Adolphe

Chapitre 4

 

– Charme de l’amour, qui pourrait vouspeindre ! Cette persuasion que nous avons trouvé l’être que lanature avait destiné pour nous, ce jour subit répandu sur la vie,et qui nous semble en expliquer le mystère, cette valeur inconnueattachée aux moindres circonstances, ces heures rapides, dont tousles détails échappent au souvenir par leur douceur même, et qui nelaissent dans notre âme qu’une longue trace de bonheur, cettegaieté folâtre qui se mêle quelquefois sans cause à unattendrissement habituel, tant de plaisir dans la présence, et dansl’absence tant d’espoir, ce détachement de tous les soinsvulgaires, cette supériorité sur tout ce qui nous entoure, cettecertitude que désormais le monde ne peut nous atteindre où nousvivons, cette intelligence mutuelle qui devine chaque pensée et quirépond à chaque émotion, charme de l’amour, qui vous éprouva nesaurait vous décrire !

M. de P** fut obligé, pour desaffaires pressantes, de s’absenter pendant six semaines. Je passaice temps chez Ellénore presque sans interruption. Son attachementsemblait s’être accru du sacrifice qu’elle m’avait fait. Elle ne melaissait jamais la quitter sans essayer de me retenir. Lorsque jesortais, elle me demandait quand je reviendrais. Deux heures deséparation lui étaient insupportables. Elle fixait avec uneprécision inquiète l’instant de mon retour. J’y souscrivais avecjoie, j’étais reconnaissant, j’étais heureux du sentiment qu’elleme témoignait. Mais cependant les intérêts de la vie commune ne selaissent pas plier arbitrairement à tous nos désirs. Il m’étaitquelquefois incommode d’avoir tous mes pas marqués d’avance et tousmes moments ainsi comptés. J’étais forcé de précipiter toutes mesdémarches, de rompre avec la plupart de mes relations. Je ne savaisque répondre à mes connaissances lorsqu’on me proposait quelquepartie que, dans une situation naturelle, je n’aurais point eu demotif pour refuser. Je ne regrettais point auprès d’Ellénore cesplaisirs de la vie sociale, pour lesquels je n’avais jamais eubeaucoup d’intérêt, mais j’aurais voulu qu’elle me permît d’yrenoncer plus librement. J’aurais éprouvé plus de douceur àretourner auprès d’elle, de ma propre volonté, sans me dire quel’heure était arrivée, qu’elle m’attendait avec anxiété, et sansque l’idée de sa peine vînt se mêler à celle du bonheur quej’allais goûter en la retrouvant. Ellénore était sans doute un vifplaisir dans mon existence, mais elle n’était plus un but :elle était devenue un lien. Je craignais d’ailleurs de lacompromettre. Ma présence continuelle devait étonner ses gens, sesenfants, qui pouvaient m’observer. Je tremblais de l’idée dedéranger son existence. Je sentais que nous ne pouvions être unispour toujours, et que c’était un devoir sacré pour moi de respecterson repos : je lui donnais donc des conseils de prudence, touten l’assurant de mon amour. Mais plus je lui donnais des conseilsde ce genre, moins elle était disposée à m’écouter. En même tempsje craignais horriblement de l’affliger. Dès que je voyais sur sonvisage une expression de douleur, sa volonté devenait lamienne : je n’étais à mon aise que lorsqu’elle était contentede moi. Lorsqu’en insistant sur la nécessité de m’éloigner pourquelques instants, j’étais parvenu à la quitter, l’image de lapeine que je lui avais causée me suivait partout. Il me prenait unefièvre de remords qui redoublait à chaque minute, et qui enfindevenait irrésistible ; je volais vers elle, je me faisais unefête de la consoler, de l’apaiser. Mais à mesure que jem’approchais de sa demeure, un sentiment d’humeur contre cet empirebizarre se mêlait à mes autres sentiments. Ellénore elle-même étaitviolente. Elle éprouvait, je le crois, pour moi ce qu’elle n’avaitéprouvé pour personne. Dans ses relations précédentes, son cœuravait été froissé par une dépendance pénible ; elle était avecmoi dans une parfaite aisance, parce que nous étions dans uneparfaite égalité ; elle s’était relevée à ses propres yeux parun amour pur de tout calcul, de tout intérêt ; elle savait quej’étais bien sûr qu’elle ne m’aimait que pour moi-même. Mais ilrésultait de son abandon complet avec moi qu’elle ne me déguisaitaucun de ses mouvements ; et lorsque je rentrais dans sachambre, impatient d’y rentrer plus tôt que je ne l’aurais voulu,je la trouvais triste ou irritée. J’avais souffert deux heures loind’elle de l’idée qu’elle souffrait loin de moi : je souffraisdeux heures près d’elle avant de pouvoir l’apaiser.

Cependant je n’étais pas malheureux ; jeme disais qu’il était doux d’être aimé, même avec exigence ;je sentais que je lui faisais du bien : son bonheur m’étaitnécessaire, et je me savais nécessaire à son bonheur.

D’ailleurs l’idée confuse que, par la seulenature des choses, cette liaison ne pouvait durer, idée triste sousbien des rapports, servait néanmoins à me calmer dans mes accès defatigue ou d’impatience. Les liens d’Ellénore avec le comte de P**,la disproportion de nos âges, la différence de nos situations, mondépart que déjà diverses circonstances avaient retardé, mais dontl’époque était prochaine, toutes ces considérations m’engageaient àdonner et à recevoir encore le plus de bonheur qu’il étaitpossible : je me croyais sûr des années, je ne disputais pasles jours.

Le comte de P** revint. Il ne tarda pas àsoupçonner mes relations avec Ellénore ; il me reçut chaquejour d’un air plus froid et plus sombre. Je parlai vivement àEllénore des dangers qu’elle courait ; je la suppliai depermettre que j’interrompisse pour quelques jours mesvisites ; je lui représentai l’intérêt de sa réputation, de safortune, de ses enfants. Elle m’écouta longtemps en silence ;elle était pâle comme la mort. « De manière ou d’autre, medit-elle enfin, vous partirez bientôt ; ne devançons pas cemoment ; ne vous mettez pas en peine de moi. Gagnons desjours, gagnons des heures : des jours, des heures, c’est toutce qu’il me faut. Je ne sais quel pressentiment me dit, Adolphe,que je mourrai dans vos bras. »

Nous continuâmes donc à vivre commeauparavant, moi toujours inquiet, Ellénore toujours triste, lecomte de P** taciturne et soucieux. Enfin la lettre que j’attendaisarriva : mon père m’ordonnait de me rendre auprès de lui. Jeportai cette lettre à Ellénore. « Déjà ! me dit-elleaprès l’avoir lue ; je ne croyais pas que ce fût sitôt ». Puis, fondant en larmes, elle me prit la main et elleme dit : « Adolphe, vous voyez que je ne puis vivre sansvous ; je ne sais ce qui arrivera de mon avenir, mais je vousconjure de ne pas partir encore : trouvez des prétextes pourrester. Demandez à votre père de vous laisser prolonger votreséjour encore six mois. Six mois, est-ce donc si long ? »Je voulus combattre sa résolution ; mais elle pleurait siamèrement, et elle était si tremblante, ses traits portaientl’empreinte d’une souffrance si déchirante que je ne pus continuer.Je me jetai à ses pieds, je la serrai dans mes bras, je l’assuraide mon amour, et je sortis pour aller écrire à mon père. J’écrivisen effet avec le mouvement que la douleur d’Ellénore m’avaitinspiré. J’alléguai mille causes de retard ; je fis ressortirl’utilité de continuer à D** quelques cours que je n’avais pusuivre à Gottingue ; et lorsque j’envoyai ma lettre à laposte, c’était avec ardeur que je désirais obtenir le consentementque je demandais.

Je retournai le soir chez Ellénore. Elle étaitassise sur un sofa ; le comte de P** était près de lacheminée, et assez loin d’elle ; les deux enfants étaient aufond de la chambre, ne jouant pas, et portant sur leurs visages cetétonnement de l’enfance lorsqu’elle remarque une agitation dontelle ne soupçonne pas la cause. J’instruisis Ellénore par un gesteque j’avais fait ce qu’elle voulait. Un rayon de joie brilla dansses yeux, mais ne tarda pas à disparaître. Nous ne disions rien. Lesilence devenait embarrassant pour tous trois. « On m’assure,monsieur, me dit enfin le comte, que vous êtes prêt àpartir ». Je lui répondis que je l’ignorais. « Il mesemble, répliqua-t-il, qu’à votre âge, on ne doit pas tarder àentrer dans une carrière ; au reste, ajouta-t-il en regardantEllénore, tout le monde peut-être ne pense pas ici commemoi. »

La réponse de mon père ne se fit pas attendre.Je tremblais, en ouvrant sa lettre, de la douleur qu’un refuscauserait à Ellénore. Il me semblait même que j’aurais partagécette douleur avec une égale amertume ; mais en lisant leconsentement qu’il m’accordait, tous les inconvénients d’uneprolongation de séjour se présentèrent tout à coup à mon esprit.« Encore six mois de gêne et de contrainte !m’écriai-je ; six mois pendant lesquels j’offense un homme quim’avait témoigné de l’amitié, j’expose une femme qui m’aime ;je cours le risque de lui ravir la seule situation où elle puissevivre tranquille et considérée ; je trompe mon père ; etpourquoi ? Pour ne pas braver un instant une douleur qui, tôtou tard, est inévitable ! Ne l’éprouvons-nous pas chaque jouren détail et goutte à goutte, cette douleur ? Je ne fais quedu mal à Ellénore ; mon sentiment, tel qu’il est, ne peut lasatisfaire. Je me sacrifie pour elle sans fruit pour sonbonheur ; et moi, je vis ici sans utilité, sans indépendance,n’ayant pas un instant de libre, ne pouvant respirer une heure enpaix ». J’entrai chez Ellénore tout occupé de ces réflexions.Je la trouvai seule. « Je reste encore six mois, lui dis-je. –Vous m’annoncez cette nouvelle bien sèchement. – C’est que jecrains beaucoup, je l’avoue, les conséquences de ce retard pourl’un et pour l’autre. – Il me semble que pour vous du moins ellesne sauraient être bien fâcheuses. – Vous savez fort bien, Ellénore,que ce n’est jamais de moi que je m’occupe le plus. – Ce n’estguère non plus du bonheur des autres ». La conversation avaitpris une direction orageuse. Ellénore était blessée de mes regretsdans une circonstance où elle croyait que je devais partager sajoie : je l’étais du triomphe qu’elle avait remporté sur mesrésolutions précédentes. La scène devint violente. Nous éclatâmesen reproches mutuels. Ellénore m’accusa de l’avoir trompée, den’avoir eu pour elle qu’un goût passager, d’avoir aliéné d’ellel’affection du comte ; de l’avoir remise, aux yeux du public,dans la situation équivoque dont elle avait cherché toute sa vie àsortir. Je m’irritai de voir qu’elle tournât contre moi ce que jen’avais fait que par obéissance pour elle et par crainte del’affliger. Je me plaignis de ma vive contrainte, de ma jeunesseconsumée dans l’inaction, du despotisme qu’elle exerçait sur toutesmes démarches. En parlant ainsi, je vis son visage couvert tout àcoup de pleurs : je m’arrêtai, je revins sur mes pas, jedésavouai, j’expliquai. Nous nous embrassâmes : mais unpremier coup était porté, une première barrière était franchie.Nous avions prononcé tous deux des mots irréparables ; nouspouvions nous taire, mais non les oublier. Il y a des choses qu’onest longtemps sans se dire, mais quand une fois elles sont dites,on ne cesse jamais de les répéter.

Nous vécûmes ainsi quatre mois dans desrapports forcés, quelquefois doux, jamais complètement libres, yrencontrant encore du plaisir, mais n’y trouvant plus de charme.Ellénore cependant ne se détachait pas de moi. Après nos querellesles plus vives, elle était aussi empressée à me revoir, elle fixaitaussi soigneusement l’heure de nos entrevues que si notre union eûtété la plus paisible et la plus tendre. J’ai souvent pensé que maconduite même contribuait à entretenir Ellénore dans cettedisposition. Si je l’avais aimée comme elle m’aimait, elle auraiteu plus de calme ; elle aurait réfléchi de son côté sur lesdangers qu’elle bravait. Mais toute prudence lui était odieuse,parce que la prudence venait de moi ; elle ne calculait pointses sacrifices, parce qu’elle était occupée à me les faireaccepter ; elle n’avait pas le temps de se refroidir à monégard, parce que tout son temps et toutes ses forces étaientemployés à me conserver. L’époque fixée de nouveau pour mon départapprochait ; et j’éprouvais, en y pensant, un mélange deplaisir et de regret ; semblable à ce que ressent un homme quidoit acheter une guérison certaine par une opérationdouloureuse.

Un matin, Ellénore m’écrivit de passer chezelle à l’instant. « Le comte, me dit-elle, me défend de vousrecevoir : je ne veux point obéir à cet ordre tyrannique. J’aisuivi cet homme dans la proscription, j’ai sauvé sa fortune :je l’ai servi dans tous ses intérêts. Il peut se passer de moimaintenant : moi, je ne puis me passer de vous ». Ondevine facilement quelles furent mes instances pour la détournerd’un projet que je ne concevais pas. Je lui parlai de l’opinion dupublic : « Cette opinion, me répondit-elle, n’a jamaisété juste pour moi. J’ai rempli pendant dix ans mes devoirs mieuxqu’aucune femme, et cette opinion ne m’en a pas moins repoussée durang que je méritais ». Je lui rappelai ses enfants.« Mes enfants sont ceux de M. de P**. Il les areconnus : il en aura soin. Ils seront trop heureux d’oublierune mère dont ils n’ont à partager que la honte ». Jeredoublai mes prières. « Écoutez, me dit-elle, si je rompsavec le comte, refuserez-vous de me voir ? Lerefuserez-vous ? reprit-elle en saisissant mon bras avec uneviolence qui me fit frémir. – Non, assurément, luirépondis-je ; et plus vous serez malheureuse, plus je vousserai dévoué. Mais considérez… – Tout est considéré,interrompit-elle. Il va rentrer, retirez-vous maintenant ; nerevenez plus ici. »

Je passai le reste de la journée dans uneangoisse inexprimable. Deux jours s’écoulèrent sans quej’entendisse parler d’Ellénore. Je souffrais d’ignorer sonsort ; je souffrais même de ne pas la voir, et j’étais étonnéde la peine que cette privation me causait. Je désirais cependantqu’elle eût renoncé à la résolution que je craignais tant pourelle, et je commençais à m’en flatter, lorsqu’une femme me remit unbillet par lequel Ellénore me priait d’aller la voir dans tellerue, dans telle maison, au troisième étage. J’y courus, espérantencore que, ne pouvant me recevoir chez M. de P**, elleavait voulu m’entretenir ailleurs une dernière fois. Je la trouvaifaisant les apprêts d’un établissement durable. Elle vint à moi,d’un air à la fois content et timide, cherchant à lire dans mesyeux mon impression. « Tout est rompu, me dit-elle, je suisparfaitement libre. J’ai de ma fortune particulière soixante-quinzelouis de rente ; c’est assez pour moi. Vous restez encore icisix semaines. Quand vous partirez, je pourrai peut-être merapprocher de vous ; vous reviendrez peut-être me voir ».Et, comme si elle eût redouté une réponse, elle entra dans unefoule de détails relatifs à ses projets. Elle chercha de millemanières à me persuader qu’elle serait heureuse, qu’elle ne m’avaitrien sacrifié ; que le parti qu’elle avait pris lui convenait,indépendamment de moi. Il était visible qu’elle se faisait un grandeffort, et qu’elle ne croyait qu’à moitié ce qu’elle me disait.Elle s’étourdissait de ses paroles, de peur d’entendre lesmiennes ; elle prolongeait son discours avec activité pourretarder le moment où mes objections la replongeraient dans ledésespoir. Je ne pus trouver dans mon cœur de lui en faire aucune.J’acceptai son sacrifice, je l’en remerciai ; je lui dis quej’en étais heureux : je lui dis bien plus encore, je l’assuraique j’avais toujours désiré qu’une détermination irréparable me fîtun devoir de ne jamais la quitter ; j’attribuai mesindécisions à un sentiment de délicatesse qui me défendait deconsentir à ce qui bouleversait sa situation. Je n’eus, en un mot,d’autres pensée que de chasser loin d’elle toute peine, toutecrainte, tout regret, toute incertitude sur mon sentiment. Pendantque je lui parlais, je n’envisageais rien au-delà de ce but etj’étais sincère dans mes promesses.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer