Rose-d’Amour

Rose-d’Amour

d’ Alfred Assollant
Chapitre 1

J’avais à peu près dix ans quand je fis connaissance avec Bernard…

Mais avant tout, madame, il faut que je vous parle un peu de ma famille.

Mon père était charpentier, et ma mère blanchisseuse. Ils n’avaient pour tout bien que cinq filles dont je suis la plus jeune, et une maison que mon père bâtit lui-même, sans l’aide de personne, et sans qu’il lui en coûtât un centime. Elle était perchée sur la pointe d’un rocher qu’on s’attendait tous les jours à voir rouler au fond de la vallée, et qui, pour cette raison, n’avait pas trouvé de propriétaire. Quand j’étais enfant,j’allais m’asseoir à l’extrémité du rocher, sur une petite marche en pierre, d’où l’on pouvait voir, à trois cents pieds au-dessous du sol, la plus grande partie de la ville.

Mon père, après sa journée finie, venait s’asseoir à côté de moi. Son plaisir était de me prendre dans ses bras et de regarder le ciel, sans rien dire, pendant des heures entières. Il ne parlait, du reste, à personne, excepté à ma mère,et encore bien rarement, soit qu’il fût fatigué du travail, – car la hache et la scie sont de durs outils, – soit qu’il pensât, comme je l’ai cru souvent, à des choses que nous ne pouvions pas comprendre. C’était, du reste, un très-bon         ouvrier,très-doux, très-exact et qui n’allait pas au cabaret trois fois par an.

Si mon père était silencieux, ma mère enrevanche parlait pour lui, pour elle, et pour toute la famille.Comme elle avait le verbe haut et la voix forte, on l’entendait detout le voisinage ; mais ses gestes étaient encore plusprompts que ses paroles, et d’un revers de main elle rétablissaitpartout l’ordre et la paix. Sa main était, révérence parler, commeun vrai magasin de tapes, et la clef était toujours sur la porte dumagasin. Au premier mot que nous disions de travers, mes sœurs etmoi, la pauvre chère femme (que le bon Dieu ait son âme en sonsaint paradis !) nous choisissait l’une de ses plus bellesgifles et nous l’appliquait sur la joue.

Et croyez bien, madame, que nous n’avions pasenvie de rire, car ses mains, endurcies par le travail, avaient lapesanteur de deux battoirs. Du reste, bonne femme, qui pleuraitcomme une Madeleine les jours d’enterrement, et qui aurait donnépour mon père et pour nous son sang et sa vie ; mais quant àcrier, battre et se disputer avec ses voisins, elle n’y aurait pasrenoncé pour un empire.

Mon père, qui était la bonté même, voyait etentendait tout sans se plaindre, se contentait de lever quelquefoisles épaules, – ce qui ne le sauvait même pas de tout reproche. Maisil était dur à la peine. Il disait souvent : « Nous nesommes pas en ce monde pour avoir nos aises ; et, puisque nousne pouvons pas avoir d’enfants sans nos femmes, il faut savoirsupporter nos femmes. » On l’appelait le vieuxSans-Souci, parce que jamais personne n’avait pu le mettreen colère, ni homme, ni enfant, ni créature vivante, et qu’iln’aurait pas donné une chiquenaude, même à un chien, excepté pourse défendre de la mort.

Un jour, en revenant du lavoir, ma mère sesentit fort altérée et toute en sueur. Elle but un grand verred’eau froide, tomba malade et mourut la semaine suivante. Mon pèrela mena au cimetière sans pleurer, et revint à la maison avec messœurs et moi. Il nous embrassa toutes, donna les clefs de ma mère àma sœur aînée, qui avait déjà dix-huit ans, s’assit dans le coin dela cheminée, et mit sa tête entre ses mains. À dater de ce jour-là,le vieux Sans-Souci, qui n’avait guère parlé jusque-là, neparla plus du tout : il avait l’air de rêver nuit et jour, etnous-mêmes, intimidées par son silence, nous ne parlions plus qu’àvoix basse pour ne pas l’interrompre dans ses rêves.

Cependant mes sœurs se marièrent l’une aprèsl’autre, quand l’âge fut venu, et laissèrent là mon père, avec quije restai bientôt seule. J’avais alors dix ans, et ce fut vers cetemps-là, comme je vous le disais en commençant, que je fis pour lapremière fois connaissance avec Bernard, dit l’Éveillé etle Vire-Loup. Car vous savez, madame, que c’est assez lacoutume chez nous de donner des surnoms aux garçons comme auxfilles, et que ces surnoms font souvent oublier le nom que nous adonné notre père. Moi, par exemple, quoiqu’à l’église et à lamairie l’on m’ait appelée Marie, je n’ai jamais, depuis l’âge dedouze ans, répondu qu’au nom de Rose-d’Amour, que lesfilles de mon âge me donnaient par dérision, et que les garçonsrépétaient par habitude.

