Adolphe

Chapitre 2

 

Distrait, inattentif, ennuyé, je nem’apercevais point de l’impression que je produisais, et jepartageais mon temps entre des études que j’interrompais souvent,des projets que je n’exécutais pas, des plaisirs qui nem’intéressaient guère, lorsqu’une circonstance très frivole enapparence produisit dans ma disposition une révolutionimportante.

Un jeune homme avec lequel j’étais assez liécherchait depuis quelques mois à plaire à l’une des femmes lesmoins insipides de la société dans laquelle nous vivions :j’étais le confident très désintéressé de son entreprise. Après delongs efforts il parvint à se faire aimer ; et, comme il nem’avait point caché ses revers et ses peines, il se crut obligé deme communiquer ses succès : rien n’égalait ses transports etl’excès de sa joie. Le spectacle d’un tel bonheur me fit regretterde n’en avoir pas essayé encore ; je n’avais point eujusqu’alors de liaison de femme qui pût flatter monamour-propre ; un nouvel avenir parut se dévoiler à mesyeux ; un nouveau besoin se fit sentir au fond de mon cœur. Ily avait dans ce besoin beaucoup de vanité sans doute, mais il n’yavait pas uniquement de la vanité ; il y en avait peut-êtremoins que je ne le croyais moi-même. Les sentiments de l’homme sontconfus et mélangés ; ils se composent d’une multituded’impressions variées qui échappent à l’observation ; et laparole, toujours trop grossière et trop générale, peut bien servirà les désigner, mais ne sert jamais à les définir.

J’avais, dans la maison de mon père, adoptésur les femmes un système assez immoral. Mon père, bien qu’ilobservât strictement les convenances extérieures, se permettaitassez fréquemment des propos légers sur les liaisons d’amour :il les regardait comme des amusements, sinon permis, du moinsexcusables, et considérait le mariage seul sous un rapport sérieux.Il avait pour principe qu’un jeune homme doit éviter avec soin defaire ce qu’on nomme une folie, c’est-à-dire de contracter unengagement durable avec une personne qui ne fût pas parfaitementson égale pour la fortune, la naissance et les avantagesextérieurs ; mais du reste, toutes les femmes, aussi longtempsqu’il ne s’agissait pas de les épouser, lui paraissaient pouvoir,sans inconvénient, être prises, puis être quittées ; et jel’avais vu sourire avec une sorte d’approbation à cette parodied’un mot connu : « Cela leur fait si peu de mal, et ànous tant de plaisir ! »

L’on ne sait pas assez combien, dans lapremière jeunesse, les mots de cette espèce font une impressionprofonde, et combien à un âge où toutes les opinions sont encoredouteuses et vacillantes, les enfants s’étonnent de voircontredire, par des plaisanteries que tout le monde applaudit, lesrègles directes qu’on leur a données. Ces règles ne sont plus àleurs yeux que des formules banales que leurs parents sont convenusde leur répéter pour l’acquit de leur conscience, et lesplaisanteries leur semblent renfermer le véritable secret de lavie.

Tourmenté d’une émotion vague, je veux êtreaimé, me disais-je, et je regardais autour de moi ; je nevoyais personne qui m’inspirât de l’amour, personne qui me parûtsusceptible d’en prendre ; j’interrogeais mon cœur et mesgoûts : je ne me sentais aucun mouvement de préférence. Jem’agitais ainsi intérieurement, lorsque je fis connaissance avec lecomte de P**, homme de quarante ans, dont la famille était alliée àla mienne. Il me proposa de venir le voir. Malheureusevisite ! Il avait chez lui sa maîtresse, une Polonaise,célèbre par sa beauté, quoiqu’elle ne fût plus de la premièrejeunesse. Cette femme, malgré sa situation désavantageuse, avaitmontré dans plusieurs occasions un caractère distingué. Sa famille,assez illustre en Pologne, avait été ruinée dans les troubles decette contrée. Son père avait été proscrit ; sa mère étaitallée chercher un asile en France, et y avait mené sa fille,qu’elle avait laissée, à sa mort, dans un isolement complet. Lecomte de P** en était devenu amoureux. J’ai toujours ignoré comments’était formée une liaison qui, lorsque j’ai vu pour la premièrefois Ellénore, était, dès longtemps, établie et pour ainsi direconsacrée. La fatalité de sa situation ou l’inexpérience de son âgel’avaient-elles jetée dans une carrière qui répugnait également àson éducation, à ses habitudes et à la fierté qui faisait unepartie très remarquable de son caractère ? Ce que je sais, ceque tout le monde a su, c’est que la fortune du comte de P** ayantété presque entièrement détruite et sa liberté menacée, Ellénorelui avait donné de telles preuves de dévouement, avait rejeté avecun tel mépris les offres les plus brillantes, avait partagé sespérils et sa pauvreté avec tant de zèle et même de joie, que lasévérité la plus scrupuleuse ne pouvait s’empêcher de rendrejustice à la pureté de ses motifs et au désintéressement de saconduite. C’était à son activité, à son courage, à sa raison, auxsacrifices de tout genre qu’elle avait supportés sans se plaindre,que son amant devait d’avoir recouvré une partie de ses biens. Ilsétaient venus s’établir à D** pour y suivre un procès qui pouvaitrendre entièrement au comte de P** son ancienne opulence, etcomptaient y rester environ deux ans.

