Adolphe

Chapitre 10

 

Je passai les jours suivants plus tranquille.J’avais rejeté dans le vague la nécessité d’agir ; elle ne mepoursuivait plus comme un spectre ; je croyais avoir tout letemps de préparer Ellénore. Je voulais être plus doux, plus tendreavec elle, pour conserver au moins des souvenirs d’amitié. Montrouble était tout différent de celui que j’avais connujusqu’alors. J’avais imploré le ciel pour qu’il élevât soudainentre Ellénore et moi un obstacle que je ne pusse franchir. Cetobstacle s’était élevé. Je fixais mes regards sur Ellénore commesur un être que j’allais perdre. L’exigence, qui m’avait paru tantde fois insupportable, ne m’effrayait plus ; je m’en sentaisaffranchi d’avance. J’étais plus libre en lui cédant encore, et jen’éprouvais plus cette révolte intérieure qui jadis me portait sanscesse à tout déchirer. Il n’y avait plus en moi d’impatience :il y avait, au contraire, un désir secret de retarder le momentfuneste.

Ellénore s’aperçut de cette disposition plusaffectueuse et plus sensible : elle-même devint moins amère.Je recherchais des entretiens que j’avais évités ; jejouissais de ses expressions d’amour, naguère importunes,précieuses maintenant, comme pouvant chaque fois être lesdernières.

Un soir, nous nous étions quittés après uneconversation plus douce que de coutume. Le secret que je renfermaisdans mon sein me rendait triste, mais ma tristesse n’avait rien deviolent. L’incertitude sur l’époque de la séparation que j’avaisvoulue me servait à en écarter l’idée. La nuit j’entendis dans lechâteau un bruit inusité. Ce bruit cessa bientôt, et je n’yattachai point d’importance. Le matin cependant, l’idée m’enrevint ; j’en voulus savoir la cause, et je dirigeai mes pasvers la chambre d’Ellénore. Quel fut mon étonnement, lorsqu’on medit que depuis douze heures elle avait une fièvre ardente, qu’unmédecin que ses gens avaient fait appeler déclarait sa vie endanger, et qu’elle avait défendu impérieusement que l’on m’avertîtou qu’on me laissât pénétrer jusqu’à elle !

Je voulus insister. Le médecin sortit lui-mêmepour me représenter la nécessité de ne lui causer aucune émotion.Il attribuait sa défense, dont il ignorait le motif, au désir de nepas me causer d’alarmes. J’interrogeai les gens d’Ellénore avecangoisse sur ce qui avait pu la plonger d’une manière si subitedans un état si dangereux. La veille, après m’avoir quitté, elleavait reçu de Varsovie une lettre apportée par un homme àcheval ; l’ayant ouverte et parcourue, elle s’étaitévanouie ; revenue à elle, elle s’était jetée sur son lit sansprononcer une parole. L’une de ses femmes, inquiète de l’agitationqu’elle remarquait en elle, était restée dans sa chambre à soninsu ; vers le milieu de la nuit, cette femme l’avait vuesaisie d’un tremblement qui ébranlait le lit sur lequel elle étaitcouchée : elle avait voulu m’appeler. Ellénore s’y étaitopposée avec une espèce de terreur tellement violente qu’on n’avaitosé lui désobéir. On avait envoyé chercher un médecin ;Ellénore avait refusé, refusait encore de lui répondre ; elleavait passé la nuit, prononçant des mots entrecoupés qu’on n’avaitpu comprendre, et appuyant souvent son mouchoir sur sa bouche,comme pour s’empêcher de parler.

Tandis qu’on me donnait ces détails, une autrefemme, qui était restée près d’Ellénore, accourut tout effrayée.Ellénore paraissait avoir perdu l’usage de ses sens. Elle nedistinguait rien de ce qui l’entourait. Elle poussait quelquefoisdes cris, elle répétait mon nom ; puis, épouvantée, ellefaisait signe de la main, comme pour que l’on éloignât d’ellequelque objet qui lui était odieux.

J’entrai dans sa chambre. Je vis au pied deson lit deux lettres. L’une était la mienne au baron de T**,l’autre était de lui-même à Ellénore. Je ne conçus que trop alorsle mot de cette affreuse énigme. Tous mes efforts pour obtenir letemps que je voulais consacrer encore aux derniers adieux s’étaienttournés de la sorte contre l’infortunée que j’aspirais à ménager.Ellénore avait lu, tracées de ma main, mes promesses del’abandonner, promesses qui n’avaient été dictées que par le désirde rester plus longtemps près d’elle, et que la vivacité de cedésir même m’avait porte à répéter, à développer de mille manières.L’œil indifférent de M. de T** avait facilement démêlédans ces protestations réitérées à chaque ligne l’irrésolution queje déguisais et les ruses de ma propre incertitude ; mais lecruel avait trop bien calculé qu’Ellénore y verrait un arrêtirrévocable. Je m’approchai d’elle : elle me regarda sans mereconnaître. Je lui parlai : elle tressaillit. « Quel estce bruit ? s’écria-t-elle ; c’est la voix qui m’a fait dumal ». Le médecin remarqua que ma présence ajoutait à sondélire, et me conjura de m’éloigner. Comment peindre ce quej’éprouvai pendant trois longues heures ? Le médecin sortitenfin. Ellénore était tombée dans un profond assoupissement. Il nedésespérait pas de la sauver, si, à son réveil, la fièvre étaitcalmée.

Ellénore dormit longtemps. Instruit de sonréveil, je lui écrivis pour lui demander de me recevoir. Elle mefit dire d’entrer. Je voulus parler ; elle m’interrompit.« Que je n’entende de vous, dit-elle, aucun mot cruel. Je neréclame plus, je ne m’oppose à rien ; mais que cette voix quej’ai tant aimée, que cette voix qui retentissait au fond de moncœur n’y pénètre pas pour le déchirer. Adolphe, Adolphe, j’ai étéviolente, j’ai pu vous offenser ; mais vous ne savez pas ceque j’ai souffert. Dieu veuille que jamais vous ne lesachiez ! »

Son agitation devint extrême. Elle posa sonfront sur ma main ; il était brûlant ; une contractionterrible défigurait ses traits. « Au nom du ciel, m’écriai-je,chère Ellénore, écoutez-moi. Oui, je suis coupable : cettelettre… ». Elle frémit et voulut s’éloigner. Je la retins.« Faible, tourmenté, continuai-je, j’ai pu céder un moment àune instance cruelle ; mais n’avez-vous pas vous-même millepreuves que je ne puis vouloir ce qui nous sépare ? J’ai étémécontent, malheureux, injuste ; peut-être, en luttant avectrop de violence contre une imagination rebelle, avez-vous donné dela force à des velléités passagères que je mépriseaujourd’hui ; mais pouvez-vous douter de mon affectionprofonde ? nos âmes ne sont-elles pas enchaînées l’une àl’autre par mille liens que rien ne peut rompre ? Tout lepassé ne nous est-il pas commun ? Pouvons-nous jeter un regardsur les trois années qui viennent de finir, sans nous retracer desimpressions que nous avons partagées, des plaisirs que nous avonsgoûtés, des peines que nous avons supportées ensemble ?Ellénore, commençons en ce jour une nouvelle époque, rappelons lesheures du bonheur et de l’amour ». Elle me regarda quelquetemps avec l’air du doute. « Votre père, reprit-elle enfin,vos devoirs, votre famille, ce qu’on attend de vous !… – Sansdoute, répondis-je, une fois, un jour peut-être… ». Elleremarqua que j’hésitais. « Mon Dieu, s’écria-t-elle, pourquoim’avait-il rendu l’espérance pour me la ravir aussitôt ?Adolphe, je vous remercie de vos efforts : ils m’ont fait dubien, d’autant plus de bien qu’ils ne vous coûteront, je l’espère,aucun sacrifice ; mais, je vous en conjure, ne parlons plus del’avenir… Ne vous reprochez rien, quoi qu’il arrive. Vous avez étébon pour moi. J’ai voulu ce qui n’était pas possible. L’amour étaittoute ma vie : il ne pouvait être la vôtre. Soignez-moimaintenant quelques jours encore ». Des larmes coulèrentabondamment de ses yeux ; sa respiration fut moinsoppressée ; elle appuya sa tête sur mon épaule. « C’estici, dit-elle, que j’ai toujours désiré mourir ». Je la serraicontre mon cœur, j’abjurai de nouveau mes projets, je désavouai mesfureurs cruelles. « Non, reprit-elle, il faut que vous soyezlibre et content. – Puis-je l’être si vous êtes malheureuse ?– Je ne serai pas longtemps malheureuse, vous n’aurez pas longtempsà me plaindre ». Je rejetai loin de moi des craintes que jevoulais croire chimériques. « Non, non, cher Adolphe, medit-elle, quand on a longtemps invoqué la mort, le Ciel nousenvoie, à la fin, je ne sais quel pressentiment infaillible quinous avertit que notre prière est exaucée ». Je lui jurai dene jamais la quitter. « Je l’ai toujours espéré, maintenantj’en suis sûre. »

C’était une de ces journées d’hiver où lesoleil semble éclairer tristement la campagne grisâtre, comme s’ilregardait en pitié la terre qu’il a cessé de réchauffer. Ellénoreme proposa de sortir. « Il fait bien froid, lui dis-je. –N’importe, je voudrais me promener avec vous ». Elle prit monbras ; nous marchâmes longtemps sans rien dire ; elleavançait avec peine, et se penchait sur moi presque tout entière.« Arrêtons-nous un instant. – Non, me répondit-elle, j’ai duplaisir à me sentir encore soutenue par vous ». Nousretombâmes dans le silence. Le ciel était serein ; mais lesarbres étaient sans feuilles ; aucun souffle n’agitait l’air,aucun oiseau ne le traversait : tout était immobile, et leseul bruit qui se fît entendre était celui de l’herbe glacée qui sebrisait sous nos pas. « Comme tout est calme, me ditEllénore ; comme la nature se résigne ! Le cœur aussi nedoit-il pas apprendre à se résigner ? » Elle s’assit surune pierre ; tout à coup elle se mit à genoux, et, baissant latête, elle l’appuya sur ses deux mains. J’entendis quelques motsprononces à voix basse. Je m’aperçus qu’elle priait. Se relevantenfin : « Rentrons, dit-elle, le froid m’a saisie. J’aipeur de me trouver mal. Ne me dites rien ; je ne suis pas enétat de vous entendre. »

À dater de ce jour, je vis Ellénores’affaiblir et dépérir. Je rassemblai de toutes parts des médecinsautour d’elle : les uns m’annoncèrent un mal sans remède,d’autres me bercèrent d’espérances vaines ; mais la naturesombre et silencieuse poursuivait d’un bras invisible son travailimpitoyable. Par moments, Ellénore semblait reprendre à la vie. Oneût dit quelquefois que la main de fer qui pesait sur elle s’étaitretirée. Elle relevait sa tête languissante ; ses joues secouvraient de couleurs un peu plus vives ; ses yeux seranimaient : mais tout à coup, par le jeu cruel d’unepuissance inconnue, ce mieux mensonger disparaissait, sans quel’art en pût deviner la cause. Je la vis de la sorte marcher pardegrés à la destruction. Je vis se graver sur cette figure si nobleet si expressive les signes avant-coureurs de la mort. Je vis,spectacle humiliant et déplorable, ce caractère énergique et fierrecevoir de la souffrance physique mille impressions confuses etincohérentes, comme si, dans ces instants terribles, l’âme,froissée par le corps, se métamorphosait en tous sens pour se plieravec moins de peine à la dégradation des organes.

Un seul sentiment ne varia jamais dans le cœurd’Ellénore : ce fut sa tendresse pour moi. Sa faiblesse luipermettait rarement de me parler ; mais elle fixait sur moises yeux en silence, et il me semblait alors que ses regards medemandaient la vie que je ne pouvais plus lui donner. Je craignaisde lui causer une émotion violente ; j’inventais des prétextespour sortir : je parcourais au hasard tous les lieux où jem’étais trouvé avec elle ; j’arrosais de mes pleurs lespierres, le pied des arbres, tous les objets qui me retraçaient sonsouvenir.

Ce n’était pas les regrets de l’amour, c’étaitun sentiment plus sombre et plus triste ; l’amour s’identifietellement à l’objet aimé que dans son désespoir même il y a quelquecharme. Il lutte contre la réalité, contre la destinée ;l’ardeur de son désir le trompe sur ses forces, et l’exalte aumilieu de sa douleur. La mienne était morne et solitaire ; jen’espérais point mourir avec Ellénore ; j’allais vivre sanselle dans ce désert du monde, que j’avais souhaité tant de fois detraverser indépendant. J’avais brisé l’être qui m’aimait ;j’avais brisé ce cœur, compagnon du mien, qui avait persisté à sedévouer à moi, dans sa tendresse infatigable ; déjàl’isolement m’atteignait. Ellénore respirait encore, mais je nepouvais déjà plus lui confier mes pensées ; j’étais déjà seulsur la terre ; je ne vivais plus dans cette atmosphère d’amourqu’elle répandait autour de moi ; l’air que je respirais meparaissait plus rude, les visages des hommes que je rencontraisplus indifférents ; toute la nature semblait me dire quej’allais à jamais cesser d’être aimé.

Le danger d’Ellénore devint tout à coup plusimminent ; des symptômes qu’on ne pouvait méconnaîtreannoncèrent sa fin prochaine : un prêtre de sa religion l’enavertit. Elle me pria de lui apporter une cassette qui contenaitbeaucoup de papiers ; elle en fit brûler plusieurs devantelle, mais elle paraissait en chercher un qu’elle ne trouvaitpoint, et son inquiétude était extrême. Je la suppliai de cessercette recherche qui l’agitait, et pendant laquelle, deux fois, elles’était évanouie. « J’y consens, me répondit-elle ; mais,cher Adolphe, ne me refusez pas une prière. Vous trouverez parmimes papiers, je ne sais où, une lettre qui vous est adressée ;brûlez-la sans la lire, je vous en conjure au nom de notre amour,au nom de ces derniers moments que vous avez adoucis ». Je lelui promis ; elle fut tranquille. « Laissez-moi me livrerà présent, me dit-elle, aux devoirs de ma religion ; j’ai biendes fautes à expier : mon amour pour vous fut peut-être unefaute ; je ne le croirais pourtant pas, si cet amour avait puvous rendre heureux. »

Je la quittai : je ne rentrai qu’avectous ses gens pour assister aux dernières et solennellesprières ; à genoux dans un coin de sa chambre, tantôt jem’abîmais dans mes pensées, tantôt je contemplais, par unecuriosité involontaire, tous ces hommes réunis, la terreur des uns,la distraction des autres, et cet effet singulier de l’habitude quiintroduit l’indifférence dans toutes les pratiques prescrites, etqui fait regarder les cérémonies les plus augustes et les plusterribles comme des choses convenues et de pure forme ;j’entendais ces hommes répéter machinalement les paroles funèbres,comme si eux aussi n’eussent pas dû être acteurs un jour dans unescène pareille, comme si eux aussi n’eussent pas dû mourir un jour.J’étais loin cependant de dédaigner ces pratiques ; en est-ilune seule dont l’homme, dans son ignorance, ose prononcerl’inutilité ? Elles rendaient du calme à Ellénore ; ellesl’aidaient à franchir ce pas terrible vers lequel nous avançonstous, sans qu’aucun de nous puisse prévoir ce qu’il doit éprouveralors. Ma surprise n’est pas que l’homme ait besoin d’unereligion ; ce qui m’étonne, c’est qu’il se croie jamais assezfort, assez à l’abri du malheur pour oser en rejeter une : ildevrait, ce me semble, être porté, dans sa faiblesse, à lesinvoquer toutes ; dans la nuit épaisse qui nous entoure,est-il une lueur que nous puissions repousser ? Au milieu dutorrent qui nous entraîne, est-il une branche à laquelle nousosions refuser de nous retenir ?

L’impression produite sur Ellénore par unesolennité si lugubre parut l’avoir fatiguée. Elle s’assoupit d’unsommeil assez paisible ; elle se réveilla moinssouffrante ; j’étais seul dans sa chambre ; nous nousparlions de temps en temps à de longs intervalles. Le médecin quis’était montré le plus habile dans ses conjectures m’avait préditqu’elle ne vivrait pas vingt-quatre heures ; je regardais tourà tour une pendule qui marquait les heures, et le visaged’Ellénore, sur lequel je n’apercevais nul changement nouveau.Chaque minute qui s’écoulait ranimait mon espérance, et jerévoquais en doute les présages d’un art mensonger. Tout à coupEllénore s’élança par un mouvement subit ; je la retins dansmes bras : un tremblement convulsif agitait tout soncorps ; ses yeux me cherchaient, mais dans ses yeux sepeignait un effroi vague, comme si elle eût demandé grâce à quelqueobjet menaçant qui se dérobait à mes regards : elle serelevait, elle retombait, on voyait qu’elle s’efforçait defuir ; on eût dit qu’elle luttait contre une puissancephysique invisible qui, lassée d’attendre le moment funeste,l’avait saisie et la retenait pour l’achever sur ce lit de mort.Elle céda enfin à l’acharnement de la nature ennemie ; sesmembres s’affaissèrent, elle sembla reprendre quelqueconnaissance : elle me serra la main ; elle voulutpleurer, il n’y avait plus de larmes ; elle voulut parler, iln’y avait plus de voix : elle laissa tomber, comme résignée,sa tête sur le bras qui l’appuyait ; sa respiration devintplus lente ; quelques instants après elle n’était plus.

Je demeurai longtemps immobile près d’Ellénoresans vie. La conviction de sa mort n’avait pas encore pénétré dansmon âme ; mes yeux contemplaient avec un étonnement stupide cecorps inanimé. Une de ses femmes étant entrée répandit dans lamaison la sinistre nouvelle. Le bruit qui se fit autour de moi metira de la léthargie où j’étais plongé ; je me levai : cefut alors que j’éprouvai la douleur déchirante et toute l’horreurde l’adieu sans retour. Tant de mouvement, cette activité de la vievulgaire, tant de soins et d’agitations qui ne la regardaient plus,dissipèrent cette illusion que je prolongeais, cette illusion parlaquelle je croyais encore exister avec Ellénore. Je sentis ledernier lien se rompre, et l’affreuse réalité se placer à jamaisentre elle et moi. Combien elle me pesait, cette liberté quej’avais tant regrettée ! Combien elle manquait à mon cœur,cette dépendance qui m’avait révolté souvent ! Naguère toutesmes actions avaient un but ; j’étais sûr, par chacune d’elles,d’épargner une peine ou de causer un plaisir : je m’enplaignais alors ; j’étais impatienté qu’un œil ami observâtmes démarches, que le bonheur d’un autre y fût attaché. Personnemaintenant ne les observait ; elles n’intéressaientpersonne ; nul ne me disputait mon temps ni mes heures ;aucune voix ne me rappelait quand je sortais. J’étais libre, eneffet, je n’étais plus aimé : j’étais étranger pour tout lemonde.

L’on m’apporta tous les papiers d’Ellénore,comme elle l’avait ordonné ; à chaque ligne, j’y rencontrai denouvelles preuves de son amour, de nouveaux sacrifices qu’ellem’avait faits et qu’elle m’avait cachés. Je trouvai enfin cettelettre que j’avais promis de brûler ; je ne la reconnus pasd’abord ; elle était sans adresse, elle était ouverte :quelques mots frappèrent mes regards malgré moi ; je tentaivainement de les en détourner, je ne pus résister au besoin de lalire tout entière. Je n’ai pas la force de la transcrire. Ellénorel’avait écrite après une des scènes violentes qui avaient précédésa maladie.

« Adolphe, me disait-elle, pourquoi vousacharnez-vous sur moi ? Quel est mon crime ? De vousaimer, de ne pouvoir exister sans vous. Par quelle pitié bizarren’osez-vous rompre un lien qui vous pèse, et déchirez-vous l’êtremalheureux près de qui votre pitié vous retient ? Pourquoi merefusez-vous le triste plaisir de vous croire au moinsgénéreux ? Pourquoi vous montrez-vous furieux et faible ?L’idée de ma douleur vous poursuit, et le spectacle de cettedouleur ne peut vous arrêter ! Qu’exigez-vous ? Que jevous quitte ? Ne voyez-vous pas que je n’en ai pas laforce ? Ah ! c’est à vous, qui n’aimez pas, c’est à vousà la trouver, cette force, dans ce cœur lassé de moi, que tantd’amour ne saurait désarmer. Vous ne me la donnerez pas, vous meferez languir dans les larmes, vous me ferez mourir à vospieds ». – « Dites un mot, écrivait-elle ailleurs. Est-ilun pays où je ne vous suive ? Est-il une retraite où je ne mecache pour vivre auprès de vous, sans être un fardeau dans votrevie ? Mais non, vous ne le voulez pas. Tous les projets que jepropose, timide et tremblante, car vous m’avez glacée d’effroi,vous les repoussez avec impatience. Ce que j’obtiens de mieux,c’est votre silence. Tant de dureté ne convient pas à votrecaractère. Vous êtes bon ; vos actions sont nobles etdévouées : mais quelles actions effaceraient vosparoles ? Ces paroles acérées retentissent autour demoi : je les entends la nuit ; elles me suivent, elle medévorent, elles flétrissent tout ce que vous faites. Faut-il doncque je meure, Adolphe ? Eh bien, vous serez content ;elle mourra, cette pauvre créature que vous avez protégée, mais quevous frappez à coups redoublés. Elle mourra, cette importuneEllénore que vous ne pouvez supporter autour de vous, que vousregardez comme un obstacle, pour qui vous ne trouvez pas sur laterre une place qui ne vous fatigue ; elle mourra : vousmarcherez seul au milieu de cette foule à laquelle vous êtesimpatient de vous mêler ! Vous les connaîtrez, ces hommes quevous remerciez aujourd’hui d’être indifférents ; et peut-êtreun jour, froissé par ces cœurs arides, vous regretterez ce cœurdont vous disposiez, qui vivait de votre affection, qui eût bravémille périls pour votre défense, et que vous ne daignez plusrécompenser d’un regard ».

FIN

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