Car il faut vous dire, madame, et vous devezle voir aujourd’hui, que je n’ai jamais été jolie, même au temps oùl’on dit communément que toutes les filles le sont, c’est-à-direentre seize et dix-huit ans. J’avais les cheveux noirs,naturellement, les yeux bleus et assez doux, à ce que disaitquelquefois mon père, qui ne pouvait pas se lasser de meregarder ; mais tout le reste de la figure était fortordinaire, et si j’ajoute que je n’étais ni boiteuse, ni manchotte,ni malade, ni mal conformée, que j’avais des dents assez blanches,et que je riais toute la journée, vous aurez tout mon portrait.

Du reste, on m’aimait assez dans le voisinage,parce que je n’avais jamais fait un mauvais tour ni donné un coupde langue à personne, ce qui est rare parmi les pauvres gens, etplus rare encore, dit-on, chez les riches.

Il ne faudrait pas croire que je fusse lemoins du monde malheureuse de vivre avec mon père, quoiqu’il ne medit pas six paroles par jour, si ce n’est pour les soins du ménage,et que nous n’eussions pas toujours de quoi vivre. Les gens qui seportent bien et qui travaillent n’ont pas de très-grandsbesoins : un petit écu leur suffit pour la moitié d’unesemaine, et s’il ne suffit pas, ils prennent patience, sachant bienque la vie est courte, que la bonne conscience est mère de la bonnehumeur, et que la gaîté vaut tous les autres biens.

Tous les soirs, après souper, dans la bellesaison, j’allais me promener avec mon père et quelques voisins dansla campagne ; nous montions dans ce bois de châtaigniers quevous connaissez et qui est sur la hauteur, à une demi-lieue de laville. Là, mon père se couchait sur le gazon, les yeux tournés versles étoiles, et moi je courais autour de lui avec les enfants demon âge. L’hiver, nous restions au coin du feu, tantôt chez nous,tantôt chez le père Bernard, dit Tape-à-l’Œil, afin deménager le bois, qui ne se donne pas dans notre pays, et qui coûteaussi cher que le pain.

Un soir, c’était au mois d’avril, mon père nevoulut pas venir avec nous, et me laissa aller au bois avecplusieurs autres garçons et filles sous la conduite de la mèreBernard, qui était une femme très-respectable et âgée. Tout encourant, je m’égarai un peu dans le bois qui n’était pas toujourssûr ; les loups y venaient quelquefois de la grande forêt dela Renarderie, qui n’est qu’à six lieues de là. Justement, cejour-là des chasseurs avaient fait une battue dans la forêt, et unvieux loup, pour échapper aux chiens, s’étant jeté dans lacampagne, avait cherché un asile dans le bois où je courais.

J’étais seule, avec un jeune garçon plus âgéque moi de trois ans, qu’on appelait Bernard l’Éveillé,lorsqu’au détour du sentier je vois venir à moi le loup, une grandeet énorme bête, avec une gueule écumante et des yeux étincelantsque je vois encore. Je pousse des cris affreux et je veuxfuir : mais le loup, qui peut-être ne songeait pas à moi,courait pourtant de mon côté et allait m’atteindre ;j’entendais déjà le bruit de ses pattes qui retombaient lourdementsur la terre et froissaient les feuilles des arbres dont leschemins étaient couverts depuis l’hiver, lorsque tout à coupBernard l’Éveillé se jette au-devant de lui. Comme iln’avait ni arme ni bâton, il quitte sa veste, attend le loup, et,le voyant à portée, la lui jette sur la tête pour l’étouffer.

En même temps il m’appelle à sonsecours ; mais j’étais bien embarrassée, et pendant qu’avecles manches de sa veste il cherchait à étouffer le loup, jepoussais des cris effrayants au lieu de l’aider. Le loup, toutenveloppé dans la veste de Bernard, poussait de sourds hurlements,se dressait contre lui, et cherchait à le mordre et à le déchirer.Je ne sais pas comment l’affaire aurait fini, si les chasseurs etles chiens qui le poursuivaient depuis plusieurs lieues n’étaientpas arrivés en ce moment pour délivrer Bernard. Le loup fut tuéd’un coup de couteau de chasse, les chasseurs firent de grandscompliments à Bernard pour son courage, et l’on nous remit tousdeux dans notre chemin. Madame, cette petite aventure a décidé dema vie.

Vous devinez aisément comment Bernard fut reçupar mon père lorsqu’il eut appris mon danger, et la manière dont ilm’en avait tirée. De ce jour-là, Bernard devint notre ami le pluscher et ne nous quitta plus, surtout le dimanche. Il perdit sonsurnom de l’Éveillé pour celui de Vire-Loup, qui rappelaitson courage, et mon père ne fit plus une partie de campagne sans yinviter Bernard, qui, de son côté, ne se fit pas prier, et ne mequittait pas plus que mon ombre.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer