Adolphe

Chapitre 7

 

Ellénore obtint dès son arrivée d’êtrerétablie dans la jouissance des biens qu’on lui disputait, ens’engageant à n’en pas disposer que son procès ne fût décidé. Elles’établit dans une des possessions de son père. Le mien, quin’abordait jamais avec moi dans ses lettres aucune questiondirectement, se contenta de les remplir d’insinuations contre monvoyage. « Vous m’aviez mandé, me disait-il, que vous nepartiriez pas. Vous m’aviez développé longuement toutes les raisonsque vous aviez de ne pas partir ; j’étais, en conséquence,bien convaincu que vous partiriez. Je ne puis que vous plaindre dece qu’avec votre esprit d’indépendance, vous faites toujours ce quevous ne voulez pas. Je ne juge point, au reste, d’une situation quine m’est qu’imparfaitement connue. Jusqu’à présent vous m’aviezparu le protecteur d’Ellénore, et sous ce rapport il y avait dansvos procédés quelque chose de noble, qui relevait votre caractère,quel que fût l’objet auquel vous vous attachiez. Aujourd’hui, vosrelations ne sont plus les mêmes ; ce n’est plus vous qui laprotégez, c’est elle qui vous protège ; vous vivez chez elle,vous êtes un étranger qu’elle introduit dans sa famille. Je neprononce point sur une position que vous choisissez ; maiscomme elle peut avoir ses inconvénients, je voudrais les diminuerautant qu’il est en moi. J’écris au baron de T**, notre ministredans le pays où vous êtes, pour vous recommander à lui ;j’ignore s’il vous conviendra de faire usage de cetterecommandation ; n’y voyez au moins qu’une preuve de mon zèle,et nullement une atteinte à l’indépendance que vous avez toujourssu défendre avec succès contre votre père. »

J’étouffai les réflexions que ce style faisaitnaître en moi. La terre que j’habitais avec Ellénore était située àpeu de distance de Varsovie ; je me rendis dans cette ville,chez le baron de T**. Il me reçut avec amitié, me demanda lescauses de mon séjour en Pologne, me questionna sur mesprojets : je ne savais trop que lui répondre. Après quelquesminutes d’une conversation embarrassée : « Je vais, medit-il, vous parler avec franchise : je connais les motifs quivous ont amené dans ce pays, votre père me les a mandés ; jevous dirai même que je les comprends : il n’y a pas d’hommequi ne se soit, une fois dans sa vie, trouvé tiraillé par le désirde rompre une liaison inconvenable et la crainte d’affliger unefemme qu’il avait aimée. L’inexpérience de la jeunesse fait quel’on s’exagère beaucoup les difficultés d’une positionpareille ; on se plaît à croire à la vérité de toutes cesdémonstrations de douleur, qui remplacent, dans un sexe faible etemporté, tous les moyens de la force et tous ceux de la raison. Lecœur en souffre, mais l’amour-propre s’en applaudit ; et telhomme qui pense de bonne foi s’immoler au désespoir qu’il a causéne se sacrifie dans le fait qu’aux illusions de sa propre vanité.Il n’y a pas une de ces femmes passionnées dont le monde est pleinqui n’ait protesté qu’on la ferait mourir en l’abandonnant ;il n’y en a pas une qui ne soit encore en vie et qui ne soitconsolée ». Je voulus l’interrompre. « Pardon, me dit-il,mon jeune ami, si je m’exprime avec trop peu de ménagement :mais le bien qu’on m’a dit de vous, les talents que vous annoncez,la carrière que vous devriez suivre, tout me fait une loi de nerien vous déguiser. Je lis dans votre âme, malgré vous et mieux quevous ; vous n’êtes plus amoureux de la femme qui vous domineet qui vous traîne après elle ; si vous l’aimiez encore, vousne seriez pas venu chez moi. Vous saviez que votre père m’avaitécrit ; il vous était aisé de prévoir ce que j’avais à vousdire : vous n’avez pas été fâché d’entendre de ma bouche desraisonnements que vous vous répétez sans cesse à vous-même, ettoujours inutilement. La réputation d’Ellénore est loin d’êtreintacte. – Terminons, je vous prie, répondis-je, une conversationinutile. Des circonstances malheureuses ont pu disposer despremières années d’Ellénore ; on peut la juger défavorablementsur des apparences mensongères : mais je la connais depuistrois ans, et il n’existe pas sur la terre une âme plus élevée, uncaractère plus noble, un cœur plus pur et plus généreux. – Commevous voudrez, répliqua-t-il ; mais ce sont des nuances quel’opinion n’approfondit pas. Les faits sont positifs, ils sontpublics ; en m’empêchant de les rappeler, pensez-vous lesdétruire ? Écoutez, poursuivit-il, il faut dans ce mondesavoir ce qu’on veut. Vous n’épouserez pas Ellénore ? Non,sans doute, m’écriai-je ; elle-même ne l’a jamais désiré. –Que voulez-vous donc faire ? Elle a dix ans de plus quevous ; vous en avez vingt-six ; vous la soignerez dix ansencore ; elle sera vieille ; vous serez parvenu au milieude votre vie, sans avoir rien commencé, rien achevé qui voussatisfasse. L’ennui s’emparera de vous, l’humeur s’emparerad’elle ; elle vous sera chaque jour moins agréable, vous luiserez chaque jour plus nécessaire ; et le résultat d’unenaissance illustre, d’une fortune brillante, d’un esprit distingué,sera de végéter dans un coin de la Pologne, oublié de vos amis,perdu pour la gloire, et tourmenté par une femme qui ne sera, quoique vous fassiez, jamais contente de vous. Je n’ajoute qu’un mot,et nous ne reviendrons plus sur un sujet qui vous embarrasse.Toutes les routes vous sont ouvertes : les lettres, les armes,l’administration ; vous pouvez aspirer aux plus illustresalliances ; vous êtes fait pour aller à tout : maissouvenez-vous bien qu’il y a, entre vous et tous les genres desuccès, un obstacle insurmontable, et que cet obstacle estEllénore. – J’ai cru vous devoir, monsieur, lui répondis-je, devous écouter en silence ; mais je me dois aussi de vousdéclarer que vous ne m’avez point ébranlé. Personne que moi, je lerépète, ne peut juger Ellénore ; personne n’apprécie assez lavérité de ses sentiments et la profondeur de ses impressions. Tantqu’elle aura besoin de moi, je resterai près d’elle. Aucun succèsne me consolerait de la laisser malheureuse ; et dussé-jeborner ma carrière à lui servir d’appui, à la soutenir dans sespeines, à l’entourer de mon affection contre l’injustice d’uneopinion qui la méconnaît, je croirais encore n’avoir pas employé mavie inutilement. »

Je sortis en achevant ces paroles : maisqui m’expliquera par quelle mobilité le sentiment qui me lesdictait s’éteignit avant même que j’eusse fini de lesprononcer ? Je voulus, en retournant à pied, retarder lemoment de revoir cette Ellénore que je venais de défendre ; jetraversai précipitamment la ville ; il me tardait de metrouver seul.

Arrivé au milieu de la campagne, je ralentisma marche, et mille pensées m’assaillirent. Ces motsfunestes : « Entre tous les genres de succès et vous, ilexiste un obstacle insurmontable, et cet obstacle c’estEllénore », retentissaient autour de moi. Je jetais un long ettriste regard sur le temps qui venait de s’écouler sansretour ; je me rappelais les espérances de ma jeunesse, laconfiance avec laquelle je croyais autrefois commander à l’avenir,les éloges accordés à mes premiers essais, l’aurore de réputationque j’avais vue briller et disparaître. Je me répétais les noms deplusieurs de mes compagnons d’étude, que j’avais traités avec undédain superbe, et qui, par le seul effet d’un travail opiniâtre etd’une vie régulière, m’avaient laissé loin derrière eux dans laroute de la fortune, de la considération et de la gloire :j’étais oppressé de mon inaction. Comme les avares se représententdans les trésors qu’ils entassent tous les biens que ces trésorspourraient acheter, j’apercevais dans Ellénore la privation de tousles succès auxquels j’aurais pu prétendre. Ce n’était pas unecarrière seule que je regrettais : comme je n’avais essayéd’aucune, je les regrettais toutes. N’ayant jamais employé mesforces, je les imaginais sans bornes, et je les maudissais ;j’aurais voulu que la nature m’eût crée faible et médiocre, pour mepréserver au moins du remords de me dégrader volontairement. Toutelouange, toute approbation pour mon esprit ou mes connaissances, mesemblaient un reproche insupportable : je croyais entendreadmirer les bras vigoureux d’un athlète chargé de fers au fond d’uncachot. Si je voulais ressaisir mon courage, me dire que l’époquede l’activité n’était pas encore passée, l’image d’Ellénores’élevait devant moi comme un fantôme, et me repoussait dans lenéant ; je ressentais contre elle des accès de fureur, et, parun mélange bizarre, cette fureur ne diminuait en rien la terreurque m’inspirait l’idée de l’affliger.

Mon âme, fatiguée de ces sentiments amers,chercha tout à coup un refuge dans des sentiments contraires.Quelques mots, prononcés au hasard par le baron de T** sur lapossibilité d’une alliance douce et paisible, me servirent à mecréer l’idéal d’une compagne. Je réfléchis au repos, à laconsidération, à l’indépendance même que m’offrirait un sortpareil ; car les liens que je traînais depuis si longtemps merendaient plus dépendant mille fois que n’aurait pu le faire uneunion reconnue et constatée. J’imaginais la joie de mon père ;j’éprouvais un désir impatient de reprendre dans ma patrie et dansla société de mes égaux la place qui m’était due ; je mereprésentais opposant une conduite austère et irréprochable à tousles jugements qu’une malignité froide et frivole avait prononcéscontre moi, à tous les reproches dont m’accablait Ellénore.

« Elle m’accuse sans cesse, disais-je,d’être dur, d’être ingrat, d’être sans pitié. Ah ! si le cielm’eût accordé une femme que les convenances sociales me permissentd’avouer, que mon père ne rougît pas d’accepter pour fille,j’aurais été mille fois heureux de la rendre heureuse. Cettesensibilité que l’on méconnaît parce qu’elle est souffrante etfroissée, cette sensibilité dont on exige impérieusement destémoignages que mon cœur refuse à l’emportement et à la menace,qu’il me serait doux de m’y livrer avec l’être chéri, compagnond’une vie régulière et respectée ! Que n’ai-je pas fait pourEllénore ? Pour elle j’ai quitté mon pays et ma famille ;j’ai pour elle affligé le cœur d’un vieux père qui gémit encoreloin de moi ; pour elle j’habite ces lieux où ma jeunesses’enfuit solitaire, sans gloire, sans honneur et sansplaisir : tant de sacrifices faits sans devoir et sans amourne prouvent-ils pas ce que l’amour et le devoir me rendraientcapable de faire ? Si je crains tellement la douleur d’unefemme qui ne me domine que par sa douleur, avec quel soinj’écarterais toute affliction, toute peine, de celle à qui jepourrais hautement me vouer sans remords et sans réserve !Combien alors on me verrait différent de ce que je suis !Comme cette amertume dont on me fait un crime, parce que la sourceen est inconnue, fuirait rapidement loin de moi ! Combien jeserais reconnaissant pour le ciel et bienveillant pour leshommes ! »

Je parlais ainsi ; mes yeux semouillaient de larmes, mille souvenirs rentraient comme partorrents dans mon âme : mes relations avec Ellénore m’avaientrendu tous ces souvenirs odieux. Tout ce qui me rappelait monenfance, les lieux où s’étaient écoulées mes premières années, lescompagnons de mes premiers jeux, les vieux parents qui m’avaientprodigué les premières marques d’intérêt, me blessait et me faisaitmal ; j’étais réduit à repousser, comme des pensées coupables,les images les plus attrayantes et les vœux les plus naturels. Lacompagne que mon imagination m’avait soudain créée s’alliait aucontraire à toutes ces images et sanctionnait tous ces vœux ;elle s’associait à tous mes devoirs, à tous mes plaisirs, à tousmes goûts ; elle rattachait ma vie actuelle à cette époque dema jeunesse où l’espérance ouvrait devant moi un si vaste avenir,l’époque dont Ellénore m’avait séparé par un abîme. Les plus petitsdétails, les plus petits objets se retraçaient à ma mémoire ;je revoyais l’antique château que j’avais habité avec mon père, lesbois qui l’entouraient, la rivière qui baignait le pied de sesmurailles, les montagnes qui bordaient son horizon ; toutesces choses me paraissaient tellement présentes, pleines d’une tellevie, qu’elles me causaient un frémissement que j’avais peine àsupporter ; et mon imagination plaçait a côté d’elles unecréature innocente et jeune qui les embellissait, qui les animaitpar l’espérance. J’errais plongé dans cette rêverie, toujours sansplan fixe, ne me disant point qu’il fallait rompre avec Ellénore,n’ayant de la réalité qu’une idée sourde et confuse, et dans l’étatd’un homme accablé de peine, que le sommeil a consolé par un songe,et qui pressent que ce songe va finir. Je découvris tout à coup lechâteau d’Ellénore, dont insensiblement je m’étais rapproché ;je m’arrêtai ; je pris une autre route : j’étais heureuxde retarder le moment où j’allais entendre de nouveau savoix. »

Le jour s’affaiblissait : le ciel étaitserein ; la campagne devenait déserte ; les travaux deshommes avaient cessé, ils abandonnaient la nature à elle-même. Mespensées prirent graduellement une teinte plus grave et plusimposante. Les ombres de la nuit qui s’épaississaient à chaqueinstant, le vaste silence qui m’environnait et qui n’étaitinterrompu que par des bruits rares et lointains, firent succéder àmon agitation un sentiment plus calme et plus solennel. Jepromenais mes regards sur l’horizon grisâtre dont je n’apercevaisplus les limites, et qui par là même me donnait, en quelque sorte,la sensation de l’immensité. Je n’avais rien éprouvé de pareildepuis longtemps : sans cesse absorbé dans des réflexionstoujours personnelles, la vue toujours fixée sur ma situation,j’étais devenu étranger à toute idée générale ; je nem’occupais que d’Ellénore et de moi ; d’Ellénore qui nem’inspirait qu’une pitié mêlée de fatigue, de moi, pour qui jen’avais plus aucune estime. Je m’étais rapetissé, pour ainsi dire,dans un nouveau genre d’égoïsme, dans un égoïsme sans courage,mécontent et humilié ; je me sus bon gré de renaître à despensées d’un autre ordre, et de me retrouver la faculté dem’oublier moi-même, pour me livrer à des méditationsdésintéressées : mon âme semblait se relever d’une dégradationlongue et honteuse.

La nuit presque entière s’écoula ainsi. Jemarchais au hasard ; je parcourus des champs, des bois, deshameaux où tout était immobile. De temps en temps, j’apercevaisdans quelque habitation éloignée une pâle lumière qui perçaitl’obscurité. « Là, me disais-je, là, peut-être, quelqueinfortuné s’agite sous la douleur, ou lutte contre la mort ;mystère inexplicable dont une expérience journalière paraît n’avoirpas encore convaincu les hommes ; terme assuré qui ne nousconsole ni ne nous apaise, objet d’une insouciance habituelle etd’un effroi passager ! Et moi aussi, poursuivais-je, je melivre à cette inconséquence insensée ! Je me révolte contre lavie, comme si la vie devait ne pas finir ! Je répands dumalheur autour de moi, pour reconquérir quelques années misérablesque le temps viendra bientôt m’arracher ! Ah ! renonçonsà ces efforts inutiles ; jouissons de voir ce temps s’écouler,mes jours se précipiter les uns sur les autres ; demeuronsimmobile, spectateur indifférent d’une existence à demipassée ; qu’on s’en empare, qu’on la déchire, on n’enprolongera pas la durée ! vaut-il la peine de ladisputer ? »

L’idée de la mort a toujours eu sur moibeaucoup d’empire. Dans mes affections les plus vives ; elle atoujours suffi pour me calmer aussitôt ; elle produisit surmon âme son effet accoutumé ; ma disposition pour Ellénoredevint moins amère. Toute mon irritation disparut ; il ne merestait de l’impression de cette nuit de délire qu’un sentimentdoux et presque tranquille : peut-être la lassitude physiqueque j’éprouvais contribuait-elle à cette tranquillité.

Le jour allait renaître ; je distinguaisdéjà les objets. Je reconnus que j’étais assez loin de la demeured’Ellénore. Je me peignis son inquiétude, et je me pressais pourarriver près d’elle, autant que la fatigue pouvait me le permettre,lorsque je rencontrai un homme à cheval, qu’elle avait envoyé pourme chercher. Il me raconta qu’elle était depuis douze heures dansles craintes les plus vives ; qu’après être allée à Varsovie,et avoir parcouru les environs, elle était revenue chez elle dansun état inexprimable d’angoisse, et que de toutes parts leshabitants du village étaient répandus dans la campagne pour medécouvrir. Ce récit me remplit d’abord d’une impatience assezpénible. Je m’irritais de me voir soumis par Ellénore à unesurveillance importune. En vain me répétais-je que son amour seulen était la cause ; cet amour n’était-il pas aussi la cause detout mon malheur ? Cependant je parvins à vaincre ce sentimentque je me reprochais. Je la savais alarmée et souffrante. Je montaià cheval. Je franchis avec rapidité la distance qui nous séparait.Elle me reçut avec des transports de joie. Je fus ému de sonémotion. Notre conversation fut courte, parce que bientôt ellesongea que je devais avoir besoin de repos ; et je la quittai,cette fois du moins, sans avoir rien dit qui pût affliger soncœur.

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