLéonide ?

– Oh ! moi, tout ce qu’on voudrapourvu que je n’aie jamais à commander !

– Qui sait ?

– Moi, je sais, puisque je ne suis pascapable de faire autre chose que ce que je fais.

– Et vous, sœur Pascale ? Nousallons voir si elle mérite vraiment que nous l’aimions comme nousfaisons.

– Je ne suis guère sainte, dit aussitôtla voix jeune et inégale ; et j’ai besoin de vous toutes pourle devenir : et c’est mon ambition.

Sœur Pascale les regarda l’une après l’autre,avec cette chaleur calme du regard qui ressemble à celle du premiermatin.

– Mais j’ai besoin d’autre chose encore,ajouta-t-elle : de nos petites. Je les aime inégalement, voilàle malheur. Vous le savez bien. Mais dès que j’en vois une, même decelles que j’aime le moins, mon cœur se fond…

– C’est vrai, dit sœur Edwige, elles sontla vie qui monte, et la grâce divine qui passe.

Leurs mots demeuraient dans le cercle étroitqu’elles formaient en marchant.

Pendant qu’elles parlaient et qu’ellespensaient ainsi humblement et fraternellement, le quartier, laville immense où elles étaient perdues, avait cessé le travail. Sielles avaient pu voir et entendre la vie d’une seule rue, tout prèsde leur école, quelles différences elles auraient aperçues, entreelles et « le monde » ! Les ouvriers de chez Japomy,le tanneur, injuriaient un contremaître parce que celui-ci avaitdonné sans ménagement un ordre juste ; des matrones, groupéesau seuil des portes, calomniaient le patron et la patronne, selonleur habitude ; la femme du patron refusait un mari pour safille, pour cette seule raison qui lui semblait suffisante, qu’ilétait moins riche que ne l’était la jeune fille ; des agentsrudoyaient des errants et des déguenillés ; des politiciens dequartier entretenaient, au cabaret, leur popularité, en prêchant lahaine de « tous ceux qui se croient plus quenous » ; des garçons bouchers, riches de leur payenouvelle, roulaient en voiture découverte ; un aumônierincompris, oublié dans une œuvre de paroisse pauvre, parlait sansrespect de son archevêque. L’orgueil était et régnait partout,l’orgueil fratricide, premier vice du peuple et du monde, bienavant la volupté, bien avant le mensonge, ou la soif de l’or.

La dernière pâleur du ciel, au-dessus de lacour et de ses deux platanes, était morte ; les lampesdésignaient, les unes au-dessus des autres, les cuisines desmaisons ; les trouées sur le Rhône avaient été comblées par labrume ; le halètement de la dernière machine en marche, dansles usines d’à côté, s’était dissipé avec le dernier jet de vapeurblanche. De grands courants d’air, venus du plateau des Dombes,glissaient comme des torpilles dans l’atmosphère étouffante, et serépandaient çà et là en nappes froides. Deux des religieuses, sœurPascale et sœur Edwige, croisèrent les bras sur leur poitrine, etenfouirent leurs mains dans les manches bleues. Les étoiless’étaient avivées ; c’était la saison et l’heure de leurfloraison ; elles formaient des grappes si pressées que lesable de la cour en recevait de menues étincelles, et qu’il yavait, sur les toits, comme du givre. Un coup de sonnette,assourdi, à l’intérieur de l’école, fit sursauter sœur Léonide.

– Qui peut sonner ? dit-elle.

– Vous le verrez bien, mon enfant, dittranquillement la supérieure. Allez ouvrir.

La tourière cuisinière était déjà partie. Onentendit vaguement un bruit de verrous tirés ; puis ellerevint, un peu gênée, à cause de l’infraction à la règle qu’elleavait dû commettre.

– Notre mère, c’est Ursule Magre,l’ancienne de l’école…

– Je sais bien, voyons ! Nous venonsde parler d’elle ! Qu’est-ce qu’elle voulait ?

– Vous voir.

– Vous lui avez dit que je la verraisdemain ?

– Non, notre mère, je l’ai faitentrer ; il paraît que c’est pressé ; elle avait l’airtout chose.

– Tout quoi ?

– Drôle, non, ému, avec sa grandeperruque ébouriffée… Elle est au parloir, notre mère.

La vieille religieuse tapota deux fois la jouede la tourière…

– Ne pas savoir encore ouvrir la porte, àvotre âge !

Ce fut tout le reproche. Elle quitta le groupede la communauté qui continua la tranquille promenade, et la nuitn’entendit plus que quatre voix jeunes, qui parlaient sans éclat etriaient aisément.

Sœur Justine suivit le couloir qui tournait,traversa dans les ténèbres toute la maison, et, près de la ported’entrée, pénétra à gauche, dans la petite pièce sans autre meubleque des chaises, où elle recevait « les familles ». Surla cheminée, une lampe à essence, – un globe de verre protégeant unpetit canon de métal, – éclairait la salle. Et dans la lueurdansante reflétée par les quatre murs nus, une grande fille blonde,ferme de maintien, les paupières à demi baissées, ses cheveuxmagnifiques pyramidant sur sa tête, salua familièrement.

– Bonjour, ma mère !

Mais elle ne tendit pas la main ; elle nechercha pas à embrasser la vieille directrice de l’école dont elleavait été l’élève.

– J’ai une chose pressée à vous dire,continua Ursule Magre ; et cela me coûte… Vous me promettez lesecret ?

– J’en porte plus gros que moi, dessecrets, ma petite, la moitié de ceux du quartier. Tu peux y aller…Je vais t’aider… Voyons : il y a cinq ans que tu n’es pasrevenue me voir, il y a une raison ; tu as fauté,peut-être ?

La grande fille blonde, dont les joues, le nezfort et relevé, le cou découvert étaient roses et transparents dansla lumière, se renversa un peu en arrière, leva les deux mains etles tint à distance de sa poitrine, les paumes en dehors, pourfaire entendre : « Qu’est-ce que cela faitici ? » Puis elle dit :

– Il ne s’agit pas de moi, mais de votreécole : elle va être fermée.

Sœur Justine l’empoigna par le bras,l’entraîna jusqu’au mur du fond, la força de s’asseoir sur une deschaises, en face de la petite lampe, s’assit près d’elle.

– Qu’est-ce que tu dis ?Fermée ? l’école ?

Elle était plus blanche que sa guimpe, et sesrides, subitement, s’étaient creusées.

– J’en suis sûre ; l’ordre est donnéde vous faire quitter l’école.

– Quand ?

– De gré ou de force, dans cinq ou sixjours.

– Un mois avant les vacances ?

– Faut croire.

– Oh ! mon Dieu ! Et mesenfants, que vont-elles devenir ?

– Justement, je viens vous prévenir.

La vieille femme se pencha en avant, se pliaen deux, et Ursule Magre n’eut plus à côté d’elle qu’un gros paquetbleu et noir, d’où s’échappait une plainte : « MonDieu ! mon Dieu ! que c’est dur ! »

Ursule Magre, que le voisinage des sanglotsattendrissait, avait elle-même un petit pli d’émotion aux coins deslèvres. Elle respirait vite sous son corsage de percalemauve ; elle observait, gênée, tantôt la vieille religieuseabattue par la nouvelle comme par une balle, tantôt le lumignon dela lampe qui se tordait et fumait dans le globe de verre.

Ce ne fut qu’une crise d’un moment. SœurJustine se redressa, essuya ses yeux avec son voile, puis,saisissant les deux mains d’Ursule :

– Voyons, ma petite, il faut êtrepratique ; il ne faut pas s’emballer dans le chagrin ;c’est toute ma vie qui est en cause ; mais tu ne peux pas êtresûre : c’est un bruit qui court ; c’est un bruit quicourt ; nous n’avons pas eu besoin de demander uneautorisation comme les écoles nouvelles, notre maison mère estautorisée…

La jeune fille fit un geste pour dire :« Est-ce que je sais ? »

– Il paraît que le Gouvernement l’adit : nous n’avions pas de demandes à faire. Monsieur l’abbéLe Suet, notre supérieur, l’a positivement lu.

– Je vous dis, moi, que vous allez êtrefermées.

– Mais nous existons depuis quaranteans ! Tu entends, quarante !

– Raison de plus.

– Comment le sais-tu ?

Sœur Justine abandonna les mains d’UrsuleMagre. Cette fille avait l’air si sûre de ce qu’elle disait !Les deux femmes se regardaient, les yeux dans les yeux, la plusvieille cherchant à deviner si on la trompait, et la plus jeuneirritée de la défiance qu’elle lisait dans le regard de lasupérieure, et d’autant plus irritée qu’elle n’était pas sanséprouver une honte secrète, devant cette ancienne maîtresse d’écoleque la longue fréquentation des milieux populaires rendaitclairvoyante. Ursule Magre avait trop d’orgueil pour avouer sonembarras. Elle le domina, et, avec cette franchise hardie qu’elleavait toujours eue pour dire ses fautes, sans en demanderpardon :

– Ce n’est pas possible, à nous autres,reprit-elle, de vivre comme vous faites… Je suis en ménage, vouscomprenez ?… Il est agent de police, et c’est lui quim’envoie.

Sœur Justine ne manifesta aucunesurprise ; elle dit, d’un ton radouci :

– Pourquoi alors n’est-il pas venu à taplace ? La commission n’est pas belle.

– Parce que ça l’embête. Il n’aime pasles affaires. Ils ont vite peur, les hommes, vous savez, plus quenous. Et puis…

– Et puis ?

– Ce que je vous dis de sa part, c’estpour vous rendre service…

– Par exemple ! Et en quoi ?Est-ce qu’il peut empêcher le malheur ?

– Non.

– Alors ?

Ursule balança la tête, deux ou troisfois.

– Écoutez, ma mère, dit-elle en traînantsur les mots, je ne serais pas venue, si ça n’avait été que pourvous faire de la peine. On n’est pas méchante, on n’a pas mauvaissouvenir de vous, et, si on n’est plus dévote…

– Tu ne l’as jamais été !

– … si on a oublié bien des choses, on atout de même du regret de vous voir partir. Je vous aide en vousprévenant… Voici comment… Avez-vous l’intention derésister ?

Sœur Justine leva les épaules :

– Parbleu ! si je pouvais !

– Il ne faut pas.

– Tu dis ?

– Il m’a bien recommandé de vous direqu’il ne faut pas résister. Puisque c’est la loi ! « Sielles nous forcent à venir en nombre, qu’il m’a dit, si elles fontde l’esclandre, je ne réponds de rien, et la maison mère deClermont-Ferrand sera probablement fermée ; tandis que, sielles s’en vont sans tapage, d’elles-mêmes, d’abord elles sauventleur maison mère, et puis, qui sait ? à la rentrée prochaine,on permettra peut-être plus facilement d’enseigner à celles qui seséculariseront… le Gouvernement tiendra compte de leur bonnevolonté… » Voilà ce qu’il m’a dit, ma mère.

Elle attendait une réponse. Elle n’en eut pas.Sœur Justine avait compris que la nouvelle était vraie. Elleregardait maintenant le mur d’en face ; ses genoux tremblaientsous la lourde robe ; elle voyait ses religieuses descendantles trois degrés de pierre de la place, et les enfants tout autour,en larmes, et les classes désertes, et les cellules pleines depoussière. Elle n’entendait pas. Ursule disait :

– Le mieux, d’après lui, serait de partirtout de suite, demain ou après-demain, sans prévenir, sans bruit…La maison mère…

Sœur Justine se leva. Son visage gardait cesplis de douleur que la nouvelle y avait creusés. Mais quelque choseencore, dans sa physionomie, se mêlait au chagrin : l’angoissed’avoir à décider elle-même la mort de l’école ; le sentimentde sa charge qui voulait qu’elle organisât le supplice ;l’appréhension de cette minute, toute prochaine, où elle diraitl’affreux secret aux quatre compagnes qui attendaient, ignoranttout.

– Qu’est-ce que je répondrai ?demanda, hésitante, Ursule Magre. Qu’est-ce que vousferez ?

La vieille femme fit signe de la main :« Tais-toi ! » Elle dit avec effort :

– Laisse-moi aller leur dire…

Elle traversa le petit parloir, et prit lalampe. Elle sanglotait en dedans, malgré elle, sous son voilerabattu. Ursule Magre la suivait. Elle eut envie de l’embrasser ensouvenir d’autrefois. Mais elle n’osa plus. Elle descendit lesmarches, pendant que la religieuse, élevant la lampe du côté de laporte, détournait et cachait de l’autre côté son pauvre vieuxvisage en larmes.

La porte retomba. La main qui levait la lampes’abaissa, et sœur Justine, sans témoin, dans l’ombre du couloir,dans le vent qui descendait, chaud, par la cage de l’escalier,pleura. Elle penchait la tête, et les larmes tombaient sur lapierre incrustée de sable et usée par les pieds d’enfants. Elle, siforte, si bien exercée à contenir son cœur, elle ne pouvaitreprendre sa maîtrise sur elle-même. Elle se sentait défaillir, etdut s’appuyer au mur.

Les sœurs, les chères collaboratricesinnocentes, là, à quelques mètres plus loin, leur paix encoreprofonde, leur joie, toute leur vie qu’elle allait briser… Un éclatde voix fraîche – elle reconnut sœur Edwige – vint, du dehors,jusqu’en ce lieu où la vieille femme souffrait son agonie et paravance celle des autres. Fut-ce le contact de la vie qui passait,ou une grâce directe et subite ? Sœur Justine posa la lampedans une niche du couloir, à la place accoutumée, souffla laflamme, et, à tâtons comme elle était venue, atteignit la porte quiouvrait sur le préau.

Dans la nuit calme et traversée de souffles,les quatre sœurs continuaient de se promener. Elles y trouvaient leplaisir du repos et celui de l’obéissance. Rien n’avait troubléleur quiétude : aucune parole, aucune diminution de la beautéde l’heure, aucune appréhension, même légère, au sujet de l’absencede sœur Justine, car elles savaient que les pauvres font souventdes explications longues. Le bruit de la ville, après celui dutravail, s’apaisait. Dans l’air, où flottait moins de poussière, onrespirait parfois l’odeur des fenaisons lointaines, apportée par levent.

Et sœur Justine apparut, tendant ses bras encroix, au bout du préau.

Elles crurent à une plaisanterie, et se mirentà courir.

– Notre mère ! La voilàrevenue ! Que vous avez été longtemps !

Mais en approchant, malgré tout l’incertain dela clarté de la nuit, elles soupçonnèrent, elles virent que sœurJustine avait un visage de douleur, et que ses bras n’étaient pastendus pour elles, mais pour signifier la croix.

– Oh ! mes pauvres chères filles,mes petites enfants, voici l’heure de souffrir !

Elle joignit ses mains, et regardant, en faced’elle, sœur Pascale accourue la première, elle ditfermement :

– Nous serons chassées dans unesemaine !

Ses quatre compagnes l’entouraient, et lesourire du revoir était encore sur leurs lèvres. Il fallait uninstant pour que la nouvelle s’enfonçât jusqu’au cœur. Mais elletoucha partout le fond même de ces âmes, plus capables de souffrirque d’autres, parce qu’elles avaient plus d’amour. Il n’y eut pasde cris, mais des frémissements, des mots murmurés, appels à Dieuqui était leur force et leur refuge, des fronts qui se penchèrent,des mains qui se rapprochèrent, des paupières qui se fermèrent surla première larme et tâchèrent de la retenir.

Puis une voix angoissée dit :

– Mon Dieu, ayez pitié de nospetites ! C’était celle de sœur Danielle.

Sœur Edwige dit :

– Oh ! la chère bien-aiméemaison !

Sœur Pascale dit :

– Qu’est-ce que je vais devenir sans voustoutes ?

Sœur Léonide tira sa montre de nickel, serréedans sa ceinture, et s’éloigna rapidement. Pendant qu’elles’éloignait et descendait dans la cour de récréation, sescompagnes, relevant leur visage, demandaient, toutesensemble :

– Notre mère, est-ce donc possible ?– On nous avait dit que nous étions en règle ? – Est-ce qu’iln’y a pas de recours ? – Comment l’avez-vous appris ? –Oh ! dites-nous vite : peut-on espérer ?Pouvons-nous quelque chose ? Que voulez-vous que nousfassions ?

Sœur Justine, impassible en apparence, parcequ’elle les voyait troublées, baissa les yeux pour ne plus voir lesleurs, ni leurs larmes, ni leurs lèvres jeunes, tremblantes commecelles des vieilles femmes, et elle dit :

– Mes petites enfants, il faut prierbeaucoup ; c’est l’essentiel puisque c’est le divin ;quant à l’action humaine, je compte écrire demain…

Une cloche sonna une demi-douzaine de coupsbien espacés. C’était la cloche de la « réglementaire ».Sœur Justine s’arrêta aussitôt de parler ; les sœurs se mirenten file, la plus jeune, Pascale, prenant la tête, et rentrèrentdans la maison.

Le grand silence était commencé, et devaitdurer jusqu’au lendemain huit heures.

Ursule Magre était loin déjà. Elle habitait,avec son amant, près de la pointe de la presqu’île Perrache, entreSaône et Rhône. Elle allait le rejoindre et lui rendre compte de cequ’elle avait fait. Elle mordait ses lèvres rouges ; elleétait non pas peinée, mais ennuyée d’avoir été mêlée à cettehistoire d’expulsion, et d’avoir vu de trop près la douleur decette vieille femme. Sûrement, elle refuserait de revenir chez lessœurs de Sainte-Hildegarde pour y passer un nouveau quart d’heurecomme celui-là. Fargeat viendrait lui-même s’il le voulait ;car ce n’était pas aux femmes de faire le métier des hommes, nonvraiment. Elle apprêtait déjà les phrases qu’elle dirait, et leton, et le geste. Il y avait de la colère dans sa marche relevée,et dans le port de la tête rose et or qui, au passage, devant lesboutiques éclairées, attirait le regard insolent, ou sournois, oubéatement admirateur des hommes. Plusieurs la reconnaissaient.Beaucoup l’appelaient : « Eh ! la bellefille ? » Elle allait au milieu de la chaussée, faisantla moue, bougonne, et ne répondait pas. Un jeune gars, minable,arrivait de loin, avec une brassée de seringat à demi fané etfripé : le reste invendu de sa provision. Il criait :« Fleurissez-vous ! Fleurissez-vous ! Ce n’est plusqu’un sou ! Un sou la botte ! » Las, fléchissant defatigue comme un homme ivre, l’adolescent venait à la rencontred’Ursule ; quand il passa près d’elle, il respira l’odeur deparfumerie qu’elle répandait, et son esprit de gamin de Lyon le fits’écrier : « Pas la peine de te fleurir, toi, la belle,tu embaumes ! » Elle se mit à rire de bon cœur. Elle futplus jolie. Elle le sentit. Presque tout son ennui tomba, et aussile peu du chagrin d’autrui qu’elle emportait. Elle continua le longdu Rhône, où les étoiles, par millions, noyaient leur lumière dansle clapotis des eaux troubles. Elle monta « chez elle »,au second. Quand elle rentra dans la cuisine, un homme vêtu d’unpantalon et d’un gilet, sans tunique à cause de la chaleur, et quiprenait l’air, le corps plié sur l’appui de la fenêtre, fit craquerune allumette. C’était un homme de trente ans, à museau de rat,yeux ardents, nez pointu, moustache raide et les cheveux enarrière. Il approcha la bougie allumée de la figure d’Ursule quientrait. Sa figure mince se colora un peu, et ses yeux intelligentset peu sûrs, ses yeux qui changeaient beaucoup plus souvent queceux d’Ursule Magre, pétillèrent de curiosité et de plaisir.

– Eh bien ?

– Je l’ai vue.

– Elle t’a mise à la porte ?

– Mais non !

– Je m’y attendais.

– Une ancienne élève, voyons !

– C’est vrai. Alors, reçue ?

– Oui.

– Quand elle a su qu’on allait fermer saboîte, elle a commencé par dire du mal du Gouvernement, n’est-cepas ?

– Non.

– Des larmes, naturellement ?

– Oh ! oui, pauvre sœur, ça mefaisait quelque chose de la voir pleurer. J’ai cru qu’elle allaitse trouver mal…

– Tu as parlé de la maisonmère ?

– Tu me l’avais dit.

– Bravo, ma chatte ! Et elle a calétout de suite ? C’est drôle l’effet que ça produit, cetteparole-là. C’est immanquable : « Sauver la maisonmère ! » Tu as été admirable ! Elle a promis defiler sans tapage, pour sauver…

– Elle n’a rien promis du tout !

– Ah !

– Et tu m’as fait faire une vilainecommission, tu sais ? Je n’en ferai plus de pareille ; tut’en chargeras…

Il n’écoutait plus. Il réfléchissait. Seslèvres s’allongèrent brusquement.

– Allons ! dit-il en riant, ne tefâche pas ! Le tour est joué et bien joué. C’est tout ce qu’ilme faut. Si elle ne t’a pas chassée, elle ne fera pas de tapage… Lepatron va être content. Viens que je t’embrasse !

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