Ellénore n’avait qu’un esprit ordinaire ;mais ses idées étaient justes, et ses expressions, toujourssimples, étaient quelquefois frappantes par la noblesse etl’élévation de ses sentiments. Elle avait beaucoup depréjugés ; mais tous ses préjugés étaient en sens inverse deson intérêt. Elle attachait le plus grand prix à la régularité dela conduite, précisément parce que la sienne n’était pas régulièresuivant les notions reçues. Elle était très religieuse, parce quela religion condamnait rigoureusement son genre de vie. Ellerepoussait sévèrement dans la conversation tout ce qui n’auraitparu à d’autres femmes que des plaisanteries innocentes, parcequ’elle craignait toujours qu’on ne se crût autorisé par son état àlui en adresser de déplacées. Elle aurait désiré ne recevoir chezelle que des hommes du rang le plus élevé et de mœursirréprochables, parce que les femmes à qui elle frémissait d’êtrecomparée se forment d’ordinaire une société mélangée, et, serésignant à la perte de la considération, ne cherchent dans leursrelations que l’amusement. Ellénore, en un mot, était en lutteconstante avec sa destinée. Elle protestait, pour ainsi dire, parchacune de ses actions et de ses paroles, contre la classe danslaquelle elle se trouvait rangée ; et comme elle sentait quela réalité était plus forte qu’elle, et que ses efforts nechangeaient rien à sa situation, elle était fort malheureuse. Elleélevait deux enfants qu’elle avait eus du comte de P** avec uneaustérité excessive. On eût dit quelquefois qu’une révolte secrètese mêlait à l’attachement plutôt passionné que tendre qu’elle leurmontrait, et les lui rendait en quelque sorte importuns. Lorsqu’onlui faisait à bonne intention quelque remarque sur ce que sesenfants grandissaient, sur les talents qu’ils promettaient d’avoir,sur la carrière qu’ils auraient à suivre, on la voyait pâlir del’idée qu’il faudrait qu’un jour elle leur avouât leur naissance.Mais le moindre danger, une heure d’absence, la ramenait à eux avecune anxiété où l’on démêlait une espèce de remords, et le désir deleur donner par ses caresses le bonheur qu’elle n’y trouvait paselle-même. Cette opposition entre ses sentiments et la placequ’elle occupait dans le monde avait rendu son humeur fort inégale.Souvent elle était rêveuse et taciturne ; quelquefois elleparlait avec impétuosité. Comme elle était tourmentée d’une idéeparticulière, au milieu de la conversation la plus générale, ellene restait jamais parfaitement calme. Mais, par cela même, il yavait dans sa manière quelque chose de fougueux et d’inattendu quila rendait plus piquante qu’elle n’aurait dû l’être naturellement.La bizarrerie de sa position suppléait en elle à la nouveauté desidées. On l’examinait avec intérêt et curiosité comme un belorage.

Offerte à mes regards dans un moment où moncœur avait besoin d’amour, ma vanité de succès, Ellénore me parutune conquête digne de moi. Elle-même trouva du plaisir dans lasociété d’un homme différent de ceux qu’elle avait vus jusqu’alors.Son cercle s’était composé de quelques amis ou parents de son amantet de leurs femmes, que l’ascendant du comte de P** avait forcées àrecevoir sa maîtresse. Les maris étaient dépourvus de sentimentsaussi bien que d’idées ; les femmes ne différaient de leursmaris que par une médiocrité plus inquiète et plus agitée, parcequ’elles n’avaient pas, comme eux, cette tranquillité d’esprit quirésulte de l’occupation et de la régularité des affaires. Uneplaisanterie plus légère, une conversation plus variée, un mélangeparticulier de mélancolie et de gaieté, de découragement etd’intérêt, d’enthousiasme et d’ironie étonnèrent et attachèrentEllénore. Elle parlait plusieurs langues, imparfaitement à lavérité, mais toujours avec vivacité, quelquefois avec grâce. Sesidées semblaient se faire jour à travers les obstacles, et sortirde cette lutte plus agréables, plus naïves et plus neuves ;car les idiomes étrangers rajeunissent les pensées, et lesdébarrassent de ces tournures qui les font paraître tour à tourcommunes et affectées. Nous lisions ensemble des poètesanglais ; nous nous promenions ensemble. J’allais souvent lavoir le matin ; j’y retournais le soir ; je causais avecelle sur mille sujets.

Je pensais faire, en observateur froid etimpartial, le tour de son caractère et de son esprit ; maischaque mot qu’elle disait me semblait revêtu d’une grâceinexplicable. Le dessein de lui plaire, mettant dans ma vie unnouvel intérêt, animait mon existence d’une manière inusitée.J’attribuais à son charme cet effet presque magique : j’enaurais joui plus complètement encore sans l’engagement que j’avaispris envers mon amour-propre. Cet amour-propre était en tiers entreEllénore et moi. Je me croyais comme obligé de marcher au plus vitevers le but que je m’étais proposé : je ne me livrais donc passans réserve à mes impressions. Il me tardait d’avoir parlé, car ilme semblait que je n’avais qu’à parler pour réussir. Je ne croyaispoint aimer Ellénore ; mais déjà je n’aurais pu me résigner àne pas lui plaire. Elle m’occupait sans cesse : je formaismille projets ; j’inventais mille moyens de conquête, aveccette fatuité sans expérience qui se croit sûre du succès parcequ’elle n’a rien essayé.

Cependant une invincible timiditém’arrêtait : tous mes discours expiraient sur mes lèvres, ouse terminaient tout autrement que je ne l’avais projeté. Je medébattais intérieurement : j’étais indigné contremoi-même.

Je cherchai enfin un raisonnement qui pût metirer de cette lutte avec honneur à mes propres yeux. Je me disqu’il ne fallait rien précipiter, qu’Ellénore était trop peupréparée à l’aveu que je méditais, et qu’il valait mieux attendreencore. Presque toujours, pour vivre en repos avec nous-mêmes, noustravestissons en calculs et en systèmes nos impuissances ou nosfaiblesses : cela satisfait cette portion de nous qui est pourainsi dire, spectatrice de l’autre.

Cette situation se prolongea. Chaque jour, jefixais le lendemain comme l’époque invariable d’une déclarationpositive, et chaque lendemain s’écoulait comme la veille. Matimidité me quittait dès que je m’éloignais d’Ellénore ; jereprenais alors mes plans habiles et mes profondescombinaisons : mais à peine me retrouvais-je auprès d’elle,que je me sentais de nouveau tremblant et troublé. Quiconque auraitlu dans mon cœur, en son absence, m’aurait pris pour un séducteurfroid et peu sensible ; quiconque m’eût aperçu à ses côtés eûtcru reconnaître en moi un amant novice, interdit et passionné. L’onse serait également trompé dans ces deux jugements : il n’y àpoint d’unité complète dans l’homme, et presque jamais personnen’est tout à fait sincère ni tout à fait de mauvaise foi.

Convaincu par ces expériences réitérées que jen’aurais jamais le courage de parler à Ellénore, je me déterminai àlui écrire. Le comte de P** était absent. Les combats que j’avaislivrés longtemps à mon propre caractère, l’impatience quej’éprouvais de n’avoir pu le surmonter, mon incertitude sur lesuccès de ma tentative, jetèrent dans ma lettre une agitation quiressemblait fort à l’amour. Échauffé d’ailleurs que j’étais par monpropre style, je ressentais, en finissant d’écrire, un peu de lapassion que j’avais cherché à exprimer avec toute la forcepossible.

Ellénore vit dans ma lettre ce qu’il étaitnaturel d’y voir, le transport passager d’un homme qui avait dixans de moins qu’elle, dont le cœur s’ouvrait à des sentiments quilui étaient encore inconnus, et qui méritait plus de pitié que decolère. Elle me répondit avec bonté, me donna des conseilsaffectueux, m’offrit une amitié sincère, mais me déclara que,jusqu’au retour du comte de P**, elle ne pourrait me recevoir.

Cette réponse me bouleversa. Mon imagination,s’irritant de l’obstacle, s’empara de toute mon existence. L’amour,qu’une heure auparavant je m’applaudissais de feindre, je crus toutà coup l’éprouver avec fureur. Je courus chez Ellénore ; on medit qu’elle était sortie. Je lui écrivis ; je la suppliai dem’accorder une dernière entrevue ; je lui peignis en termesdéchirants mon désespoir, les projets funestes que m’inspirait sacruelle détermination. Pendant une grande partie du jour,j’attendis vainement une réponse. Je ne calmai mon inexprimablesouffrance qu’en me répétant que le lendemain je braverais toutesles difficultés pour pénétrer jusqu’à Ellénore et pour lui parler.On m’apporta le soir quelques mots d’elle : ils étaient doux.Je crus y remarquer une impression de regret et de tristesse ;mais elle persistait dans sa résolution, qu’elle m’annonçait commeinébranlable. Je me présentai de nouveau chez elle le lendemain.Elle était partie pour une campagne dont ses gens ignoraient lenom. Ils n’avaient même aucun moyen de lui faire parvenir deslettres.

Je restai longtemps immobile à sa porte,n’imaginant plus aucune chance de la retrouver. J’étais étonnémoi-même de ce que je souffrais. Ma mémoire me retraçait lesinstants où je m’étais dit que je n’aspirais qu’à un succès ;que ce n’était qu’une tentative à laquelle je renoncerais sanspeine. Je ne concevais rien à la douleur violente, indomptable, quidéchirait mon cœur. Plusieurs jours se passèrent de la sorte.J’étais également incapable de distraction et d’étude. J’erraissans cesse devant la porte d’Ellénore. Je me promenais dans laville, comme si, au détour de chaque rue, j’avais pu espérer de larencontrer. Un matin, dans une de ces courses sans but quiservaient à remplacer mon agitation par de la fatigue, j’aperçus lavoiture du comte de P**, qui revenait de son voyage. Il me reconnutet mit pied à terre. Après quelques phrases banales, je lui parlai,en déguisant mon trouble, du départ subit d’Ellénore. « Oui,me dit-il, une de ses amies, à quelques lieues d’ici, à éprouvé jene sais quel événement fâcheux qui a fait croire à Ellénore que sesconsolations lui seraient utiles. Elle est partie sans meconsulter. C’est une personne que tous ses sentiments dominent, etdont l’âme, toujours active, trouve presque du repos dans ledévouement. Mais sa présence ici m’est trop nécessaire ; jevais lui écrire : elle reviendra sûrement dans quelquesjours.

Cette assurance me calma ; je sentis madouleur s’apaiser. Pour la première fois depuis le départd’Ellénore je pus respirer sans peine. Son retour fut moins promptque ne l’espérait le comte de P**. Mais j’avais repris ma viehabituelle et l’angoisse que j’avais éprouvée commençait à sedissiper, lorsqu’au bout d’un mois M. de P** me fitavertir qu’Ellénore devait arriver le soir. Comme il mettait ungrand prix à lui maintenir dans la société la place que soncaractère méritait, et dont sa situation semblait l’exclure, ilavait invité à souper plusieurs femmes de ses parentes et de sesamies qui avaient consenti à voir Ellénore.

Mes souvenirs reparurent, d’abord confus,bientôt plus vifs. Mon amour-propre s’y mêlait. J’étais embarrassé,humilié, de rencontrer une femme qui m’avait traité comme unenfant. Il me semblait la voir, souriant à mon approche de cequ’une courte absence avait calmé l’effervescence d’une jeunetête ; et je démêlais dans ce sourire une sorte de mépris pourmoi. Par degrés mes sentiments se réveillèrent. Je m’étais levé, cejour-là même, ne songeant plus à Ellénore ; une heure aprèsavoir reçu la nouvelle de son arrivée, son image errait devant mesyeux, régnait sur mon cœur, et j’avais la fièvre de la crainte dene pas la voir.

Je restai chez moi toute la journée ; jem’y tins, pour ainsi dire, caché : je tremblais que le moindremouvement ne prévînt notre rencontre. Rien pourtant n’était plussimple, plus certain, mais je la désirais avec tant d’ardeur,qu’elle me paraissait impossible. L’impatience me dévorait : àtous les instants je consultais ma montre. J’étais obligé d’ouvrirla fenêtre pour respirer ; mon sang me brûlait en circulantdans mes veines.

Enfin j’entendis sonner l’heure à laquelle jedevais me rendre chez le comte. Mon impatience se changea tout àcoup en timidité ; je m’habillai lentement ; je ne mesentais plus pressé d’arriver : j’avais un tel effroi que monattente ne fût déçue, un sentiment si vif de la douleur que jecourais risque d’éprouver, que j’aurais consenti volontiers à toutajourner.

Il était assez tard lorsque j’entrai chezM. de P**. J’aperçus Ellénore assise au fond de lachambre ; je n’osais avancer ; il me semblait que tout lemonde avait les yeux fixés sur moi. J’allai me cacher dans un coindu salon, derrière un groupe d’hommes qui causaient. De là jecontemplais Ellénore : elle me parut légèrement changée, elleétait plus pâle que de coutume. Le comte me découvrit dans l’espècede retraite où je m’étais réfugié ; il vint à moi, me prit parla main et me conduisit vers Ellénore. « Je vous présente, luidit-il en riant, l’un des hommes que votre départ inattendu a leplus étonnés ». Ellénore parlait à une femme placée à côted’elle. Lorsqu’elle me vit, ses paroles s’arrêtèrent sur seslèvres ; elle demeura tout interdite : je l’étaisbeaucoup moi-même.

On pouvait nous entendre, j’adressai àEllénore des questions indifférentes. Nous reprîmes tous deux uneapparence de calme. On annonça qu’on avait servi ; j’offris àEllénore mon bras, qu’elle ne put refuser. « Si vous ne mepromettez pas, lui dis-je en la conduisant, de me recevoir demainchez vous à onze heures, je pars à l’instant, j’abandonne mon pays,ma famille et mon père, je romps tous mes liens, j’abjure tous mesdevoirs, et je vais, n’importe où, finir au plus tôt une vie quevous vous plaisez à empoisonner. – Adolphe ! » merépondit-elle ; et elle hésitait. Je fis un mouvement pourm’éloigner. Je ne sais ce que mes traits exprimèrent, mais jen’avais jamais éprouvé de contraction si violente.

Ellénore me regarda. Une terreur mêléed’affection se peignit sur sa figure. « Je vous recevraidemain, me dit-elle, mais je vous conjure… ». Beaucoup depersonnes nous suivaient, elle ne put achever sa phrase. Je pressaisa main de mon bras ; nous nous mîmes à table.

J’aurais voulu m’asseoir à côté d’Ellénore,mais le maître de la maison l’avait autrement décidé : je fusplacé à peu près vis-à-vis d’elle. Au commencement du souper, elleétait rêveuse. Quand on lui adressait la parole, elle répondaitavec douceur ; mais elle retombait bientôt dans ladistraction. Une de ses amies, frappée de son silence et de sonabattement, lui demanda si elle était malade. « Je n’ai pasété bien dans ces derniers temps, répondit-elle, et même à présentje suis fort ébranlée ». J’aspirais à produire dans l’espritd’Ellénore une impression agréable ; je voulais, en memontrant aimable et spirituel, la disposer en ma faveur, et lapréparer à l’entrevue qu’elle m’avait accordée. J’essayai donc demille manières de fixer son attention. Je ramenai la conversationsur des sujets que je savais l’intéresser ; nos voisins s’ymêlèrent : j’étais inspiré par sa présence ; je parvins àme faire écouter d’elle, je la vis bientôt sourire : j’enressentis une telle joie, mes regards exprimèrent tant dereconnaissance, qu’elle ne put s’empêcher d’en être touchée. Satristesse et sa distraction se dissipèrent : elle ne résistaplus au charme secret que répandait dans son âme la vue du bonheurque je lui devais ; et quand nous sortîmes de table, nos cœursétaient d’intelligence comme si nous n’avions jamais été séparés.« Vous voyez, lui dis-je, en lui donnant la main pour rentrerdans le salon, que vous disposez de toute mon existence ; quevous ai-je fait pour que vous trouviez du plaisir à latourmenter ? »

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer