Adolphe

Chapitre 3

 

Je passai la nuit sans dormir. Il n’était plusquestion dans mon âme ni de calculs ni de projets ; je mesentais, de la meilleure foi du monde, véritablement amoureux. Cen’était plus l’espoir du succès qui me faisait agir : lebesoin de voir celle que j’aimais, de jouir de sa présence, medominait exclusivement. Onze heures sonnèrent, je me rendis auprèsd’Ellénore ; elle m’attendait. Elle voulut parler : jelui demandai de m’écouter. Je m’assis auprès d’elle, car je pouvaisà peine me soutenir, et je continuai en ces termes, non sans êtreobligé de m’interrompre souvent :

« Je ne viens point réclamer contre lasentence que vous avez prononcée ; je ne viens point rétracterun aveu qui a pu vous offenser : je le voudrais en vain. Cetamour que vous repoussez est indestructible : l’effort mêmeque je fais dans ce moment pour vous parler avec un peu de calmeest une preuve de la violence d’un sentiment qui vous blesse. Maisce n’est plus pour vous en entretenir que je vous ai priée dem’entendre ; c’est, au contraire, pour vous demander del’oublier, de me recevoir comme autrefois, d’écarter le souvenird’un instant de délire, de ne pas me punir de ce que vous savez unsecret que j’aurais dû renfermer au fond de mon âme. Vousconnaissez ma situation, ce caractère qu’on dit bizarre et sauvage,ce cœur étranger à tous les intérêts du monde, solitaire au milieudes hommes, et qui souffre pourtant de l’isolement auquel il estcondamné. Votre amitié me soutenait : sans cette amitié je nepuis vivre. J’ai pris l’habitude de vous voir ; vous avezlaissé naître et se former cette douce habitude : qu’ai-jefait pour perdre cette unique consolation d’une existence si tristeet si sombre ? Je suis horriblement malheureux ; je n’aiplus le courage de supporter un si long malheur ; je n’espèrerien, je ne demande rien, je ne veux que vous voir : mais jedois vous voir s’il faut que je vive. »

Ellénore gardait le silence. « Quecraignez-vous ? repris-je. Qu’est-ce que j’exige ? Ce quevous accordez à tous les indifférents. Est-ce le monde que vousredoutez ? Ce monde, absorbé dans ses frivolités solennelles,ne lira pas dans un cœur tel que le mien. Comment ne serais-je pasprudent ? N’y va-t-il pas de ma vie ? Ellénore,rendez-vous à ma prière : vous y trouverez quelque douceur. Ily aura pour vous quelque charme à être aimée ainsi, à me voirauprès de vous, occupé de vous seule, n’existant que pour vous,vous devant toutes les sensations de bonheur dont je suis encoresusceptible, arraché par votre présence à la souffrance et audésespoir. »

Je poursuivis longtemps de la sorte, levanttoutes les objections, retournant de mille manières tous lesraisonnements qui plaidaient en ma faveur. J’étais si soumis, sirésigné, je demandais si peu de chose, j’aurais été si malheureuxd’un refus !

Ellénore fut émue. Elle m’imposa plusieursconditions. Elle ne consentit à me recevoir que rarement, au milieud’une société nombreuse, avec l’engagement que je ne lui parleraisjamais d’amour. Je promis ce qu’elle voulut. Nous étions contentstous les deux : moi, d’avoir reconquis le bien que j’avais étémenacé de perdre, Ellénore, de se trouver à la fois généreuse,sensible et prudente.

Je profitai des le lendemain de la permissionque j’avais obtenue ; je continuai de même les jours suivants.Ellénore ne songea plus à la nécessité que mes visites fussent peufréquentes : bientôt rien ne lui parut plus simple que de mevoir tous les jours. Dix ans de fidélité avaient inspiré àM. de P** une confiance entière ; il laissait àEllénore la plus grande liberté. Comme il avait eu à lutter contrel’opinion qui voulait exclure sa maîtresse du monde où il étaitappelé à vivre, il aimait à voir s’augmenter la sociétéd’Ellénore ; sa maison remplie constatait à ses yeux sonpropre triomphe sur l’opinion.

Lorsque j’arrivais, j’apercevais dans lesregards d’Ellénore une expression de plaisir. Quand elle s’amusaitdans la conversation, ses yeux se tournaient naturellement versmoi. L’on ne racontait rien d’intéressant qu’elle ne m’appelât pourl’entendre. Mais elle n’était jamais seule : des soiréesentières se passaient sans que je pusse lui dire autre chose enparticulier que quelques mots insignifiants ou interrompus. Je netardai pas à m’irriter de tant de contrainte. Je devins sombre,taciturne, inégal dans mon humeur, amer dans mes discours. Je mecontenais à peine lorsqu’un autre que moi s’entretenait à part avecEllénore ; j’interrompais brusquement ces entretiens. Ilm’importait peu qu’on pût s’en offenser, et je n’étais pas toujoursarrêté par la crainte de la compromettre. Elle se plaignit à moi dece changement.

« Que voulez-vous ? lui dis je avecimpatience : vous croyez sans doute avoir fait beaucoup pourmoi ; je suis forcé de vous dire que vous vous trompez. Je neconçois rien à votre nouvelle manière d’être. Autrefois vous viviezretirée ; vous fuyiez une société fatigante ; vousévitiez ces éternelles conversations qui se prolongent précisémentparce qu’elles ne devraient jamais commencer. Aujourd’hui votreporte est ouverte à la terre entière. On dirait qu’en vousdemandant de me recevoir, j’ai obtenu pour tout l’univers la mêmefaveur que pour moi. Je vous l’avoue, en vous voyant jadis siprudente, je ne m’attendais pas à vous trouver sifrivole. »

Je démêlai dans les traits d’Ellénore uneimpression de mécontentement et de tristesse. « ChèreEllénore, lui dis-je en me radoucissant tout à coup, ne mérité-jedonc pas d’être distingué des mille importuns qui vousassiègent ? L’amitié n’a-t-elle pas ses secrets ?N’est-elle pas ombrageuse et timide au milieu du bruit et de lafoule ? »

Ellénore craignait, en se montrant inflexible,de voir se renouveler des imprudences qui l’alarmaient pour elle etpour moi. L’idée de rompre n’approchait plus de son cœur :elle consentit à me recevoir quelquefois seule.

Alors se modifièrent rapidement les règlessévères qu’elle m’avait prescrites. Elle me permit de lui peindremon amour ; elle se familiarisa par degrés avec celangage : bientôt elle m’avoua qu’elle m’aimait.

Je passai quelques heures à ses pieds, meproclamant le plus heureux des hommes, lui prodiguant milleassurances de tendresse, de dévouement et de respect éternel. Elleme raconta ce qu’elle avait souffert en essayant de s’éloigner demoi ; que de fois elle avait espéré que je la découvriraismalgré ses efforts ; comment le moindre bruit qui frappait sesoreilles lui paraissait annoncer mon arrivée ; quel trouble,quelle joie, quelle crainte elle avait ressentis en merevoyant ; par quelle défiance d’elle-même, pour concilier lepenchant de son cœur avec la prudence, elle s’était livrée auxdistractions du monde, et avait recherché la foule qu’elle fuyaitauparavant. Je lui faisais répéter les plus petits détails, etcette histoire de quelques semaines nous semblait être celle d’unevie entière. L’amour supplée aux longs souvenirs, par une sorte demagie. Toutes les autres affections ont besoin du passé :l’amour crée, comme par enchantement, un passé dont il nousentoure. Il nous donne, pour ainsi dire, la conscience d’avoirvécu, durant des années, avec un être qui naguère nous étaitpresque étranger. L’amour n’est qu’un point lumineux, et néanmoinsil semble s’emparer du temps. Il y a peu de jours qu’il n’existaitpas, bientôt il n’existera plus ; mais, tant qu’il existe, ilrépand sa clarté sur l’époque qui l’a précédé, comme sur celle quidoit le suivre.

Ce calme pourtant dura peu. Ellénore étaitd’autant plus en garde contre sa faiblesse qu’elle était poursuiviedu souvenir de ses fautes : et mon imagination, mes désirs,une théorie de fatuité dont je ne m’apercevais pas moi-même serévoltaient contre un tel amour. Toujours timide, souvent irrité,je me plaignais, je m’emportais, j’accablais Ellénore de reproches.Plus d’une fois elle forma le projet de briser un lien qui nerépandait sur sa vie que de l’inquiétude et du trouble ; plusd’une fois je l’apaisai par mes supplications, mes désaveux et mespleurs.

« Ellénore, lui écrivais-je un jour, vousne savez pas tout ce que je souffre. Près de vous, loin de vous, jesuis également malheureux. Pendant les heures qui nous séparent,j’erre au hasard, courbé sous le fardeau d’une existence que je nesais comment supporter. La société m’importune, la solitudem’accable. Ces indifférents qui m’observent, qui ne connaissentrien de ce qui m’occupe, qui me regardent avec une curiosité sansintérêt, avec un étonnement sans pitié, ces hommes qui osent meparler d’autre chose que de vous, portent dans mon sein une douleurmortelle. Je les fuis ; mais, seul, je cherche en vain un airqui pénètre dans ma poitrine oppressée. Je me précipite sur cetteterre qui devrait s’entrouvrir pour m’engloutir à jamais ; jepose ma tête sur la pierre froide qui devrait calmer la fièvreardente qui me dévore. Je me traîne vers cette colline d’où l’onaperçoit votre maison ; je reste là, les yeux fixés sur cetteretraite que je n’habiterai jamais avec vous. Et si je vous avaisrencontrée plus tôt, vous auriez pu être à moi ! J’auraisserré dans mes bras la seule créature que la nature ait formée pourmon cœur, pour ce cœur qui a tant souffert parce qu’il vouscherchait et qu’il ne vous a trouvée que trop tard ! Lorsqueenfin ces heures de délire sont passées, lorsque le moment arriveoù je puis vous voir, je prends en tremblant la route de votredemeure. Je crains que tous ceux qui me rencontrent ne devinent lessentiments que je porte en moi ; je m’arrête ; je marcheà pas lents : je retarde l’instant du bonheur, de ce bonheurque tout menace, que je me crois toujours sur le point deperdre ; bonheur imparfait et troublé, contre lequelconspirent peut-être à chaque minute et les événements funestes etles regards jaloux, et les caprices tyranniques, et votre proprevolonté. Quand je touche au seuil de votre porte, quand jel’entrouvre, une nouvelle terreur me saisit : je m’avancecomme un coupable, demandant grâce à tous les objets qui frappentma vue, comme si tous étaient ennemis, comme si tous m’enviaientl’heure de félicité dont je vais encore jouir. Le moindre sonm’effraie, le moindre mouvement autour de moi m’épouvante, le bruitmême de mes pas me fait reculer. Tout près de vous, je crainsencore quelque obstacle qui se place soudain entre vous et moi.Enfin je vous vois, je vous vois et je respire, et je vouscontemple et je m’arrête, comme le fugitif qui touche au solprotecteur qui doit le garantir de la mort. Mais alors même,lorsque tout mon être s’élance vers vous, lorsque j’aurais un telbesoin de me reposer de tant d’angoisses, de poser ma tête sur vosgenoux, de donner un libre cours à mes larmes, il faut que je mecontraigne avec violence, que même auprès de vous je vive encored’une vie d’effort : pas un instant d’épanchement, pas uninstant d’abandon ! Vos regards m’observent. Vous êtesembarrassée, presque offensée de mon trouble. Je ne sais quellegêne a succédé à ces heures délicieuses où du moins vous m’avouiezvotre amour. Le temps s’enfuit, de nouveaux intérêts vousappellent : vous ne les oubliez jamais ; vous ne retardezjamais l’instant qui m’éloigne. Des étrangers viennent : iln’est plus permis de vous regarder ; je sens qu’il faut fuirpour me dérober aux soupçons qui m’environnent. Je vous quitte plusagité, plus déchiré, plus insensé qu’auparavant ; je vousquitte, et je retombe dans cet isolement effroyable, où je medébats, sans rencontrer un seul être sur lequel je puissem’appuyer, me reposer un moment. »

Ellénore n’avait jamais été aimée de la sorte.M. de P** avait pour elle une affection très vraie,beaucoup de reconnaissance pour son dévouement, beaucoup de respectpour son caractère ; mais il y avait toujours dans sa manièreune nuance de supériorité sur une femme qui s’était donnéepubliquement à lui sans qu’il l’eût épousée. Il aurait pucontracter des liens plus honorables, suivant l’opinioncommune : il ne le lui disait point, il ne se le disaitpeut-être pas à lui-même ; mais ce qu’on ne dit pas n’enexiste pas moins, et tout ce qui est se devine. Ellénore n’avait eujusqu’alors aucune notion de ce sentiment passionné, de cetteexistence perdue dans la sienne, dont mes fureurs mêmes, mesinjustices et mes reproches, n’étaient que des preuves plusirréfragables. Sa résistance avait exalté toutes mes sensations,toutes mes idées : je revenais des emportements quil’effrayaient, à une soumission, à une tendresse, à une vénérationidolâtre. Je la considérais comme une créature céleste. Mon amourtenait du culte, et il avait pour elle d’autant plus de charmequ’elle craignait sans cesse de se voir humiliée dans un sensopposé. Elle se donna enfin tout entière.

Malheur à l’homme qui, dans les premiersmoments d’une liaison d’amour, ne croit pas que cette liaison doitêtre éternelle ! Malheur à qui, dans les bras de la maîtressequ’il vient d’obtenir, conserve une funeste prescience, et prévoitqu’il pourra s’en détacher ! Une femme que son cœur entraînea, dans cet instant, quelque chose de touchant et de sacré. Cen’est pas le plaisir, ce n’est pas la nature, ce ne sont pas lessens qui sont corrupteurs ; ce sont les calculs auxquels lasociété nous accoutume, et les réflexions que l’expérience faitnaître. J’aimai, je respectai mille fois plus Ellénore aprèsqu’elle se fût donnée. Je marchais avec orgueil au milieu deshommes ; je promenais sur eux un regard dominateur. L’air queje respirais était à lui seul une jouissance. Je m’élançaisau-devant de la nature, pour la remercier du bienfait inespéré, dubienfait immense qu’elle avait daigné m’accorder.

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