Adolphe

Chapitre 8

 

Le lendemain je me relevai poursuivi des mêmesidées qui m’avaient agité la veille. Mon agitation redoubla lesjours suivants ; Ellénore voulut inutilement en pénétrer lacause : je répondais par des monosyllabes contraints à sesquestions impétueuses ; je me raidissais contre soninsistance, sachant trop qu’à ma franchise succéderait sa douleur,et que sa douleur m’imposerait une dissimulation nouvelle.

Inquiète et surprise, elle recourut à l’une deses amies pour découvrir le secret qu’elle m’accusait de luicacher ; avide de se tromper elle-même, elle cherchait un faitoù il n’y avait qu’un sentiment. Cette amie m’entretint de monhumeur bizarre, du soin que je mettais à repousser toute idée d’unlien durable, de mon inexplicable soif de rupture et d’isolement.Je l’écoutai longtemps en silence ; je n’avais dit jusqu’à cemoment à personne que je n’aimais plus Ellénore ; ma boucherépugnait à cet aveu qui me semblait une perfidie. Je vouluspourtant me justifier ; je racontai mon histoire avecménagement, en donnant beaucoup d’éloges à Ellénore, en convenantdes inconséquences de ma conduite, en les rejetant sur lesdifficultés de notre situation, et sans me permettre une parole quiprononçât clairement que la difficulté véritable était de ma partl’absence de l’amour. La femme qui m’écoutait fut émue de monrécit : elle vit de la générosité dans ce que j’appelais de lafaiblesse, du malheur dans ce que je nommais de la dureté. Lesmêmes explications qui mettaient en fureur Ellénore passionnée,portaient la conviction dans l’esprit de son impartiale amie. Onest si juste lorsqu’on est désintéressé ! Qui que vous soyez,ne remettez jamais à un autre les intérêts de votre cœur ; lecœur seul peut plaider sa cause : il sonde seul sesblessures ; tout intermédiaire devient un juge ; ilanalyse, il transige, il conçoit l’indifférence ; il l’admetcomme possible, il la reconnaît pour inévitable ; par là mêmeil l’excuse, et l’indifférence se trouve ainsi, à sa grandesurprise, légitime à ses propres yeux. Les reproches d’Ellénorem’avaient persuadé que j’étais coupable ; j’appris de cellequi croyait la défendre que je n’étais que malheureux. Je fusentraîné à l’aveu complet de mes sentiments : je convins quej’avais pour Ellénore du dévouement, de la sympathie, de lapitié ; mais j’ajoutai que l’amour n’entrait pour rien dansles devoirs que je m’imposais. Cette vérité, jusqu’alors renferméedans mon cœur, et quelquefois seulement révélée à Ellénore aumilieu du trouble et de la colère, prit à mes propres yeux plus deréalité et de force par cela seul qu’un autre en était devenudépositaire. C’est un grand pas, c’est un pas irréparable,lorsqu’on dévoile tout à coup aux yeux d’un tiers les replis cachésd’une relation intime ; le jour qui pénètre dans ce sanctuaireconstate et achève les destructions que la nuit enveloppait de sesombres : ainsi les corps renfermés dans les tombeauxconservent souvent leur première forme, jusqu’à ce que l’airextérieur vienne les frapper et les réduire en poudre.

L’amie d’Ellénore me quitta : j’ignorequel compte elle lui rendit de notre conversation, mais, enapprochant du salon, j’entendis Ellénore qui parlait d’une voixtrès animée ; en m’apercevant, elle se tut. Bientôt ellereproduisit sous diverses formes des idées générales, qui n’étaientque des attaques particulières. « Rien n’est plus bizarre,disait-elle, que le zèle de certaines amitiés ; il y a desgens qui s’empressent de se charger de vos intérêts pour mieuxabandonner votre cause ; ils appellent cela del’attachement : j’aimerais mieux de la haine ». Jecompris facilement que l’amie d’Ellénore avait embrassé mon particontre elle, et l’avait irritée en ne paraissant pas me juger assezcoupable. Je me sentis ainsi d’intelligence avec un autre contreEllénore : c’était entre nos cœurs une barrière de plus.

Quelques jours après, Ellénore alla plusloin : elle était incapable de tout empire surelle-même ; dès qu’elle croyait avoir un sujet de plainte,elle marchait droit à l’explication, sans ménagement et sanscalcul, et préférait le danger de rompre à la contrainte dedissimuler. Les deux amies se séparèrent à jamais brouillées.

« Pourquoi mêler des étrangers à nosdiscussions intimes ? dis-je à Ellénore. Avons-nous besoind’un tiers pour nous entendre ? et si nous ne nous entendonsplus, quel tiers pourrait y porter remède ? – Vous avezraison, me répondit-elle : mais c’est votre faute ;autrefois je ne m’adressais à personne pour arriver jusqu’à votrecœur. »

Tout à coup Ellénore annonça le projet dechanger son genre de vie. Je démêlai par ses discours qu’elleattribuait à la solitude dans laquelle nous vivions lemécontentement qui me dévorait : elle épuisait toutes lesexplications fausses avant de se résigner à la véritable. Nouspassions tête à tête de monotones soirées entre le silence etl’humeur ; la source des longs entretiens était tarie.

Ellénore résolut d’attirer chez elle lesfamilles nobles qui résidaient dans son voisinage ou à Varsovie.J’entrevis facilement les obstacles et les dangers de sestentatives. Les parents qui lui disputaient son héritage avaientrévélé ses erreurs passées, et répandu contre elle mille bruitscalomnieux. Je frémis des humiliations qu’elle allait braver, et jetâchai de la dissuader de cette entreprise. Mes représentationsfurent inutiles ; je blessai sa fierté par mes craintes, bienque je ne les exprimasse qu’avec ménagement. Elle supposa quej’étais embarrassé de nos liens, parce que son existence étaitéquivoque ; elle n’en fut que plus empressée a reconquérir uneplace honorable dans le monde : ses efforts obtinrent quelquesuccès. La fortune dont elle jouissait, sa beauté, que le tempsn’avait encore que légèrement diminuée, le bruit même de sesaventures, tout en elle excitait la curiosité. Elle se vit entouréebientôt d’une société nombreuse ; mais elle était poursuivied’un sentiment secret d’embarras et d’inquiétude. J’étais mécontentde ma situation, elle s’imaginait que je l’étais de lasienne ; elle s’agitait pour en sortir ; son désir ardentne lui permettait point de calcul, sa position fausse jetait del’inégalité dans sa conduite et de la précipitation dans sesdémarches. Elle avait l’esprit juste, mais peu étendu ; lajustesse de son esprit était dénaturée par l’emportement de soncaractère, et son peu d’étendue l’empêchait d’apercevoir la lignela plus habile, et de saisir des nuances délicates. Pour lapremière fois elle avait un but ; et comme elle se précipitaitvers ce but, elle le manquait. Que de dégoûts elle dévora sans meles communiquer ! que de fois je rougis pour elle sans avoirla force de le lui dire ! Tel est, parmi les hommes, lepouvoir de la réserve et de la mesure, que je l’avais vue plusrespectée par les amis du comte de P** comme sa maîtresse, qu’ellene l’était par ses voisins comme héritière d’une grande fortune, aumilieu de ses vassaux. Tour à tour haute et suppliante, tantôtprévenante, tantôt susceptible, il y avait dans ses actions et dansses paroles je ne sais quelle fougue destructive de laconsidération qui ne se compose que du calme.

En relevant ainsi les défauts d’Ellénore,c’est moi que j’accuse et que je condamne. Un mot de moi l’auraitcalmée : pourquoi n’ai-je pu prononcer ce mot ?

Nous vivions cependant plus doucementensemble ; la distraction nous soulageait de nos penséeshabituelles. Nous n’étions seuls que par intervalles ; etcomme nous avions l’un dans l’autre une confiance sans nombre,excepté sur nos sentiments intimes, nous mettions les observationset les faits à la place de ces sentiments, et nos conversationsavaient repris quelque charme. Mais bientôt ce nouveau genre de viedevint pour moi la source d’une nouvelle perplexité. Perdu dans lafoule qui environnait Ellénore, je m’aperçus que j’étais l’objet del’étonnement et du blâme. L’époque approchait où son procès devaitêtre jugé : ses adversaires prétendaient qu’elle avait aliénéle cœur paternel par des égarements sans nombre ; ma présencevenait à l’appui de leurs assertions. Ses amis me reprochaient delui faire tort. Ils excusaient sa passion pour moi ; mais ilsm’accusaient d’indélicatesse : j’abusais, disaient-ils, d’unsentiment que j’aurais dû modérer. Je savais seul qu’enl’abandonnant je l’entraînerais sur mes pas, et qu’elle négligeraitpour me suivre tout le soin de sa fortune et tous les calculs de laprudence. Je ne pouvais rendre le public dépositaire de cesecret ; je ne paraissais donc dans la maison d’Ellénore qu’unétranger nuisible au succès même des démarches qui allaient déciderde son sort ; et, par un étrange renversement de la vérité,tandis que j’étais la victime de ses volontés inébranlables,c’était elle que l’on plaignait comme victime de mon ascendant.

Une nouvelle circonstance vint compliquerencore cette situation douloureuse.

Une singulière révolution s’opéra tout à coupdans la conduite et les manières d’Ellénore : jusqu’à cetteépoque elle n’avait paru occupée que de moi ; soudain je lavis recevoir et rechercher les hommages des hommes quil’entouraient. Cette femme si réservée, si froide, si ombrageuse,sembla subitement changer de caractère. Elle encourageait lessentiments et même les espérances d’une foule de jeunes gens, dontles uns étaient séduits par sa figure, et dont quelques autres,malgré ses erreurs passées, aspiraient sérieusement à samain ; elle leur accordait de longs tête-à-tête ; elleavait avec eux ces formes douteuses, mais attrayantes, qui nerepoussent mollement que pour retenir, parce qu’elles annoncentplutôt l’indécision que l’indifférence, et des retards que desrefus. J’ai su par elle dans la suite, et les faits me l’ontdémontré, qu’elle agissait ainsi par un calcul faux et déplorable.Elle croyait ranimer mon amour en excitant ma jalousie ; maisc’était agiter des cendres que rien ne pouvait réchauffer.Peut-être aussi se mêlait-il à ce calcul, sans qu’elle s’en rendîtcompte, quelque vanité de femme ; elle était blessée de mafroideur, elle voulait se prouver à elle-même qu’elle avait encoredes moyens de plaire. Peut-être enfin, dans l’isolement où jelaissais son cœur, trouvait-elle une sorte de consolation às’entendre répéter des expressions d’amour que depuis longtemps jene prononçais plus.

Quoi qu’il en soit, je me trompai quelquetemps sur ses motifs. J’entrevis l’aurore de ma libertéfuture ; je m’en félicitai. Tremblant d’interrompre parquelque mouvement inconsidéré cette grande crise à laquellej’attachais ma délivrance, je devins plus doux, je parus pluscontent. Ellénore prit ma douceur pour de la tendresse, mon espoirde la voir enfin heureuse sans moi pour le désir de la rendreheureuse. Elle s’applaudit de son stratagème. Quelquefois pourtantelle s’alarmait de ne me voir aucune inquiétude ; elle mereprochait de ne mettre aucun obstacle à ces liaisons qui, enapparence, menaçaient de me l’enlever. Je repoussais cesaccusations par des plaisanteries, mais je ne parvenais pastoujours à l’apaiser ; son caractère se faisait jour à traversla dissimulation qu’elle s’était imposée. Les scènes recommençaientsur un autre terrain, mais non moins orageuses. Ellénore m’imputaitses propres torts, elle m’insinuait qu’un seul mot la ramènerait àmoi tout entière ; puis, offensée de mon silence, elle seprécipitait de nouveau dans la coquetterie avec une espèce defureur.

C’est ici surtout, je le sens, que l’onm’accusera de faiblesse. Je voulais être libre, et je le pouvaisavec l’approbation générale ; je le devais peut-être : laconduite d’Ellénore m’y autorisait et semblait m’y contraindre.Mais ne savais-je pas que cette conduite était mon ouvrage ?Ne savais-je pas qu’Ellénore, au fond de son cœur, n’avait pascessé de m’aimer ? Pouvais-je la punir des imprudences que jelui faisais commettre, et, froidement hypocrite, chercher unprétexte dans ces imprudences pour l’abandonner sanspitié ?

Certes, je ne veux point m’excuser, je mecondamne plus sévèrement qu’un autre peut-être ne le ferait à maplace ; mais je puis au moins me rendre ici ce solenneltémoignage, que je n’ai jamais agi par calcul, et que j’ai toujoursété dirigé par des sentiments vrais et naturels. Comment se fait-ilqu’avec ces sentiments je n’aie fait si longtemps que mon malheuret celui des autres ? La société cependant m’observait avecsurprise. Mon séjour chez Ellénore ne pouvait s’expliquer que parun extrême attachement pour elle, et mon indifférence sur les liensqu’elle semblait toujours prête à contracter démentait cetattachement. L’on attribua ma tolérance inexplicable à une légèretéde principes, à une insouciance pour la morale, qui annonçaient,disait-on, un homme profondément égoïste, et que le monde avaitcorrompu. Ces conjectures, d’autant plus propres à faire impressionqu’elles étaient plus proportionnées aux âmes qui les concevaient,furent accueillies et répétées. Le bruit en parvint enfin jusqu’àmoi ; je fus indigné de cette découverte inattendue :pour prix de mes longs services, j’étais méconnu, calomnié ;j’avais, pour une femme, oublié tous les intérêts et repoussé tousles plaisirs de la vie, et c’était moi que l’on condamnait.

Je m’expliquai vivement avec Ellénore :un mot fit disparaître cette tourbe d’adorateurs qu’elle n’avaitappelés que pour me faire craindre sa perte. Elle restreignit sasociété à quelques femmes et à un petit nombre d’hommes âgés. Toutreprit autour de nous une apparence régulière ; mais nous n’enfûmes que plus malheureux : Ellénore se croyait de nouveauxdroits ; je me sentais chargé de nouvelles chaînes.

Je ne saurais peindre quelles amertumes etquelles fureurs résultèrent de nos rapports ainsi compliqués. Notrevie ne fut qu’un perpétuel orage ; l’intimité perdit tous sescharmes, et l’amour toute sa douceur ; il n’y eut plus mêmeentre nous ces retours passagers qui semblent guérir pour quelquesinstants d’incurables blessures. La vérité se fit jour de toutesparts, et j’empruntai, pour me faire entendre, les expressions lesplus dures et les plus impitoyables. Je ne m’arrêtais que lorsqueje voyais Ellénore dans les larmes, et ses larmes mêmes n’étaientqu’une lave brûlante qui, tombant goutte à goutte sur mon cœur,m’arrachait des cris, sans pouvoir m’arracher un désaveu. Ce futalors que, plus d’une fois, je la vis se lever pâle etprophétique : « Adolphe, s’écriait-elle, vous ne savezpas le mal que vous faites ; vous l’apprendrez un jour, vousl’apprendrez par moi, quand vous m’aurez précipitée dans latombe ». Malheureux ! lorsqu’elle parlait ainsi, que nem’y suis-je jeté moi-même avant elle !

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